Augustin, les Psaumes 10201

PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME CI - LES GÉMISSEMENTS DE L'ÉGLISE

10201
Ps 102,1-20

C'est un pauvre qui parle, et ce pauvre est Jésus-Christ, lequel a fait les richesses matérielles, les richesses de l'intelligence, les richesses de la vertu. S'il est pauvre, c'est qu'il s'est fait chair, et dès lors, revêtu de notre pauvreté; c'est donc nous qui parlons en lui dans notre psaume; et dans le chef on doit reconnaître les membres. Que Dieu soutienne toujours ses membres, puisqu'il en est qui sont toujours dans l'angoisse. Mes jours se sont évanouis, parce que dans mon orgueil j'ai oublié de manger mon pain, ce pain du juste descendit du ciel. Mais par compassion les os, dans l'Eglise, s'attachent à la chair, ou les forts s'inclinent vers les faibles. La prédication de la vérité se fait parfois chez un peuple où le Christ est inconnu, c'est le pélican au désert; ou chez un peuple qui est retombé, c'est le hibou, dans les ténèbres et les masures; ou chez de vrais chrétiens, c'est le passereau sur le toit: ou bien encore le Christ serait le pélican qui rend, dit-on, la vie à ses petits qu'il arrose de son sang, et dans la solitude, parce que seul le Christ est né d'une vierge; il serait le hibou par sa passion, qui eut lieu dans les ténèbres des Juifs, et le passereau sur le toit par sa résurrection. On reproche au Christ de manger avec les pécheurs, comme aux chrétiens d'encourager le vice par la promesse du pardon: comme si le désespoir n'était pas plus corrupteur encore, et comme si l'incertitude de la mort n'était pas un contre-poids. Dieu punit en effet l'homme pécheur, et non la créature qu'il n'a point faite à son image, qui ne craint rien, n'espère rien. Le Seigneur n'oublie rien, et de la poussière de Sion il fait sortir l'Eglise primitive. Hâtons-nous d'entrer dans la construction de Sion; quand elle sera achevée, il sera trop tard.


1. Premier sermon prêché après les lois portées contra les Donatistes, en l'année 405.

1. Voici un pauvre qui prie, et qui ne prie pas en silence. On peut donc entendre ce qu'il dit, et voir qui il est. C'est peut-être de ce pauvre que saint Paul dit: «Il s'est fait pauvre pour nous, lui qui était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté». Mais si c'est lui, comment est-il pauvre? Car sa richesse, qui ne la voit point? Qu'est-ce qui fait la richesse des hommes? L'or, l'argent, de nom


2. 2Co 8,9.

nombreux domestiques, de grandes terres: mais tout cela est fait par lui 1». Or, quoi de plus riche que celui qui a fait les richesses, et même celles qui ne sont point de véritables richesses? C'est de lui, en effet, que nous viennent ces richesses intérieures, le génie, la mémoire, la conduite, la santé, la vivacité des sens, la conformation des membres. Avec ces biens un homme est déjà riche, fût-il pauvre d'ailleurs. C'est de Dieu encore que viennent les richesses bien plus précieuses, comme la foi, la piété, la justice, la charité, la chasteté, les moeurs pures. Car nul ne peut les tenir que de celui qui justifie l'impie 2. Incalculables richesses ! Quel est en effet le plus riche, ou l'homme qui a ce qu'il désire, par celui qui a tout fait, ou celui qui fait ce qu'il veut, pour en laisser le bénéfice à un autre? Assurément le plus riche est celui qui a fait ce que tu possèdes, puisqu'il a aussi ce que tu n'as pas. Quelles richesses encore une fois ! Et dans celui qui est si riche comment retrouver cette parole: «Je mangeais la cendre comme du pain, et je mêlais mes larmes à mon breuvage 3?» Est-ce là que se bornent tant de richesses? Quelle élévation d'une part ! quel abaissement d'autre part ! Que faire? Comment allier tant de grandeur avec tant de bassesse? Quelle distance de l'une à l'autre! Je ne reconnais point ce pauvre; sans doute c'est un autre, cherchons encore. Ce qui nous fait croire que ce n'est point lui, c'est que nous ne pouvons l'interroger, sans nous extasier devant ses richesses: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était sen Dieu, et le Verbe était Dieu. Voilà ce qui était en Dieu au commencement. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait 4». Celui qui a parlé de la sorte, était riche déjà pour tenir ce langage, et combien l'était davantage Celui dont il disait: «Au commencement était le Verbe», non point un Verbe quelconque, mais « le Verbe Dieu»; non point quelque part, mais en Dieu»; non point oisif, mais: « Toutes choses ont été faites par lui». A-t-il donc mangé son pain comme la cendre, mêlé ses larmes à son breuvage? Craignons que notre pauvreté ne fasse injure à tant de richesses. Cherche cependant s'il ne serait point lui-même ce pauvre, « lui qui s'est fait chair pour habiter parmi nous 5». Ecoute

1. Jn 1,3. - 2. Rm 4,5, - 3. Ps 101,10.- 4. Jn 2,1-3.- 5. Jn 1,14.

cette parole : «C'est moi votre serviteur, elle fils de votre servante 1». Souvenez-vous de cette chaste servante, vierge et mère tout ensemble, C'est en elle qu'il s'est revêtu de notre pauvreté, qu'il a revêtu la forme de l'esclave, en s'anéantissant lui-même, de peur que sa richesse ne t'effrayât et ne t'empêchât de t'approcher de lui à cause de ton extrême pauvreté. C'est là, dis-je, qu'il a pris la forme de l'esclave, là qu'il s'est revêtu de notre pauvreté, qu'il s'est fait pauvre, là qu'il nous n enrichis. Nous commençons donc à comprendre qu'il s'agit de lui dans ce passage; toutefois ne nous prononçons pas avec témérité c'est le fruit d'une vierge, c'est la pierre détachée de la montagne, sans le secours d'aucun homme 2,nul homme n'a eu part dans cette oeuvre, nulle transfusion de concupiscence, mais la foi s'alluma et la chair du Verbe fut conçue. Il sortit du sein virginal; les cieux chantèrent sa gloire, les anges l'annoncèrent aux bergers 3,l'étoile attira les mages, qui adorèrent ce nouveau roi 4. Siméon, plein de l'Esprit-Saint, reconnut l'Enfant-Dieu dans les bras de sa mère. L'âge fit grandir, non sa divinité, mais son corps, et d'ineptes vieillards admirent avec stupéfaction la sagesse d'un enfant de douze ans 5. Et quand même ces vieillards eussent été habiles qu'est-ce que cette habileté auprès du Verbe de Dieu? Qu'est-ce que cette habileté auprès de la Sagesse de Dieu? Les habiles eux-mêmes ne seraient-ils pas réduits au néant, si le Verbe ne les soutenait? Son corps grandit encore, et il vient au fleuve pour être baptisé; celui qui le baptise le reconnaît pour Dieu, et se proclame indigne de délier les cordons de ses souliers 6. Dès lors la lumière est rendue aux aveugles, l'oreille des sourds est ouverte, les muets parlent, les lépreux sont guéris, les paralytiques affermis, les malades recouvrent la santé, les morts ressuscitent 6.

