Augustin, Sermons 18

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SERMON XVIII. POURQUOI LE JUGEMENT DERNIER (1).

ANALYSE. - Autant le premier avènement du Sauveur a été caché, autant le dernier sera éclatant. Pourquoi? -. I Malgré les traits de justice que Dieu fait briller quelquefois dans ce monde, il n'est pas moins vrai que les biens et les maux paraissent également distribués entre les bons et les méchants. Il n'en est rien cependant, car les bons et les méchants amassent inégalement des trésors inadmissibles de mérite ou de colère. Le résultat de leur travail est secret; il faut le faire briller au grand jour. II Or c'est ce que Jésus-Christ fera de la manière la plus solennelle au jugement dernier. Il mettra en relief les vertus et la récompense des uns; les crimes et les châtiments des autres. Donc empressons-nous de faire pénitence. N'ayons ni présomption ni désespoir.

1. Recevez avec plaisir, comme encouragement à votre charité, les quelques réflexions que m'inspire le Seigneur à l'occasion de ce psaume. C'est de Jésus-Christ notre Seigneur que doivent s'entendre ces paroles prophétiques que nous venons d'ouïr et de chanter: «Dieu viendra avec éclat; c'est notre Dieu et il ne gardera point le silence.» En effet le Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu et Fils de Dieu, est venu voilé dans son premier avènement, dans le second il viendra avec éclat. Quand il est venu voilé, il ne s'est fait connaître qu'à ses serviteurs; lorsqu'il viendra avec éclat, il se manifestera aux bons et aux méchants. En venant voilé il venait pour être jugé; en venant avec éclat il viendra pour juger. Enfin il garda le silence lorsqu'on le jugeait et c'est de ce silence que le prophète avait dit: «Il a été conduit comme une brebis à l'immolation, et comme l'agneau devant celui qui le tond, il n'a pas ouvert la bouche (2). Mais notre» «Dieu viendra avec éclat; c'est notre Dieu et il ne gardera point le silence. Il ne se taira point» lorsqu'il jugera, comme il s'est tu lorsqu'il était juge. Maintenant il ne se tait point pour qui veut l'entendre mais il est dit qu'alors « il ne gardera point le silence,» parce que sa voix sera reconnue de ceux-mêmes qui le méprisent aujourd'hui.

Il est des hommes qui se rient des commandements

1. Ps 49,3 - 2. Is 53,7

de Dieu lorsqu’on en parle présentement, et parce qu'ils ne voient ni ses promesses réalisées ni ses menaces accomplies, ils se moquent de ses préceptes. Car ce qu'on appelle la félicité de ce monde est égaiement pour les méchants: les bons éprouvent aussi ce qu'on nomme le malheur de ce monde; et les mortels qui voient le présent et ne croient pas à l'avenir remarquent que les biens et les maux du siècle sont distribués indistinctement aux bons et aux méchants. Désirent-ils les richesses? Ils les voient aux mains des plus coupables comme aux mains des hommes de bien. Ont-ils horreur de la pauvreté et des misères du siècle? Ils observent aussi que les méchants en souffrent comme les bons, et ils disent dans leur coeur que Dieu ne regarde ni ne dirige les choses humaines et qu'il nous laisse rouler au hasard dans l'abîme de ce monde, sans prendre aucun soin de nous. Ainsi méprisent-ils le commandement parce qu'ils ne sont pas témoins de l'éclat du jugement.

2. On devrait cependant remarquer que maintenant même Dieu regarde et juge, quand il le veut, sans différer, et qu'il diffère quand il lui plaît. Pourquoi? Parce que, si jamais il né jugeait dans cette vie, on croirait qu'il n'y a pas de Dieu, et si présentement il jugeait tout, il ne réserverait rien pour le jugement à venir. Il est donc beaucoup de choses qu'il réserve, il en est quelques unes qu'il juge actuellement; son (80) but est de frapper d'une crainte salutaire et de porter à se convertir les coupables dont il remet la cause. Il n'aime pas de condamner, il cherche à sauver. Voilà pourquoi il est patient envers les méchants, il veut les rendre bons.

Cependant l'Apôtre dit: «La colère de Dieu éclatera contre toute impiété (1);» et «Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres.» De plus il adresse à l'indifférent cet avertissement et ce reproche: «Méprises-tu les richesses de sa bonté et de sa patience?» Quoi! Parce qu'il est pour toi bon, tolérant et patient; parce qu'il remet ta cause et ne te brise pas, tu le méprises et ne crois pas à son jugement! «Ignores-tu que la patience de Dieu t'invite à la pénitence? Cependant, par la dureté de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2).»

3. Ainsi tout ce que l'homme fait maintenant, il le jette dans un trésor sans savoir ce qu'il amasse. Les riches savent peut-être ce qu'ils jettent dans leur trésor terrestre, mais ils ignorent pour qui ils travaillent, car ils ne savent nullement ce que deviendront leurs richesses après leur mort: elles sont quelquefois le partage de leurs ennemis; et tel qui se prive de nourriture pour s'enrichir, travaille pour les excès, les débauches et les dissolutions d'un autre.

