Augustin, lettres - LETTRE CCXXX. (Année 429)

LETTRE CCXXXI. (Année 429)

Saint Augustin témoigne à Darius le plaisir que lui a fait sa lettre; il parle de l'amour de la louange et nous apprend dans quel sens on peut aimer à être loué. Il espère que le goût de Darius, pour ses écrits contre le paganisme, contribuera à les répandre afin d'effacer dans la société romaine les derniers vestiges du polythéisme. L'évêque d'Hippone parle admirablement de ses Confessions qu'il envoie à Darius; il lui adresse en même temps quelques-uns de ses antres ouvrages. Cette lettre est la dernière de saint Augustin dont nous connaissions la date et assurément une des dernières qu'il ait écrites. Il mourut le 28 août 430.

AUGUSTIN, SERVITEUR DU CHRIST ET DES MEMBRES DU CHRIST, A SON FILS DARIUS, MEMBRE DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous voulez qu'une lettre de moi soit la preuve que j'ai eu du plaisir à recevoir la vôtre. Voici cette lettre; mais ni celle-ci ni même beaucoup d'autres, longues ou courtes, ne suffiraient pas à exprimer ce plaisir: peu ou beaucoup de paroles demeurent toujours impuissantes à exprimer ce qui ne peut l'être. Et moi je suis peu éloquent, même en parlant beaucoup; mais nul homme éloquent, quels que fussent le langage et l'étendue de sa lettre, ne pourrait, ce que je ne puis moi-même, assez dire tout ce que votre lettre m'a fait éprouver, lorsqu'il verrait dans mon coeur comme j'y vois. C'est dans ce que mes paroles n'expriment point que vous êtes donc réduit à chercher ce que vous désirez connaître. Que vous dirai-je, si ce n'est que votre lettre m'a fait plaisir, et un grand plaisir? La répétition de ce mot n'en est pas une: c'est une façon de montrer qu'on voudrait le dire sans cesse; mais ne pouvant toujours le redire, on le répète au moins une fois.

2. Si on me demande ce qui m'a tant charmé dans votre lettre, et si c'est votre éloquence, je répondrai que non. On ajoutera que ce sont peut-être les louanges que j'y reçois; je répondrai encore que non. Pourtant vous me louez beaucoup, et avec grande éloquence, et on voit bien que, né avec le meilleur naturel, vous vous êtes fort appliqué à la culture des lettres. «Vous n'êtes donc pas sensible à ces choses-là?» me dira quelqu'un. - Bien au contraire, je réponds avec le poète (1) que «je ne suis pas assez stupide» pour ne pas sentir ces choses, ou pour les sentir sans plaisir. Elles me plaisent donc; mais que sont-elles à côté de ce qui m'a le plus ravi dans votre lettre? J'aime votre langage parce qu'il est gravement doux ou doucement grave; je ne puis pas nier, non plus, que j'aime les louanges que vous me donnez. Tous les éloges ne me font pas plaisir, ni tout homme qui me les donne; mais il m'est doux de recevoir les louanges dont vous m'avez jugé digne, de la bouche de ceux qui, comme vous, aiment les serviteurs du Christ pour le Christ lui-même.

3. Je soumets ici aux sages et aux habiles un exemple de Thémistocle, si toutefois je me souviens bien du nom véritable de l'homme. Dans un festin, ayant refusé de jouer de la lyre comme avaient coutume de le faire les hommes

1. Perse, Satire I.

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les plus illustres et les plus savants de la Grèce, il fut pris à cause de cela pour un homme qui ne savait rien; et lui-même ne se gêna point pour témoigner tout son dédain à l'égard de ce genre d'amusement. «Qu'aimez-vous donc à entendre?» lui dit-on. «Mes louanges,» répondit-il. C'est aux sages et aux habiles à nous dire quel dessein ils prêtent à cette réponse de Thémistocle ou dans quel but il la fit réellement; car c'était un grand homme selon le monde. Et comme on lui demanda ce qu'il savait donc: «Je sais, répondit-il, je sais faire d'une petite république une grande.» Pour moi, je pense qu'il ne faut approuver que la moitié de ce mot d'Ennius: «Tous les hommes veulent être loués.» De même qu'il faut rechercher la vérité qui, sans aucun doute, ne fût-elle pas louée, mériterait seule de l'être ainsi il faut éviter la vanité qui se glisse si aisément dans les louanges humaines. On tombe dans cette vanité, lorsqu'on ne recherche ce qui est bien qu'en vue de la louange des hommes, ou bien lorsqu'on veut être beaucoup loué pour ce qui ne le mérite pas beaucoup ou même pas du tout. Aussi Horace, qui avait l'oeil plus perçant qu'Ennius a dit: «Etes-vous gonflé de l'amour de la louange? certaines expiations pourront vous en guérir après une lecture de choix trois fois répétée (1).» Horace a donc pensé que l'amour des louanges humaines était comme une morsure dont il fallait se guérir par le remède de la parole.

