Augustin, lettres - LETTRE CCXXI. (Année 427)

LETTRE CCXXII. (Année 427)

L'évêque d'Hippone parle de la difficulté du travail qui lui est demandé et rappelle ce qui a été fait par saint Epiphane et par Philastre.

AUGUSTIN, ÉVÉQUE, A SON BIEN-AIMÉ FILS ET COLLÈGUE DANS LE DIACONAT QUODVULTDEUS.

1. Au reçu de la lettre où votre charité exprimait le très-vif désir que j'écrivisse quelque chose de court sur toutes les hérésies qui ont pullulé contre la doctrine de Notre-Seigneur depuis son avènement, j'ai profité de l'occasion de mon fils Philocalus, un des hommes les plus considérables d'Hippone, pour vous dire combien cela serait difficile; je profiterai aujourd'hui d'une occasion nouvelle pour vous montrer où serait la difficulté d'une couvre de ce genre.

2. Philastre, évêque de Bresse (3), que j'ai vu moi-même avec saint Ambroise à Milan, a écrit un livre là-dessus; il a mentionné les hérésies mêmes qui se sont montrées au milieu du peuple juif avant l'avènement du Seigneur, et il en a compté vingt-huit; quant aux hérésies depuis l'établissement du christianisme, il en compte cent vingt-huit. Epiphane, évêque de Chypre (4), saintement célèbre dans la doctrine de la foi catholique, a écrit en grec sur ce sujet; mais en ramassant les hérésies des temps qui ont précédé et suivi Notre-Seigneur, il n'en a trouvé que quatre-vingts. Tous les deux ont voulu faire ce que vous me demandez, et vous voyez comme ils diffèrent sur le nombre des sectes: cela ne serait pas arrivé, si ce qui a paru hérésie à l'un avait paru hérésie à l'autre. Il n'est pas à croire qu' Epiphane ait ignoré des

3. Brixiensis, ville d'Italie. - 4. Saint Epiphane occupa le siège de Salamine, en Chypre. Il était né en Palestine. Son livre, mentionné avec éloge par saint Augustin, est intitulé: Panarium ou le Livre des antidotes contre tontes les hérésies.

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hérésies que Philastre ait connues, car nous trouvons Epiphane beaucoup plus savant que Philastre; et si celui-ci avait mentionné moins d'erreurs que celui-là, nous devrions dire que c'est le savoir qui lui a manqué. Mais il n'est pas douteux qu'en pareille matière les deux auteurs n'avaient pas le même sentiment sur ce qui était ou n'était pas hérétique; et en effet, il est difficile de le déterminer pleinement; en dressant la nomenclature des hérésies, nous devons prendre garde d'en omettre qui le soient véritablement, et d'en compter quine le soient pas. Voyez donc si peut-être je ne devrais pas vous envoyer le livre de saint Epiphane; je crois qu'il a parlé là-dessus avec plus de lumières fille Philastre (1); vous trouveriez aisément à le faire traduire en latin à Carthage, et c'est vous alors qui nous donneriez ce que vous nous demandez.

3. Je vous recommande beaucoup le porteur de cette lettre. C'est un sous-diacre de notre diocèse; il est d'une terre d'Oronce, homme très-honorable et qui nous est bien cher. Je lui écris pour ce sous-diacre et pour celui qui l'a adopté; que votre bonté chrétienne lise ma lettre à Oronce, et veuillez l'appuyer de votre intercession auprès de lui. Je vous envoie avec ce sous-diacre un homme de notre Eglise, pour éviter qu'il ait trop de peine pour arriver jusqu'à vous: car j'en suis très-occupé; et j'espère que le Seigneur, par l'entremise de votre charité, me délivrera de mes inquiétudes à cet égard. Je vous prie aussi de vouloir bien me dire quels sont, pour la foi catholique, les sentiments de ce Théodose par lequel des manichéens ont été découverts; quels sont aussi les sentiments de ces manichéens qui ont été découverts par lui et que nous croyons ramenés à la vérité. Si par hasard vous savez quelque chose du voyage de nos saints évêques, faites-le moi savoir (2). Vivez pour Dieu.

1. Si saint Augustin, comme on l'a quelquefois répété, n'avait pas su le grec, il n'aurait pas pu lire et juger ainsi l'ouvrage de saint Epiphane qui, â cette époque, n'avait pas encore été traduit en latin. Le P. Pétau a donné, en 1662, en grec et en latin, les Oeuvres de saint Epiphane, 2 volumes in-folio, et Migne les a réimprimées dans sa Patrologie. - 2. Nous avons dit dans l'Histoire de saint Augustin (chap. LIII), que par l'inspiration du grand docteur, une ambassade d'évêques, à la tête desquels figurait Alype, prit le chemin de l'Italie; cette ambassade avait mission de découvrir la vérité au milieu des trames ourdies par Aétius, et d'opérer un rapprochement entre l'impératrice Placidie et le comte Boniface.




LETTRE CCXXIII. (Année 428)

Quodvultdeus s'afflige de ne pouvoir obtenir ce qu'il souhaite et fait de grandes instances auprès de saint Augustin. Il se compare à l'importun dont parle l'Evangile et veut frapper à la porte jusqu'à ce qu'on lui ouvre.

QUODVULTDEUS, DIACRE, A SON VÉNÉRABLE ET BIENHEUREUX SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN.

1. Je n'ai reçu qu'une lettre de votre révérence, celle que vous avez bien voulu m'envoyer par un ecclésiastique; quant à l'autre que votre béatitude assure avoir remise à l'honorable Philocalus, elle ne m'est encore point parvenue. J'ai toujours eu la conscience de mes propres péchés; mais je vois aujourd'hui avec évidence que ma personne est pour toute l'Eglise un empêchement à la faveur que j'ai instamment demandée. J'en ai cependant l'entière confiance; Celui qui, par la grâce de son Fils unique, a daigné effacer les iniquités du. genre humain, ne permettra pas que les miennes soient une cause de malheur pour tout le monde; mais plutôt il fera surabonder la grâce où a abondé le péché (1), ô vénérable seigneur et bienheureux Père! Je n'ignorais pas et je vous avais dit à l'avance les difficultés de l'ouvrage que je vous suppliais de faire pour notre instruction; mais je savais quelle est l'abondance de cette source divine que le Seigneur a mise en vous.

