Augustin, de la musique - CHAPITRE V. L'AME EST-ELLE MODIFIÉE PAR LE CORPS? COMMENT SENT-ELLE?

CHAPITRE V. L'AME EST-ELLE MODIFIÉE PAR LE CORPS? COMMENT SENT-ELLE?


8. Pour prévenir l'objection que la vie d'un arbre est préférable à la nôtre, en ce que l'arbre dépourvu de sens, est insensible aux impressions que les corps font sur nos organes, examinons avec attention si le phénomène qu'on appelle entendre ne consiste que dans une impression du corps sur l'âme. Or, c'est le comble de l'absurdité de soumettre en quoi que ce soit l'âme au corps, comme une matière qu'il puisse modifier. L'âme en effet ne peut jamais être inférieure au corps; or, la matière est toujours inférieure à l'artisan. L'âme ne saurait donc jamais servir de matière au corps, ni le corps la façonner comme un artisan, ce qui aurait lieu si le corps était capable de créer en elle quelques rapports d'harmonie.

(1) Rétr. liv. 1, chap. 11,n. 2. - 2. Ecclé. 7,26.

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Ainsi, quand nous entendons, il ne se produit pas. dans l'âme des mouvements sous l'influence des sons matériels. As-tu quelque objection à me faire? - L'E. Mais que se passet-il chez celui qui entend? - Le M. Quel que soit ce secret qu'il nous sera peut-être impossible de découvrir ou d'expliquer, peut-il nous faire douter que l'âme ne soit meilleure que le corps? L'aveu de notre insuffisance est-il une raison pour assujettir l'âme au corps, pour dire qu'il est capable de la façonner, d'y imprimer les nombres, de telle sorte qu'il soit l'artisan, et qu'elle ne soit qu'un instrument avec lequel il produise un effet d'harmonie? Si nous admettons ce point, il faut nécessairement reconnaître que l'âme est inférieure au corps, et qu'y a-t-il de plus déplorable, de plus horrible qu'une pareille opinion? Ainsi donc je vais essayer, dans la mesure des farces que Dieu daignera m'accorder, de découvrir et d'expliquer ce mystère. Si notre faiblesse commune, ou la mienne seule, empêche cette recherche d'avoir le succès que nous désirons, nous reprendrons nos investigations dans un moment de tranquillité, ou nous soumettrons le problème à des intelligences plus hautes, ou enfin nous renoncerons de bonne grâce à percer cette obscurité. Mais il ne faut pas pour cela laisser échapper les vérités que nous possédons. - L'E. Je veillerai de tout mon pouvoir à ce que ton principe ne s'ébranle pas dans mon esprit toutefois j'ai le plus vif désir de voir ce secret cesser d'être impénétrable.


9. Le M. Je vais tout de suite te découvrir ma pensée: suis-moi, ou, si tu le peux, prends les devants, quand tu verras que j'hésite ou que je m'arrête. Selon moi, le corps n'est impressionné par l'âme qu'autant qu'elle fait un effort d'activité: jamais non plus il ne la rend passive; c'est elle qui agit en lui et sur lui comme étant soumis à son empire par la volonté divine. Mais son activité se déploie librement ou rencontre des obstacles, selon que son plus ou moins de mérite lui fait trouver plus ou moins de docilité dans la nature matérielle. Ainsi donc les objets extérieurs qui frappent le corps ou se trouvent en sa présence produisent, non sur l'âme, mais sur le corps, un effet qui s'oppose ou s'associe au mouvement des organes. Aussi lorsque l'âme lutte contre le corps rebelle et qu'elle entraîne péniblement dans la voie où se dirige son activité, la matière qui lui est soumise, elle devient, en raison même de la difficulté qu'elle éprouve, plus attentive à ses actes. Cette difficulté, en tant que l'âme y fait attention et en a conscience, est appelée sensation, et elle prend le nom de douleur ou de peine. Si au contraire l'objet extérieur, qui frappe le corps ou se trouve à sa proximité, lui convient, elle réussit sans peine à le faire mouvoir soit dans son ensemble soit dans les parties dont le concours lui est nécessaire, vers le but de son activité, et cet acte, par lequel elle met le corps qui lui est uni en communication avec un corps étranger qui lui agrée, ne lui échappe pas, l'impression du dehors la faisant agir avec plus d'attention; et la convenance qu'elle y trouve, lui fait goûter une sensation de plaisir. N'y a-t-il pas d'aliments pour réparer le corps? Le besoin naît immédiatement: et, comme la difficulté attachée à cette opération rend l'âme plus attentive et éveille en elle la conscience, la faim, la soif et autres souffrances analogues se produisent. A-t-on fait un excès? L'estomac surchargé rend l'activité,plus pénible, l'attention s'éveille; et comme cette opération n'échappe pas. à l'âme, la crudité se fait sentir. L'attention même accompagne l'acte par lequel l'excès de nourriture est rejeté, et la facilité ou la difficulté de cette évacuation engendre le plaisir ou la peine. Quand la maladie jette le trouble dans l'organisme, l'âme y porte son attention, cherchant à conjurer les défaillances ou la décomposition du corps, et c'est en vertu de cet acte accompagné de conscience, que l'âme, comme on dit, sent la maladie et la souffrance.