Il en est donc qui savent ce qu'ils amassent sans savoir pour qui Ainsi les bons connaissent ce qu'ils envoient dans le céleste trésor, les méchants ignorent ce qu'ils se préparent. Le bon met dans ce trésor toutes les oeuvres de miséricorde qu'il a faites envers les malheureux secourus par lui, et il compte sur la fidélité du gardien qui lui conserve tout ce qu'il amasse. Il ne voit pas tout mais il est tranquille sur le trésor même; il sait que le voleur n'en emporte rien, que l'ennemi ne l'attaque pas, qu'un adversaire injuste et puissant ne l'enlève point comme ce que l'on enlève au vaincu; mais qu'il lui restera, toujours parce qu'il a pour gardien le Tout-puissant lui-même. Eh! Si l'on est sans souci après avoir confié son argent à un serviteur fidèle, comment les bons seraient-ils dans l'inquiétude en recommandant le trésor de leurs charités au Seigneur? Ils savent donc que tout ce qu'ils y mettent est en sûreté: fidèles, ils sont foi à la puissance de leur Maître; ils croient qu'il veille et qu'ils retrouveront tout ce qu'il garde.

Est-ce que les hommes voient toujours le coffre

1. Rm 1,18 - 2. Rm 2,4-6

où ils mettent leur argent? Le mettent-ils même toujours dans un coffre? L'enfouissent-ils ou le gardent-ils toujours? Ils ne l'ont pas toujours sous les yeux: toutefois ils ont comme la conscience qu'il est encore au lieu où ils l'ont déposé. Peut-être le voleur l'a-t-il déjà emporté, lorsque celui qui l'a inutilement conservé se laisse encore aller à une vaine joie. Mais si nous plaçons quelque chose dans les célestes trésors, nous sommes sûrs que le Seigneur le garde fidèlement; le voleur ne peut absolument rien nous prendre, nous ne subissons aucune perte.

Les méchants aussi mettent dans un trésor toutes leurs oeuvres mauvaises et Dieu les leur conserve. C'est ce que signifient ces paroles de l'Apôtre: «Tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère du juste jugement de Dieu.»

4. Puisqu'à l'insu des méchants Dieu conserve tout ce qu'ils font; quand il viendra dans son éclat et non plus pour garder le silence, il convoquera près de lui toutes les nations, comme il l'annonce dans l'Évangile. Il fera alors la grande séparation, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche, puis il commencera à ouvrir les trésors afin que chacun reconnaisse ce que chacun y a mis. «Venez, bénis, de mon Père, dira-t-il à ceux de droite, recevez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. Recevez en partage le royaume des cieux, le royaume éternel, la compagnie des anges, l'éternelle vie, où personne ne naît et où ne meurt personne. Car en mettant vos oeuvres dans votre trésor, vous achetiez le royaume même des cieux. Recevez le royaume des cieux qui vous a été préparé dès l'origine du monde.» Et voici comment il leur montre leurs trésors: «J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais nu, et vous m'avez vêtu; voyageur, et vous m'avez recueilli; en prison, et vous êtes venus à moi; malade, et vous m'avez visité. - Seigneur, lui répondent-ils, quand est-ce que nous vous avons vu» éprouver ces besoins et que nous vous avons servi? Et lui: «Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous l'avez fait.» Et parce que c'est à moi que vous l'avez fait chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, prenez ce que vous avez déposé, possédez ce que vous ave acheté. C'est pour cela que vous l'avez confié à votre Sauveur.

Il se tournera ensuite vers ceux de la gauche (81) et leur montrera leurs trésors vides de toute bonne oeuvre. «Allez, dira-t-il, au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. J'ai eu faim et vous rie m'avez pas donné à manger.» Avez-vous jamais rien trouvé, rien déposé dans ce trésor? Cherchez bien, on vous rendra tout. «Mais jamais, disent-il, nous ne vous avons vu avoir faim.» Et lui: «Chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, vous ne me l'avez pas fait non plus (1).» Ce qui peut-être vous a empêchés de me le faire, c'est que vous ne m'avez pas vu marcher sur la terre. Mais vous êtes si pervers qui si vous me voyiez vous me crucifieriez comme les Juifs. Car les méchants qui voudraient qu'aujourd'hui, s'il était possible, il n'y eût plus d'églises où on prêchât les commandements de Dieu, ceux-là ne feraient-ils pas mourir le Christ, s'ils le trouvaient vivant sur la terre?

Cependant ils oseront lui dire, comme s'il ignorait les pensées des hommes. «Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim?» Et lui: «Chaque fois que vous avez manqué à l'un de ces plus petits, vous m'avez manqué aussi.» J'avais placé devant vous sur la terre mes petits dans l'indigence. Comme chef, j'étais assis dans le ciel à la droite de mon Père; mais sur la terre mes membres souffraient, ils étaient indigents sur la terre il fallait leur donner, ce don serait allé jusqu'au chef; il fallait savoir qu'en plaçant devant vous ces indigents sur la terre, je voulais en faire comme vos serviteurs chargés de porter vos oeuvres dans mon trésor: vous n'avez rien mis dans leurs mains; ne soyez pas étonnés de ne rien trouver ici.