10202 2. A la vérité, en comparant tout cela aux richesses de ce Verbe, je n'y vois que pauvreté: mais combien est-ce encore loin de la cendre et du breuvage mêlé aux larmes! Je n'ose encore dire: C'est lui, et néanmoins je le voudrais. Il y a ici des choses qui me forcent à le dire, et d'autres qui me forcent à craindre. C'est lui, et ce n'est pas lui. Déjà il a la forme

1.
Ps 115,16. - 2. Da 2,31. - 3. Lc 2,7-14. - 4. Mt 2,1-2.- 5. Lc 2,25-47. - 6. Mc 1,7. - 8. Mc 1,11. - 9. Mt 11,5.

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de l'esclave, il porte une chair fragile et mortelle, il vient pour mourir, et néanmoins on ne le comprend pas encore dans cette pauvreté: «Je mangeais la cendre comme le pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage». Qu'il ajoute alors pauvreté à pauvreté, qu'il identifie à lui-même le corps de notre humilité 1: qu'il soit notre chef, que nous soyons ses membres, soyons deux dans une même chair. D'abord pour être pauvre, il a pris la forme de l'esclave 2,et a quitté son Père: après avoir pris naissance d'une vierge, qu'il abandonne aussi sa mère, et qu'ils soient deux dans une même chair 3; ils n'auront plus alors qu'une même voix, et dans cette voix unique, nous ne serons plus surpris de retrouver la nôtre: «Je mangeais la cendre comme du pain, et mêlais mes pleurs à mon breuvage». Il a donc daigné nous agréer pour ses membres. Or, dans ses membres, il y a des pénitents, car ils ne sont pas exclus ni séparés du corps de son Eglise; et il ne peut se joindre à cette épouse que par ces paroles: «Faites pénitence, parce que le royaume des cieux approche 4». Ecoutons ce que demandent ici la tête 5 et le corps, l'Epoux et l'Epouse 6, le Christ et l'Eglise, dans l'ineffable unité: mais le Verbe et la chair ne sont pas un, tandis que le Père et le Verbe sont un: le Christ et l'Eglise sont un, un homme parfait, clans sa forme la plus complète: «Jusqu'à ce que nous parvenions tous, dans l'unité de foi, dans la connaissance du Fils de Dieu, à l'état de l'homme parfait, à la mesure de l'âge de la plénitude du Christ 7». Mais jusqu'à ce que nous arrivions, nous rencontrons ici-bas notre pauvreté, nous rencontrons le labeur et le gémissement. Grâces soient rendues à sa miséricorde. D'où viendrait le labeur et le gémissement au Verbe par qui tout a été fait? S'il a daigné prendre sur lui notre mort, ne nous donnera-t-il pas la vie? Il nousa donné une grande espérance, et c'est dans cette espérance que nous gémissons. Car il y a un gémissement de tristesse, et un gémissement qui a bien sa joie. Il me semble que Sara, longtemps stérile, eut un gémissement de joie quand elle devint mère. Et nous aussi, Seigneur, c'est avec votre crainte que nous avons enfanté l'esprit de salut 8,Ecoutons donc le


1. Ph 3,21.- 2. Ph 2,7.- 3. Ep 5,31-32.- 4. Mt 3,2.- 5. Ep 4,15.- 6. Jn 3,29.- 7. .- 8. Is 26,18.

Christ pauvre en nous et avec nous, et pour nous. Car le titre nous indique ici un pauvre. Si vous croyez, mes frères, que de moi-même j'ai soupçonné quel est ce pauvre, écoutons sa prière et connaissons enfin sa personne; ne te laisse point surprendre, si tu entends une parole qui ne puisse s'adapter à ce chef auguste: j'ai jeté ces préliminaires, afin que si tu rencontres quelque chose de semblable, tu te souviennes que c'est le corps qui parle dans son infirmité, et que tu reconnaisses dans le chef la voix des membres. «Prière du pauvre», tel est le titre. «Quand il était dans l'angoisse, il répandait sa prière, en présence de Dieu 1». Tel est le pauvre qui dit ailleurs: «Des confins de la terre, j'ai crié vers vous, quand mon âme était dans l'angoisse 2». Tel est notre pauvre, parce que c'est lui qui est le Christ, lui qui, chez les Prophètes, s'est appelé époux et épouse. « Il m'a mis une couronne», dit-il, «comme au jeune époux; et il m'a ornée comme une jeune épouse 3». C'est à lui-même qu'il donne le nom d'Epoux et aussi bien celui d'Epouse; pourquoi, sinon parce que le chef alors serait l'époux, et le corps l'Epouse? Ecoutons ses paroles, ou plutôt écoutons les nôtres, et si nous nous trouvons en dehors, travaillons à entrer bientôt.