4. Aussi notre bon Maître nous a enseigné par son Apôtre que nous ne devons pas faire le bien en vue d'obtenir les louanges humaines, c'est-à-dire qu'elles ne doivent pas être le but de nos bonnes actions; mais que cependant nous devons rechercher les louanges des hommes pour les hommes eux-mêmes. Car les louanges adressées aux gens de bien ne profitent pas à ceux qui les reçoivent, mais à ceux qui les donnent. Pour ce qui est des gens de bien, il leur suffit d'être ce qu'ils sont. mais il faut féliciter ceux qui ont besoin de les imiter; lorsqu'ils leur donnent des louanges, ils montrent ainsi leur goût pour ceux qu'ils louent sincèrement. L'Apôtre a dit: «Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ (2).» Mais il a dit aussi: «Plaisez à tous en toutes choses, comme je m'efforce moi-même de plaire en toutes choses

1. - 2. Ga 1,10

à tous.» Et il en donne la raison: «non point en cherchant ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est à plusieurs, afin qu'ils soient sauvés (1).» Voilà ce qu'il cherchait dans la louange des hommes et ce qui lui faisait dire encore. «Enfin, mes frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui a une bonne réputation, tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable, que ce soit là ce qui occupe vos pensées; faites ce que vous avez appris et reçu de moi, ce que vous m'avez entendu dire et ce que vous avez vu en moi, et le Dieu de paix sera avec vous (2).» En disant: «Tout ce qui est vertueux,» l'Apôtre a compris sous le nom de vertu les autres choses que j'ai rappelées plus haut. Ce qu'il a ajouté par ces paroles: «Tout ce qui a une bonne réputation,» il l'exprime convenablement de cette autre manière: «Tout ce qui est louable.» Comment donc faut-il entendre ce passage: «Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ?» Dans ce sens que s'il faisait, en vue des louanges humaines, le bien qu'il fait, il serait enflé de l'amour des louanges. L'Apôtre voulait ainsi plaire à tous, et se réjouissait de leur plaire, non pour s'enorgueillir de leurs louanges, mais pour les édifier dans le Christ. Pourquoi donc n'aurais-je pas du plaisir à recevoir de vous des louanges, puisque vous êtes trop sincère pour me tromper; puisque vous louez ce que vous aimez, ce qu'il est utile et salutaire d'aimer, lors même que tout cela ne serait pas en moi? Vous n'êtes pas seul à en profiter, j'en profite aussi. Si je n'ai pas ce que vous louez en moi, j'en ressens une confusion salutaire, et je souhaite ardemment ce qui me manque. Si je reconnais en moi quelque chose de ce que vous louez, je me réjouis de l'avoir et me réjouis que vous l'aimiez et que vous m'aimiez à cause de cela; ce qui me manque, je désire l'obtenir, non-seulement pour moi-même, mais afin que mes amis ne soient pas toujours trompés dans les louanges qu'ils me donnent.

5. Ma lettre est déjà longue, et je ne vous ai point encore dit ce qui me plait dans la vôtre bien plus que votre éloquence et vos louanges. Que croyez-vous que ce soit, ô homme de bien, si ce n'est d'avoir pour ami un homme tel que vous et que je n'ai jamais vu, si toutefois je

1. 1Co 10,32-33. - 2. Ph 4,8-9.

