Augustin, les Psaumes 87

DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXVI - LA JÉRUSALEM CÉLESTE.

87 Ps 87

SERMON AU PEUPLE.

Probablement prêché à Carthage, en présence de l'évêque de cette ville, Aurèle.



La ville chantée dans le psaume est la cité de Dieu que nous chantons, si nous l'aimons. C'est la sainte Sion dont les Apôtres et les Prophètes sont tout à la fois les citoyens et les montagnes sur lesquelles cette cité est bâtie. Le Christ est cette pierre de l'angle où se sont rencontrées les deux murailles venant l'une de la circoncision, l'autre de la gentilité. Il est aussi la base de la Cité, et au lieu que les édifices de la terre partent d'en bas, l'édifice spirituel vient d'en haut. Le Christ est encore la porte du bercail, et le berger, et cet édifice est vivant dans chacune de ses pierres, et chaque pierre est carrée afin d'être debout en tout sens. Les Apôtres et les Prophètes en sont la base, parce qu'ils soutiennent notre faiblesse, et les portes, parce que nous y entrons par eux; et y entrer par eux, c'est y entrer par Jésus-Christ. De là ce nombre de douze portes, nombre qui désigne l'universalité, et correspond aux douze siéges, parce qu'on viendra de tous côtés pour y entrer, y siéger, y juger. Le Christ nous y a précédés et y entre dans chacun de ses membres qui s'est appliqué les mérites de la passion. C'est là que viennent Rabab et Babylone, ou les Gentils purifiés. C'est le Christ qui a fondé cette ville où il est né, comme il a créé sa mère. Là est le roi, l'ineffable bonheur.

1. Le psaume que l'on vient de chanter n'a que peu de paroles; mais il est riche de pensées. Il a été lu tout entier, et vous voyez le peu de temps qu'il a fallu pour arriver à la fin. Notre bienheureux père, qui nous honore de sa présence, m'a proposé tout à l'heure de l'exposer à votre charité autant que Dieu voudra bien me l'accorder. Une proposition si subite serait embarrassante, si celui qui m'engage ne me venait en aide par ses prières. Que votre charité soit donc attentive. Ce psaume chante et signale à notre attention une ville dont nous devenons les citoyens en devenant chrétiens, et d'où nous sommes exilés en cette vie mortelle; une ville dont nous approchons par la voie qui y conduit. On ne pouvait jadis trouver cette voie encombrée d'épines et de ronces; mais afin que nous pussions arriver à cette cité, le roi lui-même s'en est fait la voie. Donc, en marchant dans le Christ, étrangers ici-bas jusqu'à ce que nous soyons arrivés, en soupirant dans le désir de l'ineffable repos qui règne en cette cité, repos pour lequel on nous a promis «ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme 1»; en marchant donc, chantons de manière à stimuler nos désirs. Dans l'homme qui désire en effet, le coeur chante, quand même la langue se tairait; mais pour

1. 1Co 2,9

l'homme sans désir, quelque clameur qu'il fasse entendre aux hommes, il est muet pour Dieu. Voyez comme ceux qui aimaient cette ville aspiraient à y arriver; avec quelle effusion ces hommes, qui l'ont prophétisée, qui l'ont signalée à notre espérance, en ont aussi chanté les attraits. Ces désirs leur venaient de l'amour de cette cité, et cet amour était une effusion de l‘Esprit-Saint. «Car l'amour de Dieu», dit l'Apôtre, «est répandu dans nos coeurs, par l'Esprit-Saint qui nous a été donné 1». Ayons donc cette ferveur de l'Esprit-Saint, pour entendre ce qu'on va dire de cette cité bienheureuse.

2. « Ses fondements sont sur les montagnes saintes 2». Le Prophète n'avait rien dit encore de cette ville, et tout à coup il s'écrie: «Ses fondements sont sur les montagnes saintes». Les fondements de quoi? Sans doute les fondements d'une ville, puisqu'ils sont placés sur des montagnes. Citoyen donc de cette ville, et plein de l'Esprit-Saint, roulant en son âme tous les motifs d'amour et de soupirs, pour une cité aussi sainte, il échappe tout à coup ses méditations et s'écrie: « Ses fondements sont sur les montagnes saintes»; comme s'il en avait déjà parlé. Comment dire qu'il n'en avait point parlé, lui qui n'avait point cessé d'en parler dans son coeur? Comment dire «ses fondements», quand on ni

1. Rm 5,5. - 2. Ps 81,1

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point encore parlé de la ville? Aussi, ayant médité longuement cette ville dans le silence de ses pensées et soupiré vers Dieu, soudain il éclate aux oreilles des hommes: «Ses fondements sont sur les saintes montagnes». Et comme si les hommes lui demandaient de quelle ville? «Dieu», répond-il, « aime les portes de Sion». Telle est la cité dont les fondements sont sur les montagnes saintes. C'est de Sion que le Seigneur aime les portes « plus que tous les tabernacles de Jacob 1». Mais qu'est-ce à dire que e ses fondements sont u sur les saintes montagnes?» Quelles sont les montagnes sur lesquelles est bâtie cette cité? Un de ses habitants, l'apôtre saint Paul, nous l'a dit clairement. Prophètes et Apôtres sont également citoyens de cette ville. S'ils en parlaient, c'était pour exhorter les autres citoyens. Mais comment l'Apôtre et le Prophète étaient-ils habitants de cette cité? Peut-être encore étaient-ils en même temps ces montagnes sur lesquelles s'élève cette ville dont le Seigneur aime les portes. Que cet autre citoyen nous l'expose donc clairement, de manière à exclure tout doute. S'adressant aux Gentils, l'Apôtre les exhorte à revenir au Christ, à entrer en quelque sorte dans la sainte construction: «Vous serez élevés», leur dit-il, « sur le fondement des Apôtres et des Prophètes». Et comme si les Apôtres et les Prophètes, qui servent de fondement à la cité, n'avaient point par eux-mêmes une solidité suffisante, l'Apôtre ajoute: « Le Christ en est lui-même la principale pierre angulaire». Et de peur que les Gentils ne vinssent à croire qu'ils n'appartenaient pas à Sion; puisque Sion était une cité terrestre et qui figurait une autre cité, la Jérusalem céleste, dont l'Apôtre a dit qu' «elle est notre mère à tous 2»; de peur, dis-je, qu'ils ne vinssent à croire qu'ils n'appartenaient point à Sion, parce qu'ils ne faisaient point partie du peuple de Jérusalem, l'Apôtre leur dit u Vous s n'êtes donc plus des étrangers et des hôtes, « mais vous êtes les citoyens de la cité des saints, de la maison de Dieu, comme un édifice bâti sur le fondement des Apôtres et des Prophètes». Telle est la construction de la cité; mais d'où vient la solidité de cette construction; sur quoi est-elle appuyée pour ne tomber jamais? «Sur Jésus-Christ, qui en est ta pierre angulaire 3».

1. Ps 86,2. - 2. Ga 4,26. - 3. Ep 2,19-20

3. Quelqu'un dira peut-être: Si le Christ est ta pierre angulaire, deux murailles alors viennent se réunir en lui, car il n'y a pas d'angle à moins que deux murs, ayant une direction différente, ne viennent le former. Or, deux peuples sont venus, l'un de la circoncision, l'autre de la Gentilité, et se sont unis pour la paix chrétienne, dans une même foi, une même espérance, une même charité. Mais si Jésus-Christ est la pierre de l'angle, il semble que les fondements l'ont précédé, et que la pierre angulaire n'est venue qu'après, et quelqu'un peut nous objecter que c'est le Christ qui s'appuie sur les Prophètes et sur les Apôtres, et non ceux-ci sur le Christ, puisqu'ils sont le fondement, tandis qu'il est la pierre de l'angle. Mais que celui qui parle ainsi, examine bien le fondement et la pierre angulaire; car l'angle n'est pas seulement dans ce qui est apparent, et s'élève hors de terre, il commence dès le fondement; et pour vous faire mieux comprendre que le Christ est le premier et le principal fondement, «personne», dit l'Apôtre, « ne peut établir un autre fondement que celui qui est déjà posé et qui est Jésus-Christ 1». Comment alors les Prophètes et les Apôtres sont-ils des fondements de la ville sainte, et comment Jésus-Christ lui-même est-il le fondement au-delà duquel il n'y a plus rien? Comment le comprendre, à moins de dire en figure qu'il est le fondement des fondements, comme le Saint des saints. Si donc tu considères les sacrements, le Christ est le Saint des saints; si tu jettes les yeux sur l'humble bercail, le Christ en est le pasteur; si tu envisages l'édifice, le Christ en est le fondement des fondements. Dans nos édifices matériels, on ne saurait mettre la même pierre au sommet et à la hase: si elle est à la base, elle ne sera point au sommet; et si elle est au sommet, elle ne sera point à ta base. Tout corps a ses Limites, et ne peut être ni en tout lieu ni en tout temps. Pour la divinité, au contraire, elle est présente partout à la fois, et l'on peut en tirer toutes sortes de comparaisons; et même tout peut être en comparaison, puisque, à proprement parler, elle n'est rien de ce que l'on en dit. Ainsi, le Christ est-il une porte comme cette que fait l'ouvrier? Assurément non. Et pourtant il a dit: «Je suis la porte». Ou bien est-il un berger comme ceux que nous