10. Pour abréger, il me semble que l'âme, lorsqu'elle sent dans le corps, n'en éprouve aucune modification passive, -mais agit plus attentivement dans les modifications qu'il subit; et que ces actes, faciles, quand ils lui sont sympathiques, pénibles, quand ils lui sont antipathiques, ne lui échappent pas; qu'en cela consiste tout le phénomène qu'on appelle sen. tir. Quant au sens qui est en nous, même quand nous ne sentons pas, c'est un organe physique que l'âme gouverne et dont elle se sert pour régler les sensations du corps, pour rapprocher les objets semblables, ou écarter les objets contraires à sa nature. Sans doute il y a en mouvement dans l'œil un agent lumineux, dans les oreilles, un air pur et subtil, dans les narines, une vapeur, dans la bouche, une substance fluide, dans le tact, un principe (471) visqueux. Mais que ces principes soient ou non localisés ainsi dans les organes, l'âme, les dirige avec calme, lorsque les éléments de la santé se combinent dans une harmonie parfaite; se rencontre-t-il des éléments qui rendent pour ainsi dire le corps hétérogène, aussitôt elle se livre à des actes plus attentifs, mieux appropriés aux parties affectées, aux organes en souffrance; c'est à ce titre qu'elle voit, qu'elle entend, qu'elle flaire, qu'elle goûte, qu'elle sent par le toucher, pour employer le langage ordinaire: et dans ces opérations, elle prend plaisir à assimiler les objets sympathiques; elle souffre en repoussant les éléments contraires. Voilà les actes que, selon moi, l'âme accomplit à propos des modifications du corps, loin d'éprouver les mêmes modifications.


11. 0r, il s'agit maintenant d'expliquer les nombres qui sont produits par les sons et de discuter sur le sens de l'ouïe: il n'est donc pas nécessaire de s'étendre longuement sur les autres sens. Ainsi, revenons à la question et examinons si le son produit quelque impression sur I'ouïe: Diras-tu que non? - L'E. Cent fois non. - Le M. Eh quoi? ne m'accorderas-tu pas que l'oreille est un organe vivant? - L'E. le l'accorde. - Le M. Donc puisque le fluide, qui circule dans cet organe (1), est mis en -mouvement par la percussion de l'air, faut-il penser que. Pâme, qui, avant d'entendre ce son, communiquait intérieurement à l'appareil de l'ouïe le mouvement et-la vie, ait suspendu l'action insensible par laquelle elle animait l'organe, ou bien qu'elle communique au fluide ébranlé au dehors, le même mouvement qu'elle faisait, avant que le son ne s'introduisît dans l'oreille? - L'E. Assurément ce n'est pas- le même mouvement. - Le M. Et si ce n'est pas le même mouvement, ne faut-il pas voir là un acte de l'âme, plutôt qu'une modification purement passive? - L'E. C'est vrai. - Le M. Nous avons donc raison de croire que l'âme a conscience de ses mouvements, soit qu'on les appelle actes, opérations, ou qu'on emploie un terme plus expressif, s'il existe, pour les désigner.