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dois dire que je n'ai jamais vu celui dont l'âme s'est montrée à moi dans une lettre où ce n'est plus à mes frères comme auparavant, mais à moi-même que je puis m'en rapporter sur vous? Je savais déjà qui vous étiez, mais je ne savais pas encore ce que vous étiez à mon égard. Je ne doute pas que les louanges de votre amitié (et je vous ai marqué pourquoi elles me plaisent) ne deviennent plus abondamment profitables à l'Eglise du Christ. Je l'espère d'autant plus, que vous lisez, que vous aimez, que vous louez mes ouvrages consacrés 'à la défense de l'Evangile contre les derniers restes de l'idolâtrie. Ils seront d'autant plus connus qu'ils seront recommandés par un homme d'un rang comme le vôtre: vous leur donnerez insensiblement votre propre célébrité, votre propre gloire, et vous ne permettrez pas qu'ils soient ignorés là où vous verrez qu'ils puissent être utiles. Si vous me demandez d'où je sais cela, je vous répondrai que vous m'êtes apparu tel dans votre lettre. Jugez par là du plaisir qu'elle m'a fait; si vous avez bonne opinion de moi, songez au plaisir que doit me causer tout ce qui peut contribuer à étendre la foi du Christ. Vous m'écrivez que, né de parents et d'aïeux chrétiens et chrétien vous-même, vous avez trouvé dans mes livres, plus qu'ailleurs, de quoi achever de vous défendre victorieusement contre les superstitions païennes; recommandés et propagés par vous, quel bien ne pourraient-ils pas faire, et très-facilement, à beaucoup d'autres, et même à d'illustres amis du paganisme? cette espérance peut-elle ne pas être une grande joie pour moi?

6. Ne pouvant vous témoigner tout le plaisir que m'a causé votre lettre, je vous ai dit par où elle m'a fait plaisir; je vous laisse à penser le reste, c'est-à-dire combien je me suis réjoui. Recevez donc mon fils, recevez, vous qui êtes homme de bien non point à la surface, mais qui êtes chrétien dans la profondeur de la charité chrétienne, recevez les livres que vous avez désirés, les livres de mes Confessions. Regardez-moi là-dedans, de peur que vous ne me jugiez meilleur que je ne suis; là c'est moi et non pas d'autres que vous écouterez sur mon compte; considérez-moi dans la vérité de ces récits, et voyez ce que j'ai été lorsque j'ai marché avec mes seules forces; si vous y trouvez quelque chose qui vous plaise en moi, faites-en remonter la gloire à Celui que je veux qu'on loue, et non pas à moi-même. Car c'est lui qui nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes (1); nous n'étions parvenus qu'à nous perdre, mais celui qui nous a faits nous a refaits. Quand vous m'aurez connu dans cet ouvrage, priez pour moi afin que je ne tombe pas, mais afin que j'avance; priez, mon fils, priez. Je sens ce que je dis, je sens ce que je demande; n'allez pas croire que vous en soyez indigne et que ce soit comme au-dessus de vos mérites; si vous ne le faisiez pas, vous me priveriez d'un grand secours. Priez pour moi; je le demande aussi à tous ceux qui m'aimeront d'après vous-même; dites-le leur; et si l'idée que vous avez de mes mérites vous retient, prenez ceci comme un ordre de ma part: donnez à ceux qui demandent ou obéissez à ceux qui ordonnent. Priez pour nous. Lisez les divines Ecritures, et vous verrez que les apôtres, nos chefs, ont demandé cela à leurs enfants ou l'ont prescrit à leurs disciples. Vous me l'avez demandé pour vous, et Dieu voit combien je le fais: qu'il m'exauce, lui qui sait que je le faisais avant même que vous me l'eussiez demandé! payez-moi donc de retour. Nous sommes vos pasteurs, vous êtes le troupeau de Dieu; considérez et voyez combien nos périls sont plus grands que les vôtres, et priez pour nous. Il le faut pour vous et pour nous, afin que nous rendions bon compte de vous au Prince des pasteurs et au chef de nous tous, et que nous échappions ensemble aux caresses de ce monde, plus dangereuses que les tribulations: la paix du monde n'est bonne que quand elle sert, comme l'Apôtre nous avertit de le demander, à nous «faire passer une tranquille vie en «toute piété et charité (2).» Si la piété et la charité manquent, tout ce qui met à l'abri de ces maux et des autres maux du monde n'est qu'un sujet de dérèglement et de perdition, une invitation au désordre ou une facilité pour y tomber. Demandez donc pour nous, comme nous pour vous, que nous passions une vie paisible et tranquille en toute piété et charité. Priez pour nous en quelque lieu que vous soyez et en quelque lieu que nous soyons: car il n'est point de lieu où ne soit Celui à qui nous appartenons.

