Augustin, les Psaumes 11909

NEUVIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA VIE EN ÉCHANGE DE LA MORT

11909 Ps 119,20-24


C'est l'orgueil qui nous détourne de Dieu comme il en détourna le premier homme. Il tourne en dérision les enfants de Dieu qui demandent à être délivrés des opprobres, non pour eux, mais pour le préjudice que se font à eux-mêmes les insulteurs. Et ces blasphémateurs s'abstiennent comme aujourd'hui. Le Christ a prié pour ceux qui s'élevaient contre lui, et leur a ainsi communiqué la vie en échange de cette mort qu'ils donnaient à ses membres.

1. Les versets que nous allons expliquer dans notre psaume nous font souvenir de la cause de nos misères. Car le Prophète dit: «Mon âme a souhaité de désirer vos justifications en tout temps 1»; c'est-à-dire et dans la prospérité, et dans l'adversité; puisque dans les travaux et dans les souffrances de cette vie nous devons trouver goût dans la justice; non, nous ne devons pas en faire nos délices exclusivement dans les moments paisibles, de manière à l'abandonner dans les temps de trouble; elle doit nous être chère en tout temps; maintenant il ajoute: «Vous avez châtié les superbes; maudits soient ceux qui s'écartent de vos préceptes 2». Ce sont les superbes qui s'écartent des préceptes de Dieu. Or, autre chose est de ne point tes accomplir à cause de notre faiblesse ou de notre ignorance, et autre chose de s'en détourner par orgueil, comme l'ont fait ceux qui nous ont engendrés pour mourir. Ils prirent goût à cette parole: «Vous serez comme des dieux 3», et dans cette pensée orgueilleuse, ils se détournèrent du précepte du Seigneur, qu'ils connaissaient formellement, et qu'ils pouvaient très-facilement accomplir, puisque nulle faiblesse ne les en détournait, n.e les empêchait, ne les retardait. Et voilà que toute cette vie si pénible, si calamiteuse de l'homme devenu mortel, est comme un châtiment héréditaire de l'orgueil. Quand le Seigneur dit à Adam: «Où es-tu?»il n'ignorait point où il était; mais il lui reprochait son orgueil: sa question ne venait point du désir de connaître où il était, c'est-à-dire dans quelle misère il était tombé, mais de l'en avertir par un reproche. Voyez comme le Prophète, après avoir dit: «Vous avez

1. Ps 118,20.- 2. Ps 118,21. - 3. Gn 3,5. - 4. Gn 3,9.

réprimandé les superbes», n'ajoute point: Malédiction à ceux qui ont abandonné vos préceptes, de peur qu'on n'arrête sa pensée uniquement sur le péché du premier homme; mais il dit: « Malédiction à ceux qui abandonnent». Car il voulait par cet exemple jeter l'effroi chez tous les hommes, leur apprendre à ne point se détourner des préceptes du Seigneur, à aimer la justice en tout temps, et à recouvrer par le travail de cette vie ce que nous avons perdu dans les délices du paradis.

2. Mais comme ces reproches si sévères ne font point courber la tête aux orgueilleux, comme le supplice de la mort et du travail qui pèse sur eux ne réprime point leur insolence, comme ils imitent le ton hautain de ceux qui tombent, et tournent en dérision l'humilité de ceux qui se relèvent, voilà que le corps du Christ intercède en leur faveur et s'écrie: «Eloignez de moi l'opprobre et le mépris, parce que j'ai recherché vos témoignages 1». En grec, ces testimonia, ou témoignages s'appellent martyria, expression qui a passé dans le latin. De là vient que nous ne donnons plus le nom de «témoins», comme nous pourrions dire en latin testes, mais le nom grec de martyrs à ceux qui ont enduré divers tourments pour rendre témoignage au Christ. Cette expression étant donc plus familière et plus élégante, entendons ces paroles comme si le psaume portait: «Eloignez de moi l'opprobre et le mépris, parce que j'ai recherché vos martyres». Mais quand le corps du Christ nous tient ce langage, croirons-nous qu'il regarde comme une peine d'entendre les outrages et les insultes des impies et des superbes; quand c'est là un moyen de hâter

