Augustin, les Psaumes 11906

SIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LE CHRIST EST LA VÉRITABLE VOIE.

11906 Ps 119,13-15


Comment le Prophète a-t-il pu prononcer les jugements de Dieu qui sont insondables, et demande-t-il à Dieu de lui faire connaître les justifications qu'il faut pratiquer? Le Prophète personnifie l'Eglise qui connaît les jugements de Dieu, et qui les connaît tous en Jésus-Christ, bien que l'homme ne puisse les sonder, et les connaître que par les lumières de l'Eglise. La voie des témoignages, si délicieuse pour le Prophète, c'est Jésus-Christ, gage de l'amour de Dieu, amour que l'Eglise médite et prêche.

1. Dans le psaume que nous expliquons, nous commençons notre discours par ce verset: «Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche 1». Qu'est-ce à dire, mes bien-aimés? Que veut dire cette parole? Qui peut énoncer tous les jugements de Dieu, quand il ne saurait même les découvrir? Hésiterons-nous à nous écrier avec l'Apôtre: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables 2 !» Le Seigneur dit aussi: « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne sauriez les porter maintenant 3». Et bien qu'il ait promis aux disciples de leur apprendre toute vérité par l'Esprit-Saint, le bienheureux Paul s'écrie néanmoins: «Nous ne connaissons qu'en partie»; afin de nous montrer que sans aucun doute c'est l'Esprit-Saint, dont nous avons reçu le gage, qui nous conduit à la pleine vérité; mais seulement quand nous serons dans l'autre vie, alors qu'après avoir vu ici-bas en énigme et comme dans un miroir, nous verrons Dieu face à face 4. Comment donc notre interlocuteur nous dit-il: «Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche?» Et il nous parle de la sorte, après avoir dit au verset précédent: « Enseignez-moi vos préceptes». Oui, comment a-t-il pu énoncer tous les jugements de la bouche de Dieu, lui qui veut encore en étudier les préceptes? Connaissait-il déjà les jugements, et voulait-il de plus connaître les préceptes du Seigneur? Mais il devient plus étonnant qu'il ait connu ce qu'il y a d'insondable en Dieu, sans connaître ce que Dieu nous ordonne de pratiquer. Car ces

1. Ps 118,13. - 2. Rm 11,33. - 3. Jn 16,12-13. - 4. 1Co 13,9 1Co 13,12.

justifications, justificationes, ou moyens de devenir justes, ne sont pas des paroles, mais des actes de justice, ce sont les oeuvres des justes commandées par Dieu. Ces oeuvres sont appelées divines, bien que nous les accomplissions, parce que sans le secours de Dieu, nous ne pourrions les faire. Mais ou appelle jugements de Dieu, ceux qu'il exerce maintenant sur le monde jusqu'à la fin des siècles. Or, comme la parole de Dieu s'entend de ses justifications et de ses jugements tout à la fois, pourquoi le Prophète veut-il étudier les justifications, puisqu'il dit qu'il a renfermé dans son coeur toutes les paroles de Dieu? Voici en effet ce qu'il dit: «J'ai caché vos paroles dans mon coeur afin de ne point pécher contre vous»; puis il ajoute: «Béni êtes-vous, mon Dieu; enseignez-moi vos justifications». Puis ensuite: «Mes lèvres ont énoncé tous les jugements de votre bouche». Il semble qu'il n'y ait ici rien de contradictoire, qu'il y ait même une liaison très-naturelle entre cacher les paroles de Dieu dans son coeur, et prononcer ensuite des lèvres tous les jugements de Dieu; «car c'est par le coeur que l'on croit à la justice, et par la bouche que l'on fait cette profession qui nous sauve 1»: mais entre ces deux actes le Prophète intercale cette parole: « Béni êtes-vous, Seigneur; enseignez-moi vos justifications», et l'on ne voit point comment elle peut convenir à l'homme qui renferme dans son coeur les paroles de Dieu, qui a énoncé de ses lèvres les jugements de Dieu, et qui veut ensuite étudier la justification de Dieu, à moins de comprendre qu'il veut les apprendre en les pratiquant, et non plus en les retenant de mémoire ou en les

1. Rm 10,10.

énonçant; et il nous montre que nous devons demander cette grâce à Dieu sans qui nous ne pouvons rien faire. C'est là un point que nous avons traité dans le discours précédent; maintenant comment le Prophète nous dit-il qu'il a énoncé de ses lèvres tous les jugements de la bouche de Dieu, quand ils sont qualifiés d'insondables, eux dont la profondeur a fait dire ailleurs: «Vos jugements sont un profond abîme 1»; voilà ce que nous voulons exposer avec le secours de Dieu.