12. Ces actes s'accomplissent même à la suite d'impressions produites sur le corps: par exemple, lorsque les objets interceptent la lumière, que le son s'introduit dans l'oreille,

(1) Il y a là comme au pressentiment des ondes sonores de la physique moderne.

les émanations des corps dans les narines, les saveurs dans le palais, lorsque le reste du corps est en contact avec des objets extérieurs, solides et palpables; ou que, dans le corps lui-même, un organe passe d'un lieu à un autre, ou qu'enfin le corps entier lui-même s'ébranle par une impulsion intérieure ou extérieure tous ces actes que l'âme accomplit à la suite des impressions physiques, lui plaisent quand elle s'y associe, lui déplaisent, quand elle y résiste. Que si elle souffre de ces opérations; c'est un effet de sa propre activité, et non du corps. Mais dans ce cas elle se prête docilement aux impressions physiques: car alors elle s'appartient moins, le corps étant toujours au-dessous de l'âme.


13. Si donc elle abandonne le Maître pour l'esclave, elle se dégrade nécessairement mais si elle abandonne l'esclave pour le Maître, nécessairement elle se perfectionne, et; tout ensemble, fait à l'esclave une existence douce, sans peine ni tracas, laquelle n'exige, dans son calme profond, aucun. effort d'activité. Cet état du corps est ce qu'on appelle la santé. La santé n'exige aucune attention de notre part, non que l'âme soit alors inactive dans le corps., mais aucun acte ne lui coûte moins de peine. Dans tous nos actes en effet l'attention est d'autant plus excitée que l'oeuvre est plus difficile. Mais la santé n'arrivera à son plus haut point de force et de solidité que lorsque notre corps sera rendu à sa perfection première (1), dans le temps et dans l'ordre qui lui sont fixés, et il est salutaire de croire À cette résurrection, avant même d'en avoir la pleine intelligence.

Au-dessus de l'âme, il n'y a que Dieu, au-dessous d'elle, que le .corps, si on considère l'âme avec toutes ses facultés dans toute leur puissance. Comme elle ne peut posséder la plénitude de son être sans son Maître, elle ne peut dominer sans son esclave; et si son Maître est plus qu'elle, son esclave est moins qu'elle. Aussi, quand elle est tournée tout entière vers son Maître, elle comprend ses grandeurs éternelles, son être s'agrandit, et par elle, celui de l'esclave. Mais si, devenue indifférente pour son Maître, elle se laisse entraîner vers l'esclave par la concupiscence de la chair, alors elle ressent les mouvements qu'elle exécute pour lui, et s'amoindrit; toutefois, dans son abaissement, elle est encore plus


1. Rét. liv. 1, chap. 11,n. 3.

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grande que l'esclave, eût-il toutes les prérogatives de sa nature. Mais, par la faute de sa maîtresse, il a une existence bien inférieure à l'existence qu'il possédait, tandis qu'elle-même, avant sa faute, vivait d'une vie plus parfaite.


14. Aussi, tout périssable et tout fragile que soit le corps, l'âme n'en est maîtresse qu'à force de peine et d'attention. Là est la source de l'erreur qui lui fait mettre les, plaisirs des sens, dans lesquels la matière se prête docilement à son attention, au-dessus de la santé elle-même qui n'exige aucun effort d'attention. Faut-il donc s'étonner si les chagrins se multiplient en elle, puisqu'elle préfère l'inquiétude à la sécurité? Si elle se tourne vers son Maître, elle voit naître une nouvelle préoccupation, la crainte d'en être détournée, jusqu'à ce qu'elle sente s'arrêter le mouvement impétueux des passions de la chair, devenu effréné par la force d'une habitude invétérée et qui mêle au retour de l'âme à Dieu le désordre des souvenirs. Quand les mouvements qui l'entraînaient vers les choses extérieures se sont apaisés, elle goûte intérieurement ce libre repos dont le sabbat est le symbole; alors elle reconnaît que Dieu seul est son maître, le seul maître que l'on serve avec une entière liberté. Quant aux mouvements de la chair, elle ne les étouffe pas avec la même puissance qu'elle les développe: car, si le péché dépend d'elle, la punition attachée au péché est hors de son pouvoir. L'âme en elle-même est une force puissante, mais elle ne garde pas au même degré le pouvoir d'étouffer les passions. Elle est plus forte au moment du péché; après le péché, elle est affaiblie par un effet de la loi divine et moins capable de détruire son propre ouvrage. «Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rm 7,24-25).» Le mouvement de l'âme, en tant qu'il garde sa vivacité et qu'il n'est pas encore effacé, subsiste donc, comme on dit, dans la mémoire; et, lorsque l'âme prend une autre direction, le mouvement intérieur n'étant plus pour ainsi dire dans le coeur va en s'affaiblissant, à moins que dans l'intervalle il ne se renouvelle sous l'influence de mouvements analogues.