3. « Seigneur, écoutez ma prière, et que mes cris viennent jusqu'à vous 4». Or, « Seigneur, exaucez ma prière», revient à dire: «Que mes cris arrivent jusqu'à vous». Ce redoublement est une véhémence de sentiment dans la prière. «Ne détournez point de moi votre face 5». Quand est-ce que Dieu détourna sa face de son Fils? Le Père de son Christ? Mais à cause de la pauvreté des membres: «Ne détournez point de moi votre face, au jour de mes tribulations; inclinez vers moi votre oreille». C'est ici-bas que je suis dans l'angoisse, et vous, Seigneur,vous êtes en haut des cieux. Si je m'élève, vous êtes loin de moi; si je m'abaisse, vous inclinez votre oreille vers moi. Mais qu'est-ce à dire, « au jour de mes tribulations?» N' est-il point maintenant dans l'angoisse? Et parlerait-il de la sorte, s'il n'était dans l'épreuve? Il aurait donc suffi de dire: Inclinez votre oreille vers moi, parce que je suis dans l'angoisse. « En quelque jour que je sois dans l'angoisse, inclinez votre oreille vers moi». Telle est ta

1. Ps 101,1. - 2. Ps 9,3. - 3 Is 61,10. - 4. Ps 101,2. - 5. Ps 101,3.

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prière de tout le corps, et si un membre souffre, tous les membres souffrent aussi 1. Tu es donc aujourd'hui dans l'affliction, j'y suis avec toi. Un autre y sera demain, j'y serai avec lui; et après cette génération, ceux qui succéderont à nos descendants, y seront aussi, j'y serai avec eux; quiconque de mes membres peut être dans la tribulation, jusqu'à la fin des siècles, j'y suis avec lui. «En quelque jour que je sois dans la tribulation, inclinez votre oreille vers moi; en quelque jour que je vous invoque, exaucez-moi sans retard». Ce qui est la même pensée. Maintenant donc je vous invoque: mais «au jour où je vous invoquerai, hâtez-vous de me secourir». Pierre a prié, Paul a prié, les autres Apôtres ont prié; dans ces mêmes temps les fidèles ont prié, les fidèles ont prié dans les temps qui ont suivi, les fidèles ont prié au temps des martyrs, les fidèles prient dans les temps où nous sommes, les fidèles prieront encore dans l'avenir: «En quelque jour que je vous invoque, hâtez-vous de me secourir». « Hâtez-vous de me secourir»; car je demande ce que vous voulez accorder. Ce n'est point l'homme terrestre désirant les biens de la terre; mais racheté de la captivité primitive, j'espère au royaume des cieux. «Exaucez-moi sans délai»; car ce n'est qu'à ceux qui ont de semblables désirs, que vous avez dit: «Tu parleras encore, quand je répondrai: Me voici 2. En quelque jour que je vous invoque, exaucez-moi sans retard». D'où vient ton invocation? De quelle tribulation? De quelle pauvreté? O pauvre, couché devant la porte d'un Dieu si riche, quel désir te fait mendier? Quel besoin te fait crier vers lui? Quelle indigence te fait frapper et demander que l'on ouvre? Parle, afin que nous entendions ta pauvreté, que nous nous y reconnaissions nous-mêmes, et que nous sollicitions avec toi. Ecoute et reconnais-toi, situ le peux.

4. «Car mes jours se sont évanouis comme la fumée 3». O jours! s'ils sont bien des jours; car nommer le jour est dire lumière. Mais «voilà que mes jours se sont évanouis comme la fumée» . «Mes jours» ou le temps de ma vie: pourquoi « comme la fumée», sinon à cause de l'orgueil qui s'élève? Tels furent les jours que mérita l'orgueilleux Adam, d'où Jésus-Christ a tiré sa chair. Donc le Christ était en Adam, et Adam aussi dans

1. 1Co 12,26. - 2 Is 58,9. - 3. Ps 101,4.

le Christ. Assurément il nous a délivrés de ces jours de fumée, Celui qui a daigné prendre la voix de ces jours qui s'évanouissent comme la fumée. «Voilà que mes jours disparaissent comme la fumée». Voyez cette fumée si semblable à l'orgueil, elle s'élève, grossit, et puis disparaît; elle s'évapore donc et ne demeure point. « Voilà que mes jours se sont évanouis comme la fumée; mes os se sont desséchés comme la pierre du foyer». Mes os, qui sont ma force, ne sont point sans tribulation, sans brûlure. Dans le corps du Christ, les os sont la force, et quelle force est supérieure à celle des Apôtres? Et néanmoins, vois comme ces os se dessèchent. «Qui est scandalisé sans que je brûle», dit saint Paul 1 les forts, ce sont les fidèles qui comprennent et qui prêchent la parole de Dieu, qui mettent leur vie d'accord avec leurs paroles, et leurs paroles avec ce qu'ils entendent: assurément ils sont forts, mais tous ceux qui souffrent le scandale sont pour eux un foyer brûlant. Car c'est en eux qu'est la charité, principalement dans les os. Ils sont plus intérieurs que la chair, et en deviennent les soutiens. Mais si quelqu'un souffre scandale, si son âme est en péril; les os en sont desséchés à proportion de leur charité. Que la charité manque, et nul os ne dessèche; mais s'il y a charité, si un membre compatit quand un membre souffre, combien seront desséchés ceux qui supportent tous les membres 2? «Mes os se sont desséchés comme la pierre du foyer».

5. «Mon coeur a été frappé comme l'herbe, et s'est desséché 3». Vois en Adam, tige du genre humain. Quel autre que lui est la source de nos misères? De quel autre que lui nous est venue cette pauvreté héréditaire? Maintenant donc qu'il est incorporé au Christ, qu'il dise avec espérance, lui qui, en se regardant lui-même, ne pouvait que désespérer «Mon coeur a été frappé comme l'herbe, et s'est desséché». Et cela bien justement, car toute chair est une herbe 4. Et toutefois d'où te vient cet état? « C'est que j'ai oublié de manger mon pain». Car Dieu lui avait donné le pain d'un précepte. Qu'est-ce eu effet que le pain de l'âme, sinon la parole de Dieu? Or, à la suggestion du serpent, et devant la prévarication de la femme, il toucha au fruit défendu 5,et oublia le précepte. Ce fut donc

1. 2Co 11,29. - 2. 2Co 12,20.- 3. Ps 101,5. - 4 Is 40,6.- 5. Gn 3,6.