2. Ecoutez donc notre pensée à ce sujet. L'Eglise ignore-t-elle les jugements de Dieu? Elle les connaît parfaitement. Car elle sait à quels hommes le juge des vivants et des morts dira un jour: « Venez, bénis de mon Père, et recevez le royaume»; et à quels autres il dira: «Allez au feu éternel 2». Elle sait, dis-je, que ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les autres qu'énumère saint Paul, ne posséderont le royaume de Dieu 3. Elle sait que la colère et l'indignation, la tribulation et l'angoisse deviendront le partage de tout homme qui fait le mal, du Juif d'abord, du Gentil ensuite; que la gloire, l'honneur, la paix, sont pour tout homme qui fait le bien, pour le Juif d'abord, pour le Gentil ensuite 4. Ces jugements de Dieu et d'autres encore évidemment exprimés dans l'Ecriture, l'Eglise les connaît; mais ce ne sont point là tous les jugements de Dieu, puisqu'il en est d'insondables, de profonds comme l'abîme et qui échappent à nos connaissances. Toutefois ne seraient-ils point connus des principaux membres de cet homme qui est avec son chef et Sauveur le Christ tout entier? Ils seraient alors proclamés impénétrables à l'homme, parce que ses propres forces ne lui permettent pas de les pénétrer. Mais pourquoi tout homme qui aurait reçu les lumières de l'Esprit-Saint ne le pourrait-il point? Ainsi, par exemple, il est dit que «Dieu habite une lumière inaccessible 5», et pourtant il nous est dit encore: «Approchez de lui, et vous serez éclairés 6», On répond à cette difficulté que Dieu est inaccessible à nos forces, mais que nous approchons de lui par sa grâce. A la vérité, tant que le corps corruptible appesantit l'âme 7,nul d'entre les saints ne saurait comprendre tous les jugements de Dieu, puisque nul n'a l'esprit pesant ou la marche

1.  Ps 35,7.- 2. Mt 25,34 Mt 25,41.- 3. 1Co 6,9-10.- 4. Rm 2,9-10.- 5. 1Tm 6,16.- 6. Ps 33,5.- 7. Sg 9,15.

boiteuse, sans un jugement de Dieu. Je vous cite ces exemples pour vous donner une idée de l'immensité de ces jugements: toutefois l'Eglise, ce peuple que Dieu s'est acquis, peut dire en toute vérité: «J'ai énoncé de mes lèvres tous les jugements de votre bouche», c'est-à-dire je n'ai tu aucun de ces jugements que vous m'avez fait connaître par vos paroles sacrées, mais je les ai tous énoncés de mes lèvres. Telle est l'interprétation que semble nous indiquer le Prophète, qui ne dit point tous vos jugements, mais «tous les jugements de votre bouche», c'est-à-dire tous ceux que vous m'avez fait connaître: en sorte que par le mot de bouche nous devrions entendre la parole, que Dieu nous a fait entendre dans les nombreuses révélations des saints, et dans les deux Testaments; or, ces jugements, l'Eglise ne cesse de les proclamer de ses lèvres.

3. Le Prophète ajoute: «Je trouve dans la voie de vos témoignages autant de délices que dans toutes les richesses 1». Cette voie des témoignages de Dieu, nous ne pouvons l'entendre d'une manière plus facile, plus certaine, plus courte, plus relevée que du Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse, et de la science 2. C'est pourquoi le Prophète nous dit qu'il a trouvé dans cette voie, des joies et des délices «comme dans toutes les richesses». Car ces témoignages de Dieu sont les preuves qu'il veut bien nous donner de son amour. Or, Dieu nous signale cet amour dans «cette mort que le Christ a endurée pour nous, lorsque nous étions encore pécheurs 3». Donc, puisqu'il nous dit lui-même: «Je suis la voie 4», et que les saints abaissements de sa naissance et de sa passion deviennent des témoignages évidents de son amour pour nous, nul doute que le Christ ne soit la voie des témoignages de Dieu. Ces témoignages que nous voyons accomplis en lui nous font espérer pour l'avenir l'accomplissement des promesses qu'il nous a faites, «Dès lors que Dieu n'a point épargné son Fils unique, mais qu'il l'a livré pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point après nous l'avoir donné 5?»