15. Je voudrais bien savoir si tu n'as rien à opposer à ces explications. - L'E. Tes raisons me semblent plausibles et j'aurais mauvaise grâce à ne pas m'y rendre. - Le M. Donc, puisque la sensibilité consiste à réagir contre les mouvements produits dans le corps, tu ne penses pas sans doute que notre insensibilité quand on nous coupe un os, les ongles, les cheveux, vient de ce que ces substances n'ont aucune vie en nous; dans ce cas en effet elles ne feraient pas partie de l'organisme, elles ne pourraient ni s'y nourrir, ni s'y développer, ni se reproduire. La vraie raison, c'est que l'air, cet élément si subtil, n'y pénètre pas assez librement pour que l'âme puisse riposter par un mouvement aussi rapide que la réaction qu'elle oppose dans le phénomène de la sensation. C'est ainsi qu'on peut comprendre la vie dans les arbres et dans le règne végétal, sans qu'on puisse à aucun titre la mettre au-dessus, je ne dis pas de la vie de l'homme, qui a le privilège de la raison, mais de l'existence des bêtes. Il est fort différent en effet d'être insensible par suite d'une absolue privation d'intelligence, ou par l'effet d'une excellente santé; car ici, il y a absence d'organes capables d'être ébranlés pour résister aux impressions du corps, et là, absence d'impression. - L'E. J'approuve tes idées et je me range entièrement à ton avis.

CHAPITRE VI. DES TROIS DERNIÈRES ESPÈCES DE NOMBRES ORDRE ET NOM DE TOUTES LES ESPÈCES.


16. Le M. Reviens donc avec moi à notre sujet et réponds à cette question: des trois espèces de nombres qui ont leur principe dans la mémoire, dans la sensibilité et dans le son, lesquels te semblent les premiers et les plus parfaits? - L'E. Les nombres sonores me semblent inférieurs à ceux qui sont dans l'âme et qui ont pour ainsi dire la vie; quant aux deux autres, je ne sais trop lequel mérite la prééminence; toutefois, comme nous avons déjà avancé que les nombres qui ont l'activité pour principe, ont, sur ceux qui résident dans la mémoire, la supériorité de la cause sur l'effet, peut-être faut-il, en vertu du même raisonnement, mettre ceux qui sont dans l'âme, quand nous entendons, au-dessus de ceux qui, à leur occasion, se produisent dans la mémoire. - Le M. Cette réponse a quelque chose de plausible. Mais nous venons de voir que les nombres qui résident dans la sensibilité, ne sont au fond que des actes de l'âme; comment donc (473) pourras-tu les distinguer de ceux qui ont l'activité de l'âme pour principe, comme nous l'avons déjà observé, et qui se produisent lorsque l'âme, même dans le silence et sans aucun souvenir, se livre à un mouvement harmonique avec de justes intervalles de temps? Ne serait-ce pas que les uns naissent, quand l'âme se porte vers le corps qui lui est uni, et les autres, quand l'âme, en entendant les sons, réagit contre les impressions du corps? - L'E. Je comprends cette différence. - Le M. Eh bien! De faut-il pas admettre fermement que les mouvements harmoniques de l'âme vers le corps sont d'un ordre supérieur à ceux qu'elle oppose aux impressions du corps? - L'E. Je trouve un caractère d'indépendance mieux marqué dans ceux qui s'exécutent intérieurement et en silence, que dans ceux qui ont pour objet le corps ou les impressions du corps. - Le M. Nous avons donc distingué et classé, d'après leur supériorité relative, cinq espèces de nombres; à présent il faut les désigner par des termes convenables, pour éviter les circonlocutions dans notre entretien. - L'E. Volontiers. - Le M. Appelons les premiers, nombres de jugement; les seconds, nombres de progrès (1); les troisièmes, nombres de réaction (2); les quatrièmes, nombres de mémoire, les cinquièmes, nombres sonores.- L'E. J'y consens et j'emploierai très-volontiers ces dénominations.