1. Ps 118,22.

sa couronne? Pourquoi donc demander à Dieu d'en être délivré comme d'un fardeau pénible et insupportable, sinon, comme je l'ai dit, parce que le Prophète prie pour ses ennemis, en voyant combien il leur est dangereux de faire aux chrétiens un crime du nom béni de Jésus-Christ; de n'avoir comme les Juifs que des sarcasmes pour la croix, remède suprême qui produit dans les âmes l'humilité chrétienne, laquelle peut seule guérir cet orgueil dont l'enflure a produit notre chute, et que nourrissent et font croître nos chutes journalières? Que le corps de Jésus-Christ prie donc en leur faveur, lui qui déjà sait aimer ses ennemis 1; qu'il dise au Seigneur: «Eloignez de moi l'outrage et le mépris, parce que j'ai recherché vos martyres»; c'est-à-dire, délivrez-moi de ces outrages que j'entends, de ce mépris que j'endure par cet unique motif que j'ai recherché vos martyres, Car mes ennemis que vous m'ordonnez d'aimer, qui courent de plus en plus à la mort et à leur perte, en méprisant vos martyres, et en me chargeant de calomnies, revivront et reviendront de leurs égarements, s'ils révèrent en moi vos témoignages. Voilà ce qui est arrivé, ce que nous voyons. Voilà que le témoignage du Christ, loin d'être un opprobre aux yeux des hommes et du monde, est devenu un grand honneur: voilà que la mort des justes est précieuse, non-seulement devant Dieu 2,mais encore devant les hommes; voilà que ses martyrs, loin d'être en butte au mépris, sont au contraire comblés d'honneur; le plus jeune des deux fils qui déchirait son héritage, dans le petit nombre des chrétiens qui le possédaient avant lui, en vue des pourceaux qu'il faisait paître, ou plutôt des démons qu'il adorait, voilà que maintenant il relève les martyrs devant ces peuples si grands et si nombreux, il prêche ce qu'il insultait, il comble d'honneurs ceux qu'il méprisait, il était mort, et le voilà ressuscité, il était perdu et le voilà retrouvé 3. Tel est le grand succès de conversion, d'amélioration et de rédemption de ses ennemis pour lequel le corps du Christ disait: «Eloignez de moi, Seigneur, l'opprobre et le mépris». Et comme si on lui demandait pour quel motif il est outragé et méprisé, il ajoute: «Parce que j'ai recherché vos martyres».

3. Où est donc maintenant cet opprobre?

1. Mt 5,44. - 2. Ps 115,15. - 3. Lc 15,12-24.

Où est ce mépris? Tout est passé, tout s'est évanoui; et comme ceux qui étaient perdus sont retrouvés, les mépris ont disparu. Mais quand l'Eglise faisait cette prière, elle souffrait effectivement ces douleurs. « Voilà que les u princes se sont assis», dit le Prophète, «et ils ont parlé contre moi l». La violence de la persécution venait de ce qu'elle était décrétée par des princes qui étaient assis, c'est-à-dire élevés sur les tribunaux de la justice. Applique ces paroles à notre chef, et tu trouveras que les princes des Juifs s'assirent, cherchant entre eux les moyens de perdre le Christ 2. Applique ces paroles au corps, ou à l'Eglise, et tu verras que les rois ont médité, ont ordonné la ruine des chrétiens sur la terre. «Voilà que les princes se sont assis, et ont parlé contre moi; quant à votre serviteur, il s'exerçait dans vos ordonnances 3». Si tu veux connaître quel était cet exercice, vois ce qu'ajoute le Prophète: «Car vos témoignages sont ma préoccupation, et vos justifications sont tout mon conseil». Souviens-toi que ces témoignages, comme nous l'avons dit, sont des martyres; souviens-toi également que dans les justifications du Seigneur, la plus admirable comme la plus difficile est d'aimer ses ennemis. Tels étaient donc les exercices du corps de Jésus, qu'il méditait son témoignage, et qu'il aimait ceux qui le poursuivaient 4 de leurs outrages, et de leurs injures à cause des témoignages qu'il rendait au Christ. Car ce n'était point pour lui qu'il suppliait, nous l'avons déjà remarqué, mais bien plutôt pour eux qu'il disait: «Eloignez de moi tout opprobre et tout mépris. Voilà que les princes se sont assis, et ils parlaient contre moi; mais votre serviteur s'exerçait dans vos justifications». En quelle manière? «Car vos témoignages sont ma préoccupation, et vos justifications sont tout mon conseil 5». Conseil contre conseil: le conseil des princes qui étaient assis fut de perdre les martyrs que l'on trouvait; et le conseil des martyrs, de retrouver leurs ennemis qui se perdaient. Les premiers rendaient le mal pour le bien, les seconds le bien pour le mal. Faut-il s'étonner après cela, si les uns ont succombé en donnant la mort, et les autres triomphé en mourant? Faut-il, dis-je, s'étonner que, sous le feu de la persécution païenne, les martyrs

1. Ps 118,23 - 2. Mt 26,3.- 3. Ps 118,24.- 4. Mt 5,44. - 5. Ps 118,22.

aient souffert avec tant de patience la mort du temps, et que les païens, à la prière des martyrs, aient pu arriver à la vie éternelle? Le corps du Christ n'est-il point exercé de manière qu'il médite les témoignages du Seigneur. et qu'il appelle sur les persécuteurs des témoins, les biens du ciel, en échange de leur malice?





DIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LE GOUT DES BONNES OEUVRES.

11910 Ps 119,25-32


Comme le Prophète s'est attaché à la poussière, c'est-à-dire à la terre, ou même à ces affections du corps dont les convoitises sont contraires à celles de l'esprit, et dont il désire l'affaiblissement, il demande à Dieu, à cause de sa parole, ou de sa promesse qui fait de nous des enfants d'Abraham, de s'élever de plus en plus à la hauteur de la charité Pour n'en pas déchoir, il demande à Dieu la loi de la vie on de la foi, puis s'applaudit de ce que Dieu a dilaté son coeur pour courir dans ses commandements, c'est-à-dire lui a donné le goût des oeuvres saintes.

1. Voici ce que nous donne la suite de ce grand psaume qu'il nous faut considérer et expliquer selon qu'il plaît à Dieu: «Mon âme s'est attachée à la poussière, donnez-moi la vie selon votre parole 1». Qu'est-ce à dire «Mon âme s'est attachée à la poussière?» Car en disant ensuite: «Vivifiez-moi selon votre parole», le Prophète montre qu'il avait énoncé d'abord pour quel motif il demandait la vie, lorsqu'il disait: «Mon âme s'est attachée à la poussière». Si donc il demande la vie, parce que son âme s'est attachée au sol, l'on peut prendre cette expression dans un sens favorable. Toute la pensée en effet se réduit à dire Je suis mort, donnez-moi la vie. Quel est donc ce sol, cette poussière? Si nous voulons regarder le monde entier comme un vaste palais, nous verrons que le ciel en est comme le dôme, et que le pavé sera la terre. Le Prophète alors demande a être délivré de la terre afin de dire comme saint Paul «Notre conversation est dans le ciel 2». Donc s'attacher aux choses terrestres, c'est la mort de l'âme, et dès lors dire: «Vivifiez-moi», c'est demander la vie contraire à cette mort.

2. Mais il faut voir si ces paroles ainsi entendues peuvent convenir à celui qui parlait tout à l'heure, de manière à se montrer plus attaché à Dieu qu'à la terre; celui-là peut-il demander que sa conversation soit moins des

1. Ps 118,25. - 2. Ph 3,20.

choses de la terre que des choses du ciel? Eh! comment comprendre qu'il se soit attaché aux choses terrestres, celui qui dit de lui-même: «Votre serviteur s'exerçait dans vos oeuvres e de justice, car vos témoignages sont l'objet «de mes méditations, et vos justifications sont «mon conseil?» Telles sont en effet les paroles qui précèdent, et auxquelles il ajoute «Mon âme s'est attachée au pavé». Nous fautil comprendre par là que tant qu'un homme ait fait de progrès dans les voies du Seigneur, il ne laisse pas d'avoir en sa chair quelques affections terrestres en quoi consiste pour lui sur la terre 1 l'épreuve de la vie humaine; et qu'à mesure qu'il avance, il passe tous les jours de la mort à la vie, par la grâce vivifiante de celui qui renouvelle chez nous, de jour en jour, l'homme intérieur 2? Et en effet, quand l'Apôtre disait: «Tant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur 3»; il souhaitait alors d'être dégagé des liens du corps, et d'être avec le Christ 4 et son âme s'était attachée à la poussière. Donc on peut fort bien, par le pavé, entendre le corps lui-même qui est terrestre et qui appesantit l'âme parce qu'il est corruptible 5; ce qui nous rait gémir et dire à Dieu: «Mon âme s'est attachée à la poussière; donnez-moi la vie selon votre parole». Car il n'est pas dit que ce sera dans nos corps que nous

1. Jb 7,1. - 2. 2Co 4,16. - 3. 2Co 5,6.- 4. Ph 1,23. - 5. Sg 9,15.

serons toujours avec le Seigneur 1; mais nous les aurons quand ils ne seront plus corruptibles, quand ils n'appesantiront plus l'âme, et, à bien prendre, quand nous ne serons point en eux, quand ils seront en nous, et nous en Dieu. De là vient qu'un autre psaume a dit: «Pour moi, mon bien est de m'attacher à Dieu 2»; afin que nos corps vivent de nous, en s'attachant à nous, et que nous vivions de Dieu, parce qu'il est bon de nous attacher à lui. Quant à cet attachement dont il est dit: «Mon âme s'est attachée à la poussière», il ne me paraît point désigner l'union de la chair avec l'âme, bien que plusieurs l'aient compris en ce sens, mais bien plutôt cette affection de l'âme qui fait que la chair conspire contre l'esprit 3. Si tel est le vrai sens, le Prophète en disant: «Mon âme s'est attachée à la poussière, vivifiez-moi selon votre parole», ne demande point d'être délivré de ce corps de mort, par la destruction de ce même corps: ce qui aura lieu au dernier jour de notre vie, et qui ne peut tarder beaucoup, tant la vie est courte; mais le Prophète alors demanderait que les convoitises de la chair contre l'esprit s'affaiblissent en lui de plus en plus, que les aspirations de l'esprit contre la chair se fortifient, jusqu'à ce que les premières se consument en nous, et que les secondes soient consommées par l'Esprit-Saint qui nous a été donné.