4. «Je m'entretiendrai de vos préceptes», dit ensuite le Prophète, « je méditerai vos voies 6». Ce que les Grecs traduisent par

1. Ps 118,14.- 2 Col 2,3.- 3. Rm 5,8-9.- 4. Jn 14,6. - 5. Rm 8,32. - 6. Ps 118,15.

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adolesxesen, les traducteurs latins le rendent par garriam, je gloserai, ou par exercebor, je m'appliquerai, qui paraissent avoir un sens différent; mais si l'on entend, par s'appliquer, l'attention de l'esprit, jointe à un certain plaisir de discussion, on peut accorder ces deux expressions, en les modifiant l'une par l'autre,en sorte que converser et méditer ne soient nullement disparates. On appelle causeurs ceux qui aiment à converser; or, l'Eglise s'applique àla méditation des commandements de Dieu, de manière à être causeuse dans les discussions nombreuses de ses docteurs contre les ennemis de la foi chrétienne et catholique discussions qui sont utiles à leurs auteurs, s'ils ne considèrent en cela que les voies du Seigneur, qui sont, d'après l'Ecriture: « Miséricorde et vérité», et dont la plénitude se trouve en Jésus-Christ. C'est encore dans ces suaves entretiens que s'accomplit ce qu'ajoute le Prophète: «Je méditerai sur vos ordonnances, je n'oublierai point vos paroles». Car je les méditerai de manière à ne point les oublier. De là vient qu'au premier psaume, celui-là est appelé heureux qui médite la loi de Dieu le jour et la nuit.

5. Dans tout ce que nous venons d'exposer selon notre pouvoir, souvenons-nous, mes frères, que celui qui renferme en son coeur les paroles de Dieu, qui énonce de ses lèvres tous les jugements de la bouche du Seigneur, qui trouve dans ses témoignages autant de délices que dans toutes ses richesses, qui s'entretient et qui s'exerce dans ses commandements, qui considère ses voies, qui médite ses ordonnances de peur d'oublier ses paroles, qui témoigne par là qu'il est instruit de la loi et des enseignements de Dieu, ne laisse pas néanmoins de prier le Seigneur et de dire: «Béni êtes-vous, Seigneur, enseignez-moi vos ordonnances». Ce qui nous donne à comprendre qu'il ne demande par là que le secours de la grâce, et veut connaître par des oeuvres ce que lui ont enseigné les paroles.



SEPTIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA FOI ET LA GRÂCE

11907 Ps 119,17-19

L'Eglise demande à Dieu la vie, et dès lors la vie de la foi qui agit par la charité. Or, cette foi nous vient de Dieu, qui seul donne la victoire. Mais demander la vie comme le fait le Prophète, c'est l'avoir déjà, et dès lors il demande à Dieu de la lui conserver afin qu'il comprenne les merveilles de ses préceptes ou la charité.

1.Si vous vous souvenez, mes Frères, de ce que nous avons déjà dit au sujet de ce psaume, cela doit vous aider à en comprendre la suite. Les interlocuteurs qui parlent comme parlerait un seul homme, sont les membres du Christ, qui ne forment qu'un seul corps sous un seul chef. Le Prophète dit plus haut: «En quoi le jeune homme corrige-t-il sa voie? en gardant vos paroles». Et maintenant, peur garder cette parole il implore du secours: «Rendez à votre serviteur», dit-il; «que je vive, et je garderai vos paroles 1». Si c'est le bien pour le bien qu'il demande, il a donc déjà gardé la parole

1. Ps 118,17.

de Dieu. Toutefois il ne dit point Rendez à votre serviteur, parce que j'ai gardé vos paroles: comme s'il demandait à Dieu que son obéissance fût récompensée; mais il dit: «Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai vos paroles». Qu'est-ce à dire, sinon que les morts ne les peuvent garder? et ces morts sont les infidèles, dont il est dit: «Laissez aux morts à ensevelir leurs morts 1». Si donc les morts sont pour nous les infidèles, et les vivants les fidèles; puisqu'il est dit «Le juste vit par la foi 2», on ne peut garder la parole de Dieu que par cette foi qui agit au moyen de la charité 3; telle est la foi

1. Mt 8,22. - 2. Rm 1,17. - 3. Ga 5,6.

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que le Prophète demande à Dieu en disant: « Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai vos paroles». Et comme avant la foi, il n'est dû à l'homme que le mal pour le mal, et que, par une grâce tout à fait gratuite, Dieu néanmoins nous a rendu le bien pour le mal, telle est la faveur que sollicite le Prophète, quand il dit: «Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai vos paroles». Il est, en effet, quatre manières de rendre: ou bien le mal pour le mal, comme Dieu rendra aux méchants le feu éternel; ou le bien pour le bien, comme il rendra aux justes un royaume sans fin; ou le bien pour le mal, comme le Christ justifie l'impie 1 par sa grâce; ou le mal pour le bien, comme Judas et les Juifs ont dans leur malice persécuté le Sauveur. De ces quatre manières de rendre, les deux premières appartiennent àla justice, comme rendre le mal pour le mal, ou le bien pour le bien; la troisième, qui rend le bien pour le mal, est un acte de miséricorde; la quatrième est inconnue à Dieu, car il ne rend à personne le mal pour le bien. Quant à celle que nous avons mise au troisième rang, elle nous est très-nécessaire, puisque si Dieu ne rendait point le bien pour le mal, on ne trouverait personne qui rendît le bien pour le bien.