CHAPITRE VII. LES NOMBRES DE JUGEMENT SONT-ILS ÉTERNELS?


17. Le M. Renouvelle donc ton attention et dis-moi si, parmi les nombres, il y en a d'éternels ou s'ils disparaissent tous et s'évanouissent avec leurs temps? - L'E. Les nombres de jugement seuls, à mon sens, sont éternels quant aux autres, ils s'évanouissent aussitôt qu'ils paraissent, ou ils s'effacent de la mémoire et périssent dans l'oubli. - Le M. Ainsi tu es également convaincu et de l'éternité des premiers et de l'existence fugitive de tous les autres: mais ne faut-il pas examiner avec plus d'attention si les nombres de jugement sont

(1) Progressores: c'est-à-dire, qui résultent des mouvements de lime vers le corps, lorsqu'elle n'est pas avertie par les sons du dehors.

(2) Occursores, c'est-à-dire, ceux qui résultent des mouvements par lesquels l'âme va à la rencontre, s'oppose aux impressions que le corps a reçues (voir le chapitre V). Cette terminologie recouvre des idées très-précises, et d'ailleurs les philosophes ne se sont jamais interdit ces néologismes, pour rendre leur pensée et éviter les périphrases. Voir le chap. 9,où l'auteur explique lui-même toutes ces distinctions.

vraiment éternels? - L'E. Examinons donc cette question. - Le M. Réponds-moi: Quand je mets plus ou moins de temps à débiter un vers, sans toutefois violer la règle des temps qui unit tous les pieds dans le même rapport de 1 à 2 (1), y a-t-il là une illusion dont ton oreille soit dupe? - L'E. Pas le moins du monde. - Le M. Et le son que rendent ces syllabes plus brèves et pour ainsi dire plus fugitives, peut-il se prolonger au delà du temps où il se fait entendre? - L'E. Evidemment non. - Le M. Or, si les nombres de jugement étaient assujettis, par le lien du temps, aux mêmes intervalles que les nombres sonores, pourraient-ils servir à apprécier, à juger ces nombres sonores, qui, quoique débités plus lentement, n'en sont pas moins soumis à la règle du vers iambique? - L'E. Aucunement. - Le M. Ainsi donc, les nombres supérieurs qui servent à juger les autres, ne sont pas enchaînés dans des intervalles plus ou moins longs de temps? - L'E. C'est tout à fait probable.


18. Le M. Tu as raison d'approuver. Cependant voici une objection. Si ces nombres étaient tout à fait indépendants de la durée, quelque temps que je misse à prononcer des sons en observant les intervalles réguliers qu'exige l'iambe, je n'en aurais pas moins le droit de les employer pour juger. Bref, si je mettais à prononcer une seule syllabe le temps qu'un homme en se promenant met à faire trois pas, si je doublais ce temps, pour en prononcer une autre et, qu'en continuant ainsi, je composasse une série indéfinie d'iambes, le rapport de 1 à 2 serait à coup sûr fidèlement respecté, et cependant je ne pourrais avoir recours à ce jugement naturel pour vérifier de pareilles mesures. N'est-ce pas ton avis? - L'E. Je ne puis te refuser mon approbation: à mon sens, c'est évident. - Le M. Donc ces nombres de jugement sont renfermés dans de certaines limites de temps: ils ne peuvent en sortir, pour remplir leur office de juges, et ils se refusent à apprécier tout ce qui en sort. Mais s'ils sont enfermés dans des intervalles de temps déterminés, je ne vois plus comment ils peuvent être éternels. - L'E. Ni moi je ne vois plus ce que je puis répondre. Mais, tout en préjugeant moins de leur caractère d'éternité, je n'en saisis pas mieux la raison qui démontre leur caducité. Car, quels que soient les intervalles

(1) Le vers est par conséquent iambique U¯.