3. Aussi le Prophète ne dit-il point: «Donnez-moi la vie» selon mes mérites, mais bien, donnez-moi la vie selon votre parole»: et qu'est-ce à dire, sinon selon votre promesse? Il veut être un fils de la promesse, et non un fils de l'orgueil; afin que la promesse demeure ferme selon la grâce à tout enfant d'Abraham. Voici en effet cette parole de la promesse: «C'est d'Isaac que ta postérité prendra son nom; c'est-à-dire, ce ne sont point les enfants d'Abraham selon la chair qui sont les enfants de Dieu, mais les enfants de la promesse qui sont réputés de la race d'Abraham 4». Le Prophète nous dit en effet dans le verset suivant ce qu'il était par lui-même: «Je vous ai déclaré mes voies et vous m'avez exaucé». On trouve dans plusieurs manuscrits: «Vos voies», mais la plupart, surtout les grecs, portent «Mes voies», c'est-à-dire mes voies mauvaises. Car il me paraît

1. 1Th 4,12-16.- 2. Ps 72,20. - 3. Ga 5,17.- 4. Rm 9,7-8. - 5. Ps 118,26.

dire: Je vous ai confessé mes péchés, exaucez-moi, c'est-à-dire pardonnez-les. «Enseignez-moi vos oeuvres de justice». Je vous ai confessé mes voies, vous les avez effacées enseignez-moi les vôtres. Enseignez-les-moi, de telle sorte que je les pratique; et non-seulement de manière que je sache ce qu'il faut faire. De même qu'il est dit du Seigneur, qu'il ne connaissait point le péché 1, et que l'on comprend qu'il ne le commettait point de même on doit dire que celui-là connaît vraiment la justice, qui la met en pratique. Telle est donc la prière d'un homme en progrès. Car s'il n'eût point pratiqué la justice, il n'éût point dit plus haut: «Votre serviteur «s'exerçait dans les oeuvres de justice». Ce n'est donc point celles dans lesquelles il s'exerçait qu'il veut apprendre du Seigneur; mais il veut de celles-ci s'élever à d'autres, et aller de progrès en progrès.

4. Il ajoute ensuite: «Insinuez-moi le chemin de vos justifications 2»; ou comme l'on trouve dans certains exemplaires: «Instruisez-moi de cette voie». Le grec est plus expressif: «Faites-moi comprendre 3». « Elle m'exercerai dans vos merveilles». Le Prophète appelle merveilles de Dieu ces oeuvres plus élevées auxquelles il veut atteindre dans ses progrès. Il y a donc des justifications de Dieu si admirables que l'infirmité des hommes ne croit point pouvoir les atteindre, si déjà l'on n'en a fait l'expérience. Aussi le Psalmiste, sous le poids de ce labeur, et en quelque sorte accablé par ces difficultés, nous dit-il: «Mon âme s'est assoupie d'ennui, affermissez-moi dans vos paroles 4». Qu'est-ce à dire «s'est «assoupie», sinon que s'est refroidie cette espérance qu'elle avait conçue de pouvoir atteindre ces hauteurs? Mais «affermissez-moi», dit-il, «dans vos paroles», de peur qu'en demeurant dans ce sommeil, je ne vienne à déchoir de la hauteur à laquelle je me sens parvenu; affermissez-moi donc dans ces mêmes paroles, auxquelles je suis arrivé par la pratique, afin que par elles je puisse monter à d'autres plus élevées.

1. 2Co 5,21. - 2. Ps 118,27. - 3. Grec, sunetison me. - 4. Ps 118,28.