2. Quoique Philastre et Epiphane, deux vénérables évêques, aient fait quelque chose de semblable à ce que je demande (et je l'ignorais comme tant d'autres choses, ou plutôt comme toute chose); je ne pense pas pourtant qu'ils aient eu le soin et la précaution de faire suivre chaque erreur des vérités contraires et d'y joindre les pratiques; et, puis, ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages n'ont peut-être la brièveté que je désire. C'est inutilement qu'on renverra à l'éloquence des Grecs celui qui ne saura pas même ce qu'on aura écrit en latin; et, quant à moi, ce n'est pas un conseil que j'ai demandé, mais un secours. Que puis-je apprendre à votre révérence, non-seulement sur la difficulté, mais encore sur l'obscurité des interprètes, lorsque vous le savez bien mieux et parfaitement? Au reste, depuis les ouvrages de Phi]astre et d'Epiphane, il y a eu de nouvelles hérésies dont ces deux évêques ne parlent pas.

3. J'ai donc particulièrement recours à votre piété; je fais appel de ma voix seule, mais au nom du désir de tous, à ce coeur toujours prêt à la bonté. Ne parlons plus de ces festins étrangers que vous nous offrez dans votre lettre; ne refusez pas à nos besoins et à nos instances de nuit le pain de l'Afrique que notre province a coutume de placer avant tout, et qui a le goût et le prix de la manne du ciel. Je ne cesserai de frapper jusqu'à ce que vous m'accordiez ce pain si désiré; je n'ai aucun droit à ce que je vous demande, mais je l'obtiendrai par une importunité que rien ne lassera.

1. Rm 5,21.

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LETTRE CCXXIV. (Année 428)

Saint Augustin promet au diacre de Carthage de faire ce qu'il désire, dès que sa réponse aux livres de Julien lui laissera quelque loisir; il donne de curieux détails sur la Revue de ses ouvrages qui a occupé les derniers temps de sa vie.

AUGUSTIN, ÉVÉQUE, A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR QUODVULTDEUS, SON FRÈRE ET SON COLLÈGUE DANS LE DIACONAT.

1. Une occasion de vous écrire s'offre à moï, par un prêtre de Fussale que je recommande à votre charité. J'ai reçu la lettre où vous me demandez d'écrire sur les hérésies qui ont pu s'élever depuis qu'on a commencé à prêcher dans le monde l'incarnation du Seigneur. J'ai même songé d'abord à entreprendre l'ouvrage et à vous en envoyer quelque chose: vous auriez vu que cet ouvrage est d'autant plus difficile que vous le voulez plus court. Mais j'en si été empêché par des affaires qui sont survenues et auxquelles il m'était impossible d'échapper; j'ai même été obligé d'interrompre ce que j'avais dans les mains.

2. C'est ma réponse aux huit livres que Julien a publiés, après les quatre auxquels j'avais déjà répondu. C'est à Rome que mon frère Alype a trouvé ces livres: il ne les avait pas encore fait tous copier, lorsqu'une occasion s'est présentée de m'en envoyer cinq; il n'a pas voulu la manquer; il me promettait l'envoi prochain des trois autres, et me demandait vivement de ne pas tarder à y répondre. Pressé par ses instances, j'ai ôté une partie de mon temps à ce que je faisais; voulant mener de front la réponse à Julien et mon oeuvre commencée, je donne à l'un mes jours, à l'autre mes nuits, autant que me le permettent d'autres occupations qui se renouvellent sans cesse. Je faisais une chose très-nécessaire, car c'était la revue de mes ouvrages; j'y cherchais ce qui pourrait me choquer ou choquer les autres; tantôt je me condamnais, tantôt je me défendais en expliquant comment on doit entendre tel ou tel passage. J'avais déjà fait deux volumes, j'avais revu tous mes livres dont j'ignorais le nombre: j'ai su, par là, que ce nombre est de deux cent trente-deux. Il me restait à revoir les lettres, ensuite les discours au peuple, que les Grecs appellent des homélies. J'avais relu beaucoup de mes lettres, mais sans avoir rien encore dicté à cet égard, quand les livres de Julien ont commencé à m'occuper. Je suis en train de répondre au quatrième; lorsque la réfutation de celui-ci et du cinquième sera terminée, si les trois autres n'arrivent pas, je commencerai, avec la volonté de Dieu, ce que vous demandez; je m'en occuperai en même temps que de la revue de mes ouvrages (1), donnant à ces travaux mes heures du jour et de la nuit.

3. Je dis tout cela à votre sainteté, afin que, plus vos instances sont vives, plus vous demandiez ardemment au Seigneur qu'il vienne à mon aide pour la satisfaction de vos louables désirs et l'utilité de ceux à qui vous croyez qu'une couvre semblable puisse profiter, bien-aimé seigneur et frère (2).

Je vous recommande encore une fois le porteur de ma lettre, et l'affaire pour laquelle il se met en route. Si vous connaissez celui avec qui il doit s'entendre je vous prie de ne pas lui refuser votre appui; car nous ne pouvons pas abandonner dans leurs besoins, ces hommes qui sont pour nous, non. pas des fermiers, mais des frères, et dont nous devons prendre soin dans la charité du Christ. Vivez pour Dieu.

1. Le catalogue de Possidius, qui comprend les livres, les lettres et les sermons de saint Augustin, nous donne un total de mille trente écrits - 2. Saint Augustin, dans son livre des Hérésies, ne nous a donné que l'exécution de la première partie de son plan; la mort l'empêcha d'achever cet ouvrage.




LETTRE CCXXV. (Année 429)

Saint Prosper (d'Aquitaine), l'auteur du Poème contre les ingrats, écrivain de talent et d'une foi profonde, a glorieusement mêlé son nom au luttes contre le semi-pélagianiste. Le parti des semi-pélagiens, dans les Gaules, avait pour chef le célèbre Jean Cassien, fondateur de l'abbaye de Saint-Victor, à Marseille; Prosper était retiré dans cette ville pendant que de pieux prêtres et même d'illustres évêques du midi des Gaules refusaient d'accepter toute la doctrine de saint Augustin, sur la grâce. Il écrivit à l'évêque d'Hippone la lettre suivante pour le mettre au courant de tout ce qui se passait autour de lui et pour le supplier de venir en aide à la vérité méconnue. On lira tout a l'heure une lettre écrite dans le même sens par Hilaire qui était laïque comme Prosper. Les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance furent la réponse de saint Augustin aux deux laïques des Gaules.

PROSPER A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR LE PAPE AUGUSTIN, SON ADMIRABLE, ÉMINENT, ET INCOMPARABLE MAÎTRE.