2. Ecoute à ce sujet Saul, qui devint Paul ensuite : «Ce n'est point», nous dit-il, «à cause des oeuvres de justice que nous avons faites, mais en vertu de sa miséricorde que Dieu nous a sauvés par le bain de la régénération 2». Et encore: «J'ai été d'abord un blasphémateur, un persécuteur, un véritable ennemi; mais Dieu m'a fait miséricorde, parce que j'ai fait tous ces maux par ignorance, n'ayant pas la foi 3» Et encore: « Je donne ce conseil comme ayant reçu du Seigneur la grâce de la foi 4», c'est-à-dire la grâce de vivre, puisque «le juste vit de la foi 5». Avant de vivre par la grâce de Dieu, il     était donc mort par sa propre injustice. Et, en effet, voici comme il avoue qu'il était mort: «Le commandement étant survenu, le péché a commencé à revivre; pour moi, je suis mort, et il s'est trouvé que le précepte qui aurait dû me donner la vie, m'a donné la mort 6». Dieu donc lui a rendu le bien pour le mal, la vie pour la mort; Dieu l'a traité

1. Rm 4,5. - 2. Tt 3,5.- 2. 1Tm 1,13.- 3. 1Co 7,25. - 4. Rm 1,17. - 5. Rm 7,9-10.

comme le Prophète le demande ici: «Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai vos paroles». Il a vécu, en effet, et a gardé la parole de Dieu, et dès lors s'est trouvé au rang de ceux à qui Dieu rend le bien pour le bien; ce qui lui fait dire: «J'ai combattu un bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi; il me reste à recevoir la couronne de justice que le Seigneur, comme un juste juge, me donnera au grand jour 1». En ce cas, Dieu est juste en rendant le bien pour le bien: lui qui, d'abord miséricordieux, a rendu le bien pour le mal. Toutefois, la justice qui rend le bien pour le bien n'est pas sans miséricorde, puisqu'il est écrit: «C'est lui qui vous couronne dans sa grâce et dans sa miséricorde». Comment celui qui a dit : « J'ai combattu un bon combat», aurait-il pu vaincre sans le secours de Celui dont il dit: «Je rends grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ 3?» Lui qui a achevé sa course, comment eût-il pu courir, et fût-il arrivé sans l'assistance de Celui dont il a dit: «Ce n'est donc point l'affaire de celui qui veut ou de celui qui court, mais l'affaire de Dieu qui fait miséricorde 4?»Lui qui a conservé sa foi, comment l'eût-il conservée, si, comme il l'a dit lui-même, il n'eût reçu miséricorde afin de croire 5?

3. Que l'orgueil humain ne s'élève doncjamais: c'est aux dons de Dieu que nous devons le bénéfice de ses récompenses. Toutefois, celui qui prie dans notre psaume, et qui s'écrie: «Rendez à votre serviteur; que je vive», ne prierait point s'il était mort complètement. Mais le commencement d'un bon désir lui vient de celui à qui il demande la vie pour lui obéir. Ils avaient déjà une certaine foi, ceux qui disaient au Seigneur : «Augmentez en nous la foi 6». Mais il confessait son incrédulité, sans néanmoins désavouer sa foi, celui à qui le Seigneur demandait s'il croyait, et qui répondait: « Je crois Seigneur, mais aidez mon incrédulité 7». Il commence à vivre et supplie le Seigneur qu'il le fasse vivre, celui qui croit et qui demande l'obéissance; qui demande non point que Dieu le récompense de l'avoir conservée, mais qu'il l'aide à la conserver. Celui qui se renouvelle chaque jour 8,vit aussi de plus en plus chaque jour, à mesure que la vie s'augmente.

1. 2Tm 4,7-8.- 2. Ps 102,4.- 3. 1Co 15,57.- 4. Rm 9,16.- 5. 1Co 7,25.- 6. Lc 17,5.- 7. Mc 9,23.- 8. 2Co 4,16.