5. Mais où est l'obstacle qui entrave notre marche dans la voie des justifications de Dieu, de manière que l'homme ne s'élève que difficilement à ces merveilles? Quel obstacle pouvons-nous croire, sinon celui dont il prie

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Dieu de le délivrer dans le verset suivant : « Eloignez de moi la voie de l'iniquité 1». Et parce que la loi des oeuvres est survenue pour faire abonder le péché 2,le Prophète continue en disant: «Et par votre loi prenez-moi en pitié». Par quelle loi, sinon par la loi de la foi? Ecoute l'Apôtre: «Où est donc votre glorification? Elle est anéantie. Par quelle loi? celle des oeuvres? Non, mais par la loi de la foi 3». C'est donc par cette loi de la foi que nous croyons, et que nous sollicitons le don de la grâce, afin de faire ce que nous ne saurions faire par nous-mêmes; de peur que méconnaissant la justice de Dieu, et voulant établir la nôtre, nous ne manquions de soumission pour la justice de Dieu 4. Ainsi donc dans la loi des oeuvres, c'est la justice de Dieu qui ordonne; et dans la loi de la foi, c'est sa miséricorde qui nous soutient.

6. Après avoir dit: «Dans votre loi, ayez pitié de moi», il semble prendre acte, si l'on peut s'exprimer ainsi, des bienfaits du Seigneur, pour obtenir de lui d'autres grâces qu'il n'a point encore. «J'ai choisi», dit-il, «la voie de la vérité; je n'ai point oublié vos jugements. Je me suis attaché à vos témoignages, ne me couvrez point de confusion. J'ai choisi la voie de la vérité», afin d'y courir: « Je me suis attaché à vos témoignages», tandis que j'y courais: «Seigneur, ne me couvrez point de confusion 5»: que je m'avance vers mon but, que j'y arrive enfin; car le tout ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde 6. Enfin: «J'ai couru dans la voie de vos commandements», dit le Prophète, «lorsque vous avez dilaté mon coeur 7». Je ne pourrais courir, si vous n'aviez dilaté mon coeur. Ce verset nous explique très-bien ce qui est dit plus haut: «J'ai choisi la voie de la vérité, je n'ai point oublié vos jugements,

1. Ps 118,29. - 2. Rm 5,20.- 3. Rm 3,27. - 4. Rm 10,3.- 5. Ps 118,30-31.- 6. Rm 9,16.- 7. Ps 118,32.

je me suis attaché à vos témoignages». Telle est en effet la marche dans la voie des commandements de Dieu. Et comme l'interlocuteur fait valoir auprès de Dieu les bienfaits qu'il a reçus de lui plutôt que ses propres mérites, comme si on lui disait: Comment as-tu pu courir dans cette voie, la choisir, ne pas oublier les jugements de Dieu, et t'attacher à ses témoignages? L'as-tu pu par toi-même? Non, répond-il. Comment donc? « J'ai couru dans la voie de vos préceptes», nous dit-il, «parce que vous avez dilaté mon coeur». Ce n'est donc point par ma propre volonté, et sans aucun besoin de votre secours; mais quand il vous a plu de « dilater mon coeur». Cette dilatation du coeur, c'est la joie dans les oeuvres de justice; et cette joie est un don de Dieu, qui nous fait observer ses préceptes, non dans les angoisses de la crainte, mais dans le délicieux amour de la justice. Et telle est la dilatation du coeur que Dieu nous promet, quand il dit: «J'habiterai en eux, je marcherai au milieu d'eux». Combien on doit être au large où. Dieu se promène! C'est dans cette latitude que la charité se répand dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné 2. De là cette parole de l'Ecriture: « Que vos eaux coulent dans vos places publiques 3». Le mot place publique, ou platea, vient d'un mot grec exprimant l'étendue; car platu, en grec, signifie large. C'est au sujet de ces eaux que le Seigneur s'écrie: «Qu'il vienne à moi celui qui a soif. Si quelqu'un croit en moi, des fleuves d'eau vive jailliront de ses entrailles 4»; et l'Evangéliste nous donne cette explication: «Il parlait ainsi à propos de l'Esprit-Saint, que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui». On pourrait discourir longuement à propos de cette dilatation du coeur, mais je m'aperçois que ce discours est déjà bien long.

1. 2Co 6,16.- 2. Rm 5,5.- 3. Pr 5,16.- 4. Jn 7,37-39.




ONZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LE PROGRÈS DANS LA PIÉTÉ.

11911 Ps 119,33-36


Le Prophète qui a déjà couru dans la voie des commandements, supplie le Seigneur de lui poser comme une loi la voie de ces mêmes commandements, ou de l'aider à y courir jusqu'à ce qu'il arrive à la palme promise, Il recherche toujours cette voie, en s'efforçant de pratiquer ces préceptes, et comme cette voie est la vérité, il la possédera à jamais. Il ne veut pas connaître la loi selon la lettre seulement, mais encore selon ta pratique; alors il supplie Dieu de le conduire en inclinant son coeur vers les préceptes, et non vers les convoitises qui firent tomber le vieil Adam.