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justement que son coeur fut frappé comme l'herbe, et se dessécha, parce qu'il avait oublié de manger son pain. Oubliant de manger ce pain, il avala ce poison; et son coeur fut frappé et se dessécha comme le foin. C'est de cet homme frappé que Dieu parle en Isaïe, et à qui il dit: « Je ne serai pas irrité éternellement: c'est de moi que vient l'esprit, c'est moi qui ai créé tout ce qui respire. A cause de son péché, je l'ai quelque peu contristé et frappé, j'ai détourné de lui mon visage». C'est donc avec raison que cet homme dit ici: « Ne détournez pas de moi votre visage», de cet homme frappé, dont vous avez dit: «Je l'ai frappé»; dont vous avez dit aussi : «J'ai vu ses voies, et je l'ai guéri 1. Mon coeur a été frappé comme l'herbe, et s'est desséché, parce que j'ai oublié de manger mon pain». Mange maintenant ce pain oublié. Ce pain est venu lui-même; et, incorporé à lui, tu peux te souvenir de cette parole de l'oubli, crier dans ta pauvreté, afin de recevoir ses richesses. Mange, maintenant que tu es incorporé à celui qui a dit: « Je suis le pain de vie descendu du ciel 2» .Tu avais oublié de manger ton pain, mais depuis qu'il est cloué à la croix, tous les confins de la terre se souviendront du Seigneur, et se convertiront à lui 3. Qu'après l'oubli vienne enfin le souvenir; que l'on mange ce pain du ciel, et que l'on vive; qu'on mange, non point la manne, comme ceux qui en mangèrent et qui moururent 4, mais ce pain dont il est dit: «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice 5».

6. «A la voix de mes gémissements, ma chair s'est attachée à mes os 6». A cette voix que je comprends, à cette voix que je connais: « A la voix de mon gémissement», non pas aux gémissements de ceux qui ont ma compassion. Beaucoup gémissent en effet, et moi-même je gémis, et je gémis parce qu'ils ne savent gémir. Tel a perdu de l'argent, et il gémit; il a perdu la foi et n'en gémit pas. Je pèse l'argent et la foi, et je trouve que j'ai bien plus à gémir de ceux qui ne savent gémir, ou qui ne gémissent point du tout. On a fait un larcin, et on en tressaille. Quel gain d'une part, quelle perte de l'autre! Acquérir de l'argent et perdre la justice! Voilà ce qui fait gémir celui qui sait gémir,

1 Is 57,16-18. - 2. Jn 6,41.- 3. Ps 21,28.- 4. Jn 6,49.- 5. Mt 5,6. - 6. Ps 101,6.

celui qui est uni à son chef, qui est incorporé étroitement au corps du Christ. Mais l'homme charnel, au lieu d'en gémir, fait gémir sur lui-même, parce qu'il n'en gémit point: et néanmoins, bien qu'ils ne sachent point comme il faut gémir, ou ne gémissent point du tout, nous ne pouvons les mépriser. Nous voulons en effet les corriger, nous voulons les redresser, nous voulons les guérir: et quand cela nous est impossible, nous gémissons, et en gémissant sur eux, nous sommes loin de nous en séparer. «A la voix de mes gémissements, mes os se sont attachés à ma chair». Les forts se sont attachés aux faibles, et les valides aux infirmes. Comment s'y sont-ils attachés? Par la force de leurs propres gémissements, et non par la force des gémissements des faibles. En s'y attachant, ils ont cédé à la loi; à quelle loi, sinon à celle qui a fait dire: « Nous qui sommes forts, nous devons supporter la faiblesse des faibles 1? «Mes os se sont attachés à ma chair».

7. «Je suis devenu comme le pélican, qui habite la solitude, comme le hibou dans les masures. J'ai veillé et je suis comme le passereau sur un toit». Voilà trois oiseaux, et trois habitations: puisse le Seigneur m'aider à en expliquer le sens, et vous, à entendre, pour votre profit, ce que l'on vous dit pour votre salut. Quel est le sens de ces trois oiseaux, et des trois habitations? Quels oiseaux d'abord? Le pélican, le hibou, le passereau; les trois habitations sont la solitude, le creux d'un mur et un toit. Le pélican est dans la solitude, le hibou dans les masures, le passereau sur un toit. Exposons d'abord ce qu'est le pélican, car les contrées qu'il habite ne nous permettent pas de le connaître. li nait dans les déserts, principalement dans ceux du Nil, en Egypte. Quel que soit cet oiseau, voyons ce que le Prophète a voulu nous en dire. «Il habite la solitude», nous dit-il. A quoi bon nous enquérir de sa forme, de ses membres, de sa voix, de ses moeurs? Ce que te Prophète nous en dit, c'est qu'il habite la solitude. Le hibou est un oiseau qui aime la nuit. On appelle masures ce que nous appelons vulgairement ruines, des murailles sans toiture, sans habitants: c'est la demeure du hibou. Vomis connaissez le passereau et le toit. Je me figure donc un homme incorporé à Jésus-Christ, qui prêche sa parole, qui

1. Rm 15,1.

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compatit aux faibles, qui cherche les intérêts du Christ, qui se souvient que son maître doit venir, et qui craint qu'on ne lui dise : « Méchant et lâche serviteur, que n'as-tu mis mon argent chez les banquiers 1 ?» Cherchons trois choses dans l'oeuvre de ce dispensateur. Qu'il vienne dans un lieu où il n'y n nul chrétien, ce sera le pélican dans la solitude; qu'il vienne chez ceux qui ont été chrétiens, et ne le sont plus, c'est le hibou dans les masures, car il n'abandonne pas les ténèbres de ceux qui habitent la nuit, et s'applique à les gagner; qu'il vienne chez des chrétiens qui habitent dans la maison, qui ne sont point de ceux qui n'ont jamais embrassé la loi, ou ne l'ont point gardée après l'avoir embrassée, mais qui rie font qu'avec tiédeur les oeuvres de la foi: c'est un passereau qui leur crie, non point de la solitude, puisqu'ils sont chrétiens, non point des masures, puisqu'ils ne sont point tombés, mais sont sur le toit, ou plutôt sous le toit, puisqu'ils sont sous la chair. Ce passereau se fait entendre au-dessus de la chair, puisqu'il ne garde point le silence sur les préceptes de Dieu, qu'il ne devient point charnel, et qu'il n'est point sous le toit. « Que celui qui est sur le toit n'en descende pas pour prendre quelque chose dans sa maison 2»; et: «Ce que vous entendez de l'oreille, prêchez le sur le toit 3». Voilà donc trois oiseaux et trois habitations. Un seul homme peut faire ce que figurent ces trois oiseaux, de même que trois hommes peuvent le faire aussi: et ces trois lieux différents, sont trois genres d'auditeurs; car cette solitude, cette masure, ce toit, ne peuvent figurer que trois sortes d'hommes.