5. Ainsi il ne gardera point alors le silence; il se montrera: c'est pourquoi il est dit: «Il ne se

1. Mt 25,31-46

taira point.» Quand le Lecteur lit maintenant cela dans le livre sacré, on le méprise; si l'évêque l'interprète et l'explique de vive voix, on s'en moque. S'en moquera-t-on ainsi lorsque le Juge tout-puissant le fera entendre lui-même? Chacun recevra ce qu'il aura fait, le bien ou le mal (1).

Sous l'inspiration d'une pénitence infructueuse et tardive, des hommes diront alors: Ah! Si nous pouvions revivre, écouter et pratiquer ce que nous avons dédaigné! Ces malheureux que leurs iniquités placent dans les rangs ennemis répèteront alors ce qui est dit au livre de la Sagesse: «Que nous a servi l'orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme l'ombre (2).»

Vous voyez qu'ils se repentiront; mais ce repentir les torturera sans les guérir. Veux-tu faire une pénitence utile? Fais-la maintenant. Si tu la fais maintenant tu te corrigeras, et quand tu seras corrigé, on jettera ce trésor d'iniquités où étaient recueillies tes mauvaises actions, et l'on te donnera un autre trésor pour le remplir de tes bonnes oeuvres.

Mais si tu mourais immédiatement après ta conversion, trouverait-on aucune bonne oeuvre dans ce trésor? Oui, tu y trouveras de bonnes oeuvres, car il est écrit: «Paix sur terre aux hommes de bonne volonté (3).» Ce n'est pas le pouvoir que Dieu demande, c'est la bonne volonté qu'il couronne. Il sait que tu as voulu sans pouvoir: il te marque comme si tu avais fait ce que tu as voulu: Il est donc nécessaire de te convertir; tu pourrais en différant être enlevé par une mort subite et ne rien trouver qui fasse ta richesse dans le présent et ton bonheur dans l'avenir. Tournons-nous avec un coeur pur, etc. (4).

1. 2Co 5,10 - 2. Sg 5,8-9 - 3. Lc 2,14 - 4. Voir serm. 1.




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SERMON XIX. SUR LA PÉNITENCE (1). Prononcé à Carthage, dans la grande basilique, un jour de jeux publics.

1. Ps 50 Ps 77

ANALYSE. - Ce discours, où Saint Augustin fait entrer deux psaumes presque tout entiers, ou au moins les passages dominants de chacun deux, se rapporte uniquement à la pénitence et se divise en deux parties: savoir, la nécessité et la nature de la pénitence. - I. Il est nécessaire, à l'exemple de David, de déplorer constamment ses péchés propres, plutôt que de censurer les péchés d'autrui: car 1. cette pénitence est le moyen de désarmer la divine justice; 2. elle est le sacrifice demandé par Dieu dans le nouveau Testament. - II. La nature de la pénitence consiste 1. à repousser en nous tout ce qui en nous déplaît à Dieu; 2. à ne pas convoiter les biens temporels comme récompense de nos efforts, car ces biens sont distribués indifféremment aux bons et aux méchants, mais à poursuivre l'acquisition des biens éternels. - Hâtons-nous de faire pénitence. Nous sommes aujourd'hui sous le pressoir de la justice et de la miséricorde.

1. Nous avons en chantant prié le Seigneur de détourner sa face de nos péchés et d'effacer tous nos crimes. Cependant, mes frères, vous pouvez remarquer que dans ce psaume nous avons entendu ces paroles: «Car je reconnais mon iniquité, mon péché est toujours devant moi,» et qu'ailleurs nous disons à Dieu: «Ne détournez ô (82) pas de moi votre face (1);» après lui avoir dit ici: «Détournez votre face de mes péchés.» C'est que l'homme et le pécheur ne formant qu'une personne, l'homme dit: «Ne détournez pas de «moi votre face;» et le pécheur: «Détournez votre face de mes péchés..» Ce qui signifie Ne détournez pas votre face de celui que vous avez fait; détournez-la de ce que j'ai fait. Que votre oeil distingue l'un et l'autre, et que le vice ne fasse point périr la nature. Vous avez fait quelque chose: quelque chose aussi j'ai fait. Ce que vous avez fait s'appelle nature; on donne à ce que j'ai fait le nom de vice. Ah! Guérissez le vice pour sauver la nature!

2. «Je reconnais mon péché,» dit encore le pénitent. Si je le reconnais, ne le reconnaissez plus. Vivons saintement, et gardons-nous, en vivant ainsi, de présumer que nous sommes sans péché: si on loue notre vie, ne cessons de demander, grâce.

Moins les hommes perdus s'occupent de leurs propres péchés, plus leur curiosité recherche les péchés d'autrui. Ils cherchent non à corriger mais à mordre; et dans l'impuissance de se justifier ils sont toujours prêts à accuser les autres. Tel n'est point le modèle qui nous est ici proposé pour la prière et pour la pénitence. «Car je reconnais mon iniquité et mon péché est toujours devant moi,» est-il dit. Ce Roi repentant ne s'occupait point des péchés d'autrui; il se recueillait non pour se voir superficiellement, mais pour se pénétrer et descendre au fond de lui-même. Il ne s'épargnait pas; aussi pouvait-il sans, témérité demander d'être épargné.