7. Je vous envoie d'autres livres, que vous n'avez pas demandés, pour ne pas faire seulement ce que vous avez désiré: ce sont les livres

1 Ps 99,3. - 2. 1Tm 2,2.

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de la Foi des choses invisibles, de la Patience, de la Continence, de la Providence, et un grand livre sur la foi, l'espérance et la charité. Si vous lisez tous ces ouvrages pendant que vous êtes en Afrique, écrivez-moi ce que vous aurez pensé; envoyez-moi votre sentiment, ou laissez-le à mon saint frère et seigneur Aurèle qui me le fera parvenir, ce qui ne m'empêchera pas d'espérer des lettres de vous, en quelque lieu que vous soyez; et, de mon côté, autant que je le pourrai, mes lettres iront vous chercher partout où vous pourrez être. J'ai reçu avec reconnaissance ce que vous m'avez envoyé, soit pour ma santé que vous voudriez meilleure afin que je pusse plus librement vaquer à Dieu, soit pour venir en aide à notre bibliothèque en nous donnant les moyens d'acquérir ou de remplacer des livres. Que Dieu vous donne, en récompense, dans ce monde et dans l'autre, les biens qu'il prépare à ceux qui sont tels qu'il a voulu que vous fussiez. Saluez de ma part, comme je vous l'ai déjà une fois demandé, ce gage de paix qui est auprès de vous, et qui nous est si cher à l'un et à l'autre.





QUATRIÈME SÉRIE.

LETTRES CCXXXII - CCLXX

LETTRES SANS DATE.




LETTRE CCXXXII (1).

Dans cette belle et éloquente lettre adressée aux païens de Madaure, saint Augustin ramasse ce qu'il y avait de plus capable de frapper leur esprit: on n'a jamais mieux parlé de l'établissement du christianisme. Il nous semble impossible qu'au temps où nous sommes, un homme du monde qui n'est pas chrétien, lise sans profit ces pages écrites il y a tant de siècles.

AUGUSTIN A SES HONORABLES SEIGNEURS ET BIEN AIMÉS FRÈRES LES CITOYENS DE MADRURE, DONT IL A REÇU UNE LETTRE PAR SON FRÈRE FLORENTIN (2).

1. Si la lettre que j'ai reçue m'est adressée par les chrétiens catholiques qui se trouvent dans votre ville, je m'étonne qu'elle ne le soit point en leur nom, mais qu'elle le soit au nom de vous tous. Si au contraire c'est vous tous, hommes de la cité, ou presque tous, qui avez bien voulu m'écrire, je suis surpris que vous m'appelliez «votre père,» et qu'en tête de votre lettre vous ayez tracé ces mots: «Salut dans le Seigneur.» Car votre attachement au culte des idoles m'est connu, et c'est pour moi une grande douleur: il est plus aisé de fermer vos temples que de fermer vos coeurs aux idoles, ou plutôt vos idoles sont

1. Malgré de savantes investigations, on n'a pu marquer la date des trente-huit lettres qui forment la dernière partie de ce recueil; mais l'incertitude du temps où saint Augustin les a écrites ne leur ôte don de leur valeur et de leur intérêt. - 2. Cette lettre, écrite à Saint Augustin au nom de la cité de Madaure, ne nous est point parvenue.

bien plus dans vos coeurs que dans vos temples. Songeriez-vous enfin, par une considération prudente, à ce salut dans le Seigneur par lequel vous avez voulu me saluer? S'il n'en est pas ainsi, comment ai-je blessé, comment ai-je offensé votre bienveillance, pour mériter que vous m'ayiez donné, en commençant votre lettre, un titre qui serait plutôt une raillerie qu'une marque de respect, ô mes honorables seigneurs et bien-aimés frères?

