Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE VIII. QUAND VIENDRA LA PERFECTION?

CHAPITRE VIII. QUAND VIENDRA LA PERFECTION?


10. La pleine adoption des enfants de Dieu se fera donc seulement avec la rédemption même de notre corps. En attendant, nous n'avons que les prémices de l'Esprit, et cela suffit pour (lue réellement nous soyons faits déjà enfants de Dieu. Quant aux autres privilèges de l'adoption, de même. que nous avons, en espérance seulement, le salut et la rénovation; ainsi, et dans la même mesure, nous sommes les enfants de Dieu; réciproquement, comme nous n'avons réellement pas encore le salut, ni par suite la pleine et entière rénovation, nous ne sommes pas encore non plus les enfants de Dieu, mais les enfants du siècle. Le principe de vie qui nous crée- enfants de Dieu nous fait progresser aussi dans la rénovation et dans la justice; par la vertu de ce principe nous sommes absolument impeccables jusqu'au jour où il s'assimilera, en le changeant, cet autre principe par lequel nous sommes encore enfants du siècle; mais, par celui-ci, nous pouvons encore pécher. De là ces deux conséquences «celui qui est né de Dieu ne pèche pas»; et toutefois, «si nous prétendons être sans péché, nous nous abusons,et la vérité n'est point en nous». Un jour donc s'évanouira notre malheureux titre d'enfants de la chair et du siècle, comme aussi s'accomplira notre adoption d'enfants de Dieu et notre rénovation spirituelle. De là ces paroles de saint Jean: «Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu; et ce que nous serons un jour n'apparaît pas encore». Qu'est-ce à dire: «Nous sommes», et: «Nous serons?»sinon: nous sommes en espérance, nous serons en réalité? Car il continue en ces termes: «Nous savons que, quand Dieu se montrera, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (2)». Ainsi, dès maintenant; nous commençons à lui ressembler déjà, puisque nous avons les prémices de son Esprit; mais à cause des restes du vieil homme, nous différons aussi d'avec lui. En tant que régénérés par l'esprit du Fils de Dieu; nous sommes semblables à lui; en tant que fils de la chair et du siècle,

1. Rm 8,23-25 - 2. 1Jn 3,2

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nous ne lui ressemblons pas. Impeccables d'un côté, de l'autre nous nous trompons nous-mêmes si nous prétendons être sans péché (1); ainsi en sera-t-il jusqu'à ce que tout notre être passe à l'état d'adoption, et que, en nous le pécheur n'existant plus, on cherche sa place sans pouvoir la trouver (2).

CHAPITRE IX. OBJECTION DES PÉLAGIENS: POURQUOI LE JUSTE N'ENGENDRE PAS UN JUSTE


11. Ils nous opposent donc un raisonnement futile, ceux qui nous disent: «Si le pécheur a engendré un pécheur, de sorte que son petit enfant doive recevoir avec le baptême le pardon d'une faute originelle, le juste aussi n'a dû engendrer que le juste». - Comme si le principe de la justice en l'homme était aussi le principe générateur selon la chair! Comme si la génération n'était pas due, au contraire, à ce reste de la concupiscence qui se remue dans nos membres, à cette loi de péché que la loi de l'esprit convertit, et dont elle use pour la propagation de la famille! Oui, chez nous, l'acte de reproduction est dû à ce qui nous reste du vieil homme, à ce qui nous abaisse et nous traîne encore parmi les enfants du siècle, et non pas à ces prémices glorieuses qui nous élèvent par la rénovation au rang des enfants de Dieu. «Ce sont», dit Jésus-Christ, «les enfants du siècle qui engendrent et qui sont engendrés (3)». Aussi ce qui naît de là est tout semblable à son principe: «Ce qui naît de la chair est chair (4)». Les seuls justes, nous l'avouons, ce sont les enfants de Dieu; mais, en tant qu'enfants de Dieu, ils n'engendrent point par la chair, puisque eux-mêmes sont nés en ceci non de la chair, mais de l'esprit. Et, dans leurs rangs mêmes, ceux, quels qu'ils soient, qui engendrent par la chair, n'engendrent non plus que par le côté d'eux-mêmes où les misérables restes d'un vieil et triste état n'ont pas encore été changés par la rénovation parfaite. De là tout enfant qui doit sa naissance à cet endroit vieux et infirme de l'humanité, se trouve nécessairement, lui aussi, dans cet état du vieil homme et de la faiblesse; et, partant, il faut bien qu'à son tour lui-même reçoive spirituellement par la rémission des péchés une génération nouvelle