En effet, mes frères, le péché ne peut rester impuni, ce serait une injustice: indubitablement donc il sera puni. Il le sera par toi ou par moi, dit le Seigneur ton Dieu: c'est-à-dire que le péché sera châtié ou par le repentir de l'homme ou par le jugement de Dieu: par le coupable s'exemptant ainsi, ou par Dieu, frappant en même temps le coupable. Qu'est-ce en effet que la pénitence, sinon la colère de l'homme contre lui-même? Se fâcher c'est s'irriter coutre soi: n'est-ce pas pour ce motif qu'on se frappe la poitrine, si toutefois on le fait sincèrement? Et pourquoi te frapper si tu n'es pas courroucé? En te frappant la poitrine tu t'indignes donc contre ton propre coeur et tu exiges qu'il fasse réparation à ton Seigneur. On peut entendre aussi de cette manière ces expressions: «Entez en colère et gardez vous de pécher (2).» Entre en colère parce que tu as péché, etc.

1. Ps 26,9 - 2. Ps 4,5

en te punissant ne pèche plus. Ranime ton coeur par le repentir, et ce sera un sacrifice offert à Dieu.

3. Veux-tu te réconcilier avec Dieu? Examine comment tu dois te traiter afin que Dieu se réconcilie avec toi. Remarque ce qui est dit dans le psaume: «Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l'aurais offert; mais les holocaustes ne vous sont point agréables.». - Seras-tu donc sans sacrifice? N'auras-tu rien à offrir, ne pourras-tu apaiser Dieu par aucune oblation? Qu'as-tu dit par ces paroles: «Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l'aurais offert; mais les holocaustes ne vous sont point agréables?» - Continue à lire, écoute et dis avec moi: «Le sacrifice que Dieu demande est une âme brisée de douleur; Dieu ne méprise point un coeur contrit et humilié (1).» Après avoir rejeté ce que tu offrais d'abord, tu as trouvé mieux à offrir. Sous nos ancêtres tu offrais des victimes animales et on nommait sacrifices ces offrandes. «Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l'aurais offert.» Vous ne cherchez donc pas cette sorte de victimes, toutefois vous demandez un sacrifice. Puisque je n'offre plus ce que j'offrais, qu'offrirai-je? demande votre peuple. Toujours renouvelé par les décès et les naissances, c'est toujours le même peuple. Les sacrements sont changés, la foi ne l'est pas: les signes le sont, ce qu'ils exprimaient ne l'est pas.

Le Christ était figuré parle bélier, il l'était par l'agneau, il l'était par le jeune taureau, il l'était parle bouc: le Christ était tout. Il était figuré par le bélier parce qu'il conduit le troupeau. Ce bélier fut rencontré dans les buissons lorsqu’Abraham reçut l'ordre d'épargner son fils et néanmoins de ne pas quitter la montagne sans avoir offert un sacrifice. Ainsi Isaac figurait le Christ, le bélier le figurait aussi. Isaac porta le bois où il devait se consommer, et le Christ portait la croix où il devait mourir. A Isaac fut substitué un bélier, mais au Christ ne fut pas substitué un autre Christ; et Isaac fut remplacé par le bélier et par le Christ. Le bélier se trouvait arrêté par les cornes dans un buisson (2). Demande aux Juifs de quoi ils ont formé la couronne du Seigneur. - Le Christ était aussi figuré par l'agneau: «Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui efface les péchés du monde (3).»; par le jeune taureau: contemple comme les cornes de la croix; par le bouc, pour avoir pris la ressemblante d'une chair de péché.

Tout cela demeura voilé jusqu'au lever du jour et l'éloignement des ombres (4). Ainsi les anciens

1. Ps 50,55 Ps 11,18-19 - 2. Gn 20,2 - 3. Jn 1,29 - 4. Ct 2,17

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justes croyaient au même Seigneur Jésus-Christ, non-seulement en tant qu'il est Verbe de Dieu, mais aussi en tant qu'il est homme, «médiateur entre Dieu et les hommes (1).» Et ils nous ont transmis cette foi par la parole et la prophétie. Ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Ayant le même esprit de foi, «comme il est écrit: J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé;» ayant donc le même esprit qu'ont eu ceux qui ont écrit: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; - ayant donc le même esprit de foi» qui a fait écrire aux anciens: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous aussi nous croyons, et c'est aussi pourquoi nous parlons (2).»

Ainsi donc quand le prophète David s'écriait «Car si vous aviez voulu un sacrifice je vous l'aurais offert, mais les holocaustes ne vous sont point agréables,» on offrait à Dieu ce sacrifice qu'on ne lui présente plus aujourd'hui; son chant était une prophétie; il dédaignait le présent et prévoyait l'avenir. «Les holocaustes, dit-il, ne vous sont point agréables.» S'ensuit-il que l'on cessera de vous présenter des sacrifices? Nullement. «Le sacrifice que Dieu demande est une âme brisée de douleur; vous ne méprisez point, mon Dieu, un coeur contrit et humilié.»