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4. Mais le Prophète, sachant qu'on ne saurait garder fidèlement les paroles du Seigneur, à moins d'en avoir l'intelligence, ajoute aussitôt à sa prière: « Otez le voile de mes yeux, et je considérerai les merveilles de votre loi»; puis encore: « Je suis un locataire en cette vie»; ou, comme on lit en certains exemplaires: «Je suis un étranger en cette vie, ne me cachez pas vos commandements 1». Dans ces paroles: «Ne me cachez pas vos commandements», il répète ce qu'il a dit plus haut: «Otez le voile de mes

1. Ps 118,18-19.

yeux». Et «vos commandements», c'est la répétition de ce qu'il a dit ailleurs: « Les merveilles au sujet de votre loi». Or, la plus grande merveille dans les commandements de Dieu est cette parole: «Aimez vos ennemis 1»; c'est-à-dire, rendez le bien pour le mal. Mais ne passons pas légèrement sur ce point, que le Prophète se regarde comme un locataire ou comme un étranger ici-bas; et comme nous ne pouvons en parler dans ce discours, nous en parlerons dans un autre avec le secours de Dieu.

1. Mt 5,44.





HUITIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LES DÉLICES DE LA LOI DE DIEU

11908 Ps 119,20-23


Dès lors que notre âme n'est point d'ici-bas, que nous sommes bannis du paradis, et que nous cherchons une patrie meilleure, nous sommes ici des étrangers comme nos pères ou les saints. L'infidèle au contraire n'est pas étranger. Or, nous allons à la véritable patrie par les commandements de Dieu qui se réduisent à l'amour de Dieu et du prochain; ce qui est facile à comprendre, et le Prophète supplie le Seigneur de lui en donner cette connaissance qui consiste à se plaire dans l'accomplissement de ces préceptes.

1. Dans ce psaume qui est le plus long, je dois répondre à votre attente, et vous parler à partir de ce verset: «Je suis un locataire», ou, comme on trouve en d'autres manuscrits, «un étranger ici-bas, ne me dérobez pas vos e préceptes 1». L'expression grecque paroikos, est traduite en effet tantôt par inquilinus, locataire, tantôt par incola, étranger, souvent même par advena, nouvel arrivant. Les locataires n'ayant point une demeure en propre, habitent les maisons des autres; les étrangers, les nouveaux-venus, sont évidemment gens de passage. Alors s'élève une grave question au sujet de l'âme. Car ce n'est point de notre corps que l'on peut dire qu'il est étranger, ou nouveau-venu, ou de passage sur la terre, puisqu'il tire de la terre son origine. Mais sur une question aussi difficile, je n'oserais rien décider. Car le Prophète a pu. se dire, ou locataire, ou étranger, ou nouveau-venu, sur cette terre, soit à cause de son âme, (Dieu me préserve de la regarder comme terrestre)

1. Ps 118,19.

soit dans le sens de l'homme tout entier, qui fut jadis habitant du paradis, où n'était déjà plus celui qui nous parlait de la sorte; soit même, ce qui nous parait hors de toute contestation, que tout homme ne puisse tenir ce langage, mais celui qui souscrit à la promesse d'une patrie éternelle dans les cieux. Ce qu'il y a de certain, c'est que la vie de l'homme sur la terre est une épreuve 1, et qu'un lourd fardeau pèse sur les enfants d'Adam 2. J'aime mieux entendre ces paroles en ce sens que nous sommes des locataires ou des étrangers ici-bas, parce que nous recherchons cette patrie céleste d'où nous avons reçu des gages, et où nous devons arriver pour ne plus en sortir. Car celui qui dans un autre psaume dit à Dieu: «Je ne suis à vos yeux qu'un locataire, qu'un étranger, comme tous mes ancêtres 3»; ne dit pas: ainsi que tous les hommes; mais en disant, comme tous mes ancêtres, il veut nous faire comprendre sans aucun doute les