1. Je vous suis inconnu de visage, mais je ne vous suis pas inconnu de coeur et de parole, si (56) vous voulez bien vous en souvenir; car je vous ai écrit et j'ai reçu de vos lettres par mon saint frère Léontius, diacre. J'ose aujourd'hui écrire encore à votre Béatitude, non pas seulement, comme alors, par un sentiment de respect, mais j'y suis poussé par mon attachement à la fui, qui est la vie de l'Eglise. Je connais votre zèle vigilant pour tous les membres du corps du Christ, vos vigoureux combats contre les piéges des doctrines hérétiques et je n'ai pas craint de vous paraître incommode ni importun, puisqu'il s'agit du salut de plusieurs, ce qui dès lors regarde votre piété bien au contraire, je me croirais coupable si, en présence d'opinions que je reconnais pour être très-dangereuses, je ne m'adressais pas au défenseur particulier de la foi.

2. Beaucoup de serviteurs du Christ, dans la ville de Marseille, après avoir lu vos écrits contre les hérétiques pélagiens, trouvent votre doctrine contraire à l'opinion des Pères et au sentiment de l'Eglise dans tolet ce que vous avez dit de la vocation des élus selon le décret de Dieu. Pendant quelque temps ils ont mieux aimé accuser leur défaut d'intelligence que de blâmer ce qu'ils ne comprenaient pas, et quelques-uns d'entre eux voulaient vous demander sur cela de plus claires explications; mais il est arrivé, par une disposition de la miséricorde de Dieu, que les mêmes choses ayant ému en Afrique quelques chrétiens (1), vous avez composé le livre de la Correction et de la Grâce, tout rempli de l'autorité divine. Ce livre étant venu à notre connaissance avec une opportunité inespérée, nous crûmes que toute querelle allait s'éteindre; vous y répondez si pleinement et si parfaitement à toutes les difficultés sur lesquelles on voulait vous consulter, que vous semblez n'être occupé que d'apaiser les esprits au milieu de nous. Mais de même que ce livre a donné beaucoup plus de lumière et de savoir à ceux qui déjà suivaient l'autorité apostolique de votre doctrine; ainsi il n'a fait qu'accroître l'éloignement de ceux qui s'embarrassaient auparavant dans les ténèbres de leurs propres pensées. Un dissentiment si marqué est d'abord dangereux pour eux, car il est à craindre que le souffle de l'impiété pélagienne ne gagne des hommes considérables et connus par la pratique de toutes les vertus; ensuite il est à craindre que des esprits simples, dont le respect est grand pour la vertu de ces hommes-là, et qui les suivent les yeux fermés, n'acceptent leur sentiment sur ce point en se croyant en sûreté.

3. Voici donc ce qu'ils pensent sur ces matières ils reconnaissent que tout homme a péché en Adam, et que personne n'est sauvé par ses oeuvres, mais par la grâce de Dieu au moyen de la régénération; ils disent que la propitiation qui est dans le sacrement du sang du Christ, est offerte à tous les hommes sans exception, de manière que quiconque veut arriver à la foi et au baptême peut être sauvé. Selon eux, Dieu a connu par sa

1. Les moines d'Adrumet.

prescience, avant la création du monde, ceux qui croiraient et qui, avec le secours de sa grâce, demeureraient dans la foi; il a prédestiné pour son royaume éternel ceux qu'il a gratuitement appelés, et qu'il a prévus devoir être dignes de l'élection et sortir saintement de cette vie. Ils disent que les enseignements divins exhortent tout homme à croire et à bien faire, afin que personne ne désespère d'obtenir la vie éternelle, puisqu'une récompense est préparée à la piété volontaire. En ce qui touche le décret de Dieu sur la vocation des hommes, par suite duquel a été faite la séparation des élus et des réprouvés, soit avant le commencement du monde, soit au moment de la création du genre humain, rie sorte que, selon qu'il a plu au Créateur, les uns naissent des vases d'honneur, les autres des vases d'ignominie, les hommes dont je vous parle croient que cette doctrine rendrait incapables d'effort ceux qui tombent et ôterait aux saints leur active et vigilante énergie. Ils jugent que des deux côtés il n'y a rien à faire, puisque les réprouvés ne peuvent en aucune manière entrer dans le royaume de Dieu et qu'il n'y a pas de négligence qui puisse en exclure les élus; de quelque façon qu'ils agissent, il ne peut pas leur arriver autre chose que ce que Dieu a résolu; il n'y a pas de course ferme avec une espérance incertaine, car tout effort est vain si le décret de Dieu le veut autrement. Ces hommes prétendent qu'il n'y a plus ni activité ni vertu si les desseins de Dieu préviennent les volontés humaines; que, sous le nom de prédestination, c'est une nécessité fatale qu'on établis; et que le Seigneur a créé des natures différentes, si nul rie peut être autrement qu'il n'a été fait. Pour achever de vous exposer en peu de mots les opinions de ces saints hommes, elles sont la reproduction ardente de toutes les difficultés que votre sainteté s'est proposées dans le livre De la Correction et de la Grâce, et de toutes les objections soulevées par Julien et si puissamment réfutées par vous. Quand nous leur opposons les écrits de votre béatitude, si fortement appuyés par tant de passages des divines Ecritures, ou que nous ajoutons quelque chose de nous en vous prenant pour modèle, ils cherchent à autoriser leur obstination par l'antiquité; ils affirment que jamais aucun auteur ecclésiastique n'a entendu comme à présent les passages de l'apôtre Paul aux Romains, au sujet de la manifestation de la grâce divine qui prévient les mérites des élus: Lorsque nous les prions de nous dire comment ils comprennent eux-mêmes ces passages, ils répondent qu'ils n'ont encore rien trouvé qui leur plaise, et demandent qu'on garde le silence sur des choses dont personne n'a pu encore pénétrer la profondeur. Enfin leur opiniâtreté va jusqu'à déclarer notre foi sur ce point nuisible à l'édification de ceux qui en entendent parler; ils pensent que, la vérité fût-elle avec nous, nous ne devrions pas la donner à connaître: il leur paraît dangereux de prêcher ce qui ne saurait être bien reçu, et ils ne trouvent aucun péril à ce qu'on lie dise rien de ce qui ne saurait se comprendre.