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qui tombent sous leur contrôle, il est fort possible qu'ils gardent éternellement cette propriété de juger. En effet, ils ne peuvent être effacés par l'oubli, comme les autres; ils n'ont pas la même durée que les sons ni la même étendue que les nombres de réaction; ils ne sont ni conduits ni prolongés comme les mouvements de progrès: car ces deux derniers nombres ne durent que le temps même de l'acte accompli; or les nombres de jugement restent immuables, peut-être dans l'âme, à coup sûr au fond de la nature humaine, et, quoiqu'ils varient entre des limites plus ou moins éloignées, ils servent de règle aux nombres qui se produisent, pour les approuver, s'ils sont harmonieux, pour les censurer, s'ils sont faux.


19. Le M. Au moins m'accorderas-tu que, parmi les hommes, les uns sont plus vifs, les autres plus lents à sentir les nombres défectueux, et que la plupart n'en apprécient les défauts que par comparaison avec les nombres irréprochables, après avoir- expérimenté l.'harmonie des uns et la discordance des autres? - L'E. D'accord. - Le M. Et d'où vient cette différence, sinon de la nature ou de l'exercice, ou de ces deux causes réunies? - L'E. Elle ne peut venir, à mon sens, que de ces deux causes. - Le M. Est-il possible qu'un homme apprécie et sente, dans toute leur justesse, des intervalles de temps dont un autre est incapable de mesurer l'étendue? - L'E. C'est possible, je le crois. - Le M. Eh! si celui qui est incapable de sentir aussi profondément, s'exerce et joint l'étude à d'heureuses dispositions naturelles, pourra-t-il acquérir cette faculté? - L'E. Sans aucun doute. - Le M. Mais ses progrès peuvent-ils aller jusqu'à juger de mouvements plus vastes? Peut-il devenir capable, du moins en dehors des interruptions du sommeil, de saisir, dans ses rapports simples et compliqués, la succession des heures et des jours, des mois et des années, de la comprendre, à l'aide du jugement, et de l'approuver par un signe d'assentiment comme une série d'iambes en mouvement (1)? - L'E. Il ne le peut. - Le M. Et pourquoi ne le pourrait-il? N'est-ce pas parce que chaque espèce d'êtres vivants a reçu, dans une exacte proportion avec l'ensemble des êtres, une capacité particulière pour apprécier les rapports d'espace et

(1) Image charmante. Les heures sont au jour, les mois à l'année, comme les brèves aux longues dans un iambe.

de temps? Car, si leur corps est proportionné à l'ensemble de l'univers dont ils font partie, si leur durée est proportionnée à tous les siècles dont ils sont un point, leur manière de sentir ne l'est-elle pas aux actes qu'ils accomplissent conformément au mouvement universel dont ils sont comme un élément?

C'est ainsi qu'en renfermant tout, le monde, souvent appelé dans l'Ecriture le ciel et la terre, est plein de grandeur: et il garde sa grandeur soit qu'on diminue soit qu'on augmente, dans une juste proportion, ses différentes parties. Et en effet, dans l'immensité des temps et des lieux, rien n'est grand, rien n'est petit absolument, mais d'après le degré de grandeur ou de petitesse qui sert de point de comparaison. Si donc, pour suffire aux actes de la vie charnelle, il a été donné à la nature humaine un sens dont la portée ne s'étend qu'à apprécier les intervalles de temps proportionnés à ce mode d'existence, ce sens est soumis à la même condition de mortalité que la nature humaine dégradée. L'habitude, dit avec raison le proverbe, est une seconde nature, une nature, pour ainsi parler, artificielle. Or l'expérience nous apprend que certains sens, qui, dans leur vivacité originelle, s'étaient formés par l'habitude à juger les objets matériels de toute espèce, ont été étouffés et anéantis par une autre habitude.

CHAPITRE VIII. TOUS LES NOMBRES SONT SOUMIS AU CONTRÔLE DES NOMBRES DE JUGEMENT.