1. 1Co 3,11

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voyons prendre soin de leurs troupeaux? Pourtant il a dit: «C'est moi le berger 1». Et dans un même endroit il dit les deux choses à la fois. Car il dit dans l'Evangile que le bon pasteur entre par la porte; et en même temps il dit: «Je suis le bon pasteur»; et là encore il dit: « Je suis la porte». Le pasteur entre par la porte. Et quel est ce pasteur qui entre par la porte? «Je suis le bon pasteur». Et quelle est cette porte, par laquelle vous entrez, ô bon pasteur? « Cette porte, c'est moi». Comment donc êtes-vous toutes choses? Comme toutes choses sont par moi. Ainsi quand Paul entre par la porte, n'est-ce point le Christ qui entre par la porte? Pourquoi? Ce n'est pas que Paul soit le Christ, c'est que le Christ est en Paul, et que Paul est par le Christ; n'a-t-il pas dit: « Voulez-vous éprouver le Christ qui parle par ma bouche 2?» Quand ses saints et ses fidèles entrent par la porte, n'est-ce point le Christ qui entre par la porte? Comment le prouver? Saul, qui n'était pas encore Paul, persécutait ses fidèles quand le Christ lui cria d'en haut: «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu 3?» Le Christ est donc tout à la fois, le fondement et la pierre de l'angle qui s'élève d'en bas, si toutefois il est en bas. Car c'est en haut que commence l'édifice dont nous parlons: et de même que tout édifice matériel a son fondement eu bas, ainsi l'édifice spirituel a son fondement en haut. Si nous bâtissions pour la terre, il nous faudrait une base terrestre; mais comme nous bâtissions pour le ciel, notre fondement nous a précédés dans les cieux. C'est donc lui qui est la pierre angulaire, et les montagnes sont les Apôtres, les grands Prophètes, qui supportent la Cité et en sont un édifice vivant. C'est de cet édifiée que partent les cris de vos coeurs, c'est là l'oeuvre ingénieuse de la main de Dieu, pour vous faire entrer dans les justes Proportions de cet édifice. Car ce n'est pas sans raison que l'arche de Noé était construite avec des bois carrés pour devenir la figure de l'Eglise. Que signifie ce carré? Voyez une pierre carrée pan exemple; tel doit être le modèle du chrétien. Car le chrétien ne doit succomber à aucune tentation: poussé de çà et de là, eu tom sens, il ne tombe point. Tourne comme tu le voudras une pierre carrée, elle se tient debout.

1. Jn 10,11. - 2. 2Co 13,3.- 3. Ac 9,4.- 4. Gn 6,14 suiv. les Septante.

Les martyrs paraissaient tomber, quand on les faisait mourir: mais qu'est-il dit dans nos cantiques? «Lorsque le juste tombera, il ne sera point brisé, parce que le Seigneur le soutient par la main 1». Si donc vous êtes préparés à toute tentation, et carrés en quelque sorte, que nulle violence ne vous renverse, et soyez prêts à tout événement. Tu entres donc dans cet édifice, par de saintes affections, par une piété sincère, par la foi, l'espérance et la charité; et entrer dans l'édifice, c'est marcher devant Dieu. Dans les cités de la terre, autre est l'édifice, et autre ceux qui l'habitent; mais la Cité qui nous occupe est bâtie de ses propres citoyens; ce sont eux qui en sont les pierres, car ces pierres sont vivantes. «Quant à vous»,dit saint Pierre, «vous êtes comme des pierres vivantes formant un édifice spirituel 2». C'est à nous que s'adresse l'Apôtre. Continuons à parler de la Cité.

4. «Les fondements sont sur les saintes montagnes, le Seigneur aime les portes de Sion». Je vous ai déjà fait comprendre, mes frères, qu'il ne faut pas voir de différence entre les fondements de la cité et ses portes. Pourquoi donc les Apôtres, les Prophètes, sont-ils des fondements? Parce que leur autorité soutient notre faiblesse. Pourquoi des portes? Parce que c'est par eux que nous entrons dans le royaume des cieux, car ce sont eux qui nous prêchent. Et quand nous entrons par eux, nous entrons par le Christ. Car lui-même est la porte 3. Il est dit que Jérusalem a douze portes 4, et le Christ est en même temps la porte unique, et les douze portes, parce qu'il est dans les douze. De là le nombre douze pour les Apôtres; ce nombre douze est très- mystérieux, u Vous serez assis «sur douze trônes, dit Le Christ, pour juger «les douze tribus d'Israël 5». S'il n'y a que douze trônes, il n'y en aura point pour asseoir Paul, treizième apôtre, et il ne pourra juger: et pourtant il affirme qu'il jugera, et non-seulement les hommes, mais encore les anges 6. Quels anges, sinon les anges apostats? Mais, lui dira la foule, pourquoi te vanter de juger? où t'asseoir? Le Seigneur assure qu'il y a douze siéges pour les douze Apôtres. Judas l'un d'eux est tombé, et Matthias a été ordonné à sa place 7; le nombre des douze trônes est donc complet: trouve d'abord où t'asseoir

1. Ps 36,24. - 2. 1P 2,5. - 3. Jn 10,9.- 4. Ap 21,12. - 5. Mt 19,28.- 6. 1Co 6,3. - 7. Ac 1,15-26

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avant de menacer de ton jugement. Voyons donc ce que signifient ces douze trônes. C'est un symbole de l'univers entier, parce que l'Eglise doit se répandre dans tout l'univers, d'où Dieu fait appel pour l'édifice du Christ. Ainsi, parce que l'on viendra de toutes parts pour juger, il y a douze trônes; de même qu'il y a douze portes, parce que l'on entre de toutes parts. Non-seulement donc les douze Apôtres avec saint Paul, mais tous ceux qui doivent juger appartiennent à ces douze trônes, dont le nombre marque l'universalité; de même que tous ceux qui entreront appartiennent aux douze portes. Il y a, en effet, dans le monde quatre parties, l'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi. Ces parties reviennent fréquemment dans les saintes Ecritures. C'est de ces quatre parties, ou comme il est dit dans l'Evangile, de ces quatre vents que le Seigneur rassemblera ses élus 1. C'est donc de ces quatre vents que l'Eglise est appelée. Comment est-elle appelée? De toutes parts elle est appelée au nom de la Trinité: car nul n'est appelé dans le baptême qu'au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Or,en multipliant quatre par trois, on obtient douze.

5. Heurtez donc par l'amour à ces portes, et que le Christ lui-même crie en vous : «Ouvrez-moi les portes de la justice 2». Il marche en avant comme chef, il suit dans chacun des membres. Voyez ce que dit l'Apôtre, car le Christ souffrait en lui: «.J'accomplis en ma chair ce qui marque aux douleurs du Christ 3». «J'achève». Quoi? «ce qui manque». A quoi? «aux douleurs du Christ». Où? «dans ma chair». Pouvait-il donc y avoir quelque chose d'insuffisant dans les douleurs de cet homme dont le Verbe s'était revêtu en naissant de la vierge Marie? Car, enfin, il a souffert ce qu'il devait souffrir, et par sa volonté, non par la volonté du péché. Et nous voyons qu'il ne restait plus rien à souffrir, puisque sur la croix, après avoir bu le vinaigre, il s'écria: «C'est achevé, et baissant la tête il rendit l'esprit 4». Qu'est-ce à dire, « c'est achevé?» La mesure de mes douleurs est épuisée; tout ce qui a été prédit de moi est accompli, comme s'il n'eût attendu pour mourir que cet accomplissement. Qui sort pour un voyage, comme il

1. Mc 13,27. - 2. Ps 117,19.- 3 Col 1,24.- 4. Jn 19,30

sort de son corps? Mais qui peut mourir ainsi? Celui qui a dit tout d'abord: «J'ai le pouvoir de donner mon âme, et aussi le pouvoir de la reprendre: nul ne me l'ôte, mais je la donne de moi-même, et je la reprends encore 1». Il a donc donné sa vie quand il l'a voulu, et l'a reprise quand il l'a voulu: nul n'a pu la lui ôter, la lui arracher. Toutes les souffrances marquées ont donc été accomplies, mais dans le Chef; il restât à les accomplir dans le corps du Christ. Or, vous êtes le corps et les membres du Christ 2. Aussi l'Apôtre, qui faisait partie de ces membres, a-t-il dit: «Afin que j'accomplisse dans ma chair ce qui manque à la passion du Christ». Nous allons donc où le Christ nous a précédés, et le Christ ne laisse point d'aller où il est allé le premier. Le Christ nous a précédés dans son chef, il doit suivre dans son corps. De là vient qu'il souffre encore ici-bas, et il souffrait de la part de Saul, quand Saul entendit: «Saut, Saul, pourquoi me persécuter 3?» De même que si l'on nous marche sur le pied, la langue aussitôt s'écrie: Vous m'écrasez. Nul ne touche à cette langue, et pourtant elle se récrie, plutôt parce qu'elle est unie au membre qui souffre, que par la douleur qu'elle endure. Ici-bas encore le Christ est dans l'indigence, ici-bas il est étranger, ici-bas il souffre, ici-bas il est en prison. Parler ainsi, ce serait l'injurier, s'il n'avait dit lui-même: «J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli; nu, et vous m'avez revêtu; malade, et vous m'avez visité. Et eux: Quand, Seigneur,vous avons-nous vu en proie à ces misères, et vous avons-nous secouru? Et lui: Quand vous l'avez fait au moindre des miens, c'est à moi que vous l'avez fait 4». Entrons donc dans l'édifice du Christ qui a pour fondement les Apôtres et les Prophètes 5,et dont il est la pierre angulaire parce que « le Seigneur aime les portes de Sion, plus que tous les tabernacles de Jacob»; comme si cette même Sion n'était point dans les tabernacles de Jacob. Et où donc était Sion, sinon dans ce peuple de Jacob? Car Jacob, lige du peuple juif, était petit-fils d'Abraham, et ce peuple a reçu le nom d'Israël, parce que Jacob lui-même fut

1. Jn 10,17-18.- 2. 1Co 12,27.- 3. Ac 9,4.- 4. Mt 25,35-40. - 5. Ep 2,20

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appelé Israël 1. C'est là ce que vous savez. Mais comme il y avait autrefois des tentes passagères et figuratives, et que le Prophète parle d'une cité spirituelle dont la ville terrestre n'était que l'ombre et l'image, le Prophète s'écrie : «Dieu aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob». Il aime cette cité spirituelle, plus que tous les tabernacles figuratifs, qui nous marquaient cette ville céleste, ville impérissable et toujours en paix.