1. Dans notre psaumes si étendu, voici ce qu'il nous faut considérer et exposer avec le secours du Seigneur. «Faites-moi, Seigneur, une loi de la voie de vos commandements, et que je la recherche toujours 1». L'Apôtre nous dit: «La loi n'est pas établie pour le juste, mais pour les injustes et les rebelles», et le reste, puis il conclut ainsi: «Et pour tout ce qui est opposé à la saine doctrine, laquelle est selon l'Evangile de la gloire du Dieu de béatitude, qui m'a été confié 2». Or, celui qui nous dit: «Faites-moi, Seigneur, une loi», était-il de ceux pour qui saint Paul a dit que la loi était faite? Loin de là. S'il en était, il n'aurait pas dit plus haut : « J'ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon coeur». Pourquoi donc demander que Dieu lui impose une loi, puisqu'il n'est point de loi pour le juste? Ou bien n'y aurait-il pas de loi pour le juste, dans le même sens qu'elle est établie pour le peuple rebelle, sur des tables de pierre 3,et non sur des tables de chair, qui sont les coeurs 4; selon l'Ancien Testament, du mont Sinaï qui engendre pour la servitude 5 et non selon le Testament Nouveau, dont le prophète Jérémie a dit: « Voilà que viennent les jours, dit le Seigneur, et j'établirai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Juda: non pas l'alliance que j'ai formée avec leurs pères, dans les jours où je les pris par la main, pour les tirer de la terre d'Egypte et parce qu'ils ne sont pas demeurés dans cette alliance, je les ai punis, dit le Seigneur. Voici,en effet, l'alliance que j'ai faite avec la maison d'Israël: après ces jours-

1. Ps 118,33. - 2. 1Tm 1,9-11. - 3. Ex 31,18. - 4. 2Co 3,3. - 5. Ga 4,24.

là, dit le Seigneur, je graverai mes lois jusque dans leurs entrailles, et je les écrirai dans leurs coeurs 1». C'est ainsi qu'il supplie le Seigneur de lui imposer une loi, non plus comme aux injustes et aux rebelles qui n'appartiennent pas au Nouveau Testament, une loi sur des tables de pierre; mais une loi qui convienne à la sainte génération de l'épouse libre, ou de la Jérusalem céleste, aux enfants de la promesse, aux fils de l'héritage éternel, dans le coeur desquels Dieu écrit sa loi, de son doigt par le Saint-Esprit; non plus pour qu'ils en conservent la mémoire pendant qu'ils la négligeront dans la pratique; mais afin qu'ils la connaissent pour la comprendre, qu'ils la pratiquent en l'aimant d'un coeur dilaté par la charité, et non resserré par la crainte. Agir, en effet, par la crainte du châtiment, et non par l'amour de la justice, c'est agir en quelque sorte malgré soi. Mais celui qui agit malgré lui, voudrait, s'il était possible, qu'il n'y eût point de commandement; et dès lors il est l'ennemi, et non point l'ami de cette loi, qu'il souhaice qu'on ne lui ait point imposée; son action, dès lors, ne saurait être pure, quand sa volonté est corrompue. On ne saurait dire alors ce que dit le Prophète dans les versets précédents: « J'ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon coeur»; puisque cette dilatation signifie la charité, qui est, selon l'Apôtre, la plénitude de la loi 2.

2. Pourquoi donc le Prophète veut-il encore qu'on lui impose une loi, puisque si cette loi ne lui eût déjà été donnée, il n'aurait pu, dans la dilatation de son coeur, courir dans la voie des commandements de Dieu?

1. Jr 31,31-33. - 2. Rm 13,10.

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Mais comme l'interlocuteur s'avance dans la vertu, comme il sait que cet avancement il le doit à la grâce de Dieu; demander qu'une loi lui soit imposée, qu'est-ce autre chose que demander d'y faire de nouveaux progrès? Car, présentez, par exemple, une coupe toute pleine à l'homme qui a soif, il la boit et l'épuise, et en demande encore. Quant aux injustes 1, aux rebelles, qui n'ont reçu la loi que sur des tables de pierre, cette loi en a fait des prévaricateurs, et non des enfants de la promesse. Mais s'en souvenir et ne pas l'aimer, c'est être également coupable; car la mémoire est en quelque sorte une pierre écrite, et qui est plutôt un fardeau qu'un ornement: c'est un poids et non un titre d'honneur. Cette loi, le Prophète l'appelle une voie des justifications de Dieu, et elle ne diffère en rien de la voie des préceptes de Dieu, que le Prophète nous dit avoir parcourue dans la dilatation de son coeur. Il a donc couru, il court encore, jusqu'à ce qu'il atteigne cette manne céleste, à laquelle Dieu l'a appelé d'en haut. Enfin, après avoir dit: «Donnez-moi, Seigneur, pour loi, la voie de vos justifications»; le Prophète ajoute: «Et que je la recherche toujours». Pourquoi demander ce qu'il a déjà, sinon parce qu'il possède cette loi en l'accomplissant, et qu'il en cherche les progrès?