8. Mais pourquoi nous étendre à ce sujet? Jetons les yeux sur le maître, et voyons si ce n'est pas lui, s'il ne nous apparaîtra pas mieux dans le pélican au désert, le hibou dans les masures, le passereau solitaire sur un toit. Qu'il nous parle, ce pauvre qui est notre chef; que ce pauvre de gré parle aux pauvres de nécessité. Disons tout ce que l'on a dit ou dont au sujet de cet oiseau, c'est-à-dire du pélican; n'affirmons rien avec témérité, mais n'omettons rien de ce qu'ont voulu dire et faire lire ceux qui en ont écrit. Pour vous, écoutez de manière à vous y arrêter, si cela est vrai; à le laisser, s'il est faux. On dit que ces oiseaux frappent leurs petits à coups de

1. Mt 25,26-27. - 2. Mt 24,17. - 3. Mt 10,27.

bec, et après es avoir tués, les pleurent dans leur nid pendant trois jours, que la mère se fait une large blessure, et arrose ses petits de son sang qui les rend à la vie. Est-ce vrai, est-ce faux? Si cela est vrai, voyons le rapport de cette figure avec ce qu'a fait pour nous Celui qui nous n rendu la vie par son sang. Ce rapport consiste en ce que c'est la mère qui donna la vie à ses petits par son sang. Cela est évident; et lui-même s'est comparé à une poule qui échauffe ses poussins «Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l'as point voulu 1?» Le Christ en effet a toute l'autorité d'un père, et toute la tendresse d'une mère; de même que Paul il est père, il est mère; non par lui-même sans doute, mais par l'Evangile: père, quand il nous dit: «Eussiez-vous dix mille maîtres en Jésus-Christ, vous n'avez pas néanmoins beaucoup de pères, c'est moi qui vous ai engendrés à Jésus-Christ par l'Evangile 2»; mère, quand il dit: «Mes petits enfants, que j'enfante de nouveau, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous 3». Si donc ce que l'on dit du pélican est véritable, il a une grande ressemblance avec la chair du Christ, dont le sang nous a donné la vie. Mais quelle ressemblance y a-t-il avec Jésus-Christ, à tuer ses enfants? Pourtant cela n'est-il pas d'accord avec cette parole: «Je donnerai la mort, et je donnerai la vie; je frapperai et je guérirai 4?» Saul le persécuteur fût-il mort, s'il n'eût été frappé du haut du ciel 5; et se serait-il relevé prédicateur, s'il n'eût été vivifié par le sang du Christ? Toutefois c'est l'affaire de ceux qui ont écrit ces choses, et nous ne devons pas baser nos interprétations sur l'incertitude. Voyons plutôt cet oiseau dans la solitude: c'est là que notre psaume l'a placé: «Le pélican dans la solitude». Je crois qu'il nous désigne ici le Christ né d'une vierge. Il est en effet le seul de là vient la solitude; il est né dans la solitude, parce que seul il est né de cette manière. Après sa naissance vient sa passion. Qui l'a crucifié? Ceux qui se tenaient debout? Ceux qui pleuraient? On peut donc dire que ce fut pendant la nuit de l'ignorance, et comme dans les masures de leurs propres ruines.


1. Mt 23,57. - 2. 1Co 4,15. - 3. Ga 4,19. - 4. Dt 32,39. - 5. Ac 9,4.

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C'est là le hibou qui habite les masures, qui aime la nuit. S'il ne les aimait, comment dirait-il: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font 1?» Né dans la solitude, parce que seul il est né de cette manière, il a souffert de la part des Juifs, dans leurs ténèbres, c'était la nuit; dans leur prévarication, c'était leur ruine. Qu'est-il arrivé ensuite? «Je me suis éveillé». Vous aviez donc dormi dans les murailles, et vous aviez dit: «J'ai dormi». Qu'est-ce à dire «j'ai dormi?» J'ai dormi parce que je l'ai voulu; j'ai dormi parce que j'aimais la nuit mais il dit aussitôt: «Et je me suis levé 2». Donc là aussi «j'ai veillé». Mais après avoir veillé, qu'a-t-il fait? Il est monté aux cieux, et dans son vol ou dans son ascension, il a été «semblable au passereau, seul sur un toit», c'est-à-dire dans le ciel. Il est donc le pélican dans sa naissance, le hibou dans sa mort, le passereau dans sa résurrection: dans l'une il est solitaire, puisqu'il est unique; dans l'autre il est dans les ruines, puisqu'il est mis à mort par ceux qui ne pouvaient se tenir debout; enfin dans la dernière il s'éveille, prend son vol par-dessus les toits, et intercède pour nous 3. Ce passereau est notre chef, la tourterelle est son corps. «Car le passereau a trouvé une demeure pour lui». Quelle demeure? Il est dans le ciel, intercédant pour nous. «La tourterelle qui se trouve un nid où reposer ses petits 4», c'est l'Eglise qui se compose des bois de la croix un nid pour ses enfants. «Je me suis éveillé, et j'étais comme le passereau solitaire sur un toit».

9. «Pendant tout le jour, mes ennemis me couvraient d'opprobre, ceux qui me louaient faisaient des voeux contre moi 5». Leur bouche me louait, leur coeur me préparait des embûches. Ecoute leurs louanges: « Maître, nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, et ne faites acception de personne: est-il permis de payer le tribut à César 6?» C'est louer celui qu'on veut faire tomber. Pourquoi? sinon parce que «ceux qui me louaient faisaient des voeux contre moi?» D'où me vient cet opprobre, sinon de ce que je suis venu m'incorporer les pécheurs, afin que devenus mes membres, ils fissent pénitence? De là cette ignominie, de là ces persécutions: « Pourquoi votre maître

1. Lc 23,34.- 2. Ps 3,6.- 3. Rm 8,34.- 4. Ps 83,4. - 5. Ps 101,9.- 6. Mt 31,16-17.

mange-t-il avec les pécheurs et les publicains? Parce que le malade seul a besoin du médecin, et non celui qui se porte bien 1» Plût à Dieu que vous connussiez combien vous êtes malades, et que vous eussiez recours au médecin! vous ne le tueriez point, dans votre orgueil, en vous croyant follement la santé.