6. «Cité de Dieu, on dit de toi des choses merveilleuses». On dirait que le Prophète envisage cette Jérusalem qui est sur la terre. Voyez toutefois de quelle cité on a dit des choses admirables: la Jérusalem de la terre est détruite; la violence de ses ennemis l'a jetée à terre; elle n'est plus ce qu'elle était; elle n'était qu'une figure, et cette ombre est passée. Où sont donc « ces merveilles sur la cité de Dieu?» Ecoutez: «Je me souviendrai de Rahab et de Babylone qui m'ont connu 2». Dans cette cité, dit le Prophète, en parlant au nom du Seigneur, je me souviendrai de Rahab, je me souviendrai de Babylone. Rahab n'appartient pas au peuple juif, non plus que Babylone. Car le Prophète dit ensuite: «Voilà que les étrangers de Tyr, et le peuple de l'Ethiopie ont «été dans tes murs». C'est donc avec raison que «l'on chante vos merveilles, ô cité de Dieu», puisque vos murailles ne renferment pas seulement ce peuple Juif né d'Abraham, mais toutes les nations, dont quelques-unes sont nommées, pour nous faire entendre les autres. « Je me souviendrai de Rahab», est-il dit: quelle est cette courtisane? Cette cabaretière de Jéricho, qui accueillit les envoyés, les mit sur un autre chemin, crut à la promesse, et craignit Dieu, à qui l'on conseilla de faire descendre par la fenêtre un cordon de pourpre, c'est-à-dire, de mettre sur son front le signe du sang de Jésus-Christ. Elle fut ainsi sauvée 5 et figura l'Eglise des Gentils. De là cette parole du Sauveur aux pharisiens orgueilleux: «En vérité, je vous le déclare, les publicains et les courtisanes entreront avant vous dans le royaume des cieux». Ils entreront avant vous, parce qu'ils font violence. Ils heurtent par la foi, et tout cède à la foi; nul ne peut leur résister;

1. Gn 32,28.- 2. Ps 86,3-4. - 3. Jos 2 Jos 6,25.- 4. Mt 21,31

parce que ceux qui font violence, emportent ce royaume, selon cette parole: «Le royaume des cieux souffre violence, et ceux qui font violence l'emportent 1». Voilà ce que fit le larron 2,plus fort à la croix que dans ses brigandages. «Je me souviendrai de Rahab et de Babylone». Babylone était la ville du siècle. De même qu'il n'y avait qu'une ville sainte nommée Jérusalem, il n'y avait qu'une ville de l'iniquité appelée Babylone; tous les impies appartiennent à Babylone, comme tous les saints à Jérusalem. On sort de Babylone pour aller à Jérusalem. Et comment, sinon par celui qui justifie l'impie 3? La cité des saints est donc Jérusalem, comme Babylone est la cité des méchants. Or, celui qui justifie l'impie est venu; car «je me souviendrai», dit-il, « non seulement de Rahab», mais aussi «de Babylone». Mais pourquoi se souviendra-t-il de Rahab et de Babylone? «Parce qu'elles m'ont connu». Aussi l'Ecriture a-t-elle dit quelque part: «Répandez votre colère sur les nations qui ne vous ont point connu 4». Ici il dit: «Répandez votre colère sur les nations qui ne vous ont point connu»; et ailleurs: «Prévenez de votre miséricorde ceux qui vous connaissent 5». Et pour vous montrer que Rahab et Babylone sont prises ici pour les Gentils; comme si on lui demandait: Pourquoi «vous souvenir de Rahab et deBabylone qui vous connaissent?» Pourquoi parler ainsi? «Ce sont les étrangers», répond-il, qui appartiennent à Rahab, à Babylone, «c'est Tyr». Mais jusqu'où prendrez-vous ces nations? Jusqu'aux extrémités de la terre. Car il a pris pour son peuple celui qui est aux derniers confins de la terre. « Jusqu'au peuple de l'Ethiopie», dit-il, «qui a été là». Si donc l'on y retrouve Rahab, si l'on y est venu de Babylone, si l'on y voit Tyr et le peuple des Ethiopiens, c'est avec raison, «ô cité de Dieu, que l'on célèbre tes merveilles».

7. Mais reconnaissez ici un grand mystère. Rahab est ici par celui qui y fait venir Babylone, et cette Babylone a dépouillé Babylone pour devenir Jérusalem. La fille est divisée d'avec sa mère, et commence à devenir membre de cette reine à laquelle on dit: «Oubliez votre peuple et la maison de votre père, car le roi s'est épris de votre

1. Mt 11,12. - 2. Lc 23,40-43.- 3. Rm 4,5.- 4. Ps 88,6.- 5. Ps 30,11

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beauté 1». Comment Babylone pourrait elle aspirer à Jérusalem? Comment Rahal arriverait-elle à ces fondements? Comment pourraient y venir les étrangers? Comment Tyr? Comment les peuples de l'Ethiopie Ecoute bien: « Un homme dira: Sion est ma mère 2». Donc, il est un homme qui dit: «Sion est ma mère», et c'est par lui que ceux-ci viennent en Sion. Mais quel est cet homme? Le Prophète nous l'indique, si nous savons l'entendre et le comprendre: «Un homme dira: Sion est ma mère». Comme si l'on demandait au Prophète quel est cet homme par qui Rahab et Babylone, et les étrangers, et Tyr, et les Ethiopiens viendront à Jérusalem. Voici, répond-il: «Un homme dira: Sion est ma mère; un homme a été fait en elle, et cet homme est le Très-Haut qui l'a fondée». Quoi de plus clair, mes frères? Oui, assurément, «ô cité sainte, on a dit de toi les plus surprenantes merveilles». Voici qu'un homme dira: « Sion est ma mère». Quel est cet homme? « Celui qui a été fait homme en elle». Un homme donc a été fait en elle, et cet homme l'a fondée. Comment a été fait en elle celui-là même qui l'a fondée? Pour qu'un homme fût fait en elle, déjà elle était fondée. Comprends, si tu le peux. Car il dira: «Sion est ma mère»; mais celui qui dira: «Sion est ma mère, est homme»: or, «un homme a été fait en elle»; mais «celui qui l'a fondée» n'est point homme, il est le «Très-Haut». Il a donc fondé la ville où il devait naître, quand il a créé celle qui devait être sa mère. Quelle merveille, mes frères ! quelles promesses ! quelles espérances ! C'est pour vous que le Très-Haut a fondé une cité: il appelle cette cité sa mère, c'est en elle qu' «il a été fait homme, et le Très-Haut l'a fondée».

8. Mais comme si l'on demandait: D'où savez-vous ces choses? Nous venons de chanter ces paroles, et le Christ en son humanité les chante pour nous tous, lui homme pour nous et Dieu avant nous. Mais quelle grandeur d'avoir été avant nous? Avant la terre et le ciel, avant les siècles. C'est donc ce Dieu fait homme pour nous, dans cette cité, c'est le Très-Haut qui l'a fondée. D'où le savons-nous? « Le Seigneur le racontera dans les annales des peuples». Car voilà ce que dit ensuite

1. Ps 44,11-12. - 2. Cette variante vient des Septante. Ps 86,5

le psaume: «Un bomme dira: Sion est ma mère, et cet homme a été fait en elle, c'est lui, le Très-Haut, qui l'a fondée. Le Seigneur le racontera dans les annales des peuples et des princes 1». De quels princes? De ceux qui ont été faits en elle. Les princes qui ont été faits en elle, sont devenus ses princes. Car avant qu'ils fussent princes dans cette cité, Dieu avait choisi ce qu'il y a de méprisable dans le monde pour confondre les forts 2. Le pêcheur était-il un prince? Est-ce un prince qu'un publicain? Oui, ils sont des princes; car ils ont été faits princes dans cette ville. Quels sont ces princes? Des princes qui sont venus de Babylone, des princes selon le monde ont embrassé la foi et sont venus à Rome, dans cette capitale de Babylone; et sans aller au palais des Empereurs, ils sont allés au tombeau d'un pêcheur. Pourquoi sont-ils devenus des princes? Parce que Dieu a choisi ce qu'il y a de faible pour confondre les forts, ce qu'il y a de méprisable, ce qui n'est rien pour détruire ce qui est 3. Telle est l'oeuvre de celui qui relève le pauvre de la poussière, et l'indigent de son fumier. Pourquoi le relever? Pour le faire asseoir entre les princes, entre les princes de son peuple 4. Quelle merveille ! mes frères, quelle joie ! quelle allégresse ! Des orateurs sont venus ensuite dans cette cité, mais ils n'y seraient point venus, si les pêcheurs ne les y avaient précédés. Grandes merveilles que tout cela; mais où s'accomplissent de telles merveilles, sinon dans cette cité de Dieu, dont on a dit tant de miracles?