1. v1Jn 1,9-10; 5,18Ps 36,10Lc 20,34Jn 3,6

Que si cette rénovation n'a pas lieu pour lui, rien ne lui sert d'être né d'un père juste, puisque celui-ci est juste par l'esprit, et que l'esprit n'est pour rien dans la génération; si, au contraire, il arrive à être régénéré, son père même injuste ne lui peut nuire en rien; car, par la grâce de l'esprit, l'enfant est passé dans l'espérance de la rénovation éternelle, tandis que le père est resté tout entier dans le vieil homme, pour avoir gardé l'esprit de la chair.

CHAPITRE X. TEXTES EN APPARENCE CONTRAIRES DE LA SAINTE ÉCRITURE.

12. Le texte: «Celui qui est né de Dieu ne pèche pas (1)», n'est donc point contraire à cet autre texte qui parle en ces termes à des hommes déjà nés de Dieu: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (2)». Car l'homme, bien qu'en espérance renouvelé intégralement, ne l'est en réalité que partiellement par la régénération spirituelle: telle est sa condition, aussi longtemps qu'il porte ce corps qui se corrompt et qui appesantit l'âme. Dès lors, il est aisé de pressentir quelles sont, dans chaque homme, ses tendances et ce qu'on doit dire des conséquences d'un pareil état.

Ainsi, il est difficile, je pense, de trouver personne dont la vertu ait reçu, de par les divines Ecritures, un aussi magnifique témoignage, que ces trois serviteurs de Dieu Noé, Daniel, Job; seuls, en effet, d'après le prophète Ezéchiel, ils peuvent être délivrés de certaine colère mystérieuse et imminente du Très-Haut (3). D'ailleurs, Dieu, dans ces trois personnages, a figuré trois genres d'hommes qui doivent être sauvés. Noé, si je ne me trompe, représente les pasteurs des peuples, parce qu'il a gouverné son arche, figure de l'Eglise; Daniel est le type des justes qui vivent dans la continence, et Job, le modèle des gens mariés. A leur sujet, au reste, l'Ecriture peut prêter à d'autres sens qu'il n'est pas nécessaire d'explorer ici. Seulement, l'éminence de leur vertu éclate suffisamment dans cet oracle d'un prophète et dans d'autres textes inspirés. Est-ce une raison pour qu'un homme sobre déclare que l'ivresse n'est pas un péché? Et cependant,

1. 1Jn 5,18 - 2. 1Jn 1,9-10 - 3. Ez 14,14

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l'un de ces grands personnages y tomba par surprise; nous lisons que Noé fut ivre un certain jour (1): à Dieu ne plaise toutefois qu'on le déclare ivrogne!


13. Quant à Daniel, voici ce qu'il dit de lui-même après la prière qu'il épancha devant Dieu: «Ainsi je priais, ainsi je confessais au Seigneur mon Dieu mes péchés et les péchés de mon peuple (2)». C'est cet aveu, si je ne me trompe, qui lui a valu cet éloge du prophète Ezéchiel déjà cité, lorsque, parlant à un homme plein d'orgueil, il s'écrie: «Es-tu donc plus sage que Daniel (3)?» Impossible d'échapper ici par le raisonnement que certaines gens opposent à l'oraison dominicale. A les entendre: «Les Apôtres saints et parfaits priaient Dieu, bien qu'ils n'eussent absolument aucun péché; mais ils ne priaient point pour eux-mêmes; c'était pour les imparfaits, pour leurs frères pécheurs encore, qu'ils disaient: Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (4). Par cette expression nos ils voulaient montrer «l'unité d'un corps entre ces hommes qui avaient encore des péchés, et eux-mêmes qui en étaient absolument et complètement affranchis». - Voilà ce qu'on ne peut pas dire de Daniel, qui, en sa qualité de prophète, a prévu, je crois, que ces doctrines présomptueuses viendraient en leur temps. Après avoir dit et répété dans sa prière: «Nous avons péché», il n'a pas développé son idée, il n'en a pas donné la raison de manière à nous faire entendre une proposition comme celle-ci: Je priais, et.j'accusais au Seigneur mon Dieu les péchés de mon peuple; il n'a pas même parlé avec une sorte de confusion qui nous laisserait encore dans l'incertitude en nous rappelant trop l'unité d'un seul corps entre lui et son peuple, en disant par exemple: J'accusais nos péchés au Seigneur mon Dieu; au contraire, il a fait séparément les deux accusations; il a semblé même avoir soin de les diviser et d'en marquer parfaitement et énergiquement la distinction: «C'étaient», dit-il, «mes péchés et ceux de mon peuple». Qui osera contredire semblable évidence? Celui-là seul, qui aime plutôt à défendre quand même et toujours ce qu'il pense, plutôt que de trouver ce qu'on doit penser.