2. En lisant ces mots: «A notre père Augustin, salut éternel dans le Seigneur,» j'ai tout à coup senti dans mon coeur une grande espérance; je vous croyais convertis au Seigneur et au salut éternel, ou désireux de l'être par mon ministère. Mais en lisant le reste de la lettre, j'ai senti d'autres pensées entrer dans mon coeur. J'ai pourtant demandé au porteur si vous étiez chrétiens ou si vous souhaitiez de l'être. Ayant appris par sa réponse que vous n'étiez pas changés, je me suis affligé de votre persistance à repousser le nom du Christ, à l'empire duquel le monde entier est soumis, vous le voyez; et je me suis affligé aussi que vous l'ayez raillé dans ma personne. Car je ne connais pas d'autre Seigneur que le Christ, en qui vous puissiez appeler un évêque votre «père;» et si un doute était possible à cet égard, il disparaîtrait par ces mots de la fin de votre lettre: «Nous souhaitons que vous jouissiez, en Dieu et en son Christ, d'une longue vie au milieu de votre (74) clergé.» Après avoir tout lu et tout examiné, j'ai dû voir là, et tout homme y verra, un langage sincère ou un mensonge. Si vous pensez ce que vous écrivez, qui donc vous empêche d'arriver à la vérité? Quel ennemi oppose à vos efforts des ronces et des précipices? Enfin, qui ferme à vos désirs l'entrée de l'Eglise, pour que vous n'ayez pas avec nous le salut dans le même Seigneur, par lequel vous me saluez? Mais si vous m'avez écrit de cette manière par un mensonge et une moquerie, pourquoi venir me charger du poids de vos affaires et oser refuser, au nom de Celui par qui je puis quelque chose, le respect qu'il mérite et lui adresser même d'insultantes flatteries?

3. Sachez, mes frères bien-aimés, que je vous dis ceci avec un ineffable tremblement de coeur pour vous; car je sais combien votre situation deviendra plus grave et plus mauvaise auprès de Dieu, si je vous le dis en vain. Tout ce qui s'est passé dans le monde, et que nos pères nous ont transmis; tout ce que nous voyons et nous transmettons à la postérité, en ce qui concerne la recherche et la pratique de la vraie religion; tout cela est renfermé dans les divines Ecritures: tout se passe pour le genre humain comme les Livres saints l'ont prédit. Vous voyez le peuple juif chassé de son pays et dispersé dans presque toutes les contrées de l'univers: l'origine de ce peuple, son accroissement, la perte de sa souveraineté, sa dispersion sur la terre se sont accomplis comme les Ecritures les ont annoncés. Vous voyez que la parole et la loi de Dieu, sorties du milieu des Juifs par le Christ, né miraculeusement parmi eux, sont devenues la foi de toutes les nations; nous lisons la prédiction de toutes ces choses comme nous en voyons l'accomplissement. Vous voyez des portions retranchées du tronc de la société chrétienne, qui se répand dans le monde par les siéges apostoliques et la succession des évêques; nous les appelons des hérésies et des schismes; elles se couvrent du nom chrétien, parce que leur origine fait toute leur gloire; elles se vantent d'être du bois de la vigne, mais c'est du bois coupé. Tout cela a été prévu, écrit et prédit. Vous voyez les temples païens tomber en ruine sans qu'on tes répare, ou bien renversés, ou fermés, ou servant à d'autres usages; les idoles brisées, brûlées, cachées ou détruites. Les puissances de ce monde, qui jadis persécutaient le peuple chrétien à cause de ces idoles, sont vaincues et domptées, non point par la résistance, mais par la mort des chrétiens; ces puissances tournent leurs lois et les coups de leur autorité contre ces mêmes idoles, pour lesquelles auparavant elles égorgeaient les chrétiens: vous voyez les chefs du plus illustre empire, après s'être dépouillés du diadème, s'agenouiller et prier au tombeau du pêcheur Pierre.

4. Les Ecritures divines, qui sont déjà entre les mains de tout le monde, ont depuis très-longtemps prédit toutes ces choses. Leur accomplissement nous donne d'autant plus de joie et fortifie d'autant plus notre foi, que nous les voyons prédites dans nos saints livres avec une autorité plus grande. Lorsque toutes les prophéties s'accomplissent, devons-nous penser,. je vous le demande, devons-nous penser que le jugement de Dieu, qui d'après ces mêmes livres doit séparer les fidèles des infidèles, soit la seule chose qui n'arrivera pas, viendra sûrement comme tout le reste est venu? Pas un homme de notre temps ne pourra, au jour de ce jugement, se justifier de n'avoir pas cru; car le nom du Christ remplit le monde entier l'honnête homme l'invoque comme garantie de l'équité de ses oeuvres, le parjure pour couvrir son mensonge; le roi pour gouverner, le soldat pour combattre; le mari pour pro. mettre de se bien conduire, et l'épouse, pour promettre la soumission; le père pour ordonner, et le fils pour obéir; le maître pour commander doucement, et le serviteur pour bien servir; l'humble pour s'exciter à la piété, et l'orgueilleux pour s'exciter à faire, lui aussi, de grandes choses; le riche pour donner, et le pauvre pour recevoir; l'intempérant, autour de la coupe qui lui verse l'ivresse, et le mendiant à la porte; le bon pour garder sa parole, et le méchant pour tromper; le chrétien dans la piété de son culte, le païen dans ses flatteries; tous célèbrent le Christ, et ils rendront compte un jour de la manière dont ils auront invoqué son nom.