10. D'où vient que « mes ennemis me couvraient d'opprobre pendant tout le jour?» D'où vient que « ceux qui me louaient formaient des voeux contre moi?» «C'est que je mangeais la cendre comme le pain, et que je mêlais mes pleurs à mon breuvage 2». Parce qu'il a voulu mettre ces hommes parmi ses membres, afin de les guérir et de les délivrer, telle est la cause de l'opprobre. Aujourd'hui, quelles sont les injures que nous prodiguent les païens? Que croyez-vous qu'ils disent, de nous? Vous pervertissez les hommes, nous disent-ils, vous corrompez les moeurs dans le genre humain. Dis-moi, accusateur, quelle preuve en as-tu? Qu'avons-nous fait? Vous offrez aux hommes le remède de la pénitence, vous leur promettez l'impunité de tous les crimes; et les hommes s'enhardissent au mal, parce qu'ils sont assurés qu'au jour où ils se convertiront, tout leur sera pardonné. Voilà le sujet des opprobres: « Parce que je mangeais la cendre comme un pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage». O toi, qui insultes, c'est à ce pain que je te convie. Tu n'oserais point dire que tu n'es point pécheur. Examine ta conscience; monte sur le tribunal de ta conscience, discute sans ménagement, laisse parler la moelle de ton coeur, et vois si tu oseras bien te dire innocent. Un tel homme, en s'examinant, sera troublé; et s'il ne se flatte point, il avouera ses fautes. Que feras-tu donc, misérable pécheur, s'il n'y a pas un port où tu puisses trouver l'impunité? Si tu n'as que la liberté de pécher, sans espoir de pardon, que deviendras-tu? où iras-tu? C'est assurément pour toi que ce pauvre a mangé la cendre comme son pain, et mêlé ses pleurs à son breuvage. Un tel festin n'aura-t-il donc pour toi aucun attrait? Mais, répond-il, l'espérance du pardon augmente le nombre des fautes. Il s'augmente. rait bien davantage par le désespoir du pardon. Ne vois-tu pas combien est licencieuse la vie des gladiateurs? Pourquoi cette licence,

1. Mt 9,2 Mt 9,12. - 2. Ps 101,10.

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sinon parce que, destinés au glaive comme des victimes, ils veulent assouvir leurs convoitises tmvant de répandre leur sang. Et toi, ne diras-tu pas à ton tour: Me voilà pécheur, injuste, sous le coup de la damnation, sans espoir de pardon, pourquoi donc ne point faire ce qu'il me plaît, en dépit de la défense? Pourquoi ne pas satisfaire mes appétits, autant que je le puis, si je ne puis au-delà de cette vie attendre que des tourments? Ne tiendrais-tu pas ce langage, et le désespoir ne te jetterait-il point dans la dépravation? C'est donc pour te redresser qu'on te promet le pardon, et qu'on te dit: «Prévaricateurs, rentrez en vous-mêmes 1. Je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se corrige et qu'il vive 2». A la vue de ce port, l'iniquité baisse les voiles, tu retournes la proue du vaisseau, tu vogues sers la justice; et dans l'espoir de trouver la vie, tu ne négliges point le remède. Dès lors m'accuse plus le Seigneur de donner la sécurité aux pécheurs, en leur promettant le pardon. De peur que le désespoir ne les déprave encore, il leur ouvre le port de l'indulgence; et de peur que l'espérance du pardon ne les entretienne dans le péché, il veut que le jour de leur mort soit incertain: accordant avec sagesse, et la bonté qui accueille ceux qui reviennent à lui, et la menace qui effraie les retardataires. Mange donc la cendre comme un pain, et mêle tes pleurs à ton breuvage: ce festin te conduira à la table du Seigneur. Loin de toi tout désespoir, le pardon t'est promis. Dieu soit béni de cette promesse, me dira-t-on, je la tiens enfin. Oui, mais commence à bien vivre. Demain, dit-on, je le ferai. Dieu t'a promis le pardon, sans doute, mais nul ne t'a promis un lendemain. Si jusqu'ici tu as mal vécu, commence à bien vivre dès aujourd'hui. « Cette nuit même, ô insensé, mon va te redemander ton âme». Je ne dis point: «A qui appartiendra ce que tu as amassé 3?» mais bien: Où te conduira la vie que tu as menée? Corrige-toi donc, entre dans le corps du Christ, afin de dire ce que tu entends volontiers, si je ne me trompe: «Je u mangeais la cendre comme un pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage».

1 Is 46,8.- 2. Ez 33,11.- 3. Lc 21,20.- 4. Ps 101,11.

11. « A cause de votre colère et de votre indignation, après m'avoir élevé, vous m'avez précipité 4». Telle fut, ô mon Dieu, votre colère en Adam; votre colère dans laquelle nous sommes nés, qui nous a enveloppés à notre naissance, votre colère contre la transfusion de l'iniquité, contre la masse du péché; selon cette parole de l'Apôtre: «Nous avons été, nous aussi, enfants de colère, comme le reste des hommes 1»; et cette autre du Sauveur: « La colère de Dieu pèse sur quiconque ne croit pas au Fils unique de Dieu 2» . Il ne dit pas: La colère de Dieu viendra sur lui;mais bien: «pèse sur lui», parce qu'elle ne lui a pas été enlevée depuis sa naissance. Pourquoi donc cette parole et que veut-elle dire: «Après m'avoir élevé, vous m'avez précipité?» Il n'est point dit: Parce que vous m'avez élevé et précipité; mais bien: «Parce que vous m'avez élevé, vous m'avez précipité». Mon élévation a été la cause de ma ruine. Comment cela? L'homme, étant en honneur, a été fait à l'image de Dieu. Elevé à cet honneur, tiré de la poussière, tiré de la terre, il a reçu une âme raisonnable; la lumière de sa raison lui a fait donner le sceptre sur les animaux, sur le bétail, sur les oiseaux, sur les poissons 3. Qu'y a-t-il en eux qui ait la lumière de la raison? Nul d'entre eux n'a été fait à l'image de Dieu. Mais comme nul n'a cet honneur, nul aussi ne ressent notre misère. Quel animal pleure son péché? Quel oiseau craint la violence des flammes éternelles? Comme il n'a nulle part à la vie éternelle, il ne ressent point l'aiguillon de nos misères. Mais l'homme qui est fait pour la vie bienheureuse, s'il vit saintement, n'aura qu'une vie de misères, si sa vie est dépravée. Donc, «parce que vous m'aviez élevé, vous m'avez précipité»; et je suis en butte à la peine, parce que vous m'avez donné le libre arbitre. Car si vous ne m'aviez donné ni le libre arbitre, ni cette raison qui me rend supérieur aux animaux, mon péché ne serait point suivi d'une juste condamnation. Donc vous m'avez élevé par le libre arbitre, et précipité par le jugement de votre justice.