1. Gn 9,21 - 2. Da 9,20 - 3. Ez 28,3 - 4. Mt 6,12


14. Et Job, après le magnifique témoignage que Dieu rendit à sa vertu, Job que dit-il de lui-même? Ecoutons-le «Je sais en toute vérité qu'il en est ainsi. Car comment l'homme sera-t-il juste devant le Seigneur? S'il veut plaider avec Dieu, il ne pourra être obéissant à ses lois». - Et un peu plus loin: «Qui pourra tenir bon contre le jugement de Dieu? Si j'ose me déclarer juste, ma bouche prononcera une parole impie». Et plus loin encore: «Je sais que Dieu ne me laisse point impuni. Puisque je suis impie, pourquoi ne suis-je pas mort déjà? Quand bien même j'aurais été blanchi comme la neige, quand même je serais lavé par des mains pures, vous m'avez suffisamment trempé dans les souillures (1)». C'est encore Job qui dit ailleurs et longuement de lui-même: «Mon Dieu, vous avez tenu de mes misères un compte écrit et complet; vous m'avez revêtu des péchés de ma jeunesse; vous avez placé mon pied près de vos défenses sévères; vous avez observé toutes mes oeuvres et inspecté la trace de mes pieds; et ceux-ci vieillissent et se souillent comme l'outre qui enferme le vin, comme le vêtement que rongent les vers. Car l'homme, né de la femme, vit peu de temps, et emplit ses jours de colère; il est pareil à la fleur qui s'épanouit et qui tombe; il passe comme l'ombre, sans jamais s'arrêter. Et toutefois, n'est-ce pas votre volonté expresse qu'il arrive un jour à votre tribunal? Eh! qui donc, cependant, sera pur de souillures? Personne, pas même l'enfant qui n'aura vécu qu'un seul jour», Et plus loin, enfin: «Vous avez compté, ô mon Dieu, mes inévitables misères; aucun de mes péchés ne vous a échappé; vous avez marqué mes péchés dans votre livre; vous y avez noté tout ce que j'ai pu commettre malgré moi (2)».

Voilà donc Job qui confesse ses péchés, et qui déclare savoir en toute vérité que personne n'est juste devant le Seigneur. Et il le sait en toute vérité, parce que si nous disons que nous n'avons pas de péché, la vérité même cesse d'être avec nous. Concluons que si Dieu, parlant d'après la mesure de notre humaine vertu, rend à Job un si magnifique témoignage, Job, au contraire, se mesurant à cette règle de la souveraine justice qu'il

1. Jb 9,2-3,9 - 2. Jb 13,26 Jb 14,1-17

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aperçoit, comme il peut, en Dieu lui-même, déclare en toute vérité ce qu'il est réellement. Aussi ajoute-t-il: «Car comment un homme sera-t-il juste devant le Seigneur? S'il veut plaider avec lui, il ne pourra lui être obéissant»; c'est-à-dire, si à l'heure du jugement il veut démontrer qu'on ne peut trouver en lui aucun sujet de condamnation, il ne pourra dès lors obéir à Dieu; il perdra, en effet, cette obéissance même qui lui fait une loi devant Dieu de confesser ses péchés. De là encore ce reproche que Dieu fait à quelques-uns: «Pourquoi voulez-vous», leur dit-il, «entrer en jugement avec moi (1)?» Aussi le Psalmiste se précautionne contre un reproche semblable: «N'entrez pas en jugement avec votre serviteur», dit-il, «parce qu'aucun homme vivant ne sera justifié devant vous». Et c'est la même raison qui dicte cette maxime de Job: «Qui pourra, en effet, tenir bon devant son jugement? Quand même je serais juste, ma bouche le déclarerait avec impiété», c'est-à-dire, si, à l'encontre de son jugement, où cette règle parfaite de justice me convainc d'injustice, j'ose pourtant me déclarer juste, bien certainement ma bouche parlera un langage impie, parce qu'elle parlera contre la vérité de Dieu.