5. Il est un Etre invisible, principe, créateur de toutes choses, souverain, éternel, immuable, connu de nul autre que de lui-même. Il y a un Verbe par lequel cette suprême majesté se raconte et s'annonce; il est égal à Celui qui l'engendre et qui se révèle par lui. Il y a une Sainteté qui sanctifie tout ce qui devient saint; elle forme l'union indestructible et indivisible du Verbe immuable par lequel le Principe se révèle, et du Principe lui-même qui se raconte (75) au Verbe son égal. Qui pourrait atteindre, avec le regard de l'esprit, à ce que je viens de m'efforcer inutilement de dire? Qui pourrait pénétrer dans ces profondeurs infinies, arriver ainsi à la béatitude, s'y oublier soi-même dans une sorte de défaillance à force de ravissement. Et se plonger de plus en plus dans ce qui est invisible? Ce serait se revêtir de l'immortalité et obtenir le salut éternel par lequel vous avez bien voulu me saluer. Qui pourrait cela, si ce n'est celui qui, par l'aveu de ses péchés, aurait abattu son orgueil et se serait fait doux et humble pour mériter que Dieu l'instruise?

6. Donc, comme il faut d'abord descendre de l'orgueil à l'humilité afin de monter ensuite à une grandeur solide, il n'y avait pas de manière plus magnifique et plus douce de nous y convier, pour réprimer notre arrogance non point par la force, mais par la persuasion, que l'exemple de ce Verbe par lequel Dieu le Père se montre aux anges, qui est la vertu et la sagesse de Dieu, qui ne pouvait pas être vu du coeur humain aveuglé par l'amour des choses visibles: ce Verbe a daigné se faire homme et se montrer sous une forme semblable à la nôtre, afin que l'homme craigne bien plus de s'élever par l'orgueil de l'homme que de s'abaisser par l'exemple d'un Dieu. Aussi le Christ prêché dans le monde entier n'est pas le Christ revêtu de la splendeur royale, ni le Christ riche des biens humains, ni le Christ tout éclatant des félicités de ce monde, c'est le Christ crucifié. C'est ce qui a été d'abord le sujet des railleries des superbes et l'est encore des restes de ces orgueilleux du monde; il n'y a eu d'abord qu'un petit nombre de croyants, ce sont les peuples en masse qui maintenant embrassent la foi. Pendant qu'aux premiers jours on prêchait le Christ crucifié, les boiteux marchaient, les muets parlaient, les sourds entendaient, les aveugles, voyaient, les morts ressuscitaient c'était une réponse aux moqueries des peuples, et la foi s'établissait. L'orgueil de la terre s'est enfin aperçu qu'il n'y a rien de plus puissant ici-bas que l'humilité d'un Dieu (1), et dès lors les hommes, soutenus par un exemple divin, ont pu livrer d'utiles combats contre leur orgueil.

7. Réveillez-vous donc, mes frères de Madaure, vous qui avez été aussi mes pères (2); c'est Dieu qui m'offre cette occasion de vous écrire. Avec

1. 1Co 1,23-25. - 2. Saint Augustin appelle let citoyens de Madaure ses pères, parce que c'est parmi eux, on le sait, qu'il avait été nourri dans l'étude des lettres.