9. Aussi réunissant tant de sujets de joie, que dira le Prophète pour conclure? «Tu es le séjour de tous ceux qui tressaillent d'allégresse 5». Elle est donc la cité de la joie, la cité de tous ceux qui s'abreuvent de délices. Ici-bas nous sommes dans la tristesse, là nous aurons une joie sans mélange et sans fin. Il n'y aura ni labeur, ni gémissement; aux supplications succédera la louange. Nul donc ne sera sans délices: nul gémissement, nul soupir, mais la jouissance dans la joie. Nous serons en présence de celui qu'appellent nos soupirs, et semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu'il est 6. Là toute notre tâche sera de louer Dieu, de jouir de Dieu. Que pourrions-nous chercher, quand celui qui a tout fait, nous

1. Ps 86,6. - 2. 1Co 1,27. - 3. 1Co 1,28. - 4. Ps 112,7-8. - 5. Ps 86,7 - 6. 1Jn 3,2

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suffit? Il habitera en nous, et nous habiterons en lui; tout lui sera soumis, afin qu'il soit Dieu tout en tous 1. «Bienheureux donc ceux qui habitent votre demeure». Pourquoi bienheureux? Parce qu'ils auront de l'or, de l'argent, une maison nombreuse, de nombreux enfants? Pourquoi bienheureux? « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront dans les siècles des siècles 2». Telle est la tâche ou plutôt le repos qui les rendra heureux. N'ayons donc, mes frères, d'autre désir que d'arriver à ce bonheur; préparons nous à bénir Dieu, à nous réjouir en Dieu. Nous vous le disions hier, autant qu'il était en nous: il n'y aura plus d'oeuvre de miséricorde, puisqu'il n'y aura plus de misère. Tu n'y rencontreras ni pauvres à secourir, ni l'homme nu à revêtir, ni l'homme qui a soif, ni l'étranger, ni aucun malade à visiter, ni aucun mort à ensevelir, ni des hommes en procès à réconcilier. Que feras-tu donc? Des besoins corporels te forceront-ils à défricher, à labourer, à pratiquer le négoce, à voyager? Ce sera le repos suprême; car il n'y aura plus de ces travaux que la nécessité nous impose: et avec la nécessité disparaîtront les oeuvres de nécessité. Qu'arrivera-t-il donc? Le Prophète l'a dit, comme une langue humaine le peut dire e Tu es comme le séjour de tous ceux qui «tressaillent de joie». Pourquoi comme le séjour? Parce que la joie que nous ressentirons alors, est de celles que nous ne connaissons point. Je vois ici-bas bien des délices, beaucoup se réjouissent en cette vie, l'un pour tel motif, l'autre pour tel autre motif; mais je ne trouve rien de comparable à cette joie, qui sera comme un agrément sans fatigue. Si je dis simplement un agrément, tel homme va penser à l'agrément qu'il trouve à boire, dans un festin, dans l'avarice, dans les honneurs d'ici-bas. Car les hommes trouvent là des transports et une espèce de folie: mais, «il n'y a point de joie pour l'impie», a dit le Seigneur 3. Il est donc une joie que l'oeil n'a point vue, que l'oreille n'a pas entendue, qui n'est pas entrée dans le coeur de l'homme 4. «Tous ceux qui demeurent en vous, sont

1. 1Co 15,28. - 2. Ps 83,5. - 3 Is 48,22 suiv. les Septante. - 4. 1Co 2,9

comme dans la joie». Préparons-nous donc à une joie supérieure; nous pouvons bien en trouver des images ici-bas, mais elle n'y est point: ne nous préparons point à jouir dans le ciel de ce qui fait ici-bas notre joie, autrement notre abstention deviendrait l'avarice. Vous invitez des hommes à un repas magnifique, où l'on doit servir beaucoup de mets recherchés; ils ne dînent pas: et si vous en demandez la cause, ils répondent: Nous jeûnons. Jeûner est assurément une oeuvre sainte, une oeuvre chrétienne. Mais ne vous hâtez pas de louer; cherchez la cause, et vous verrez qu'il s'agit du ventre, et non de la religion. Pourquoi ce jeûne? C'est de peur que des mets vulgaires n'embarrassent l'estomac, et qu'on ne puisse toucher ensuite aux mets délicats. C'est donc la sensualité que l'on recherche dans le jeûne. Chose étrange que le jeûne! tantôt il réprime les appétits, la sensualité, tantôt il les favorise. Si donc, mes frères, c'est un plaisir semblable que vous espérez dans cette patrie, où nous invite la trompette céleste, si vous vous abstenez des plaisirs d'ici-bas, pour en recevoir de semblables et au centuple là haut; vous ressemblez à ceux qui jeûnent pour mieux manger, et qui sont tempérants par intempérance. Arrière toutes ces pensées! Préparez-vous à des joies ineffables, et purifiez votre coeur de toutes les affections de la terre, de tous les plaisirs du siècle. Nous venons dans le ciel, et ce que nous verrons nous rendra bienheureux, et cette vue seule nous suffira. Eh! quoi donc? Nous ne mangerons point? Oui, sans doute, nous mangerons, et telle sera notre nourriture, qu'elle nous rassasiera, sans nous manquer jamais. «Tous ceux qui demeurent en vous, sont comme dans la joie». Nous avons dit quelle sera cette joie: «Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ô mon Dieu, ils vous béniront dans les siècles des siècles». Louons donc le Seigneur ici-bas, autant qu'il est en nous; mêlons nos gémissements à nos louanges, car en louant Dieu, nous le désirons, sans le posséder encore. Et quand nous le posséderons, nous serons tout en lui, le gémissement disparaîtra pour faire place à la louange, notre unique, notre pure et notre éternelle préoccupation.



DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXVII (1) - LA PASSION DU CHRIST DANS L'ÉGLISE.

88 Ps 88


Ce choeur qui doit répondre, c'est l'Eglise qui chante le Christ, et qui doit, dans ses membres, passer par les mêmes douleurs que le Christ. Car le psaume est pour les fils de Coré, ou du Calvaire. Le Christ a donc prié en son humanité, il a souffert, parce qu'il a voulu personnifier en lui tout son corps qui est l'Eglise. Il a été libre dans la mort, parce qu'il donnait lui-même sa vie, et qu'il l'a reprise le troisième jour. Il était dans les ténèbres comme ceux qu'il était venu en délivrer. La colère de Dieu paraissait appesantie sur lui, elle n'a fait que passer, et les prophéties se sont accomplies; ses proches ne comprenant pas ses douleurs, l'ont méconnu, se sont séparés de lui; ses yeux ou les Apôtres privés de sa lumière, ont langui. Alors il prie du haut de la croix, il s prié tout le jour par ses bonnes oeuvres, qui n'ont point touché des coeurs sans vie, incapables de comprendre les miracles, de ressusciter à la voix des médecins. Encore céderont-ils à la grâce? Car c'est Dieu qui ressuscite par la grâce, qui appelle par les Apôtres, qui nous amène à la confession, véritable signe de conversion. Qui dira la vérité à ces âmes sans vie, et qui ont perdu la lumière? De là remercions Dieu qui nous ressuscite comme il ressuscite les morts; de là aussi cette prière vive qui doit s'élever à Dieu, que Dieu n'exauce pas aussitôt, afin d'en attiser l'ardeur; prière qui est celle de l'Eglise exilée, et qui doit durer jusqu'à ce que tous ses membres soient dans ta patrie.

1. Le titre du psaume quatre-vingt-septième a quelque chose de nouveau, qui embarrasse l'interprète. Dans aucun autre psaume, nous ne trouvons ce que nous rencontrons ici: « Pour Melech, à répondre». Nous avons pu voir ailleurs ce que signifie et psaume du cantique, et cantique du psaume; souvent encore nous avons expliqué ces expressions: « Aux fils de Coré», que nous rencontrons fréquemment, ainsi que «pour la fin»; mais ces expressions: « Pour Melech, à répondre», c'est là un titre nouveau. «Pour Melech», peut se traduire en latin, pour le choeur, car le mot hébreu «Melech», signifie choeur. Or, qu'est-ce à dire pour le choeur, à répondre? sinon que le choeur doit unir ses accords pour répondre à celui qui chante? D'autres psaumes, nous devons le croire, ont été chantés de la sorte, bien qu'ils aient eu d'autres titres; c'était sans doute un moyen de varier, et d'éviter l'ennui. Car celui-ci n'est pas le seul auquel tout un choeur ait répondu, puisqu'il n'est pas le seul qui prophétise la passion du Seigneur. S'il y a une autre raison qui motive la variété des titres, et par laquelle on puisse nous montrer que dans cette variété, cloaque titre est tellement propre à chacun des psaumes, qu'il ne pourrait servir à un autre; j'avoue pour moi,

1. Probablement après l'exposition du Psaume XLI dont il est question au n. 7,et peut-être du Psaume LXVII.

qu'après bien des efforts, je n'ai pu la découvrir; et ce que j'ai vu de ce qu'ont écrit ce qui en ont parlé avant moi, n'a pu répondre ou à mon attente, ou à ma lenteur. Je dirai donc ce qui me paraît de mystérieux dans cette expression: Pour le choeur à répondre, c'est-à-dire en quoi le choeur doit répondre au chantre. Il y a ici une prophétie de la passion du Seigneur. Or, l'apôtre saint Pierre a dit: «Le Christ a souffert pour nous, afin que nous suivions ses traces 1»; c'est là répondre. L'apôtre saint Jean dit à son tour: «De même que le Christ a donné sa vie pour nous, de même nous devons donner notre vie pour nos frères 2». Voilà répondre encore. Or, le choeur désigne l'accord qui est le fruit de la charité. Quiconque, dès lors, pour imiter la passion du Sauveur, livrerait son corps aux flammes, sans avoir la charité, ne répondrait point en choeur, et cela ne lui servirait de rien 3 . Ainsi donc, de même que dans l'art musical, il y a, comme les savants ont pu l'exprimer en latin, le praecentor et le succentor, le premier pour donner au chant l'intonation, le second pour chanter ensuite; de même dans ce cantique de la passion, après le Christ qui ouvre la marche, vient le choeur des martyrs, qui le suit jusqu'à la fin ou l'acquisition des couronnes éternelles. Ce chant est en effet «pour les fils de Coré», or

1. 1P 2,21. - 2. 1Jn 3,16. - 3. 1Co 31,3

320

pour ceux qui imiteront la passion du Christ. Car le Christ a été crucifié au Calvaire 1, et en hébreu calvaire se dit Coré. Ce serait là le sens «d'Eman Israélite», qui termine le titre du psaume, car Eman signifie son frère. Or, le Christ a élevé au rang de ses frères, ceux qui ont compris le mystère de la croix, qui loin d'en rougir y mettent au contraire toute leur gloire, sans s'élever de leurs mérites, sans méconnaître sa grâce; en sorte que l'on peut dire à chacun d'eux: «Voilà un vrai Israélite sans déguisement 2»; ainsi que l'Ecriture témoigne de Jacob qu'il était sans fraude 3. Ecoutons donc la voix prophétique du Christ, qui chante en ce psaume, afin que le choeur de ses saints lui réponde, soit en l'imitant, soit en lui rendant grâces.