20. Du reste, quelles que soient les propriétés des nombres de jugement, leur prééminence éclate par le doute même, ou du moins par la recherche laborieuse que nous vaut la question de savoir s'ils sont périssables. Car, les autres nombres ne soulèvent pas même ce problème: et, sans les embrasser précisément tous, parce que quelques-uns s'étendent au delà de leur domaine, les nombres de juge. ment en soumettent toutes les espèces à leur contrôle. En effet, les nombres de progrès, dans leur tendance à produire sur les organes une opération harmonique, sont modifiés par l'influence secrète des nombres de juge. ment. Qu'est-ce qui, dans une promenade, nous empêche de marcher à pas inégaux; quand nous frappons, de mettre entre les (475) coups des intervalles inégaux; de mouvoir inégalement les mâchoires dans le boire et le manger et, en grattant, de frotter inégalement avec les ongles? enfin, pour rie point passer en revue une foule d'autres opérations, dans tous nos actes réfléchis, que sentons-nous à travers nos organes qui mette en quelque sorte un frein aux mouvements inégaux et, par un ordre sûr, cherche à les ramener à une cadence égale? C'est je ne sais quel principe de jugement qui manifeste l'action de Dieu dans la créature: car il faut faire remonter jusqu'à lui toute proportion et toute harmonie.


21. Quant aux nombres de réaction., qui, loin de n'obéir qu'à leur propre impulsion, sont dirigés contre les impressions du corps, ils tombent sous le contrôle des nombres de jugement et en sont contrôlés, dans toute l'étendue des intervalles que la mémoire peut saisir et garder. Car nous sommes absolument incapables d'apprécier un nombre, qui se compose d'intervalles de temps, sans le secours de la mémoire. Si brève que soit une syllabe du commencement à la fin, le commencement se fait entendre à un moment, et la fin, à un autre. Donc, dans cet intervalle, de temps si court, elle s'étend; elle a un milieu par lequel elle va de son commencement à sa fin. Ainsi le raisonnement découvre que l'étendue, soit dans le temps, soit dans l'espace, est susceptible de divisions à l'infini, et par conséquent il n'est pas de syllabe dont on entende à la fois le commencement et la fin. Donc, dans l'acte d'entendre la syllabe la plus brève, si la mémoire ne vient à notre aide, afin de reproduire, au moment où la fin de la syllabe retentit, le mouvement qui s'est opéré en entendant le commencement, nous n'aurons rien entendu. De là vient que, lorsque nous sommes distraits, nous croyons n'avoir pas entendu des gens qui nous parlent; ce n'est pas que l'âme ne produise des nombres de réaction: car le son des paroles frappe l'oreille, et, dans cette modification des organes, l'âme ne peut rester inactive, mais est uniquement réduite à agir autrement que si cette impression n'avait pas lieu; la véritable raison est donc que la distraction fait immédiatement cesser le mouvement dans sa naissance; car s'il subsistait, il subsisterait dans la mémoire, et par là nous reconnaîtrions bien que nous avons entendu. Si un esprit lourd a quelque peine à comprendre les intervalles que le raisonnement nous fait découvrir dans une syllabe brève, du moins personne ne doute que l'âme ne soit incapable d'entendre deux brèves simultanément. Car la seconde ne frappe l'oreille qu'après que la première l'a frappée: or comment entendre simultanément ce qui ne frappe pas simultanément l'oreille? Donc, de même que nous trouvons un secours pour saisir les intervalles entre divers points de l'espace, dans la diffusion des rayons lumineux, qui, du cercle étroit de nos prunelles, se projettent dans l'espace et sont si bien du ressort de nos organes que, tout répandus qu'ils sont sur les objets éloignés que nous voyons, ils reçoivent encore l'impulsion de notre âme; de même, dis-je, que la diffusion des rayons lumineux nous aide à saisir les différents points de l'espace de même la mémoire, sorte de lumière qui se répand sur les intervalles du temps, embrasse ces intervalles aussi loin qu'elle est capable, si j'ose ainsi dire, d'étendre sa puissance et son action. Et quand un son, sans intervalles déterminés, frappe longtemps l'oreille et qu'il s'en produit un autre, à un certain moment, d'une étendue double ou égale, l'attention concentrée sur le son qui se prolonge sans fin, refoule le mouvement éveillé au moment où l'âme songeait au son qui venait de s'évanouir, et par suite ce mouvement disparaît de la mémoire. Par conséquent, si les nombres de jugement ne peuvent servir, en dehors des nombres de progrès dont ils modifient même l'allure, qu'à apprécier les nombres que la mémoire leur présente comme une servante, ne doivent-ils pas être considérés comme susceptibles de se prolonger pendant un espace de temps déterminé? L'important est de reconnaître la limite précise de temps où leur appréciation nous échappe et où elle se fixe dans la mémoire. Il en est de cette étendue comme des formes qu'il est du ressort des yeux d'apprécier; car nous ne pouvons déterminer si ces formes sont rondes ou carrées, si elles ont telle ou telle propriété réelle et positive, ni en faire l'expérience, sans les approcher de nos regards: et si, en apercevant une face, nous oublions ce que nous avons observé dans une autre, tout l'effort de notre jugement est stérile: car ce jugement exige un certain intervalle de temps, et la mémoire doit veiller à combler cet intervalle.