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4. Quelques-uns d'entre eux sont si près du pélagiagisme, que, lorsqu'ils sont poussés à reconnaître la grâce du Christ qui prévient tous les mérites humains parce que si elle était donnée en considération des mérites, elle ne devrait plus s'appeler grâce, ils nous disent ceci: Chaque homme est créé par la grâce de Dieu avec le libre arbitre et la raison; il n'avait rien fait pour mériter cela, puisqu'il n'existait pas; et il a été créé dans cette condition afin que, discernant le bien et le mal, il puisse diriger sa volonté vers la connaissance de Dieu, la pratique de ses commandements et parvenir ainsi, c'est-à-dire par ses facultés naturelles, en demandant, en cherchant, en frappant à cette grâce qui nous fait renaître dans le Christ: s'il reçoit, s'il trouve, s'il entre, c'est qu'il a fait un bon usage d'un bien de la nature, et qu'à l'aide de la grâce initiale, il parvient à la grâce qui sauve. - Ils entendent le décret de la vocation, eu ce sens que Dieu a résolu de n'admettre personne dans son royaume autrement que par le sacrement de la régénération, et qu'il appelle au salut tous les hommes, soit par la loi naturelle, soit par la loi écrite, soit par la prédication de l'Évangile: ainsi ceux qui le veulent deviennent enfants de Dieu, ceux qui ne le veulent pas sont inexcusables; la justice de Dieu veut que ceux qui ne croient point périssent, sa bonté éclate en ce que nul n'est retranché de la vie éternelle, mais Dieu veut que tous indifféremment soient sauvés, et qu'ils arrivent à la connaissance de la vérité. - Là-dessus ils citent des passages des divines Écritures qui invitent les volontés des hommes à l'obéissance: les hommes font ou ne font pas ce qui leur est prescrit, cela dépend de leur libre arbitre. Et de ce qu'il est dit du prévaricateur, qu'il n'obéit pas parce qu'il ne l'a point voulu, on conclut que le fidèle observe les commandements parce qu'il le veut, que chacun a autant de penchant pour le mal que pour le bien; que le coeur va de la même manière au vice on à la vertu; que la grâce de Dieu soutient celui qui désire le bien, et qu'une juste condamnation attend celui qui fait le mal.

5. Quand on leur objecte cette multitude innombrable d'enfants qui, n'ayant aucune volonté, aucune action qui leur soit propre, et n'étant coupables que du péché originel par lequel tous les hommes sont enveloppés dans la condamnation du premier homme, sont discernés non sans un jugement de Dieu; quand on leur rappelle que ces enfants, sortis de cette vie avant de connaître la différence du bien et du mal, deviennent héritiers du royaume du ciel ou tombent dans la mort éternelle, selon qu'ils ont reçu ou qu'ils n'ont pas reçu le baptême, ils répondent que Dieu les damne ou les sauve selon ce qu'il prévoit de leur vie s'ils avaient vécu. Ils ne font pas attention que cette grâce de Dieu, dont ils font la compagne des mérites humains, au lieu de vouloir qu'elle les précède, ils la soumettent aux volontés mêmes qu'ils avouent être prévenues par elle, dans leur hypothèse de fantaisie. Mais, dans leur parti pris de découvrir des mérites d'où puisse dépendre l'élection divine, à défaut de mérites qui aient existé, ils en imaginent dans un avenir qui ne doit pas être; par un nouveau genre d'absurdité qui leur appartient, ils veulent que Dieu prévoie ce qui ne doit pas se faire et que ce qu'il a prévu ne se fasse pas. Ils croient beaucoup plus raisonnablement établir cette prescience de Dieu pour les mérites humains, prescience qui, selon eux, détermine la grâce de la vocation, lorsqu'on en vient à considérer les nations du temps passé que Dieu a laissées cheminer dans leurs voies, ou celles d'à-présent qui périssent dans l'impiété d'une vieille ignorance, sans qu'aucun rayon de la Loi ou de l'Évangile ait brillé au milieu de l'épaisseur de leurs ténèbres. Néanmoins, partout où la porte s'est ouverte aux prédicateurs de la vérité, le peuple, qui était assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort, a vu une grande lumière (1); le peuple qui n'était pas le peuple de Dieu l'est devenu; et ceux dont Dieu n'avait pas eu pitié sont maintenant l'objet de sa miséricorde (2). Nos contradicteurs nous disent ici que le Seigneur a connu d'avance ceux qui croiraient, et que pour chaque nation il a disposé le ministère des pasteurs et des maîtres de façon à le faire arriver en des temps où se rencontreraient les bonnes volontés pour croire; ils répètent qu'il demeure toujours certain a que Dieu veut que tous les «hommes soient sauvés et qu'ils arrivent à la connaissance de la vérité (3);» parce que ceux-là sont inexcusables qui, parleurs forces naturelles, ont pu parvenir au culte du Dieu unique et véritable, et s'ils n'ont pas entendu la prédication de l'évangile, c'est qu'il devaient ne pas lui ouvrir leur coeur.

6. Nos contradicteurs disent que Notre-Seigneur Jésus-Christ est mort pour tout le genre humain, que nul n'est excepté de la Rédemption qui est le prix de son sang, pas même celui qui passe sa vie éloigné de lui, parce que le sacrement de la miséricorde divine appartient à tous les hommes; que si beaucoup ne sont pas régénérés, c'est qu'il auraient refusé de l'être; qu'en ce qui touche la volonté de Dieu, la vie éternelle est préparée pour tout le monde, mais qu'en ce qui touche le libre arbitre, la vie éternelle n'est obtenue que par ceux qui d'eux-mêmes croient en Dieu, et, en considération du mérite de leur foi, reçoivent le secours de la grâce. Ces hommes dont l'opposition nous blesse et dont les sentiments étaient autrefois meilleurs, en sont arrivés à parler ainsi de la grâce, parce que s'ils reconnaissaient que la grâce prévient tous les mérites et que sans elle il n'y en a pas, ils seraient nécessairement amenés à nous accorder que Dieu, selon le décret et le conseil de sa volonté, par un jugement secret et une action manifeste, crée des vases d'honneur et des vases d'ignominie, puisque personne n'est justifié que par la grâce et que nous naissons tous dans la prévarication.! Mais ils refusent d'avouer cela; ils craignent d'attribuer à l'oeuvre divine les mérites des saints; ils nient que le

1. Is 9,2 Mt 4,16. - 2. Os 2,23-24 Rm 9,25. - 3. 1Tm 2,4.

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nombre des élus prédestinés ne puisse ni s'accroître ni diminuer, de peur qu'il n'y ait plus moyen de parler à l'infidélité ou à la négligence, et que toute activité et tout travail cessent, car à quoi bon des efforts s'il n'y a pas d'élection? Ils disent que chacun peut s'exciter à corriger ses fautes et à faire dés progrès dans la piété, si on croit que cela puisse être ban pour le salut, et que le secours de Dieu vient en aide à notre liberté, qui se sera attachée à ce que Dieu commande. A l'âge où l'on peut faire un libre usage de sa volonté, il faut deux choses pour le salut: la grâce de Dieu et l'obéissance de l'homme. Ils veulent que l'obéissance précède la grâce, de façon à faire croire que le commencement du salut vienne de celui qui est sauvé et non pas de celui qui sauve, et que la volonté de l'homme se procure le secours de la grâce divine, au lieu que ce soit la grâce qui s'assujétisse à la volonté humaine.