1. Ep 11,3.- 2. Jn 3,86.- 3. Gn 1,26.- 4. Ps 101,12.


12. «Mes jours ont décliné comme l'ombre 4». Tes jours auraient pu ne point décliner, si toi-même tu n'eusses décliné du jour véritable tu t'en es détourné, et tes jours ont décliné. Qu'y aurait-il d'étonnant que tes jours fussent semblables à toi-même? Ce sont des jours qui déclinent, comme tu as décliné; des jours de fumée, parce que tu t'es (478) élevé. Le Prophète avait dit plus haut : « Mes jours se sont évanouis comme la fumée»; et maintenant il dit: «Mes jours ont décliné comme l'ombre», il nous faut dans cette ombre connaître le jour, et dans cette ombre voir la lumière, de peur qu'une pénitence tardive et sans fruit ne nous fasse dire: «De quoi nous a servi notre orgueil? Que nous a rapporté l'ostentation de nos richesses? Tout cela a passé comme l'ombre 1». Dès maintenant, tout cela passera comme l'ombre, mais toi, ne passe point comme cette ombre. « Mes jours ont décliné comme l'ombre, et moi je me suis desséché comme le foin». Il avait dit plus haut : « Mon coeur a été frappé comme l'herbe et il s'est desséché». Mais arrosé par le sang du Sauveur, le foin reverdira. «Pour moi, je me suis desséché comme le foin». Moi, homme, ô mon Dieu, après cette grande prévarication, j'ai ressenti votre juste jugement: mais vous, Seigneur?

13. «Mais vous, Seigneur, vous demeurez éternellement 2». Mes jours ont décliné comme l'ombre, tandis que vous demeurez éternellement: que celui qui est éternel, sauve l'homme de quelques jours. Ce n'est point parce que je décline que vous vieillirez aussi; car votre force doit me délivrer, comme votre force m'a humilié. « Mais vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, et votre mémoire passe de race en race». «Votre mémoire», car il n'y a rien d'oublié, «de race en race», et non dans une foule, mais «de génération en génération». Nous avons la promesse de la vie présente et de la vie à venir 3.

14. « Vous vous lèverez pour prendre en pitié Sion, car il est temps d'en avoir pitié 4». Quel temps? «Lorsque le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils, formé d'une femme et assujetti à la loi». Où est Sion? « Afin de racheter ceux qui étaient sous la loi 5». Les Juifs donc tout d'abord; de là vinrent les Apôtres, de là plus de cinq cents frères 6; de là cette multitude qui n'avait plus en Dieu qu'un coeur et qu'une âme 7. Donc «vous vous lèverez, et vous prendrez Sion en pitié; il est venu, le temps de la clémence; il est venu, « le temps marqué». Quel temps? «Voici maintenant le temps propice, voici les jours de salut 8». Qui parle ainsi? Le serviteur

1. Sg 5,8-9.- 2. Ps 101,13.- 3. 1Tm 4,8.- 4. Ps 101,14.- 5. Ga 4,4-5.- 6. 1Co 15,6.- 7. Ac 4,32.- 8. 2Co 6,2.

travaillant à l'édifice de Dieu, et qui disait: «Vous êtes l'édifice du Seigneur»; qui disait encore: «Comme un architecte sage: j'ai posé le fondement»; et: «Nul ne posa une base autre que celle qui est posée, et qui est le Christ Jésus 1.»

15. Que dit ensuite le psaume? «Vos serviteurs en ont aimé les pierres 2». Les pierres de quoi? Les pierres de Sion; mais il en est là aussi qui ne sont point des pierres. Des pierres de quoi? Ecoutons ce qui suit: «Ils prendront en pitié sa poussière».Reconnaissons-le donc, il y a en Sion des pierres, et en Sion de la poussière. Le Prophète ne dit point qu'on aura pitié des pierres; mais que dit-il? «Vos serviteurs en ont aimé les pierres, et ils prendront sa poussière en pitié». L'amour pour les pierres, la pitié pour la poussière. Par les pierres de Sion, j'entends tous les Prophètes: c'est là que la parole des prédicateurs a retenti d'abord, de là que furent tirés les ouvriers évangéliques, et par leur prédication le Christ fut connu. Donc vos serviteurs ont fait leurs délices des pierres de Sion; mais les prévaricateurs, qui se sont retirés de Dieu, qui ont irrité le Créateur par leurs actions détestables, sont retournés dans la terre d'où ils avaient été tirés. ils sont devenus poussière, et sont tombés dans l'impiété. C'est d'eux qu'il est dit: «Il n'en est pas ainsi, non pas ainsi de l'impie; il est comme la poussière que le vent chasse de la surface de la terre 3». Mais, Seigneur, attendez, attendez, ô mon Dieu, prenez patience; défendez au vent de souffler, et d'emporter l'impie de la surface de la terre. Qu'ils viennent, vos serviteurs, qu'ils viennent et qu'ils reconnaissent dans vos pierres votre parole, qu'ils prennent en pitié la poussière de Sion, qu'ils reforment l'homme à votre image 4: que la poussière dise, afin de ne point périr: «Souvenez-vous que nous sommes poussière, et ils auront pitié de sa poussière»: voilà ce qui regarde Sion. N'étaient-ils point poussière, ceux qui ont crucifié le Seigneur? Et même plus, une poussière sortie des débris d'une masure. C'était donc une poussière, et néanmoins ce n'était pas en vain qu'il était dit, à propos de cette poussière: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font 6». C'est de cette poussière qu'est sortie cette muraille de tant

1. 1Co 3,9-11. - 2. Ps 101,15. - 3. Ps 1,4.- 4. Gn 1,28.- 5. Ps 102,14. - 6. Lc 32,31.