22. Quant aux nombres de mémoire, il est (476) bien plus évident que nous les apprécions avec les nombres de jugement, et que c'est le souvenir qui nous les représente encore. Car si les nombres de réaction ne sont appréciés qu'autant qu'ils sont représentés à l'esprit par la mémoire, il est bien plus vrai de dire que ceux auxquels le souvenir nous ramène, après d'autres efforts d'activité, subsistent et se retrouvent dans la mémoire, comme si nous les y avions mis en dépôt. Que faisons-nous en effet, en évoquant nos souvenirs? Ne cherchons-nous pas à retrouver un dépôt? Or, un mouvement, qui ne s'est pas encore effacé, se représente à l'esprit, à propos de mouvements analogues, et c'est là ce qu'on appelle souvenir. C'est de cette façon que nous reproduisons en esprit ou par le jeu des organes des mouvements antérieurs. Et comment reconnaissons-nous qu'ils ne se présentent pas pour la première fois, mais qu'ils reviennent à l'esprit? C'est qu'ils se reproduisaient avec peine, au moment qu'ils se fixaient dans la mémoire et que nous avions besoin d'un avertissement pour les suivre: au contraire, lorsque cette peine a disparu, qu'ils se plient docilement aux ordres de la volonté, à leur moment et dans leur ordre, et qu'ils ont acquis la souplesse de ces mouvements qui, plus profondément gravés dans l'esprit, s'accomplissent par leur propre impulsion, notre pensée fût-elle occupée ailleurs, alors nous nous apercevons qu'ils ne se produisent pas pour la première fois.

Nous avons encore, selon moi, un autre moyen de nous apercevoir qu'un mouvement actuel s'est produit antérieurement en nous. C'est de le reconnaître, en comparant grâce à la lumière de la conscience, les derniers mouvements, plus vifs sans aucun doute, de l'opération accomplie au moment du souvenir, avec les mouvements plus calmes que reproduit la mémoire: cette reconnaissance, cette revue n'est que le souvenir.

Ainsi les nombres de jugement apprécient les nombres de mémoire, non isolés, mais accompagnés des nombres d'action ou de réaction, ou de tous deux ensemble: car ce sont ces derniers qui les tirent de leurs profondeurs et les mettent en lumière, et qui, renouvelant pour ainsi dire leurs traces effacées, les représentent à l'esprit. Donc, puisque les nombres de réaction ne sont appréciés qu'autant que la mémoire les met en présence des nombres de jugement, à leur tour les nombres de mémoire, qui subsistent dans le souvenir, peuvent être reproduits par les nombres de réaction et ainsi être appréciés: toutefois il y a cette différence que, pour faire tomber les nombres de réaction sous les prises du jugement, la mémoire doit reproduire les traces toutes fraîches qu'ils ont laissées dans leur fuite rapide, tandis que quand nous apprécions avec l'oreille les nombres de mémoire, les mêmes traces se renouvellent par le retour des nombres de réaction.

Quant aux nombres sonores, est-il besoin d'en parler? Ils sont appréciés parle concours des nombres de réaction, lorsqu'ils frappent l'oreille. Et s'ils retentissent sans qu'on les entende, ils échappent à notre jugement, personne n'en doute. Il en est des danses et autres mouvements visibles comme des sons qui sont transmis par l'appareil de l'ouïe: les rapports de temps y sont appréciés par le jugement aidé de la mémoire.


Augustin, de la musique - CHAPITRE V. L'AME EST-ELLE MODIFIÉE PAR LE CORPS? COMMENT SENT-ELLE?