7. La perversité d'opinions pareilles nous est connue par la miséricorde de Dieu et par les enseignements de votre béatitude. Nous pouvons continuer à les repousser avec fermeté, mais notre autorité n'est pas égale à l'autorité de ceux qui soutiennent ces doctrines; ils l'emportent beaucoup sur nous par les mérites de leur vie, et quelques-uns d'entre eux s'élèvent plus encore par la dignité épiscopale dont ils ont été récemment revêtus: sauf un petit nombre de partisans intrépides de la grâce parfaite, personne n'ose tenir tête à des hommes si supérieurs. Les dignités nouvelles de ces redoutables contradicteurs ont ajouté au péril, soit pour ceux qui les écoutent, soit pour eux-mêmes; le respect dont on les entoure fait faire silence et laisse tout passer sans la moindre observation: bien des gens croient irrépréhensible ce qui ne rencontre de cette manière aucune contradiction. Il y a encore bien du poison dans ces restes de l'impiété pélagienne: si le principe du salut est placé dans l'homme; si la volonté humaine passe avant la volonté divine, de façon qu'on obtienne le secours de Dieu parce qu'on le veut et que ce ne soit pas le secours de Dieu qui nous fasse vouloir; si on croit que l'homme, originellement mauvais, commence à être bon par lui môme et non point par Celui qui est le souverain bien; si on soutient qu'on puisse plaire à Dieu autrement que par un don de sa miséricorde, accordez-nous, bienheureux pape, excellent père, autant que l'aide de Dieu vous le permettra, accordez-nous l'appui de vos pieuses pensées, et daignez éclaircir par les explications les plus lumineuses ce qui, dans ces questions, resterait encore obscur et difficile à comprendre.

8. Et d'abord, comme beaucoup de gens ne pensent pas que la foi chrétienne reçoive la moindre atteinte de ces divisions, montrez combien cette persuasion est dangereuse. Faites voir ensuite comment le libre arbitre demeure entier avec la grâce qui le précède et opère avec lui. Dites-nous si la prescience de Dieu et le décret de sa volonté vont ensemble, de manière qu'il faille regarder comme prévu ce qui est résolu; ou si la prescience et le décret sont différents d'après les états et les personnes: ainsi, par exemple, il y aurait une sorte de vocation dans ceux qui sont sauvés sans rien faire, comme si le décret seul de Dieu subsistait ici, et il y aurait une autre sorte de vocation dans ceux qui sont sauvés, après avoir fait quelque chose de bien, et ici le décret pourrait subsister avec la prescience. Quoiqu'il soit impossible de séparer, par une différence de temps, la prescience du décret, dites-nous si la prescience n'est pas toujours appuyée en quelque manière sur le décret, et s'il n'y a rien de bon en nous qui ne découle de Dieu, de même qu'il n'y a aucune chose au monde que Dieu n'ait connue dans sa prescience. Enfin, montrez-nous comment la doctrine du décret de Dieu, par lequel deviennent fidèles ceux qui sont prédestinés pour la vie éternelle, n'empêche pas de les exhorter à la piété, et ne saurait être un motif de négligence pour ceux qui n'espéreraient pas être du nombre des élus. En vous priant de supporter patiemment notre ignorance, nous vous demanderons encore ce qu'il faut répondre lorsqu'on nous objecte que, parmi les anciens, il n'en est presque pas qui aient entendu le décret et la prédestination de Dieu selon la prescience; ils nous disent que Dieu a créé les uns des vases d'honneur, les autres des vases d'ignominie, parce qu'il prévoyait la fin de chacun d'eux et l'usage qu'il ferait de sa volonté avec l'assistance même de la grâce.

9. Après que vous aurez éclairci ces choses et beaucoup d'autres qui pourront se présenter à votre esprit, quand vous reviendrez sur ces questions avec la profondeur de votre regard, nous croyons et nous espérons que non-seulement vous aurez fortifié notre faiblesse par le secours de vos raisonnements, mais encore que les hommes pieux, élevés en dignités, et retenus sur ce point dans les ténèbres de l'erreur, ouvriront leurs yeux à la pure lumière de la grâce. L'un d'eux, homme de grande autorité et fort appliqué aux études chrétiennes, le saint évêque d'Arles, Hilaire, admire la doctrine de votre béatitude et s'y attache sur tous les autres points; quant à cette question, il y a longtemps qu'il veut écrire son sentiment à votre sainteté. Mais nous ne savons pas s'il le fera ni de quelle manière il le fera; et comme par une grâce que Dieu a fait au siècle présent, la force de votre charité et de votre science est notre espérance au milieu de toutes nos inquiétudes et de nos tristesses, nous vous conjurons d'instruire les humbles et de réprimander les superbes. Il est utile et nécessaire d'écrire de nouveau ce qui a été écrit, de peur qu'on ne regarde comme peu important ce qui n'est pas fréquemment relevé. Ils croient sain ce qui ne les fait pas souffrir, et ne sentent pas la plaie sous la peau: mais qu'ils sachent que la persistance du gonflement exige l'emploi du fer.

Que la grâce de Dieu et la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous couronnent en tout temps, et vous conduisent de vertu en vertu jusqu'à l'éternelle gloire, ô bienheureux seigneur (59) et pape, admirable, éminent et incomparable maître!




LETTRE CCXXVI. (Année 429)

Voici la lettre d' Hilaire sur les semi-pélagiens des Gaules; elle n'est pas d'une aussi bonne latinité que la lettre de saint Prosper, mais on sent un esprit pieux et vif, très-appliqué aux études religieuses, et auquel les matières de la grâce étaient familières Hilaire ramasse, autant qu'il le peut, les objections et les raisonnements des semi-pélagiens et s'attache à ne rien laisser ignorer au grand évêque dont il invoque les lumières. On comprendra, par sa lettre, qu'il avait vu saint Augustin à Nippone; c'est lui qui avait engagé Prosper à écrire de son côté au grand docteur. Quinze ans auparavant, un laïque, du nom d'Hilaire, écrivait de Syracuse à saint Augustin, précisément sur la question pélagienne, et le saint évêque lui répondait; cet Hilaire de Syracuse, qui écrivait en 414, est-il le même que le laïque de ce nom écrivant de Marseille en 429? c'est possible mais nous ne l'affirmons pas Ce qui est indubitable, c'est que l'auteur de la lettre que nous allons traduire est différent de saint Hilaire, évêque d'Arles.