la volonté de Dieu j'ai fait ce que j'ai pu pour l'affaire de mon frère Florentin qui m'a remis votre lettre; mais l'affaire aurait pu aisément s'arranger sans moi. Presque tous les habitants d'Hippone sont de la famille de Florentin; ils le connaissent et le plaignent beaucoup de son veuvage. Mais la lettre que vous m'avez écrite fait que la mienne ne paraît pas trop osée lorsque, profitant de l'occasion que vous me donnez, elle parle du Christ à des idolâtres. Je vous en conjure, si ce n'est pas pour rien que vous avez prononcé son nom dans votre lettre, que ce ne soit pas pour rien que la mienne vous arrive. Si vous avez voulu vous moquer de moi, craignez Celui dont le monde superbe s'est d'abord moqué. Il l'a jugé à sa manière, et, aujourd'hui soumis à son empire, il l'attend pour juge. L'affection de mon coeur pour vous, que j'exprime comme je le puis dans cette page, vous servira de témoin devant le tribunal de Celui qui confirmera ceux qui auront cru en lui, et confondra les incrédules. Que le Dieu unique et véritable vous délivre de toute vanité du siècle et vous convertisse à lui, ô mes bien-aimés frères et honorables seigneurs!




LETTRE CCXXXIII.

Charmante et curieuse lettre de saint Augustin adressée à un philosophe païen. Rien n'est plus attachant que cette façon pacifique et bienveillante de questionner un homme éclairé, encore retenu dans les ombres du polythéisme.

AUGUSTIN A LONGINIEN.

On dit qu'un ancien répétait souvent qu'il est aisé de tout apprendre à ceux qui déjà ne trouvent rien de meilleur que d'être hommes de bien. Longtemps avant ce mot, qui est de Socrate, autant que je puisse m'en souvenir, un prophète avait brièvement et tout ensemble enseigné à l'homme à n'aimer rien tant que d'être bon et par où il pouvait le devenir. «Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme, et de tout ton esprit (1), et tu aimeras ton prochain comme toi-même (2).» On ne peut pas dire que celui qui comprendrait ceci apprendrait facilement le reste, parce que ces commandements renferment tout ce qu'il est utile et salutaire de

1. Dt 6. - 2. Lv 19,18

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savoir: car il y a beaucoup de doctrines, si toutefois on peut leur donner ce nom, qui sont ou inutiles ou dangereuses. Le Christ rend témoignage à ces livres anciens: «Ces deux commandements, dit-il, comprennent toute la loi et les prophètes (1).»

Je crois avoir vu dans vos entretiens avec moi, comme dans un miroir, que par-dessus tout vous désirez être homme de bien; j'ose donc vous demander comment vous croyez qu'on doive adorer le Dieu qui est meilleur que tout, et d'où découle ce qui rend bonne l'âme humaine: quant à l'obligation d'adorer Dieu, je sais que vous n'en doutez pas. Je vous demande aussi ce que vous pensez du Christ. Je me suis aperçu que vous n'en faisiez pas peu de cas; mais croyez-vous qu'on puisse arriver à la vie heureuse par la voie qu'il a tracée et que cette voie soit la seule? Refusez-vous ou différez-vous pour quelque motif d'entrer dans cette voie? Y a-t-il, selon vous, un autre chemin ou d'autres chemins pour arriver à cette vie excellente qui doit être le principal objet de nos voeux? Voilà ce que je désire savoir, sans mériter, j'espère, un reproche d'indiscrétion. Car je vous aime à cause du précepte que j'ai rappelé plus haut, et j'ai sujet de croire que vous m'aimez: entre gens qui se témoignent d'affectueux sentiments, quoi de plus profitable que de se demander et de chercher ensemble par où on peut devenir bon et heureux!

1. Mt 22,40.




LETTRE CCXXXIV.

Longinien répond avec une tendre vénération et une crainte respectueuse: sa doctrine, un peu vague, est un néo-platonisme qui pense se donner de l'autorité en invoquant les noms d'Orphée, d'Agèse et de Trismégiste.

LONGINIEN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET TRÈS-SAINT PÈRE AUGUSTIN.