3. Mais que signifie «toujours?» N'y aura-t-il point de fin à ses recherches? En est-il de même que dans ces paroles: « Sa louange e sera toujours en ma bouche 2», parce qu'il n'y aura point de fin à la louange de Dieu? Car nous ne cesserons las de le louer quand nous serons parvenus au royaume éternel, puisque nous lisons: «Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront dans les siècles des siècles 3 !» Ou bien «toujours» doit-il s'entendre du temps de la vie, parce que c'est alors que l'on avance dans la vertu, et qu'après cette vie, celui qui aura fait des progrès sera parfait? Cette expression reviendrait à ce que nous dit saint Paul de certaines femmes qu' «elles apprennent toujours»; mais c'est alors en mauvaise part, puisqu'il ajoute qu' « elles n'arrivent jamais à la science de la vérité 4». Celui au contraire qui va toujours en progressant arrive enfin où il s'est efforcé d'arriver, et où il n'y

1. 2Tm 1,9. - 2. Ps 33,2. - 3. Ps 83,5.- 4. 2Tm 3,7.

a plus de progrès, parce qu'on demeure éternellement dans cette perfection. Toutefois en disant de ces femmes qu' «elles apprennent toujours», saint Paul n'a point prétendu qu'après leur mort elles continueront à étudier des choses vaines et sans profit, puisqu'à ces doctrines succéderont, non plus des études, mais les supplices éternels. Rechercher donc la loi de Dieu en cette vie, c'est y faire des progrès par sa science et par l'amour; dans l'autre vie, au contraire, il n'y aura plus à chercher cette loi dans sa plénitude, mais à en jouir. Mais voici ce qui est dit encore: «Cherchez toujours sa face». Où sera-ce «toujours», sinon en cette vie? Car en l'autre nous ne chercherons pas la face de Dieu, puisque nous le verrons face à face 2. Si néanmoins on peut dire que l'on cherche toujours une chose parce qu'on l'aime sans dégoût, et qu'on le fait pour ne point la perdre, nous rechercherons sans fin la loi de Dieu, c'est-à-dire la vérité de Dieu; car il est dit dans ce même psaume: «Et votre loi est la vérité 3». On la cherche maintenant pour la posséder; alors on la possédera pour ne point l'abandonner; selon qu'il est écrit de 1 Esprit de Dieu, qu'il pénètre tout, même les profondeurs de Dieu 4: non point pour apprendre ce qu'il ne connaît point, mais parce qu'il n'y a rien qu'il ne connaisse.

4. C'est donc proclamer bien haut la grâce de Dieu, que demander au Seigneur de nous poser une loi, comme le fait le Prophète qui connaissait la loi selon la lettre. Mais parce que la lettre tue, et que l'esprit vivifie 5,il demande à faire par l'esprit ce qu'il savait par la lettre, de peur que cette connaissance d'un précepte négligé ne le rende coupable d'une prévarication nouvelle. Toutefois, connaître une loi comme on doit la connaître, c'est-à-dire comprendre ce qu'elle ordonne, pourquoi elle a été donnée à ceux qui ne devaient point l'observer; quelle en était l'utilité en cela même qu'elle est survenue pour faire abonder le péché 6, c'est ce que ne saurait faire un homme, à moins que Dieu ne lui en ait donné l'intelligence. Aussi le Prophète a-t-il ajouté: «Donnez-moi l'intelligence, et je sonderai votre loi, et je la garderai de tout mon coeur 7». Lorsqu'en effet un homme a sondé la loi, qu'il est arrivé à ces

1. Ps 104,4. - 2. 1Co 13,12. - 3. Ps 118,142. - 4. 1Co 2,10. - 5. 2Co 3,6.- 6. Rm 5,20.- 7. Ps 118,34.

hauteurs qui en font toute l'essence, il doit alors aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme lui-même. Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 1. Voilà ce qu'il semble promettre à Dieu, quand il dit: «Et je la garderai de tout mon coeur».

5. Mais comme il n'en saurait venir là par ses propres forces, et sans le secours de celui qui fait ce commandement, voilà que le Prophète supplie le Seigneur de lui faire accomplir ce qu'il ordonne: «Conduisez-moi dans les sentiers de vos commandements, car c'est là que je me plais 2». C'est peu de ma volonté, si vous-même ne me conduisez où je veux aller. Or, c'est bien là le sentier, la voie des commandements rie Dieu, où il avait couru, disait-il, dans la dilatation de son coeur; et s'il l'appelle un sentier, c'est qu'elle est étroite, cette voie qui conduit à la vie 3; et comme elle est étroite, on ne saurait y courir, si le coeur n'est dilaté.