Voilà de quoi offrir. Ne cherche point dans ton troupeau; ne prépare point des vaisseaux, ne cours pas aux provinces éloignées pour en rapporter des parfums: cherche dans ton coeur ce qui est agréable à Dieu. Il faut briser ton coeur. Craindrais-tu de le faire périr en le brisant? Mais ne lis-tu pas aussi: «Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu?» Pour créer ce coeur pur il faut briser l'impur.

4. Déplaisons-nous à nous-mêmes quand nous péchons, parce que nos péchés déplaisent à Dieu. Puisque nous ne sommes point sans péché, ayons au moins avec Dieu cette ressemblance de n'aimer pas ce qu'il déteste. En réprouvant en toi ce qu'y réprouve ton Créateur, tu seras uni de quelque manière à sa volonté. Dieu est l'artiste qui t'a fait; mais considère-toi attentivement et bannis ce qui ne vient pas de lui. Il est dit dans l'Écriture: «Dieu «a créé l'homme droit (3);» et encore: «Que le Dieu d'Israël est bon pour qui a le coeur droit (4).» Si donc tu as le coeur droit, rien ne te déplaira en Dieu, pour toi il sera bon et tu le béniras. Tu le béniras de tout, de ses bienfaits et de ses châtiments.

Avant de dire: «Que le Dieu d'Israël est bon à ceux qui ont le coeur droit!» cet ancien s'était examiné avec soin. Il n'avait pas toujours eu le coeur droit et il avait trouvé du désordre en

1. 1Tm 2,6 - 2. 2Co 4,13 - 3. Si 6,30 - 4. Ps 72,1

Dieu. Ensuite il changea de sentiment et reconnut qu'il n'y avait en Dieu aucun mal, mais que lui-même manquait de droiture. Se rappelant alors ses jours d'égarement et le moment actuel où il en revenait, il s'écria. «Que le Dieu d'Israël est bon!» Mais pour qui? «Pour ceux qui ont le coeur droit.» Pourquoi ce langage? «C'est que les pieds m'ont presque manqué, mes pas ont glissé;» c'est-à-dire j'ai failli tomber. Pourquoi? «Parce que je me suis indigné contre les pécheurs en voyant la paix des impies.» En nous disant pourquoi ses pieds ont chancelé et pourquoi ses pas ont glissé, ne nous avertit-il pas de prendre garde nous-mêmes? Il ignorait que dans l'ancien Testament étaient les figures de l'avenir et il attendait de Dieu la félicité de cette vie, cherchant sur la terre ce que Dieu lui réservait dans le ciel. Ici même il voulait être heureux quoique le bonheur ne soit pas ici. Le bonheur est une grande et belle chose, mais il a sa patrie. Le Christ est venu de cette patrie du bonheur qu'il n'a point trouvé parmi nous. Il a été tourné en dérision, censuré, enchaîné, flagellé, garrotté, indignement conspué, couronné d'épines; le Seigneur enfin s'est échappé par la mort. Il est écrit dans un psaume (oui, oui, dirent ici ceux qui le savaient): «Et le Seigneur a fini par mourir (1).» Quoi! Serviteur, tu cherches ici la félicité, quand ton Seigneur a fini par y mourir?

Cet homme, dont j'ai commencé de parler, cherchait donc le bonheur dans un pays où il est étranger, et pour l'obtenir en cette vie il s'attachait à Dieu, le servait et accomplissait ses commandements selon la mesure de ses forces. Or cette félicité ou ce qu'il croyait la félicité qu'il demandait à Dieu, et pour laquelle il le servait, il la vit à ceux qui ne servaient point Dieu, qui adoraient les démons et blasphémaient le Dieu véritable. Il la vit et se troubla comme s'il avait perdu le fruit de son labeur. Voilà ce qu'il envia aux pécheurs en considérant la paix dont ils jouissaient. Lui-même ne dit-il pas: «Voilà que ces impies, ces heureux du siècle ont multiplié leurs richesses? Est-ce donc en vain que j'ai purifié mon coeur, ou lavé mes mains dans l'innocence? J'ai été frappé de votre fouet durant tout le jour.» J'adore Dieu, ils le blasphèment. A eux le bonheur, à moi le malheur, où est la justice? Voilà ce qui fait chanceler mes pieds, ce qui a presque égaré mes pas, ce qui a failli me faire périr. Voyez en effet quel danger il y a couru:

1. Ps 74,21

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«J'ai dit, s'écria-t-il alors, comment Dieu les voit-il? Le Très-Haut en a-t-il connaissance?» Voyez quel danger il a couru en demandant à Dieu, comme une grande récompense, la terrestre félicité.