1. Jb 7,1.- 2. Si 40,1.- 3. Ps 38,13,

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justes qui l'ont précédé par le temps, et qui dans ce pèlerinage ont gémi, ont poussé vers la céleste patrie de pieux soupirs. C'est d'eux qu'il est dit aux Hébreux: «Tous ces saints sont morts dans la foi, n'ayant point reçu les biens que Dieu leur avait promis, mais les voyant, et comme les saluant de loin, et confessant qu'ils sont étrangers, et voyageurs sur la terre. Car parler ainsi, c'est montrer que l'on cherche une patrie. Et s'ils s'étaient souvenus de celle d'où ils étaient sortis, ils avaient certainement le temps d'y retourner. Mais ils en désiraient une meilleure, qui est le ciel. Aussi Dieu ne rougit point d'être appelé leur Dieu, car il leur a préparé une cité 1». Et cette parole: « Tant que nous sommes dans un corps, nous sommes éloignés du Seigneur 2», peut aussi s'entendre des fidèles, et non de tous. «Car la foi n'est point l'apanage de tous 3». Remarquons en effet ce que saint Paul joint à ces paroles. Après avoir dit: « Tant que nous sommes dans un corps, nous sommes éloignés du Seigneur: c'est par la foi, reprend-il, que nous marchons, et non par la claire vue 4»; afin de nous montrer que ceux-là seulement qui vivent dans la foi sont ici-bas en exil. Quant aux infidèles que Dieu dans sa prescience n'a point prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils 5,ils ne peuvent, dans la force de la vérité, se dire étrangers sur la terre, puisqu'ils sont dans le lieu où ils sont nés selon la chair; ils n'ont point de patrie ailleurs, et dès tors ils ne sont plus étrangers sur la terre, mais ils en sont les citoyens. De là vient que l'Ecriture a dit d'un homme: «Il a placé sa maison dans la mort, et sa u demeure dans les enfers avec les habitants de la terre 6». Ceux-là encore sont des locataires, des étrangers non pour cette terre, mais pour le peuple de Dieu, dont ils sont séparés. De là cette parole de l'Apôtre aux fidèles qui commencent à prendre pour patrie la cité sainte qui n'est point de ce monde: « Vous n'êtes plus des étrangers ni des exilés, mais les concitoyens des saints, dans la maison de Dieu 7». Ceux-là donc sont citoyens de la terre, qui sont étrangers au peuple de Dieu; mais ceux qui sont citoyens du peuple de Dieu, sont étrangers à cette terre; parce que tout ce peuple, pendant

1. He 11,13-16.- 2. 2Co 5,6.- 3. 2Th 3,2.- 4. 2Co 5,6-7. - 5. Rm 8,29. - 6 Is 28,15. - 7. Ep 2,19.

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qu'il est dans un corps, est étranger au Seigneur. Qu'il s'écrie dès lors: «Je suis un étranger sur la terre, ne me dérobez point vos commandements».

2. Mais, quels sont donc les hommes à qui Dieu dérobe ses commandements? Dieu n'a-t-il pas voulu qu'ils fussent prêchés partout? Plût à Dieu qu'ils soient chers au grand nombre, comme ils sont clairs pour le grand nombre ! Quoi de plus clair en effet que cette parole: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même; ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 1?» Quel est l'homme pour qui ces commandements soient cachés? Tout fidèle les connaît, et même la plupart des infidèles. Pourquoi donc un fidèle vient-il demander à Dieu qu'il ne lui cache point ce qu'il voit que Dieu ne cache pas aux infidèles? Parce qu'il est difficile de connaître Dieu, est-il aussi difficile de comprendre: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu», et peut-on craindre ici d'égarer son amour? Quant au prochain, il paraît plus facile de le connaître. Car tout homme est le prochain d'un autre homme, et il est inutile de considérer l'éloignement de parenté, quand la nature est commune. Toutefois, il ne connaissait pas son prochain, celui qui disait au Seigneur: «Et qui est mon prochain 2?» Quand on lui parla d'un homme qui tomba entre les mains des voleurs, en descendant de Jérusalem à Jéricho, lui, qui faisait cette question, jugea que le prochain de cet homme n'était autre que celui qui avait usé de miséricorde envers lui; et il devint évident, que dans les actes de miséricorde, celui qui aime son prochain ne doit regarder personne comme étranger. Mais il en est beaucoup qui ne se connaissent point eux-mêmes: car il n'appartient pas à tous les hommes de se connaître, comme un homme doit se connaître. Comment donc aimer son prochain comme soi-même, quand on ne se connaît point soi-même? Ce n'est pas en vain que ce plus jeune des deux fils qui s'en était allé dans une région lointaine, dissiper son bien en vivant dans la débauche, rentra d'abord en lui-même avant de dire: «Je me lèverai, et j'irai vers mon père 3»; il était allé si loin, qu'il était sorti de lui-même. Et