6. Mais parce qu'il s'avance toujours, qu'il court toujours; et c'est ce qui lui fait implorer le secours d'en haut qui doit le faire aboutir, ce qui n'appartient ni à la course ni à la volonté, mais à la divine miséricorde 4; enfin, parce que c'est Dieu qui produit en nous le vouloir 6, et que le Seigneur même nous prépare la volonté, le Prophète continue: «Inclinez mon coeur vers vos préceptes, et non vers l'avarice 7». Qu'est-ce à dire, avoir le coeur incliné vers un objet, sinon le vouloir? Il a donc voulu déjà, et il demande de vouloir encore. Il a voulu, quand il a dit: «Conduisez-moi dans le sentier de vos commandements, car c'est là que je me plais»; il demande de vouloir encore, quand il dit: «Inclinez mon coeur vers vos témoignages, et non vers l'avarice». Ce qu'il demande alors, c'est que sa volonté soit de plus en plus forte. Or, quels sont les témoignages de Dieu, sinon ceux par lesquels il se rend témoignage à lui-même? C'est avec le témoignage que l'on fait une preuve, et dès lors, c'est par des témoignages que Dieu prouve ses oeuvres de justice et ses préceptes; par ses témoignages qu'il nous persuade ce qu'il lui plaît; et c'est vers ces témoignages que le Prophète le supplie d'incliner son coeur, et non vers l'avarice. C'est par ces

1. Mt 22,37-40. - 2. Ps 118,35. - 3. Mt 7,14. - 4. Rm 9,16. - 5. Ph 2,13. - 6. Ps 118,36.

témoignages que Dieu nous amène à lui rendre un culte gratuit, ce que ne permettrait point l'avarice, qui est la racine de tous les maux. Il y a dans le texte grec un mot qui désigne l'avarice en général ou le désir excessif, car pleon signifie en latin plus ou davantage, et exis désigne ce que l'on possède, en latin habere. Ainsi donc, avoir plus a fait pleonexia, que plusieurs interprètes latins ont traduit ici par emolumentum, profit, d'autres par utilitas, avantage, d'autres mieux encore, par avaritia, avarice. L'Apôtre nous dit donc que u l'avarice est la racine de tous les «maux 1». Mais dans le grec, d'où ces paroles ont été traduites dans notre langue, l'Apôtre ne s'est point servi de pleonexia, que nous lisons dans notre psaume, il a employé celui de philaguria qui désigne l'amour de l'argent. Il faut voir dans cette expression l'espèce pour le genre, et dans l'amour de l'argent, cette convoitise universelle qui est véritablement la racine de tous les maux. Nos premiers parents n'eussent point été séduits et renversés par le serpent, s'ils n'avaient voulu avoir plus qu'ils n'avaient, être plus qu'ils n'étaient. C'est là en effet ce que leur avait promis le serpent: «Vous serez comme des dieux 2», leur avait-il dit. Telle fut donc la pleonexia qui les fit succomber. Voulant avoir plus qu'ils n'avaient, ils perdirent ce qu'ils avaient reçu. Le droit civil nous montre une lueur de cette vérité répandue partout, dans cette clause qui déboute celui qui demande plus que son droit; c'est-à-dire qui fait perdre même ce que l'on doit à celui qui réclame plus qu'il ne lui est dû. Or, c'est retrancher de nous toute avarice, que rendre à Dieu un culte gratuit. C'est de là que cet ennemi tirait une accusation contre Job dans le rude combat de l'épreuve, quand il dit «Est-ce gratuitement que Job sert le Seigneur 3?» Le diable croyait en effet que dans le culte qu'il rendait à Dieu, cet homme juste avait le coeur incliné vers l'avarice, qu'il ne servait Dieu que pour ces grands avantages des biens temporels, dont le Seigneur l'avait comblé, comme le mercenaire qui cherche une semblable récompense mais dans cette épreuve il montra qu'il servait Dieu gratuitement. Si donc notre coeur n'est point enclin à l'avarice, nous ne servons Dieu que pour Dieu, en sorte qu'il est

1. 1Tm 6,10.- 2. Gn 3,5.- 3. Jb 1,9.

lui-même la récompense de notre culte. Aimons-le en lui-même, aimons-le en nous, aimons-le dans le prochain que nous aimons comme nous-mêmes, soit qu'il possède le Seigneur, soit afin qu'il le possède. Et comme c'est par sa grâce que ce bien nous arrive, le Prophète lui dit: «Inclinez mon coeur vers vos témoignages, et non vers l'avarice». Remettons la suite à un autre discours.





Augustin, les Psaumes 11909