HILAIRE A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A SON PÈRE AUGUSTIN, TRÈS-AIMABLE ET TRÈS-ADMIRABLE DANS LE CHRIST.

1. Si on aime à répondre aux questions proposées par des gens studieux, en dehors de toute controverse et sur des choses qu'on puisse ignorer sans danger, vous ferez bon accueil, je pense, au récit que je vais vous faire d'après les instances de quelques-uns. Il s'agit de certaines opinions contraires à la vérité, et ce n'est pas tant pour nous que nous implorons votre zèle que pour ceux qui sont troublés et pour ceux qui troublent, ô bienheureux seigneur, et père très-aimable et très-admirable dans le Christ.

2. Voici donc ce qui se répand à Marseille et en d'autres lieux de la Gaule. On regarde comme nouveau et comme nuisible de prêcher que quelques hommes doivent être élus selon le décret de Dieu, et qu'ils ne peuvent ni entrer ni persévérer dans la voie du bien, si Dieu ne leur donne la volonté de croire. On dit que la prédication perd toute sa force, s'il n'y a plus rien dans les hommes qu'elle puisse remuer. On est d'accord que tout homme a été perdu par la faute d'Adam, et que nul, par sa propre volonté, ne peut être délivré de cette mort; mais, en même temps, voici ce qu'on estime vrai et favorable à la prédication: quand les moyens de salut sont annoncés à des hommes tombés et qui ne peuvent se relever par leurs propres forces, s'ils veulent et croient pouvoir être guéris de leur maladie, ils méritent une augmentation de foi et l'entier rétablissement de la santé de leur âme. On convient, du reste, que personne ne peut se suffire à soi-même pour commencer une bonne oeuvre, encore moins pour l'achever: on ne compte pas comme moyen de guérison l'effroi du mal qui inspire vivement à chaque malade le désir de retrouver la santé. Les hommes dont j'expose les sentiments expliquent de cette manière les paroles de l'Ecriture: «Crois, et tu seras sauvé (1);» ils disent que Dieu exige l'un et offre l'autre, et que si on fait ce que Dieu exige, il fera ce qu'il promet. C'est donc la foi qu'ils demandent d'abord à l'homme, parce que cela a été accordé à sa nature par la volonté du Créateur; ils n'imaginent point que la nature soit jamais assez dépravée,, assez perdue, pour qu'elle ne doive ou ne puisse pas aspirer à la guérison: on est guéri si on le veut, on est châtié si on ne le vent pas. Ils disent que ce n'est pas nier la grâce que d'admettre tout d'abord une volonté qui cherche un si grand Médecin, ne pouvant rien par elle-même. Ces paroles de l'Ecriture: «Selon la mesure de foi accordée à chacun (2),» et d'autres paroles de ce genre, ils les entendent en ce sens que celui qui commence par vouloir est aidé de la grâce, et non pas en ce sens que ce vouloir même soit un don de Dieu et que ce don soit refusé à des hommes qui ne sont pas plus coupables que d'autres, et qui auraient pu également être délivrés, si la volonté de croire leur eût été donnée comme à ces autres, aussi indignes qu'eux. Nos contradicteurs prétendent qu'on rend facilement raison de l'élection ou de la réprobation, en supposant l'homme capable de mépriser ou d'obéir, et en faisant du mérite de la volonté humaine le fondement même des décrets de Dieu.

3. Quand on leur demande pourquoi la vérité est annoncée aux uns et pas aux autres, en tel pays et non pas ailleurs, et pourquoi elle ne l'a pas été à tant de nations du temps passé, et pourquoi aujourd'hui encore elle ne l'est pas à quelques-unes; ils répondent que la vérité a été ou est prêchée selon que Dieu, dans sa prescience éternelle, sait que tels hommes, à tels temps et en telles contrées, la recevront avec foi. Ils déclarent prouver cela, non-seulement d'après les témoignages de beaucoup de docteurs catholiques, mais même d'après d'anciens écrits de votre sainteté, où, du reste, la grâce se trouve enseignée aussi clairement qu'en d'autres de vos ouvrages. Ils citent votre réponse à Porphyre sur l'époque de l'avènement de la religion chrétienne, quand vous dites «que le Christ a voulu apparaître au milieu des hommes et leur prêcher sa doctrine, dans les temps et les lieux où il savait qu'on croirait en lui (3).» Ils citent ce passage de votre commentaire sur l'épître aux Romains: «Tu me dis: Pourquoi se plaindre encore? Quelqu'un résiste-t-il à la volonté de Dieu (4)?

«L'Apôtre, observez-vous, répond ici de manière à faire comprendre aux hommes spirituels et ne vivant pas selon l'homme terrestre, à qui sont imputables, les premiers actes de foi ou d'impiété, et comment Dieu, par sa prescience, sauve ceux qui doivent croire et damne les autres: il ne fait pas choix de ceux-là et ne rejette pas ceux-ci d'après leurs oeuvres; mais il accorde à la foi des uns de faire le bien et endurcit l'impiété des autres, en les abandonnant, afin qu'ils fassent le mal. Et plus haut, au

1. Ac 16,31. - 2. Rm 12,3. - 3. Lett. 102,n. 14. - 4. Rm 9,19

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même endroit: «Avant que les hommes aient mérité, ils sont tous égaux; il ne peut y avoir choix en des choses égales de toute manière. Or, le Saint-Esprit n'étant donné qu'à ceux qui croient, Dieu n'a pas à choisir parmi des oeuvres qui sont de purs dons de sa miséricorde, puisqu'il donne le Saint-Esprit afin que nous opérions les bonnes oeuvres par la charité: mais il choisit d'après la foi, car, pour recevoir le don de Dieu, c'est-à-dire le Saint-Esprit, à l'aide duquel on peut opérer le bien par l'effusion de la charité, il faut croire et demeurer dans la volonté de le recevoir. Dieu donc, dans sa prescience, ne choisit pas d'après les oeuvres, puisqu'elles viennent de lui, mais il choisit dans sa prescience d'après la foi; sachant celui qui devait croire, il le choisit pour lui donner le Saint-Esprit, afin que, par de bonnes oeuvres, il obtienne la vie éternelle; car l'Apôtre dit que Dieu opère tout en tous (1), et jamais il n'a été dit que Dieu croit tout en tous: notre foi est à nous, mais nos oeuvres viennent de Dieu (2).» Ces endroits et d'autres du même ouvrage leur paraissent conformes à la vérité évangélique: ils font profession d'en suivre la doctrine.