15. Le saint patriarche démontre aussi que la fragilité même, disons mieux, la damnation attachée à notre génération charnelle, dérive de la transgression du péché originel. Parlant de ses péchés personnels, et voulant en quelque sorte en expliquer les causes, il dit que l'homme, né de la femme, vit peu de temps et qu'il est rempli de colère. Quelle est cette colère, sinon celle par laquelle tous les hommes, au dire de l'Apôtre, sont naturellement», c'est-à-dire originellement «enfants de colère (2)», parce qu'ils sont enfants de la concupiscence charnelle et du siècle? Il déclare, d'ailleurs, que la mort est pour l'homme la conséquence de cet état de colère où il vient au monde. Car, après avoir dit que «l'homme vit peu de jours et qu'il est rempli de colère», il ajoute comme complément de cette maxime; que pareil à la fleur, il s'épanouit et tombe, qu'il disparaît comme l'ombre et n'a point de durée». Et quand il ajoute aussitôt: «Et cependant, n'est-ce pas votre volonté expresse qu'il arrive un jour à votre

1. Jr 2,29 - 2. Ep 2,3

tribunal? Qui, d'ailleurs, sera pur de toute souillure? Personne, pas même l'enfant qui n'aura vécu qu'un seul jour», cela revient à dire: Vous avez voulu que cet homme, dont la vie est si courte, paraisse un jour devant votre tribunal. Car, si courte qu'ait été sa vie, n'eût-elle compté qu'un seul jour, il lui serait impossible d'être sans souillure, et partant il subira en toute justice votre jugement. Il termine par ce trait: «Vous avez compté, ô mon Dieu, mes inévitables misères; aucun de mes péchés ne vous a échappé; vous avez enregistré mes péchés dans votre livre; vous y avez noté ce que j'ai pu commettre malgré moi». Ces paroles ne suffisent-elles pas à faire voir que la justice divine a le droit de nous imputer les péchés qui n'ont point leur cause dans l'attrait de la délectation, mais qu'on commet pour éviter quelque ennui, quelque souffrance ou même la mort? Voilà des fautes, en effet, qu'on prétend commettre sous l'empire de je ne sais quelle nécessité, tandis que le devoir veut qu'on triomphe de tout au monde par l'amour et la délectation qu'inspire la justice. Cette même sentence de Job: «Vous avez noté ce que j'ai pu commettre malgré moi», peut également bien nous paraître le prélude de cette autre maxime que nous lisons ailleurs: «Je ne fais pas ce que je veux; mais je fais ce que je déteste (1)».


16. Pour apprécier, enfin, la vertu de Job, ne suffit-il pas d'entendre à son endroit le témoignage de Dieu? Oui, le Seigneur lui a rendu cette justice, que l'Ecriture même, c'est-à-dire l'Esprit de Dieu, a déclaré: «Au milieu des événements qui l'ont atteint, sa bouche n'a point péché devant le Seigneur (2)». Et toutefois, quand ce même Dieu lui parla plus tard, il employa contre lui le langage du reproche; et Job lui-même l'atteste en disant: «Pourquoi suis-je en outre jugé et averti, pourquoi entends-je les reproches du Seigneur (3)?» Or, on ne peut avec justice réprimander que l'homme en qui se trouve un sujet légitime de réprimande.

1. Nb 7,15 - 2. Jb 1,22 - 3. Jb 39,33 selon les Sept.

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CHAPITRE 11. JOB A PRÉVU LA PASSION VOLONTAIRE DE JÉSUS-CHRIST. RAISON DE L'HUMILITÉ DANS LES HOMMES PARFAITS.