1. Vous ne m'avez pas trouvé indigne de l'honneur d'un de vos divins entretiens; j'en suis heureux, et je me sens comme illuminé par la pure lumière de votre vertu. Niais, en me demandant de répondre à vos questions, en ce temps-ci et sur de telles matières, vous imposez un pesant fardeau et une charge difficile à un homme de mon opinion, à un païen comme moi. Depuis longtemps, il est en partie convenu entre nous (et il le serait chaque jour davantage dans nos lettres), qu'il y a beaucoup de questions à examiner: je ne parle pas seulement de ce qu'on trouve dans Socrate, dans vos prophètes- et dans quelques-uns de vos Hébreux, ô véritablement le meilleur des Romains (1)! mais je parle aussi d'Orphée, d'Agèse et de Trismégiste, beaucoup plus anciens que tous ceux-là: ils naquirent des dieux aux premiers temps, et les dieux se servirent d'eux pour révéler la vérité aux trois parties du monde, avant que l'Europe eût un nom, que l'Asie en reçut un, et que la Libye possédât un homme de bien comme vous l'avez été et le serez toujours. Car, de mémoire d'homme, à moins que la fiction de Xénophon ne vous paraisse une réalité, je n'ai trouvé dans ce que j'ai entendu, lu ou vu, (j'en prends Dieu à témoin et sans danger pour moi), je n'ai trouvé, je le jure, personne, ou s'il en est un, personne après lui, qui, autant que vous, s'efforce de connaître Dieu et puisse aussi facilement y atteindre, par la pureté de l'âme et le renoncement aux choses du corps, par l'espoir d'une belle conscience et par une ferme croyance.

2. Quant à la voie qui peut y conduire, ce n'est point à moi à répondre, ô mon honorable seigneur! C'est bien plus à vous à le savoir et à me l'apprendre à moi-même, sans aucune assistance du dehors. Je n'ai pas encore, je l'avoue, et pourrai-je avoir jamais tout ce qu'il faut pour aller jusqu'au siège de ce bien, comme le voudrait mon sacerdoce (2)? Je fais toutefois mes provisions pour le voyage.

Cependant, je vous dirai en peu de mots quelle est la sainte et antique tradition que je garde. La meilleure voie vers Dieu est celle par laquelle un homme de bien, pieux; pur, équitable, chaste, véridique dans ses paroles et ses actions, reste ferme et inébranlable à travers les changements des temps, escorte par les dieux, soutenu par les puissances de Dieu, c'est-à-dire rempli des vertus de l'unique, de l'universel, de l'incompréhensible, de l'ineffable, de l'infatigable Créateur, se dirige vers Dieu par les efforts du coeur et de l'esprit ces vertus de Dieu sont, comme vous les appelez, des anges ou toute autre nature qui vient après Dieu, ou qui est avec Dieu, ou qui vient de Dieu. Telle est, dis-je, la voie par laquelle les hommes, purifiés d'après les prescriptions pieuses et les expiations des anciens mystères, hâtent leur course, sans jamais s'arrêter.

3. Quant au Christ, ce Dieu formé de chair et d'esprit, et qui est le Dieu de votre croyance, par lequel vous vous croyez sûr, mou honorable seigneur et père, d'arriver au Créateur suprême, bienheureux, véritable, et père de tous, je n'ose ni ne puis vous dire ce que j'en pense: je trouve fort difficile de définir ce que je ne sais pas. Mais vous m'aimez, moi si plein de respect pour vos vertus; je le savais depuis longtemps et vous avez daigné me le dire; le soin que j'ai de ne pas vous déplaire, à vous toujours si près de Dieu, suffit pour le bon témoignage de ma vie; vous comprenez

1. Dans la bouche d'un païen du temps de saint Augustin, le nom de romain désignait un chrétien. Dans la bouche des arabes de l'Afrique, roumi veut encore dire chrétien. Un vague et lointain souvenir d'un roumi Kebir (un grand chrétien) est resté dans la mémoire des arabes du pays d'Hippone. - 2. Ce mot nous porte à croire que Longinien était prêtre du paganisme.

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sans doute que moi aussi je vous aime, puisque je tiens à régler ma conduite d'après votre jugement sur moi. Avant tout, je vous en prie, pardonnez à mon opinion de si peu d'importance, à mon discours peu convenable peut-être; c'est vous qui m'avez forcé de parler. Daignez me faire part, si je le mérite, de ce que vous pensez vous-même sur ces choses; instruisez-moi par vos saints écrits, «plus doux que le miel et le nectar,» comme dit le poète (1). Jouissez de l'amour de Dieu, seigneur mon père, et ne cessez jamais de lui plaire par la sainteté; ce qui est nécessaire.

1. Ovid., Trist. 5,E ag. 5.





Augustin, lettres - LETTRE CCXXX. (Année 429)