2. «Seigneur, Dieu de mon salut, j'ai crié vers vous pendant le jour et pendant la nuit, en votre présence. Que ma prière pénètre jusqu'à vous, daignez prêter l'oreille à mes supplications 4». Le Seigneur a prié en effet, non selon la forme de Dieu, mais selon la forme de l'esclave, car c'est en ce sens qu'il a souffert. Il a prié quand tout était calme autour de lui, c'est-à-dire pendant le jour, et quand il était dans l'affliction, ce qui selon moi signifie la nuit. Pour sa prière, elle trouve accès auprès de Dieu quand elle est exaucée, et Dieu incline son oreille quand il nous écoute dans sa miséricorde; car en Dieu il n'y a point de membres corporels comme en nous. Il y a ici une répétition d'usage; et en effet: « Que ma prière pénètre jusqu'à vous», est identique à: «Prêtez l'oreille à mes supplications».

3. «Parce que mon âme est remplie de maux, et ma vie s'est approchée de la tombe 5». Oserions-nous bien dire que l'âme du Christ fut rassasiée de maux, quand toutes les douleurs de sa passion n'ont eu de pouvoir que sur sa chair? De là vient qu'en exhortant ses disciples à souffrir courageusement, et comme pour les inviter à lui répondre en choeur, il leur dit: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui n'ont point le pouvoir de tuer l'âme 6». Son âme donc, que ses persécuteurs ne pouvaient tuer, pouvait-elle être rassasiée de maux? Si cela est vrai, voyons de quels maux. Ce ne pouvait être de ces vices qui imposent à l'homme le

1. Mt 27,33.- 2. Jn 1,47.- 3. Gn 25,27. - 4. Ps 78,2-3. - 5. Ps 78,4. - 6. Mt 10,28

joug de l'iniquité, que son âme était rassasiée. Ces maux sont peut-être les douleurs aux- quelles son âme fut en proie en prenant sa chair en pitié; car ce que l'on appelle douleur du corps ne saurait exister sans l'âme; et quand elle est inévitable, elle est précédée en nous d'une tristesse dont l'âme seule est le siége. Ainsi donc l'âme peut être affligée sans que le corps souffre; mais le corps ne peut souffrir sans l'âme. Pourquoi donc ne disons-nous point que l'âme du Christ fut saturée des péchés de l'homme, mais seulement des misères de l'homme, puisqu'un autre Prophète nous dit qu'il a souffert pour nous 1; puisque, selon l'Evangéliste: «Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à s'affliger et à s'attrister», et que le Seigneur dit de lui-même: «Mon âme est triste jusqu'à la mort 2?» Voilà ce que voyait le Prophète qui a écrit le psaume, et ce qui lui fait dire: «Mon âme est rassasiée de misères, et ma vie s'est approchée de la tombe». Il ne fait que dire en d'autres termes cette parole de Jésus-Christ: «Mon âme est triste jusqu'à la mort»; puisque «mon âme est triste», est identique à «mon âme est rassasiée de misères», et «jusqu'à la mort», identique à «ma vie s'est approchée de la tombe». Or, si Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu ressentir en lui ces mouvements de l'infirmité humaine, ainsi que cette chair de l'homme, et la mort de cette même chair, ce n'est point par nécessité, mais par un effet de sa compassion. C'est qu'il lui a plu de personnifier en lui tout son corps, ou cette Eglise dont il a daigné se faire le chef; en sorte qu'il représente ses membres dans ses saints et dans ses fidèles. Et dès lors, s'il arrive à quelqu'un d'entre eux de passer par la douleur et par la tristesse, au milieu des épreuves humaines, qu'il ne se croie point déshérité de la grâce; qu'il ne regarde point ces ressentiments comme des péchés, mais comme des marques de l'humaine infirmité, et qu'un membre s'instruise à l'exemple du chef, comme le choeur répond à la voix du premier chantre. Nous lisons en effet de l'apôtre saint Paul, un des principaux membres de ce corps mystique, et nous lui entendons avouer que son âme est en proie à de semblables misères, quand il dit qu'il ressent une tristesse

1 Is 53,4. - 2. Mt 26,77 Mt 26,38

321

profonde, qu'une douleur continuelle traverse son coeur à la pensée dises frères qui sont les Israélites 1. Et dire que Notre-Seigneur fut aussi attristé à leur sujet aux approches de sa passion, en laquelle ce peuple allait commettre le plus grand des crimes; c'est là, je pense, ne dire que la vérité.

4. En fin, cette parole qu'il a dite sur la croix: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font 2», est marquée clairement dans ce qui suit: «J'ai été mis au nombre de ceux que l'on descend au tombeau 3»; assurément par ces hommes qui ne savaient ce qu'ils faisaient, qui crurent que le Christ mourait comme meurent les autres hommes, comme contraint par une invincible nécessité. Car il appelle tombeau la profondeur ou de sa misère ou de l'enfer.

5. «J'ai été comme un homme sans secours, libre entre les morts 4». Dans ces paroles nous voyons clairement le Sauveur. Quel autre eût pu être libre parmi les morts, que celui qui, avec la ressemblance du péché 5,était seul sans péché? De là vient qu'il dit à ceux qui follement se croyaient libres «Quiconque fait le péché, est esclave du péché 6». Et comme nous devions être délivrés du péché par celui qui était sans péché: «Si le Fils vous délivre», leur dit-il, «vous «serez vraiment libres 7». Celui-là donc était «libre entre les morts», qui avait le pouvoir de donner sa vie et de la reprendre 8,lui à qui nul ne pouvait l'ôter, mais qui la donnait librement; qui pouvait ressusciter à son gré cette chair, comme un temple que les Juifs auraient détruit 9 lui qui, abandonné de tous, ne demeura pas néanmoins seul, puisque son Père ne l'abandonna pas 10, comme il l'assure lui-même; lui qui pria pour ses ennemis qui ne savaient ce qu'ils faisaient, qui lui criaient: «Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même: s'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix, et nous croirons en lui. Que Dieu le délivre, s'il l'aime 11», et qui était extérieurement «comme un homme sans secours, comme ces blessés de la mort qui dorment dans le sépulcre». Mais le Prophète ajoute: «Effacés de votre souvenir». Voilà ce qui établit une différence entre le Christ et les autres morts. À la vérité,

1. Rm 9,2-4, - 2. Lc 23,34.- 3. Ps 78,5 - 4. Ps 78,6. - 5. Rm 8,3.- Jn 8,34.- 6. Jn 8,36. - 7. Jn 10,18. - 8. Jn 10,18.- 9. Jn 8,29.- 10. Mt 27,40-43

rité, il a été blessé, mis à mort, placé dans le sépulcre 1; mais ceux qui ne savaient ce qu'ils faisaient, qui ne le connaissaient point, l'ont cru semblable à ceux qui meurent de leurs blessures, qui dorment dans le tombeau, dont Dieu ne se souvient pas encore, c'est-à-dire dont le temps n'est point venu pour la résurrection. C'est l'usage des Ecritures d'employer le mot dormir en parlant des morts, parce qu'elle veut nous faire comprendre qu'ils s'éveilleront ou qu'ils ressusciteront. Mais ce blessé qui dormait dans le sépulcre s'éveilla le troisième jour, et devint comme le passereau solitaire sur le toit 2,c'est-à-dire qu'il est à la droite de son Père dans le ciel: car il ne meurt plus, la mort n'a plus d'empire sur lui 3. Telle est la différence qui l'élève bien au-dessus des autres dont Dieu ne se souvient point encore pour lès ressusciter, car il réserve aux membres pour la fin des temps, ce qui est arrivé d'abord aux chefs. On dit en effet que Dieu se souvient quand il agit, et qu'il oublie quand il n'agit point encore. Mais en Dieu il n'y a aucun oubli, puisqu'il ne change point, comme il n'y a pas de souvenir, puisqu'il n'oublie point. «J'ai été traité par ceux qui ne connaissaient point ce qu'ils faisaient, comme un homme sans secours», bien que «je fusse libre entre les morts». Aux yeux de ceux qui ne savaient ce qu'ils faisaient : «J'étais commue ces blessés de la mort qui dorment dans le sépulcre; et alors votre main les a retranchés». C'est-à-dire, quand ils m'ont regardé de la sorte, eux-mêmes «ont été retranchés par votre main»; en d'autres termes, privés des secours de votre main, alors qu'ils me croyaient sans secours. «Car ils ont creusé une fosse sous mes yeux», est-il dit dans un autre psaume, «et ils y sont tombés eux-mêmes 4». Il est mieux, je crois, d'entendre ainsi les paroles de notre psaume : «Ils ont été retranchés par votre main», que de les rapporter à ceux qui dorment dans le sépulcre, et dont Dieu ne se souvient point encore: puisqu'il y a certainement parmi eux des justes, dont Dieu ne se souvient point pour les ressusciter, et dont il est dit néanmoins: «Les âmes des justes sont dans la main de Dieu 5»; c'est-à-dire qu'elles reposent sous la protection du Tout-Puissante, et

1. Mt 27,50-60.- 2. Ps 101,8. - 3. Rm 6,9. - 4. Ps 57,7.- 5. Sg 3,1.- 6. Ps 91,1

322

qu'elles demeurent à l'ombre du Dieu du ciel. Mais ceux-là sont rejetés de la main de Dieu, qui ont cru que le Christ en était rejeté parce qu'ils avaient pu le mettre à mort avec des scélérats.