Mais quel est le sens de cette réprimande adressée à Job par un personnage qu'on comprend, d'ailleurs, être le Seigneur Jésus lui-même? Celui-ci lui fait l'énumération des oeuvres vraiment divines de sa souveraine puissance; et c'est la base, en effet, de sa réprimande, au point qu'il semble lui dire As-tu un pouvoir comparable à celui que j'ai, de produire tant de grandes choses? Où va cette réflexion, sinon à faire comprendre au saint patriarche une vérité dont l'inspiration du ciel a dû déjà lui fournir le principe, car il savait par cette inspiration qu'un jour le Christ viendrait volontairement pour souffrir ici-bas? Et cette vérité, que c'était, pour Job, l'obligation de souffrir avec résignation tous les maux dont il était frappé, puisque Jésus-Christ, bien qu'exempt absolument de tout péché, lors même qu'il s'est fait homme pour nous; Jésus-Christ en qui, comme Dieu, réside une si incomparable puissance, n'a point refusé pourtant l'obéissance et la soumission à sa passion douloureuse. Aussi bien, Job, épuré de plus en plus de coeur et d'intention, comprit ce devoir et ajouta ces mots à son humble réponse: «Jusqu'à présent je n'ai eu que le bonheur d'entendre votre voix par mes oreilles; mais aujourd'hui, c'est mon oeil qui vous voit; aussi je me suis condamné, . j'ai desséché devant vous, je me suis regardé comme la terre et la cendre (1)». Pourquoi, à cette heure de si magnifique intelligence, Job s'est-il si sévèrement blâmé? Ce qui lui déplaisait en lui-même, ce ne pouvait être sa nature humaine, puisqu'elle est l'ouvrage de Dieu, et qu'à son endroit l'Ecriture ose dire au Très-Haut: «Ne méprisez pas, ô mon Dieu, l'ouvrage de vos mains (2)!». C'est donc dans cette justice même où il se reconnaissait juste humainement parlant, c'est là qu'il a trouvé de quoi se blâmer lui-même, de quoi se dessécher et se regarder comme terre et cendre; parce que son esprit contemplait la justice de ce Jésus-Christ, qu'aucun péché n'a pu atteindre, non-seulement dans sa divinité, mais même dans son âme ni dans sa chair. Voilà cette

1. Jb 42,5-6 - 2. Ps 27,8

justice qui vient de Dieu, et à laquelle saint Paul a comparé sa propre justice selon la loi, réprouvant cette vertu légale, quoique irréprochable humainement, et la regardant, non pas seulement comme un détriment, mais comme ordure et fumier (1).

CHAPITRE XII. PERSONNE N'EST JUSTE EN TOUT POINT.


17. Ainsi, le magnifique témoignage que Dieu même a prononcé à la louange de Job, ne contredit pas l'oracle qui déclare «qu'en présence de Dieu aucun homme ne sera justifié». L'éloge du saint Patriarche ne démontre pas qu'il ne soit resté en lui absolument aucun sujet de reproche, ou rien dont il ait dû s'accuser en toute vérité, rien dont le Seigneur ait pu justement le blâmer, alors même que, sans mensonge aucun, son panégyrique le déclarait juste, vrai serviteur de Dieu, fidèle à s'abstenir de toute oeuvre mauvaise. - Tel était, en effet, littéralement, l'éloge que Dieu faisait de lui: «As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'est, sur la terre, aucun homme qui lui ressemble; il est sans reproche, juste, vrai serviteur de Dieu, fidèle à s'abstenir de toute oeuvre mauvaise (2)». Les premiers mots de cet éloge l'exaltent en comparaison des hommes qui vivaient alors sur la terre: il est clair qu'il surpassait tous les justes qui pouvaient exister f à son époque; mais de ce qu'il les avait devancés par ses progrès dans la perfection, l'on n'est pas en droit de conclure qu'il fut toutefois absolument exempt de tout péché. Le texte ajoute qu'il était «sans reproche», parce que personne n'avait contre lui aucun juste sujet de plainte; «juste», parce qu'il poussait si loin la pureté des moeurs, qu'il n'avait en ce point aucun rival possible; «vrai serviteur de Dieu», parce qu'il savait avec vérité et humilité confesser ses fautes mêmes; «fidèle à s'abstenir de toute oeuvre mauvaises; mais t'eût été merveille qu'il pût se garder même de toute parole ou de toute. pensée mauvaise aussi. Jusqu'où Job, porta la perfection, nous l'ignorons; nous savons toutefois qu'il fut juste; nous savons qu'il fut grand pour supporter les plus redoutables épreuves des tribulations; nous savons qu'il subit tous ces maux infinis, non pas à cause de ses péchés, mais pour donner l'exemple de sa haute vertu.