Apprenez donc, mes très-chers, à la mépriser si vous l'avez, et à ne pas dire en vos coeurs Parce que je sers Dieu je suis heureux. Tu verras, même à ceux qui ne le servent pas, ce que tu prends pour le bonheur, et tes pas chancelleront. Si tu le possèdes en servant Dieu, tu remarqueras un homme qui possède quelque chose de semblable sans servir Dieu, et celui-ci jouissant de cette même félicité, tu t'imagineras que la religion est inutile. Si d'un autre côté tu ne le possèdes pas, tu seras plus porté encore à accuser Dieu qui le donne à ses blasphémateurs et le refuse à ses adorateurs. Apprenez donc à mépriser ce qui flatte les sens, si vous voulez servir Dieu avec un coeur fidèle. Tu en jouis? N'en conclus pas que tu es bon, emploie-le à le devenir. Tu en es privé? N'en infère pas que tu es méchant, mais évite le mal que ne fait jamais celui qui est bon.

5. On le voit dans notre prophète. Rentrant en lui-même et se reprochant d'avoir commencé à mal penser de Dieu, ce pécheur haletant, qui a vu la paix des impies, s'écrie avec repentir: «Qu'y a-t-il pour moi au ciel et qu'ai-je attendu de vous sur la terre (1)?» Ainsi il se corrige, ainsi il redresse son coeur et connaît ce que mérite le service de Dieu, ce service qu'il estimait si peu quand pour lui il cherchait la terrestre félicité. Il connaît donc ce que les serviteurs de Dieu doivent attendre en haut, en haut où on nous commande de porter notre coeur et où nous répondons que nous le tenons élevé. Plaise à Dieu que nous ne soyons pas menteurs, au moins dans l'heure, au moins dans le moment, au moins dans l'instant où nous faisons cette réponse!

Rentrant donc en lui-même et redressant son coeur, ce prophète se reproche d'avoir cherché sur terre, comme récompense du service de Dieu, la félicité de la terre. Mais en se reprenant il dit «Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel?» Qu'y a-t-il pour moi? L'éternelle vie, l'incorruptibilité, l'empire avec le Christ, la société des Anges; l'exemption de tout trouble, de toute ignorance, de tout danger, de toute tentation; une sécurité vraie, certaine, immuable. Voilà ce qu'il y a pour moi dans le ciel.

«Et sur la terre qu'ai-je attendu de vous?»

1. Ps 72,1-25

Qu'ai-je désiré de vous sur la terre? Qu’ai-je désiré? Des richesses qui s'écoulent, qui s'écroulent, qui s'envolent. Qu'ai-je désiré? De l'or, ou un peu de terre pâle; de l'argent, ou un peu de terre livide; de l'honneur ou un peu de fumée qui se dissipe. Voilà ce que j'attendais de vous sur la terre. Et parce que je l'ai vu aux pécheurs, mes pieds ont chancelé et mes pas ont failli s'égarer. Oh! Que Dieu est bon pour ceux qui ont le coeur droit

Que cherches-tu donc, Prophète fidèle? De l'or? De l'argent? Des richesses terrestres? Ainsi la foi d'une mère chrétienne mérite ce que possède même une courtisane! Ainsi la foi d'un homme pieux mérite ce que possèdent un comédien, tau cocher, un gladiateur, un larron? Loin de nous, mes frères, loin de nous la pensée que tel soit le mérite de notre foi! Que Dieu l'éloigne de nos coeurs! Voulez-vous connaître ce que vaut cette foi? Pour elle le Christ est mort. Mais qu'est-elle? dis-tu, combien vaut-elle? Écoute cet homme qui crie: «Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel?» Il ne dit pas ce qu'il y aura là pour lui, mais il ajoute: «Et qu'ai-je attendu de vous sur la terre?» Il parle du ciel avec éloge, de la terre avec mépris, et dit néanmoins de l'un et de l'autre: Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il au ciel? Ce que l'oeil n'a point vu. Qu'y a-t-il sur la terre? Ce que ne convoite point l'oeil fidèle. Qu'y a-t-il là? Ce qu'a trouvé Lazare couvert d'ulcères. Qu'y a-t-il ici? Ce qu'a possédé le riche enflé d'orgueil. Là? Ce qui ne peut se perdre. Ici? Ce qui ne peut se conserver. Là? Point de peine. Ici? Des craintes incessantes. «Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel?» Quoi? Celui qui a fait le ciel; Dieu même est le prix de ta foi; c'est lui que tu posséderas; c'est lui qui se dispose à devenir là récompensé de ses serviteurs.

Considérez, mes très-chers, tout l'univers, le ciel, la terre, la mer, ce qui est au ciel, ce qui est sur la terre, ce qui est dans la mer, comme tout est beau, comme tout est admirable, comme tout est disposé avec ordre et avec magnificence. Ces beautés vous touchent-elles? Oui elles vous touchent. Pourquoi? Parce que ce sont des beautés. Que penser donc de Celui qui les a faites:

Je le crois, vous seriez frappés de stupeur, si vous voyiez la beauté des Anges. Quelle n'est donc pas la beauté du Créateur des Anges? Il est lui-même la récompense de votre foi. O avares! De quoi vous contenterez-vous si Dieu ne vous suffit point?