1. Mt 22,37-10. - 2. Lc 10,29-37. - 3. Lc 15,13-18.

toutefois, il ne fût point rentré en lui-même, s'il se fût complètement ignoré; et il n'eût point dit: « Je me lèverai, et j'irai à mon père», s'il eût complètement ignoré Dieu. Les paroles de Dieu nous sont donc connues jusqu'à un certain point, et afin de les connaître davantage, nous avons raison de demander à Dieu qu'il nous les fasse connaître. Aussi pour savoir comment nous devons aimer Dieu, il nous faut d'abord connaître Dieu; et pour que l'homme sache aimer son prochain comme lui-même, il doit d'abord s'aimer lui-même en aimant Dieu; et comment le pourrait-il s'il ne connaît ni Dieu, ni lui-même? Le Psalmiste a donc raison de dire à Dieu. « Je suis un étranger sur la terre, ne me dérobez point vos préceptes». Il est très-juste que Dieu les cache à ceux qui ne sont pas étrangers sur la terre: car en les écoutant ils ne les goûtent point, ils n'ont goût qu'aux choses terrestres. Mais ceux dont la conversation est dans le ciel 1, ne conversent ici-bas que comme des étrangers. Qu'ils supplient donc le Seigneur de ne point leur dérober ces commandements qui les délivreraient de cet exil, parce qu'ils aimeraient Dieu avec lequel ils habiteront éternellement, et leur prochain afin qu'il soit où ils seront eux-mêmes.

3. Mais, dans notre amour, que pouvons-nous aimer, si nous n'aimons l'amour lui-même? De là vient que cet étranger sur la terre, après avoir demandé à Dieu de ne point lui dérober ses commandements, dont le but unique ou du moins le but principal est l'amour, proclame aussitôt qu'il veut aimer l'amour lui-même, et s'écrie: «Mon âme aspire continuellement à désirer vos justifications 2». C'est là un désir louable que Dieu ne condamnera point. Ce n'est point de ce désir qu'il est dit: « Tu ne convoiteras point 3»; mais c'est du désir que la chair oppose à l'esprit 4. Quant à cette convoitise que l'esprit oppose à la chair 5,vois ce qui est écrit, et tu trouveras: « Le désir de la sagesse nous conduit au royaume 5». Beaucoup d'autres endroits nous montrent qu'il y a une bonne convoitise. Toutefois il y a cette différence, que l'on mentionne l'objet désiré, quand on prend la convoitise en bonne part; et que quand l'objet n'est point mentionné, quand on ne désigne que la concupiscence,

1. Ph 3,19-20. - 2. Ps 118,20. - 3. Ex 20,17. - 4. Rm 7,7.- 5. Ga 5,17.- 6. Sg 6,21.

on ne saurait la prendre qu'en mauvaise part. Ainsi dans le passage cité plus haut: «La concupiscence de la sagesse nous conduit au royaume», si le texte n'ajoutait: de la sagesse, on ne saurait dire: La concupiscence conduit au royaume. Au contraire, quand l'Apôtre nous dit: « Je ne connaissais point la convoitise, si la loi n'eût dit: Vous ne convoiterez point 1»; il ne désigne point l'objet de la convoitise, ou ce que l'on ne doit point convoiter; car il est certain qu'en pareil cas on ne comprend qu'une convoitise illicite. Quelle est donc chez l'interlocuteur la convoitise de son âme? «C'est», dit-il, « de désirer toujours vos justifications». Sans doute, qu'il ne les désirait point encore, puisqu'il souhaitait de les désirer. Or, ces justifications sont des actions justes, ou des oeuvres de justice. Mais, dès lors que désirer c'est n'avoir point encore, combien en est éloigné celui qui souhaite seulement de les désirer? Et combien plus éloignés ceux qui ne forment pas même ce désir?

4. Il est étrange toutefois que nous souhaitions un désir, sans avoir en nous l'objet que nous souhaitons. Car cet objet n'est rien de corporel et de beau, comme l'or, ou comme une chair séduisante, choses que l'on peut désirer sans les avoir, puisqu'elles sont hors de nous, et non point en nous. Mais qui ne sait que la convoitise est en nous, que le désir est en nous? Pourquoi donc souhaiter de l'avoir, comme s'il était en dehors de nous?Ou même comment peut-on le convoiter sans l'avoir, puisqu'il n'est autre que la convoitise? Car désirer, c'est assurément convoiter. Quelle est donc cette langueur merveilleuse et inexplicable? Et toutefois elle existe. Qu'un malade, en effet, soit atteint du dégoût, il veut sortir de ce fâcheux état; et, pour lui, aspirer à n'avoir point ce dégoût, c'est aspirer à désirer la nourriture: mais ce dégoût, c'est une maladie du corps. La convoitise, au contraire, qui lui fait aspirer à désirer la nourriture, ou àse guérir du dégoût, est une affection de l'âme et non du corps: elle n'est dans l'agrément ni du palais, ni de l'estomac, agrément qui disparaît devant le dégoût; mais elle consiste dans sa raison de recouvrer la santé, et de se délivrer du dégoût de toute nourriture. Il n'est donc plus étonnant que l'esprit souhaite que le corps désire, puisque l'esprit désire,