6. «Ils m'ont placé», continue le Prophète, dans une fosse profonde 1», ou plutôt, «dans la fosse la plus basse», comme on lit dans le grec 2. Or, quelle est cette fosse profonde, sinon une misère tellement profonde, qu'il n'est rien au delà? De là cette parole : «Vous m'avez tiré de l'abîme de misère 3. Ils m'ont placé dans des lieux ténébreux, à l'ombre de la mort»; ils croyaient m'y mettre, eux qui ne savaient ce qu'ils faisaient, qui ne connaissaient pas celui que nul prince du siècle n'a connu 4. Par cette ombre de la mort, je ne sais si l'on doit entendre la mort corporelle, ou plutôt celle dont il est écrit : «Que la lumière s'est levée pour ceux qui étaient assis dans les ténèbres, à l'ombre de la mort 5»; parce que la foi à la lumière et à la vie les a tirés des ténèbres et de la mort de l'impiété. C'est parmi eux qu'avaient rangé le Sauveur, ceux qui ne le connaissaient point, et dans leur ignorance, ils l'ont mis au rang de ceux qu'il est venu détourner de ces ténèbres.

7. «Votre indignation s'est appesantie sur moi 6», ou «votre colère», comme on lit dans certains exemplaires, ou «votre fureur», comme on lit en d'autres. Car l'expression grecque Tumos, a été traduite différemment. Quand on lit orgué dans le grec, nul traducteur n'hésite à traduire ira, colère, mais quand on rencontre Tumos, la plupart ne veulent point traduire par colère, bien que les grands auteurs de l'éloquence latine, dissertant sur les philosophes grecs, aient traduit en latin ce mot par ira, ou colère. Ne nous y arrêtons pas plus longtemps, et si nous devons employer une autre expression, je préfère le mot indignation à fureur, car dans la langue latine, fureur ne se dit ordinairement pas des hommes rassis. Comment donc entendre: «Votre colère s'est appesantie sur moi», sinon dans le sens de ceux qui ne connaissaient point le Seigneur de la gloire 7? Ils croyaient que la colère de Dieu, non-seulement était soulevée, mais encore appesantie sur lui, puisqu'ils avaient pu le livrer à la

1. Ps 78,7.- 2. Grec katotato. - 3. Ps 39,3. - 4. 1Co 2,8.- 5 Is 9,2.- 6. Ps 78,8.- 7. 1Co 2,8

mort, non point à une mort telle quelle, mais à ce genre de mort qu'ils avaient le plus en horreur, à la mort de la croix. De là cette parole de l'Apôtre: «Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant malédiction pour nous: car il est écrit: «Maudit soit Celui qui est suspendu au gibet 1». Aussi quand il veut nous faire apprécier son obéissance jusqu'à la mort: «Il s'est humilié», nous dit-il, «en se faisant obéissant jusqu'à la mort 2». Et comme cela lui paraissait peu, il ajoute: «Et jusqu'à la mort de la croix». Aussi le Prophète, après ce qui précède, a-t-il ajouté: «Et toutes vos suspensions»; ou selon d'autres traducteurs, « tous vos flots»; ou selon d'autre encore, «tous vos élans, vous les avez fait fondre sur moi». Il est écrit dans un autre psaume: «Toutes vos suspensions et tous vos flots sont venus sur moi 3», ou comme d'autres on traduit avec plus de raison, «ont passé sur moi». Il y a dans le grec, dielthon, et non eiselthon. Et quand on trouve les deux expressions, «suspensions» et «flots», on ne saurait mettre l'une pour l'autre. Or, nous avons assigné aux suspensions le sens de menaces, et aux flots le sens d'afflictions. Les unes et les autres viennent selon le jugement de Dieu. Mais là il est dit qu' « elles sont passées», ici «vous les avez appelées sur moi». Là donc, bien que plusieurs menaces soient accomplies, tous les maux qu'il a voulu comprendre dans cette expression, «ont passé sur moi», dit le Prophète. Ici: «Vous les avez amenées sur moi.» Passer, se dit en effet de ce qui n'atteint pas, comme les suspensions, et de ce qui atteint comme les flots. Mais quand il s'agit « des suspensions», il ne dit point: Elles ont passé sur moi; mais: «Vous les avez amenée sur moi», pour montrer que toutes les menaces se sont accomplies; or, tout cela était suspension sur lui, tant que la prophétie renfermait, comme une menace pour l'avenir, tout ce qui s'est accompli dans la suite au temps de sa passion.

8. «Vous avez éloigné de moi tous cens qui me connaissaient 4». Si par le mot notos meos, du latin, nous entendons tous ceux que le Christ connaissait, nous diront tout le monde; qui en effet ne connaissait-il

1. Ga 3,13 Dt 21,23.- 2. Ph 1,8.- 3. Ps 41,8 - 4. Ps 78,9

323

pas? Mais le Prophète entend ici tous ceux qui le connaissaient; autant du moins qu'ils pouvaient le connaître, en ce sens du moins qu'ils croyaient à son innocence, bien qu'ils ne vissent en lui qu'un homme, et non un Dieu. Toutefois il pouvait entendre par ce mot de flou, ou connus, ceux qui lui sont agréables, comme il appelle inconnus les méchants qu'il doit réprouver au dernier jour, en leur disant: «Je ne vous connais point 1». Quand le Prophète ajoute: «Ils m'ont eu en abomination», on peut encore entendre ceux mêmes qu'il appelle ses connus ou intimes, et qui avaient en horreur son genre de supplice: toutefois il est mieux d'appliquer ces paroles aux persécuteurs du Christ, dont le Prophète a parlé auparavant. « J'ai été livré», dit-il, « et je ne pouvais sortir». Est-ce parce que ses disciples étaient au dehors 2,quand on le jugeait dans l'intérieur du palais, ou plutôt faut-il donner à cette expression « je ne sortais point» un sens plus relevé, c'est-à-dire, je me renfermais dans mon intérieur, je ne montrais point qui j'étais, je ne me faisais point connaître, je ne me manifestais point? Le Prophète ajoute: «Mes yeux ont langui dans l'indigence 3». De quels yeux faut-il entendre ces paroles? S'il est question des yeux de cette chair dans laquelle il souffrait, nous ne lisons point dans la passion, que l'indigence les ait fait languir, comme il est ordinaire à la faim d'amener la défaillance. Car il fut livré après la Cène, et crucifié le même jour. S'il est question des yeux intérieurs, comment se seraient-ils affaiblis par l'indigence, puisqu'ils avaient l'inextinguible lumière? Mais par ses yeux, il entend ceux des membres de ce corps dont il était la tête, et qu'il aimait d'un amour plus particulier commue les membres les plus éclairés et les plus apparents. C'est de ce corps que l'Apôtre a dit, en le comparant avec le nôtre: «Si le corps est tout oeil, où sera l'ouïe? s'il est tout ouïe, où sera l'odorat? Or, si tous les membres n'étaient qu'un seul membre, ou serait le corps? Mais il y a plusieurs membres, et tous ne font qu'un même corps. L'oe il ne peut pas dire à la main: Je n'ai pas besoin de toi. Et si la main disait: Puisque je ne suis pas l'oeil, je mie suis pas du corps, en ferait-elle moins partie du corps?» Et pour marquer

1. Mt 7,23.- 2. Mt 26,56. - 3. Ps 78,10

plus clairement encore ce qu'il veut faire comprendre, l'Apôtre ajoute: «Vous êtes le corps de Jésus-Christ et ses membres 1». Ses yeux donc étaient les saints Apôtres, à qui le sang et la chair ne l'avaient pas révélé, mais son Père céleste, qui avait fait dire à Pierre: «Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant 2». Or, ces Apôtres le voyant livré et en proie à de telles douleurs, mais ne le voyant point tel qu'ils désiraient, c'est-à-dire qu'il ne sortait point dehors, ou plutôt ne manifestait point sa souveraine puissance, mais qu'il demeurait caché en lui-même, souffrant tout comme s'il eût été vaincu, ces Apôtres «étaient affaiblis par l'indigence», car ils n'avaient plus la lumière qui était comme leur nourriture.

9. «Et j'ai crié vers vous, Seigneur». C'est ce que le Sauveur fit ostensiblement à la croix. Mais il est bon de chercher comment nous devons entendre les paroles suivantes : «Durant tout le jour, j'ai élevé mes mains vers vous». Si par l'élévation de la main tu entends la potence de la croix, comment expliquer « tout le jour?» Fut-il donc suspendu à la croix pendant tout le jour, puisque la nuit appartient aussi au jour? Si le Prophète a voulu comprendre ici ce jour qui est séparé de la nuit, et qui est le jour proprement dit, déjà une première et grande partie du jour s'était écoulée quand le Christ fut mis en croix. Si cette expression, tout le jour, signifie tout le temps (car cette expression est au féminin, et dans la langue latine elle n'a d'autre signification que celle d'un temps, bien qu'il n'en soit pas ainsi en grec, puisque dans cette langue, jour est du féminin, et de là vient, selon moi, que les traducteurs l'ont ainsi rendu), alors la question devient plus difficile. Comment dire tout le temps de sa vie, puisque le Christ n'a pas même étendu ses mains en croix pendant tout un jour? Mais si l'on veut alors prendre la partie pour le tout, parce qu'il est d'usage dans l'Ecriture de parler ainsi, je ne trouve aucun exemple qui autorise à prendre le tout pour la partie, quand cette expression «tout le jour», est formellement employée. En effet, quand le Sauveur dit dans l'Evangile: «Ainsi le Fils de l'homme «sera dans le sein de la terre, trois jours et «trois nuits 3», il n'est pas contre l'usage d'entendre ici le tout pour la partie, puisqu'il ne

1. 1Co 12,12-27.- 2. Mt 16,16-17.- 3. Mt 12,40

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dit point: trois jours entiers, trois nuits entières. Il n'y eut en effet que le jour du milieu qui fut tout entier; des deux autres il y eut seulement la dernière et la première partie. Mais si dans cette expression il a voulu désigner sa prière, et non sa croix, prière qu'il adressait à Dieu Son Père, sous la forme de l'esclave, l'Evangile nous apprend qu'il pria longtemps avant sa passion, pendant sa passion et même à la croix; mais nulle part nous ne lisons qu'il l'ait fait tout le jour. Il est mieux dès lors d'entendre par cette élévation des mains, cette continuité des bonnes oeuvres que Jésus-Christ n'a point cessé de faire.