6. Ainsi travaillons à bien vivre, et pour en (85) avoir la force, implorons Celui qui nous en a fait un devoir. Mais pour cette bonne vie ne demandons pas au Seigneur un salaire terrestre. Portons nos vues sur les promesses qu'il nous fait. Portons notre coeur là où ne peuvent le corrompre les soucis du siècle. Tout ce qui occupe ici les hommes passe, s'envole: la vie des hommes sur terre n'est qu'une vapeur. Cette vie, déjà si fragile, est de plus exposée à d'immenses et continuels périls.

On nous annonce du côté de l'Orient de grands tremblements de terre; de grandes cités ont été tout-à-coup renversées. De frayeur, les Juifs et les Païens catéchumènes, qui habitaient Jérusalem, ont reçu le baptême: on compte environ sept mille hommes qui l'ont reçu et le signe du Christ s'est montré sur les vêtements des Juifs baptisés. Ces nouvelles reposent sur le récit invariable de chrétiens fidèles. La ville même de Sétif a été secouée par un tel tremblement de terre, que tous les habitants ont dû passer près de cinq jours dans les champs, où, dit-on, on a bien baptisé deux mille hommes.

De toutes parts Dieu fait peur, pour n'avoir pas à condamner. Sous ce pressoir il se fait quelque chose. Car le monde est un pressoir et l'on y travaille avec activité. Soyez l'huile et non l'écume. Que chacun se convertisse à Dieu et change de vie. L'huile a des voies secrètes, elle se rend dans la coupe invisible. Les uns se moquent, rient,

1. Il est parlé de la ville de Sétif dans les Lettres 111, n. 7 et CLXXXV, n. 6, Tom. 2, pag. 215 et 482.

blasphèment, vocifèrent sur les places publiques c'est l'écume qui s'échappe. Cependant le Maître du pressoir ne cesse de faire travailler ses ouvriers, ses saints Anges. Il tonnait son huile, il connaît ce qu'il doit recueillir, et quel poids il faut au pressoir pour l'exprimer. «Le Seigneur tonnait ceux qui sont à lui.» Soyez l'huile, ayez horreur de l'écume, et «qu'ils s'éloignent de l'iniquité, tous ceux qui invoquent le nom du Seigneur (1).»

Surtout ne concevez point de haines ou étouffez-les à l'instant. Ces bouleversements ne sont pas à redouter. Tu crains un tremblement de terre? Tu crains le bruit du ciel? Tu crains la guerre? Crains aussi la fièvre. Souvent on n'est pas frappé de ces graves bouleversements que l'on redoute, et soudain l'on est pris en travers par une petite fièvre qui enlève. Et si le Juge suprême nous trouve alors comme ceux qu'il ne connaît pas, comme ceux à qui il doit dire: «Je ne vous connais point, éloignez-vous de moi (2);» que deviendrons-nous? Où aller ensuite? A quel patronage recourir? Comment racheter sa vie pour la refaire? A qui permet-on de vivre une seconde fois et de réparer ses désordres?

J'ai fini. Vous êtes venus en petit nombre (3); mais si vous avez bien écouté, vous êtes riches. Que le trompeur ne vous trompe point, car vous n'êtes point déçus par Celui qui ne trompe jamais.

1. 2Tm 1,19 - 2. Lc 13,27 - 3. Sans doute à cause des jeux publics. Voy. Explic. du Ps 147,7




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SERMON XX. NÉCESSITÉ DE FAIRE PÉNITENCE (1).

1. Ps 50,12 Ps 40,3

ANALYSE. - Pour exhorter son peuple à la pénitence, saint Augustin expose plusieurs motifs qui doivent y engager; il réfute ensuite plusieurs objections que l'on invoque pour chercher à s'en dispenser. - 1. Les motifs qui doivent nous exciter à confesser sincèrement nos fautes ou à en faire pénitence sont: 1. que nous pouvons nous perdre nous-mêmes, mais qu'il nous est impossible de nous sauver sans un divin secours; 2. si nous reconnaissons nos péchés, Dieu les méconnaîtra; 3. si au contraire nous les méconnaissons, Dieu les reconnaîtra et s'en vengera. - II. Les obstacles qui nous détournent de la pénitence sont: 1. la propension à nous excuser et à rejeter nos fautes sur autrui. Que le démon est heureux lors même que nous les lui attribuons, car c'est nous perdre! 2. Le découragement contre lequel nous prémunit l'Écriture est aussi un obstacle pour plusieurs. 3. Enfin la présomption séduit un grand nombre de pécheurs. Dieu a promis le pardon au repentir; mais a-t-il promis de donner le temps de se repentir?

Que nul donc ne diffère de se convertir. Que nul ne prolonge sa vie mauvaise, c'est-à-dire un long mal, quand il peut avoir une bonne vie, c'est-à-dire un long bien.

1. D'une commune voix et d'un coeur unanime nous avons prié Dieu pour notre coeur même et nous avons dit: «Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez au fond de mon âme l'esprit de droiture.» Nous vous exposerons, pour l'honneur de la grâce divine, les quelques idées que le Seigneur nous adonnées sur ce passage.