1. Ph 3,6-8 - 2. Jb 1,8

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Et cependant, les paroles élogieuses que Dieu lui décerne pourraient s'attribuer aussi à certain personnage héroïque qui trouvait son bonheur dans la loi de Dieu, au moins du côté de l'homme intérieur, tandis qu'il voyait dans ses membres une autre loi en opposition avec la loi de son esprit; jugez-en plutôt par ses paroles: «Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je déteste. Or, si je fais le mal que je déteste, ce n'est pas a moi qui l'opère, c'est le péché qui habite en moi». Voilà un personnage aussi, qui, du côté de l'homme intérieur, est étranger à toute oeuvre mauvaise; ce n'est pas lui; non, c;est le mal habitant en sa chair, qui opère l'oeuvre coupable; mais comme ce qui en lui se complaît en la loi de Dieu lui vient uniquement de la grâce de Dieu, il sent le besoin de délivrance, et il s'écrie: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1)».

CHAPITRE XIII. LA JUSTICE HUMAINE, MÊME PARFAITE, EST IMPARFAITE ENCORE.


18. Avouons-le donc, la terre montre des justes; la terre montre des hommes grands, forts, prudents, chastes, patients, pieux, miséricordieux, et supportant avec courage, pour la justice, tous les maux du siècle présent. Mais s'il est vrai, ou plutôt, parce qu'il est vrai que «si nous disons que nous n'avons pas de a péché, nous nous trompons nous-mêmes (2)», et que «devant vous, ô mon Dieu, aucun vivant ne sera justifié (3)», la terre ne montre donc aucun homme exempt de péché; aucun de ses saints ne porte l'orgueil et la folie jusqu'à croire qu'il n'ait pas besoin personnellement et pour ses péchés, quels qu'ils soient, d'implorer son pardon par l'oraison dominicale.


19. Restent Zacharie et Elisabeth, dont on nous objecte souvent les noms dans les discussions que soulève la question présente. A leur endroit, que dirons-nous, sinon que, d'après le témoignage évident de l'Ecriture, Zacharie faisait preuve de vertu éminente parmi les princes des prêtres consacrés à offrir les sacrifices de l'Ancien Testament? Toutefois, il est un oracle écrit dans l'épître aux Hébreux,

1. Rm 7,15-25 - 2. 1Jn 1,8 - 3. Ps 71,2

et je l'ai cité dans le premier livre de ce traité (1); et cet oracle prononce que Jésus-Christ est le seul Prince des prêtres qui ne soit point dans la nécessité, comme ceux qu'on appelait alors les princes du sacerdoce, d'offrir tous les jours un sacrifice pour ses propres péchés d'abord, puis pour ceux du peuple.

«Il convenait», dit cette épître, «que nous a eussions un tel prince des prêtres, juste, «sans péché, sans tache, séparé des pécheurs, placé plus haut que les cieux, et qui n'eût point, comme les princes des prêtres, cette nécessité d'offrir d'abord et chaque jour le sacrifice pour ses propres péchés (2)». Au nombre de ces princes des prêtres se trouvaient Zacharie, et Phinéès, et Aaron lui-même de qui cet ordre sacerdotal tenait son origine, et tous ceux enfin, qui, revêtus de ce sacerdoce, ont mené une vie juste et louable; et tous, cependant, subissaient la nécessité d'offrir avant tout le sacrifice pour leurs propres péchés; Jésus-Christ seul, dont eux-mêmes portaient par avance le type et la figure, Jésus-Christ, seul prêtre inaccessible à toute souillure, n'éprouva jamais cet indispensable besoin.


20. Au reste, dans cet éloge que l'Evangile a fait de Zacharie et d'Elisabeth, est-il un seul trait qui ne soit pas compris dans le témoignage que se rend à lui-même l'apôtre saint Paul, parlant de l'état même qui précéda sa conversion à la foi de Jésus-Christ? Il affirme qu'«il a vécu sans reproche selon la justice «que commandait la loi»; c'est précisément ce qu'on lit aussi sur ce couple pieux: «Tous deux étaient justes devant Dieu et marchaient sans reproche dans la voie de tous les commandements et ordonnances du Seigneur (3)». Comme, d'ailleurs, toute cette justice qui résidait en eux n'était pas un faux-semblant de vertu pratiquée en faveur des hommes, l'Ecriture a dit qu'ils étaient justes devant Dieu. Ce qui est écrit de Zacharie et de son épouse, qu' «ils observaient tous les préceptes et ordonnances du Seigneur», l'Apôtre l'a dit en abrégé par le seul mot «la loi». Car, avant l'Evangile, il n'y eut point deux lois, l'une pour saint Paul, l'autre pour ces deux époux; mais une seule et même loi, donnée, dit l'Ecriture, par Moïse à leurs pères, loi d'après laquelle même Zacharie était prêtre et sacrifiait à son tour. Et cependant