10. Mais parce que ses bonnes oeuvres n'avaient d'utilité que pour les hommes prédestinés au salut, et non pour tous les hommes, pas même pour tous ceux au milieu desquels il les opérait, le Prophète ajoute: «Ferez-vous des miracles parmi ceux qui sont morts 1?» Si nous entendons ces paroles de tous ceux dont la chair était sans vie, de grands prodiges furent opérés sur les morts, puisque plusieurs revinrent à la vie 2: et quand le Seigneur pénétra dans les enfers, et en sortit vainqueur de la mort, c'était en faveur des morts un grand miracle. Cette expression donc: «Ferez-vous des miracles parmi les morts», désigne ces hommes dont le coeur est tellement mort, que les miracles surprenants du Christ ne pouvaient les rappeler à la vie de la foi. Le Prophète ne dit point que Dieu ne fera point de merveilles parmi eux, en ce sens qu'ils ne les verront pas, mais en ce sens qu'ils n'en profiteront point. De même en effet qu'il dit: «Tout le jour j'ai élevé mes mains vers vous»; parce qu'il n'avait dans ses actions d'autre but que la volonté de son Père, et qu'il assurait souvent qu'il était venu pour accomplir cette volonté suprême 3: ainsi parce que ces oeuvres étaient accomplies sous les yeux d'un peuple infidèle, un autre Prophète a dit: «J'ai étendu les mains pendant tout le jour vers un peuple incrédule, et qui me contredit 4». Tels sont les morts pour qui Dieu n'a point opéré ses merveilles; non qu'ils ne les aient point vues, mais parce qu'ils ne sont point ressuscités. Voici la suite: «Les médecins rappelleront-ils à la vie, afin que l'on bénisse votre nom?» C'est-à-dire, les médecins rendront-ils la vie aux hommes qui vous

1. Ps 78,11. - 2.Mt 27,12.- 3. Jn 6,38. - 4. Is 65,2

béniront ensuite? On prétend qu'il en est autrement dans l'hébreu, et qu'au lieu de médecins il y a les géants. Mais les Septante, dont l'autorité est si grande, que ce n'est pas sans raison que l'on croit leur version dictée par l'Esprit d'en haut, à cause de leur accord admirable, ne se sont point trompés ici. lis ont saisi l'occasion de la ressemblance qui existe entre les mots hébreux, dont l'un signifie médecins, et l'autre géants, qui ont presque la même consonnance, et n'ont qu'une différence très légère, pour nous montrer comment nous devons entendre les géants. Si cette expression désigne, en effet, ces orgueilleux dont l'Apôtre a dit: u Où est «le sage? Où est le scribe? Où est le savant «de ce monde 1?» on a pu avec raison les appeler médecins, comme promettant de guérir les âmes par l'art de leur propre sagesse. C'est contre cette prétention que le Prophète a dit: «Le salut vient du Seigneur 2». Si nous prenons le mot de géant dans un sens favorable, comme il est appliqué au Seigneur lui-même: «Il a bondi semblable à un géant pour parcourir sa carrière 3»: en sorte qu'il soit lui-même le géant des géants, le tort d'entre les forts et les grands qui s'élèvent dans son Eglise par une force toute spirituelle; de même qu'il est la montagne des montagnes, puisqu'il est écrit de lui: «Voilà que dans les derniers jours la montagne du Seigneur apparaîtra, et s'élèvera sur le sommet des montagnes»; comme il est encore appelé le Saint des saints: alors il n'y a rien d'étonnant que ces grands et ces forts soient aussi appelés des médecins. De là ce mot de l'Apôtre saint Paul: «Je tâche de stimuler ma chair ou les Juifs, afin de sauver quelques-uns d'entre eux 4». Quoique ces médecins ne guérissent point les âmes par eux-mêmes, non plus que les médecins du corps ne le font d'eux seuls; cependant, par leur fidélité dans leur ministère, ils peuvent aider au salut, soulager les vivants, muais non ressusciter les morts, dont le psaume a dit: «Ferez-vous des merveilles parmi les morts?» La grâce de Dieu qui fait revivre les âmes des hommes, est trop intérieure, pour qu'elles puissent recevoir de quelques-uns de ses ministres des ordres de salut. Telle est la grâce qui nous est signalée dans l'Evangile, en ces termes:


1. 1Co 1,20. - 2. Ps 3,9.- 3. Ps 18,6.- 4 Is 2,2. - 5. Rm 11,14

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«Nul ne peut venir à moi, si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire»; et un peu après, il reprend avec plus de clarté: «Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie; mais il en est d'entre vous qui ne croient point». C'est après quoi l'Evangéliste ajoute: «Jésus savait dès le commencement quels seraient ceux qui ne croiraient point en lui, et celui qui le trahirait». Et voilà que cet Evangéliste poursuit en citant les paroles du Sauveur: «Et il leur disait: C'est pourquoi je vous l'ai dit, nul ne peut venir à moi, si ce pouvoir ne lui a été donné de mon Père 1». Il avait dit plus haut: «Il en est d'entre vous qui ne croient point». Et comme pour en marquer la cause, il ajoute: «C'est pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi, s'il ne lui a été donné de mon Père», afin de montrer que c'est de Dieu que nous vient cette loi par laquelle on croit, et on fait reprendre au coeur mort une vie nouvelle. Ainsi, quoi que fassent auprès des hommes ces prédicateurs éminents de la parole, ces grands esprits qui vont jusqu'à opérer des miracles pour persuader la vérité, bien qu'on puisse les considérer comme d'habiles médecins; si les hommes sont morts, et que votre grâce ne les ressuscite pas, «ferez-vous des miracles en faveur des morts, et les médecins ressusciteront-ils», et ceux qu'ils ressusciteront, vous confesseront-ils?» Car cette confession est un signe de vie, ainsi qu'il est écrit ailleurs: «La confession d'un mort est comme celle d'un homme qui n'existe plus 2».

11. «Quelqu'un dira-t-il votre miséricorde dans le tombeau, et dans la perdition votre vérité 3?» On sous-entend le verbe qui précède, comme s'il y avait dans ce verset: Quelqu'un dira-t-il votre vérité dans la perdition? Car l'Ecriture, surtout dans les psaumes, aime à joindre la vérité à la miséricorde. Mais «dans la perdition» est la répétition de ce qui a été dit plus haut: «Dans le sépulcre». Or, dire: «Dans le sépulcre», était dire tous ceux qui sont dans le sépulcre, saque désignait plus haut le nom de morts, ainsi qu'il est écrit: «Ferez-vous des miracles parmi les morts?» Pour une âme qui est morte, le corps est en effet un tombeau. Aussi le Seigneur a-t-il dit à ces hommes dans l'Evangile: « Vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui à l'extérieur paraissent beaux,

1 Jn 6,44 Jn 6,64-66. - 2. Si 17,26. - 3. Ps 78,12

et qui au dedans sont remplis d'ossements de morts et de corruption: de même au dehors vous paraissez justes aux hommes; mais au dedans vous êtes remplis d'hypocrisie et d'iniquité 1».

12. «Les ténèbres connaîtront-elles vos merveilles, et votre justice paraîtra-t-elle dans la terre de l'oubli 2?» Ce qui est « dans les ténèbres», est aussi «dans la terre de l'oubli». Or, ces ténèbres signifient les infidèles, selon cette parole de l'Apôtre: « Autrefois en effet vous étiez ténèbres 3». Ainsi la terre de l'oubli n'est que l'homme oublié de Dieu. Car l'âme infidèle peut arriver à des ténèbres si profondes, que l'insensé dise dans son coeur: «Il n'y a pas de Dieu 4». Voici donc la suite de tout ce qui est dit dans ces versets: «J'ai crié vers vous» au milieu des douleurs; «j'ai élevé mes mains, pendant tout le jour», c'est-à-dire je n'ai cessé d'étendre mes oeuvres, afin de vous glorifier, ô mon Dieu. Pourquoi cette fureur des impies contre moi, sinon parce que vous ne ferez point de merveilles parmi les morts? c'est-à-dire, parce qu'ils ne sont point touchés par la foi, que les médecins ne les ressusciteront point, et n'amèneront point à vous louer ceux en qui votre grâce n'agira point invisiblement, pour les entraîner à la foi; car nul ne vient à moi, à moins que vous ne l'attiriez. «Qui en effet racontera votre miséricorde dans le sépulcre?» c'est-à-dire, en parlera à cette âme sans vie, qui gît sous le poids du corps? «Qui dira votre vérité dans la perdition?» c'est-à-dire dans cette mort incapable de rien voir et de rien sentir? Est-ce en effet dans les ténèbres de cette mort, ou dans cet homme, qui a perdu en vous oubliant la lumière de la vie, «que l'on pourra connaître vos merveilles et votre justice?»