4. Au reste, ils soutiennent que la prescience, la prédestination et le décret, tout cela signifie que Dieu a. connu, a prédestiné, a choisi ceux qui devaient croire, et qu'on ne peut pas dire de cette foi: «Qu'as-tu que tu n'aies reçu (3)?» Selon eux, la nature humaine, quoique corrompue, a gardé cette puissance de croire comme un reste de l'état parfait où elle a été créée. Ils se rangent au sentiment de votre sainteté, lorsque vous dites que personne ne persévère, si Dieu ne lui donne la force de persévérer, mais néanmoins, ils veulent que la bonne volonté, quoique inerte, précède ce don de Dieu: elle leur parait libre en ce sens seulement qu'elle peut vouloir ou ne pas vouloir accepter le remède qui lui est offert. Ils tiennent en abomination et condamnent ceux qui croient que l'homme garde le pouvoir d'avancer par lui même vers la guérison. Ils ne veulent pas qu'on entende la persévérance de façon qu'on ne puisse ni la mériter par des prières, ni la perdre par la résistance. Ils ne veulent pas qu'on les renvoie à l'incertitude où nous sommes des desseins de Dieu, quand le commencement de la volonté marque avec évidence si on obtient ou si on perd le secours divin. Ils passent sous silence ce que vous dites au sujet de ces paroles du Livre de la Sagesse: «Il a été enlevé, de peur que la malice ne changeât son coeur (4);» parce que le livre d'où ce passage est tiré n'est pas canonique. Ils entendent donc la prescience en ce sens que les élus sont élus en prévision de leur foi future, et n'admettent pas que la persévérance soit accordée à quelqu'un, de manière qu'il ne puisse prévariquer, mais de manière qu'il soit toujours en son pouvoir de défaillir.

1. 1Co 12,6. - 2. Exposition de quelques propositions tirées de l'Épître aux Rom. - 3. 1Co 4,7. - 4. Sg 4,11

5. Ils disent que la coutume d'exhorter devient inutile, s'il ne reste plus rien dans l'homme que la correction puisse exciter; la disposition à se corriger leur paraît tellement tenir à la nature elle-même, que du moment que la vérité est annoncée à celui qui l'ignore, on le regarde comme ayant part au bienfait de la grâce présente. Car, ajoutent-ils, si les prédestinés le sont de manière que nul d'entre eux ne puisse passer d'un côté à l'autre, a quoi bon tant de discours pour que nous devenions meilleurs? Si l'homme ne produit pas la foi parfaite, il ressent au moins quelque douleur à la vue de sa misère, ou quelque horreur en présence du danger de la mort qu'on lui fait voir. Du moment qu'il ne peut éprouver un effroi salutaire que par une volonté qui ne vient point de lui, ce n'est pas sa faute s'il ne veut pas; la faute en est à celui qui a mérité la condamnation avec toute sa postérité, et se trouve réduit à ne chercher jamais le bien, mais toujours le mal. Et s'il y a une douleur quelconque qui s'éveille sous le coup du blâme, on reconnaît la raison pour laquelle l'un est rejeté, l'autre reçu; et il n'est plus besoin d'établir deux parts auxquelles on ne saurait rien ajouter, ni rien ôter.

6. Ils ne supportent pas la différence qu'on fait entre la grâce donnée au premier homme et la grâce donnée maintenant à tous: «Adam, avez-vous dit, ne reçut pas le don de la persévérance avec lequel il pouvait persévérer, mais le don sans lequel il n'aurait pas pu persévérer avec les seules forces du libre arbitre; maintenant ce n'est pas un secours semblable que Dieu donne aux saints prédestinés à la gloire de son royaume par la grâce, mais un secours tel que réellement ils persévèrent. Ce n'est pas seulement un don sans lequel ils ne pourraient pas persévérer, mais un don par lequel ils ne peuvent que persévérer (1).»

Dans l'émotion où les jettent ces paroles de votre sainteté, ils disent qu'elles sont de nature à inspirer aux hommes une sorte de désespoir. Si, disent-ils, plus favorisés qu'Adam, qui était aidé de la grâce de manière à pouvoir rester dans la justice ou s'en écarter, les saints sont maintenant aidés de telle manière, qu'ayant reçu la volonté de persévérer, ils ne puissent pas vouloir autre chose; et s'il est des hommes ainsi abandonnés, qu'ils ne se rapprochent pas du bien, ou s'ils s'en rapprochent, ne tardent pas à s'en éloigner: où est désormais l'utilité des exhortations ou des menaces? On n'aurait pu les adresser qu'à cette volonté du premier homme qui avait le libre pouvoir de persister dans la voie du bien ou d'en sortir; on ne peut les faire entendre à ceux qu'une nécessité inévitable contraint à ne plus vouloir la justice. Il n'y a d'excepté ici que ceux que la grâce délivre de la masse de perdition dans laquelle les avait enveloppés la tache originelle.

Selon nos contradicteurs, toute la différence entre l'état du premier homme avant sa chute et notre état présent, c'est que la grâce, sans laquelle Adam ne pouvait pas persévérer, aidait sa volonté, dont les forces étaient alors entières, et

1. Livre de la Correction et de la Grâce, chap. 11,XII.

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qu'aujourd'hui, après la perte de nos forces, la grâce, trouvant en nous la foi, non-seulement nous relève quand nous tombons, mais soutient même notre marche. Ils prétendent que les prédestinés,quelque grâce que Dieu leur donne,peuvent la perdre ou la garder par le libre usage de leur volonté propre; ce qui serait faux, si quelques-uns avaient reçu le don de la persévérance, de façon à ne pouvoir faire autrement que de persévérer.

7. C'est pourquoi ils n'admettent pas non plus que le nombre des élus et des réprouvés soit fixé, et ils n'acceptent pas votre explication du passage où l'Apôtre dit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; ils n'appliquent pas seulement au nombre des saints ces paroles de saint Paul, mais ils les appliquent à tous les hommes sans exception. Ils ne s'inquiètent pas de ce qu'on pourrait dire que quelques-uns se perdent malgré la volonté de Dieu; mais, disent-ils, de même que Dieu ne veut pas que personne pèche et abandonne la justice, et cependant chaque jour la justice est abandonnée contre sa volonté, et des péchés se commettent; ainsi Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et pourtant tous les bommes ne le sont pas. Ils pensent que ce que vous avez cité de Saül et de David (1) n'a aucun rapport avec la question des exhortations; les autres témoignages de l'Écriture ne leur paraissent se rapporter qu'à la grâce qui vient en aide à chacun après le premier mouvement d'une bonne volonté, ou même à la vocation qui est offerte à des indignes; ils assurent qu'ils peuvent prouver tout cela par ces passages de vos ouvrages et d'autres qu'il serait trop long d'exposer ici.