1. Liv. 1,n. 50. - 2. He 7,26-27 - 3. Lc 1,6

530

l'Apôtre, qui avait fait preuve d'une justice semblable, continue et déclare: «Ce qui m'était un gain, je l'ai considéré comme un dommage, à cause de Jésus-Christ; du reste, je regarde, d'ailleurs, tout au monde comme dommageable, à cause de l'éminente science de Notre-Seigneur Jésus-Christ; pour lui, je n'ai pas cru seulement que tout me fût une ruine, mais j'ai même regardé toutes choses comme ordure et fumier, afin de gagner Jésus-Christ et d'être trouvé en lui n'ayant point cette mienne justice qui vient de la loi, mais bien celle qui vient par la foi en Jésus-Christ, celle qui dérive de Dieu, la justice dans la foi, celle qui doit me le faire connaître ainsi que la vertu de sa résurrection et la participation à sa passion, pour que je sois conformé à l'image de sa mort, et que peut-être enfin de quelque manière j'arrive à la résurrection des morts». Ainsi, tant s'en faut que malgré leur éloge au saint Evangile, Zacharie et Elisabeth aient eu, selon nous, cette perfection de justice qui exclut tout péché, que nous n'admettons pas même dans le grand Apôtre une perfection aussi absolue, aussi élevée à la hauteur de cette règle sublime de justice. Non, l'Apôtre n'a point été ainsi parfait, non-seulement dans cette justice légale qu'il posséda aussi bien que ces deux personnages, et qu'il regarde comme ruine et ordure en comparaison de la justice bien autrement éminente qui se trouve dans la foi en Jésus-Christ; mais il n'a pas même eu cette perfection dans la pratique même du saint Evangile, où il mérita pourtant la principauté de son sublime apostolat. Voilà une assertion que je n'oserais me permettre, si je ne pensais qu'il soit impie de ne pas ici l'en croire lui-même. Car voici comme il poursuit et conclut dans le passage précité: «Ce n'est pas que j'aie encore reçu le prix ni que je sois parfait; je le poursuis afin de l'atteindre peut-être, comme moi-même j'ai été atteint et conquis par Jésus-Christ. Non, mes frères, je ne pense pas l'avoir atteint encore; je n'ai qu'une pensée: oublier ce qui est en arrière, m'étendre vers ce qui est en avant, poursuivre avec effort, jusqu'à cette palme de la vocation suprême de Dieu en Jésus-Christ». Voilà comme lui-même avoue qu'il n'a pas encore reçu le prix, qu'il n'est pas encore parfait de cette plénitude de justice qu'il brûle d'acquérir en Jésus-Christ; mais qu'il la poursuit de ses désirs, oubliant le chemin déjà fait, pour s'étendre vers la route à parcourir. Ainsi comprenons-nous que c'est de lui-même encore qu'il a dit: «Bien que chez nous l'homme extérieur se corrompe, l'homme intérieur, au contraire, se renouvelle de jour en jour (1)»; parfait voyageur toutefois, bien qu'il ne fût point arrivé encore, par l'achèvement de son chemin, au terme de sa course. Au reste, il veut entraîner dans son essor des marcheurs semblables à lui-même et qui l'accompagneront sur la route; c'est pour eux qu'il ajoute ces paroles: «Nous donc, hommes parfaits, qui que nous soyons, ayons ce même sentiment. Que si vous en avez d'autres, Dieu vous révélera celui-ci encore; toutefois, marchons sur le chemin où nous sommes arrivés déjà (2).» Cette marche, d'ailleurs, ne s'accomplit pas avec les pieds de notre corps, mais avec les sentiments de nos âmes et les moeurs de notre vie; c'est ainsi que nous pourrons être un jour en possession parfaite de la justice, après avoir cheminé par la foi sans dévier d'un pas, avançant de jour en jour, progressant dans la rénovation de nous-mêmes, déjà parfaits voyageurs, enfin, dans les sentiers de cette même justice.

CHAPITRE XIV. AUCUN HOMME N'EST SANS PÉCHÉ.