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de milliers de croyants, qui apportaient aux pieds des Apôtres le prix de leurs biens. C'est donc de cette poussière qu'est sortie l'humanité réformée et embellie. Qui a fait rien de semblable parmi les Gentils? Combien peu en trouvons-nous, si nous les comparons à tant de milliers de Juifs? Trois mille d'abord, puis cinq mille, et tous vivent comme un seul, et tous viennent apporter aux pieds des Apôtres le prix de leurs biens, afin qu'il fût distribué à chacun selon ses besoins, et ils n'avaient tous en Dieu qu'un coeur et qu'une âme 1. Qui a pu tirer ce parti de cette poussière, sinon celui qui a fait Adam de la poussière 2? Ceci donc regarde Sion, mais ne s'est pas accompli seulement en Sion.

16. Que dit en effet le Prophète? «Et toutes les nations redouteront votre nom, ô mon Dieu, et les rois de la terre votre gloire 3». Puisque déjà vous avez eu pitié de Sion, que vos serviteurs ont mis leurs délices dans ses pierres, en y retrouvant le fondement des Apôtres et des Prophètes; puisqu'ils ont pris en pitié sa poussière, en formant, ou plutôt en reformant de cette poussière l'homme plein de vie; puisque c'est de là que la prédication des Gentils a pris de l'accroissement; que les Gentils alors craignent votre nom, et tous les rois de la terre votre gloire; qu'il vienne du côté des Gentils une autre muraille; qu'on reconnaisse la pierre angulaire 4; que là s'unissent les deux murailles, venant de différentes directions, mais n'ayant plus des sentiments opposés.

17. «Car c'est le Seigneur qui a bâti Sion 5». C'est l'oeuvre d'aujourd'hui. Accourez, ô pierres vivantes, venez former l'édifice, et non le détruire. On bâtit Sion, prenez garde aux masures; éditions une tour, éditons une arche, évitons le déluge. Travaillez maintenant, «parce que le Seigneur construira Sion». Mais quand Sion sera bâtie, qu'arrivera-t-il? «Alors on le verra dans sa gloire». Pour bâtir Sion, pour être le fondement de Sion, le Christ s'est montré à Sion, mais non dans sa gloire. «Et nous l'avons vu, et il n'avait ni apparence ni beauté 6». Mais quand, avec ses anges, il viendra pour juger, quand les nations seront toutes rassemblées devant lui, quand les brebis seront placées à sa droite et les boucs à sa gauche 7,

1. Ac 11,21 Ac 4,32.- 2. Gn 2,7- 3. Ps 101,16.- 4. - 5. Ps 101,17. - 6 Is 53,2. - 7. Mt 25,31-33.

ne verront-ils point Celui qu'ils ont percé 1? Alors une confusion tardive couvrira ceux qui auront repoussé une prompte et salutaire pénitence. «Le Seigneur bâtira Sion, et sera vu dans sa gloire»; lui qui s'est montré tout d'abord dans son infirmité.

18. «Il a entendu favorablement la prière des humbles, et n'a point dédaigné leurs soupirs 2». Voilà ce qui se passe aujourd'hui dans la construction de Sion; ceux qui la construisent gémissent et prient; ce pauvre unique personnifie mille pauvres, comme ces milliers de toutes les nations ne forment qu'un seul homme, dans l'unité de la paix de l'Eglise. Cet homme est un et multiple; un à cause de la charité, multiple à cause de l'étendue. C'est donc maintenant que l'on prie, maintenant que l'on court; quiconque a vécu d'autre manière, a nourri d'autres sentiments, doit maintenant manger la cendre comme un pain, et mêler ses pleurs à son breuvage. C'est le moment de le faire, quand on bâtit Sion; c'est maintenant que les pierres entrent dans l'édifice; une fois l'édifice achevé et la maison dédiée, à quoi bon courir, pour arriver trop tard, supplier en vain, frapper sans résultat, et demeurer dehors avec tes cinq vierges folles 3? Cours donc maintenant. «Le Seigneur a écouté la prière des humbles, et n'a point dédaigné leurs soupirs».

19. «Que ceci soit écrit pour la génération qui doit venir 4». Quand le Prophète écrivait ces choses, elles étaient moins utiles à ceux parmi lesquels il les écrivait; car Dieu les faisait consigner pour prophétiser la nouvelle alliance parmi ces mêmes hommes, qui vivaient selon l'ancienne. C'était Dieu néanmoins qui avait donné cette alliance, et qui avait placé son peuple dans la terre promise. Mais «parce que votre souvenir passe de race en race», non chez les impies, mais chez les justes; la première génération appartient à l'ancienne alliance, et la seconde génération à la nouvelle. Ceci donc était une prophétie, et le Psalmiste y prédit le Nouveau Testament: «Que ceci soit écrit pour la génération suivante; et le peuple qui sera créé louera le Seigneur»: non point le peuple qui a été créé, mais «le peuple qui sera créé». Quoi de plus évident, mes frères? Voilà qu'est prédite cette créature dont saint Paul a dit: «Si donc nous sommes dans le Christ une créature

1. Za 12,10.- 2. Ps 101,18.- 3. Mt 25,12. - 4. Ps 101,19.

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nouvelle, le passé n'est plus, tout a été renouvelé et tout vient de Dieu 1». Qu'est-ce à dire: «Tout vient de Dieu?» Et ce qui est ancien et ce qui est nouveau, car votre souvenir passe de génération en génération. «Et

1. 2Co 5,17-18.

le peuple qui sera créé bénira le Seigneur. «Car il a regardé du haut de son sanctuaire 1». Il a regardé d'en haut, afin de venir vers les humbles; d'élevé qu'il était, il s'est fait humble, afin d'élever les humbles.

1. Ps 101,20.



Augustin, les Psaumes 10201