13. Toutefois on pouvait demander à quoi servent ces morts, et quel usage Dieu en tire pôur le corps du Christ, qui est l'Eglise. C'est pour montrer par là l'effet de la grâce de Dieu dans les prédestinés, qui sont appelés par le décret de la prédestination. Aussi tout le corps des élus dit-il dans un autre psaume: «Il est mon Dieu: sa miséricorde me préviendra: mon Dieu me le fera voir, dans le sort de mes ennemis 5».Aussi le Prophète continue, en disant: «Et moi j'ai crié vers vous, ô mon

1. Mt 23,27-28. - 2. Ps 78,13.- 3. Ep 5,8. - 4. Ps 13,1. - 5. Ps 58,11-12

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Dieu 1». Et ici nous devons entendre le Christ, qui parle au nom de son Eglise, ou de son corps mystique. Qu'est-ce à dire en effet «et moi», sinon que nous avons été, nous aussi, par nature, des enfants de colère, ainsi que les autres 2? Mais «j'ai crié vers vous», afin de recevoir le salut. Qui en effet met une différence entre moi et les enfants de colère, quand j'entends ce reproche terrible de l'Apôtre à tous les ingrats: «Qui est-ce qui met de la différence entre vous? Qu'avez-vous que vous n'ayez pas reçu? Et si vous avez reçu, pourquoi vous glorifier comme si vous n'aviez point reçu 3?» Le salut vient du Seigneur 4. Le géant ne se sauvera point par sa grande force 5; et comme il est écrit «Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé 6. Mais comment l'invoquer, s'ils ne croient point en lui? Comment croire en lui, s'ils n'en ont entendu parler? Comment en entendre parler, si nul ne leur prêche? Et comment prêcher, si l'on n'est envoyé 7? Ainsi qu'il est écrit: Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent la paix, qui prêchent les biens 8 !» Tels sont les médecins qui guérissent le malheureux, blessé par les voleurs; mais c'est le Seigneur qui l'a conduit dans l'hôtellerie 9: car ils ne travaillent que dans le champ du Seigneur. Mais ni celui qui plante n'est rien, non plus que celui qui arrose, c'est Dieu qui dorme l'accroissement 10. C'est pour cela que j'ai crié vers le Seigneur, ou que j'ai demandé au Seigneur le salut. Et comment l'invoquer, si je n'eusse cru en lui? Comment croire en lui, si je n'eusse entendu sa parole? Mais afin que je crusse à ses paroles, il m'a lui-même attiré car ce n'est point un médecin quelconque, mais lui-même, qui m'a délivré secrètement de la mort de mon âme. Beaucoup ont entendu en effet, puisque le bruit de leurs paroles a retenti dans tout l'univers, et que leurs prédications ont gagné les derniers rivages 11. Mais tous n'ont la la foi 12 et le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent 13. De là vient que je n'eusse point cru moi-même, si Dieu ne m'eût prévenu dans sa miséricorde 14, et s'il ne m'eût appelé intérieurement, s'il ne m'eût ressuscité, s'il ne m'eût attiré à lui, en me tirant de mes ténèbres pour m'amener

1. Ps 80,11-14. - 2. Ep 2,3. - 3. 1Co 4,7. - 4. Ps 3,9. - 5. Ps 32,16. - 6. Jl 2,32 - 7. Rm 10,13-15. - 8 Is 53,7.- 9. Lc 10,34. - 10. 1Co 3,7.- 11. Ps 18,5.- 12. 2Th 3,2.- 13. 2Tm 2,19. - 14. 1Co 1,28

à la lumière de la foi, comme il ressuscite les morts, comme il appelle ce qui n'est pas aussi bien que ce qui est. C'est pourquoi il dit ensuite: «Et au matin ma prière vous préviendra». Au matin, quand la nuit sera dissipée, ainsi que les ténèbres de l'infidélité. Mais pour que j'arrive à ce matin, c'est votre miséricorde qui m'a prévenu: or, il me reste une dernière lumière, qui doit illuminer les ténèbres les plus profondes, manifester les pensées des coeurs, afin que chacun reçoive de vous la louange, ô mou Dieu 1: maintenant dans cette vie, dans ce pèlerinage, dans cette lumière de la foi, qui est un jour en comparaison des ténèbres de l'infidélité, mais qui n'est que la nuit en comparaison de ce jour où nous vous verrons face à face; maintenant «ma prière vous préviendra».

14. Mais afin que cette prière soit fervente et de plus en plus vive, ce qui nous est utile, selon moi, au-delà de tout ce que l'on peut dire: Dieu diffère le bien qu'il doit nous donner pour l'éternité, et laisse nos voeux se multiplier. Aussi le psaume dit-il aussitôt: «Pourquoi, Seigneur, repousser ma prière 2?» C'est ce qui est déjà dit ailleurs: «O Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné 3?» Il demande seulement à connaître cette raison, sans accuser la divine sagesse d'agir sans motif: de même ici: «Pourquoi, ô Dieu, avez-vous repoussé ma prière?» Et cependant, avec un peu d'attention, nous trouvons que cette cause est indiquée dans ce qui précède. Car Dieu ne diffère d'exaucer les prières des saints, en éloignant d'eux le bien qu'ils désirent, et en les éprouvant par la tribulation, que pour attiser cette prière, comme on attise le feu sous le souffle qui résiste.

15. L'interlocuteur parcourt brièvement les douleurs qu'endure ici-bas le corps du Christ. Car ce n'est point le chef seul qui souffert, puisqu'il a dit à Saul: «Pourquoi me persécutez-vous 4?» et que Paul, déjà choisi et placé parmi les membres du même corps, s'écrie: «Qu'il achève en son corps ce qui manque à la passion du Christ 5. Pourquoi donc, ô mon Dieu,avez-vous rejeté ma prière, et détourné de moi votre visage? Je suis pauvre et dans le travail depuis ma

1. 1Co 4,5.- 2. Ps 78,15 - 3. Ps 21,2.- 4. Ac 9,4. - 5 Col 1,24

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jeunesse. Je n'ai été élevé que pour tomber dans l'humiliation et dans le trouble. Sur moi ont passé vos colères, et vos terreurs m'ont accablé. Elles m'ont environné tout le jour comme l'eau, elles m'ont environné toutes ensemble. La misère dont vous m'avez frappé, a éloigné de moi mes amis et mes proches 1». Tout cela est arrivé, tout cela arrive encore aux membres du corps mystique de Jésus-Christ. Dieu a détourné d'eux sa face, en ne les exauçant point dans ce qu'ils désiraient, quand ils ne savaient point ce qui leur était utile. Toute l'Eglise est pauvre; elle a faim, et dans son exil elle soupire après ce qui peut la rassasier dans la patrie, Elle est dans les travaux depuis sa jeunesse, car c'est le corps du Christ qui s'écrie dans un autre psaume: «Ils m'ont souvent attaqué dès ma jeunesse 2». Et si quelques-uns de ses membres sont élevés dès cette vie, c'est afin qu'ils en deviennent plus humbles. La colère de Dieu a passé aussi dans tout le corps du Christ, c'est-à-dire dans l'unité des saints et des fidèles, qui ont le Christ pour chef, mais elle n'y demeure point. Car ce n'est point du fidèle, mais de l'infidèle, qu'il est dit: « La colère de Dieu demeure sur lui». Les terreurs de Dieu épouvantent les chrétiens failles; car il est sage de craindre ce qui peut arriver, quand même il n'arriverait pas effectivement, Ces terreurs néanmoins troublent quelquefois l'esprit qui voit les maux dont il est menacé, au point que ses maux paraissent l'environner de toutes parts et le cerner comme une inondation. Et commue ces afflictions ne manquent jamais à l'Eghise exilée en

1. Ps 78,16-19. - 2. Ps 128,1. - 3. Jn 3,36

en ce monde, puisqu'ils assiégent tantôt l'un et tantôt l'autre de ses membres; le Prophète a dit: « Tout le jour», pour désigner une douleur continuelle, et qui durera jusqu'à la fin des siècles, Souvent encore tes amis et les proches, frappés de terreur à la vue de tant de tribulations dont ils sont menacés, abandonnent les saints; c'est d'eux que saint Paul a dit: «Tous m'ont abandonné, que Dieu ne le leur impute point 1». Mais à quoi bon tout cela, sinon pour que la prière de ce saint corps s'élève devant Dieu dès le matin, c'est-à-dire après la nuit de l'infidélité, jusqu'à ce que vienne enfin ce salut dont l'espérance fait que nous sommes déjà sauvés, et que nous en attendions la réalité avec patience 2? C'est là que Dieu ne repoussera point notre prière, parce que nous n'aurons rien à demander, mais que nous obtiendrons tout ce qui a été demandé; là qu'il ne détournera point de nous sa face, puisque nous le verrons tel qu'il est 3; là qu'il n'y aura aucune pauvreté, puisque Dieu sera notre abondance, et tout à tous 4: là qu'il n'y aura plus aucune fatigue, parce qu'il n'y aura point d'infirmité; là qu'il n'y aura ni trouble, ni abaissement, parce qu'il n'y aura aucune adversité; là que nous ne subirons plus le passage des colères de Dieu, parce que nous demeurerons affermis dans sa bonté; là que nulle terreur ne viendra nous troubler, parce que l'accomplissement des promesses nous établira dans la félicité; là que nul ami, nul de nos proches ne nous délaissera dans sa frayeur, parce que nous n'aurons à craindre aucun ennemi.

1. 2Tm 4,16. - 2. Rm 8,24-25. - 3. 1Jn 3,2. - 4. 1Co 15,28





Augustin, les Psaumes 87