21. Concluons dès maintenant à l'endroit de tous les justes quels qu'ils soient, vivant ici-bas. Les éloges de l'Ecriture sainte auront célébré et leur volonté et leurs oeuvres de vertu; d'autres personnages semblables auront vécu après eux sans avoir été l'objet de pareils éloges ni de telles louanges; il se trouve encore de ces hommes jusqu'à présent, ou l'avenir en produira de semblables. Tous ils sont grands; tous justes; tous vraiment louables: mais ils n'ont point l'exemption de tout péché. Les oracles de la sainte Ecriture, qui nous font une loi de croire aux mérites de ces saints, nous commandent aussi de croire ces autres vérités: Qu'âme qui vive n'est point justifiée devant Dieu; que par suite, on le prie de ne point entrer en jugement avec ses serviteurs; qu'enfin, non-seulement l'ensemble et la communauté entière des fidèles, mais chacun d'eux en particulier

1. 2Co 4,16 - 2. Ph 3,3-16

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est dans la nécessité de prononcer pour soi cette oraison dominicale que le Seigneur a laissée à ses disciples.

CHAPITRE XV. OBJECTION DES PÉLAGIENS. PERFECTION RELATIVE. ON A RAISON D'APPELER PARFAIT EN VERTU CELUI QUI Y A FAIT DE GRANDS PROGRÈS.


22. «Mais», répond-on, «le Seigneur a dit: «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (1), ce que Dieu ne commanderait pas, s'il savait que ce qu'il commande est impossible». - Il n'est pas question, pour le moment, de la possibilité d'une telle perfection, en supposant que nos adversaires l'entendent de l'exemption absolue de tout péché, même dès cette vie; cette possibilité, nous l'avons nous-même affirmée précédemment. Mais ce que nous cherchons présentement, c'est le fait, c'est si l'homme arrive à cette hauteur. Eh bien! il n'y a personne au monde qui déploie la volonté au degré qu'exigerait un fait aussi sublime: voilà pour nous une vérité acquise et connue, et que. prouvent clairement les oracles si imposants de la sainte Ecriture, que j'ai cités plus haut.

D'ailleurs, quand on parle de perfection dans l'homme, on doit examiner en quelle chose on en parle. Je viens de rapporter lin texte de l'Apôtre où il avoue que, dans la possession de la justice à laquelle il aspire, lui-même n'est pas encore parfait; ce qui ne l'empêche pas d'ajouter aussitôt: «Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits»; double assertion, que saint Paul ne se permettrait pas, s'il n'était pas parfait en un point et non parfait en un autre. Par exemple, un homme peut être parfait déjà pour entendre le langage de la sagesse, et tels n'étaient point, certes, ceux à qui saint Paul disait: «Je vous ai donné du lait, et non de la nourriture solide, que vous n'auriez pas pu, que même à présent vous ne pouvez encore supporter (2)»; c'est à eux qu'il dit aussi: «Nous parlons le langage de la sagesse parmi les parfaits (3)», voulant ici désigner les parfaits auditeurs; je le répète, il peut arriver qu'en fait de sagesse un homme soit parfait pour écouter, sans être encore parfait pour enseigner; qu'en fait de vertu, il soit parfait pour apprécier, et non encore parfait pour

1. Mt 5,48 - 2. 1Co 3,2 - 3. 1Co 2,6

pratiquer; qu'à l'endroit de ses ennemis il soit parfait pour les aimer, sans être encore parfait pour les souffrir. Tel est parfait, en ce sens qu'il aime tous les hommes; car on peut le supposer parvenu jusqu'à aimer ses ennemis eux-mêmes; et toutefois, c'est encore une question s'il est parfait dans cet amour du prochain, c'est-à-dire, si ceux qu'il aime, il les aime autant que l'immuable règle de la vérité ordonne de les aimer. - Ainsi, lorsque l'Ecriture parle de la perfection d'un individu, il ne faut pas négliger de voir sur quoi pode cette perfection dont elle parle; car il ne faut pas aussitôt interpréter qu'un homme soit sans péché, par la raison qu'on le déclare parfait en un point. D'ailleurs, on pourrait ici avouer qu'un homme est regardé comme digne d'un si beau titre, non parce qu'il n,a plus de progrès à faire en aucune vertu, mais seulement parce qu'il lui en reste peu à faire. C'est ainsi qu'on peut dire d'un docteur qu'il est parfait dans la science de la loi, quand bien même quelque point lui serait encore inconnu; comme encore l'Apôtre qualifiait de parfaits ceux mêmes auxquels il dit: «Si vous avez d'autres sentiments, Dieu vous éclairera en ce point aussi; mais néanmoins, marchons dans la route où déjà nous sommes arrivés» .


Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE VIII. QUAND VIENDRA LA PERFECTION?