1. Rm 7,7.

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sans que le corps désire en même temps. Mais quand il ne s'agit que de l'esprit, et quand il y a désir dans l'un et dans l'autre cas, pourquoi souhaiter le désir des justifications de Dieu? Comment dans un seul et même esprit qui est le mien, aspirer à ce désir, et n'avoir pas ce désir même? Pourquoi aspirer au désir des justifications, et ne pas aspirer à ces justifications, plutôt qu'à leur désir? Ou comment puis-je aspirer au désir de ces justifications, sans aspirer à ces justifications elles-mêmes, puisque je n'aspire à les désirer, que parce que je les désire? S'il en est ainsi, c'est donc elles-mêmes que je désire. Pourquoi donc en souhaiter le désir, puisque je l'ai, et que je sens que je l'ai? Car je ne pourrais aspirer au désir de la justice, qu'en désirant la justice. N'est-ce point là ce que j'ai dit plus haut, qu'il nous faut aimer jusqu'à cet amour par lequel on aime ce qu'il faut aimer; comme on doit haïr cet amour dont on environne ce qu'il ne faut pas aimer? Car nous haïssons cette convoitise qui est en nous, et que la chair oppose à l'esprit 1. Et qu'est-ce que cette convoitise, sinon un amour dépravé? Nous aimons aussi cette aspiration qui est en nous, et que l'esprit oppose à la chair. Or, quelle est cette aspiration, sinon un amour légitime? Mais dire que l'on doit aimer cet amour, n'est-ce point dire qu'on doit le désirer? Si donc il est bon d'aspirer aux justifications de Dieu, il est bon d'aimer l'amour de ces justifications. Ou bien la concupiscence diffère-t-elle du désir? Non que le désir ne soit une concupiscence, mais parce que toute concupiscence n'est pas un désir. La concupiscence a pour objet ce que nous possédons et ce que nous ne possédons pas; c'est par elle qu'un homme jouit de ce qu'il a: mais le désir a pour objet des choses absentes. Mais alors qu'est-ce que le désir, sinon la concupiscence de ce que nous n'avons pas? Et comment les justifications de Dieu peuvent-elles être loin de nous, sinon quand nous les ignorons? Sont-elle

1. Ga 5,17.

vraiment absentes, quand nous les connaissons sans les observer? Que sont en effet des justifications, sinon des oeuvres de justice, et-non de simples paroles? Il peut arriver dès lors que notre âme soit assez faible pour ne point les désirer, et qu'en même temps la raison lui en démontrant l'utilité et la sainteté, lui en fasse souhaiter le désir. Souvent en effet, nous voyons ce qu'il faut faire, et ne le faisons pas, parce que nous n'avons point d'attrait pour le faire, et que nous voudrions y en trouver. L'esprit vole; mais notre faiblesse nous retient, notre amour languissant ne suit qu'avec lenteur, et parfois même ne suit point. Le Prophète souhaitait donc de désirer ce qu'il trouvait bien; il voulait trouver de l'attrait dans ce qu'il voyait de raisonnable.

5. Il ne dit point: Mon àme souhaite; mais: «Mon âme a souhaité désirer vos justifications». Peut-être cet homme étranger sur la terre était-il arrivé au terme de ses souhaits, et désirait-il déjà ce qu'autrefois il aurait tant voulu désirer. Mais s'il désirait les justifications, comment ne les avait-il point? Il n'y a rien qui nous empêche d'avoir les justitications du Seigneur, comme ne pas les désirer, alors que nous ne ressentons aucun amour pour elles, bien qu'on en voie la lumière éclatante. Le Prophète ne les avait-il point déjà, ne les pratiquait-il point? Car il nous dit un peu après: «Quant à votre serviteur, il s'exerçait dans vos justifications 1». Mais il nous montre quels sont en quelque sorte les degrés pour y arriver. Le premier, est de voir combien elles sont avantageuses et honorables; ensuite d'en souhaiter le désir; enfin à mesure que s'augmentent en nous la lumière et la force, il faut que nous ressentions dans l'accomplissement de ces oeuvres de justice, le goût que nous inspirait la seule méditation. Mais ce discours est déjà bien long; réservons alors ce qui suit pour l'exposer plus facilement dans un autre avec le secours de Dieu.

1. Ps 118,23.




Augustin, les Psaumes 11906