8. Ils ne souffrent pas qu'on allègue ce qui regarde les enfants à l'appui de ce qui doit être pour les hommes en âge de raison; ils disent que votre sainteté touche à cette question des enfants de façon à laisser voir vos incertitudes sur les peines et à montrer que le doute vous paraîtrait préférable. Ce qui peut leur donner lieu de penser ainsi, c'est ce que vous vous souvenez d'avoir écrit dans le troisième livre du Libre arbitre (2). Ils invoquent de même en leur faveur d'autres ouvrages écrits par des hommes qui ont de l'autorité dans l'Église. Votre sainteté voit quel avantage nos contradicteurs peuvent en tirer, à moins que nous ne citions, à l'appui de notre doctrine, des témoignages plus grands ou au moins aussi concluants: Votre piété si éclairée n'ignore pas combien sont plus nombreux dans l'Église ceux qui suivent ou quittent une opinion d'après l'autorité des noms. Enfin, quand nous sommes tous las de discuter, il est une plaince qu'on entend et à laquelle s'associent ceux-là même qui n'osent condamner la doctrine de la prédestination; cette plainte, la voici: Qu'était-il besoin de troubler tant de chrétiens d'une foi simple par toutes ces questions incertaines? Ils disent que, quoique ces questions ne fussent pas résolues, beaucoup d'auteurs depuis longtemps et vous-même, vous n'aviez pas moins utilement défendu la foi catholique contre les hérétiques, et surtout contre les pélagiens.

1. Livre de la Corr. et de la Grâce, chap. 11II et XIV. - 2. Chapitre XXIII.

9. Voilà, mon père, des choses, sans en compter beaucoup d'autres, que j'aurais mieux aimé vous porter moi-même: je ne vous cache pas que c'était mon voeu le plus cher. Puisque ce bonheur m'est refusé, j'aurais voulu avoir plus de temps pour mettre sous vos yeux tout ce qui déplaît à nos contradicteurs, afin d'apprendre par vous ce qu'il faut repousser ou ce qu'il serait possible de tolérer. Mais, ne pouvant ni aller vous voir, ni vous tout rapporter, j'aime mieux vous adresser ceci comme je le puis, que de garder un complet silence sur une si grande opposition de quelques-uns. Il y a, de ce côté, des personnages auxquels les laïques, d'après la coutume de l'Église, doivent un grand respect. Dieu aidant, nous n'y avons pas manqué lorsqu'il nous a fallu, dans l'humble mesure de nos forces, exprimer et soutenir notre sentiment sur ces questions. Je viens de vous exposer sommairement les choses, autant que me l'a permis la grande hâte du porteur de cette lettre. C'est à votre sagesse qu'il appartient de décider ce qu'il y a à faire pour venir à bout de la résistance de tant de personnes considérables ou pour modérer la vivacité de leur opposition. Je crois, quant à moi, qu'il servira de peu que vous leur rendiez raison de votre doctrine, si vous n'y ajoutez le poids d'une autorité à laquelle ne puissent échapper des gens opiniâtres et querelleurs. Mais je ne dois pas oublier de vous dire qu'ils professent pour les actes et les paroles de votre sainteté une grande admiration, à (exception de cette question où se rencontré leur résistance: c'est à vous à voir jusqu'à quel point on peut la tolérer. Ne soyez pas étonné de trouver dans cette lettre autre chose que ce que je vous ai dit dans la précédente; tels sont aujourd'hui les sentiments de nos contradicteurs, saut ce que j'ai omis peut-être, par trop grande hâte ou par oubli.

10. Faites, je vous en prie, que nous ayons,après leur publication, les livres où vous passez en revue tout ce que vous avez écrit: s'il se trouvait dans vos ouvrages quelque chose que vous jugeassiez à propos de corriger, nous pourrions alors nous en écarter, sans être retenus par le respect profond que nous inspire l'autorité de votre nom. Nous n'avons pas non plus le livre de la Grâce et du Libre arbitre, il nous serait utile aujourd'hui,et nous désirons bien le recevoir. Je ne veux pas que votre sainteté croie que j'écris ceci, parce que j'aurais des doutes sur la manière dont vous traitez à présent ces questions. C'est bien assez pour moi d'être privé des délices de votre présence et de ne plus me nourrir de la salutaire fécondité de vos entretiens; je ne souffre pas seulement de votre absence, je souffre aussi de l'opiniâtreté de ceux qui rejettent des vérités évidentes et critiquent ce qu'ils ne comprennent pas. Épargnez-moi des soupçons que je ne mérite pas; telle est mon absolue déférence pour vos sentiments, que je supporte fort mal les contradicteurs, et que j'aurais à cette égard des reproches à me faire. Je laisse à votre sagesse, comme je l'ai déjà dit, le soin de pourvoir à cette (62) situation; ce que j'ai regardé comme un devoir imposé par ma charité envers vous et mon amour polir le Christ, c'est de ne pas vous laisser ignorer les points remis en discussion. Nous recevrons comme une décision de l'autorité la plus chère et la plus vénérable tout ce que vous voudrez et vous pourrez, pour cette grâce que les petits ainsi que les grands admirent en vous. Pressé par le porteur, et connaissant le peu dont je suis capable,j'ai craint de ne pas tout dire ou de mal dire; aussi j'ai engagé un homme, bien connu par sa piété, son éloquence et son zèle (1), à vous écrire de son côté tout ce qu'il pourrait recueillir; j'aurai soin de joindre sa lettre à la mienne: sans même cette occasion, il eût été digne d'être connu de votre sainteté. Le saint diacre Léonce, qui a pour vous tant de respect, vous salue beaucoup ainsi que mes parents. Que le Seigneur Jésus-Christ daigne vous conserver longtemps à son Eglise, et vous fasse souvenir de moi, seigneur mon père (2)!

Et plus bas: Votre sainteté saura que mon frère, qui avait été surtout la cause de notre éloignement d'ici, a fait voeu de continence d'un commun accord avec sa femme. C'est pourquoi nous demandons à votre sainteté de vouloir bien prier pour que le Seigneur daigne les affermir et les maintenir dans cette résolution.

1. On voit qu'il s'agit de saint Prosper dont on a déjà lu la lettre. - 2. Après les lettres de saint Prosper et d'Hilaire, si on n'a pas sous la main les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance, on fera bien de lire ce que nous en avons dit dans l'Histoire de saint Augustin, chap. LII: on y trouvera l'abrégé et la fleur des pensées du grand évêque.





Augustin, lettres - LETTRE CCXXI. (Année 427)