On voit dans ce Psaume un pénitent qui (86) désire recouvrer son espérance flétrie; il est abattu sous le poids de sa chute et il presse Dieu à grands cris de venir à son secours: le malheureux a pu se blesser, il ne peut se guérir. Ne pouvons-nous, quand il nous plait, frapper et meurtrir notre chair, mais pour lui rendre la santé ne courons-nous pas au médecin, sans avoir pour nous rétablir autant de pouvoir que nous en avons pour nous détruire? Ainsi pour pécher, l'âme se suffit à elle-même; pour guérir les plaies du péché, elle implore la main secourable de Dieu. De là ces paroles d'un autre psaume: «J'ai dit: «Seigneur ayez pitié de moi; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous.» On veut, en parlant ainsi, montrer sensiblement que l'âme trouve en elle-même la volonté, la liberté du péché, et que pour se perdre elle se suffit, mais que c'est à Dieu de la chercher et de la guérir quand elle s'est meurtrie. Car «le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui s'était perdu (1).» Voilà pourquoi nous disons en répandant notre prière: «Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez au fond de mon âme l'esprit de droiture.» Parle ainsi, âme pécheresse, pour ne pas te perdre par le désespoir plus que tu ne t'es perdue par le péché.

2. Il faut avant tout prendre soin de ne pas pécher, de ne contracter pas avec le péché comme avec le serpent une amitié dangereuse. De sa dent venimeuse il tue celui qui pèche et ce n'est pas un être avec lequel on doive faire alliance. Mais s'il lui arrive d'opprimer le faible, de séduire un imprudent, de surprendre un égaré, de tromper et d'induire en erreur, que le coupable ne craigne pas de l'avouer et qu'il cherche non à s'excuser, mais à s'accuser. N'est-ce pas ce que l'on demande dans ces paroles d'un Psaume: «Mettez, Seigneur, une garde à ma bouche, et à mes lèvres une porte qui les ferme; ne laissez pas mon coeur se porter aux paroles mauvaises, chercher des excuses à mes péchés (2)?» On te conseille un péché? Repousse absolument. On t'a persuadé de le commettre? Ne t'excuse pas, mais plutôt accuse-toi. Celui à qui nous avons entendu dire: «Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu,» n'avait-il pas commencé ainsi: «Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon la grandeur de votre miséricorde?» Grand pécheur il demande une grande miséricorde; à sa large plaie il veut un large remède.

Il dit encore: «Détournez les yeux de mes crimes; effacez toutes mes iniquités. Créez en

1. Lc 19,10 - 2. Ps 140,3-4

moi un coeur pur, ô mon Dieu (1).» Ainsi Dieu détourne sa vue du péché quand on le confesse, quand on s'en accuse et que l'on implore son divin secours et sa miséricorde. Mais en détournant la vue des crimes, il ne la détourne pas du coupable. On lui dit ici: «Détournez les yeux de mes crimes; effacez toutes mes iniquités;» mais on lui dit ailleurs: «Ne détournez pas de moi votre face (2).» Il se détourne quand il ne remarque point; car s'il remarque il châtie, comme font les juges lorsqu'ils prononcent leur sentence contre les accusés reconnus coupables. Si donc nous disons à Dieu: «Détournez les yeux de mes crimes,» c'est pour obtenir qu'il ne nous châtie point, qu'il ne sévisse point contre nous. Ne pas les reconnaître, c'est les méconnaître. Nous nommons noble celui qui est noble et ignoble celui qui n'est pas noble: c'est à peu près ainsi que nous disons qu'un homme connaît quand il connaît, et qu'il méconnaît quand il ne connaît pas.

Mais si tu veux que Dieu méconnaisse tes fautes, reconnais-les. Car le péché ne peut rester impuni: il ne convient pas, il ne faut pas, il n'est pas juste, qu'il le soit. Et puisqu'il ne peut demeurer impuni, punis-le donc pour n'être pas puni à cause de lui. Qu'il trouve en toi un juge; non un défenseur. Monte sur le tribunal de ta conscience pour prononcer contre toi; accusé, place-toi devant toi-même. Ne te place pas derrière: autrement Dieu te placerait devant lui. Aussi pour obtenir un facile pardon, le pénitent dit-il dans notre psaume: «Car je reconnais mon iniquité et mon péché est toujours devant moi (3).» Comme s'il disait: Puisqu'il est devant moi, il ne doit pas être devant vous; méconnaissez-le, puisque je le reconnais. Ainsi ton péché sera châtié par toi ou par Dieu; s'il l'est par toi il le sera sans toi; s'il l'est par Dieu, tu seras châtié avec lui. Sévis donc contre lui pour que Dieu te défende.

Dis franchement: C'est moi qui l'ai commis. «J'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous.» C'est moi, dit-il, qui ai dit. Je ne cherche pas, pour excuser mon péché, qui a péché en me tentant ou qui m'a poussé au crime. Je ne dis pas: La Fortune en est cause. Je ne dis pas: Le destin l'a voulu. Je ne dis pas non plus: Le diable en est l'auteur. Le diable en effet peut conseiller, effrayer; il peut même tourmenter sérieusement s'il en a reçu la permission: et il faut demander

1. Ps 50,3 Ps 50,11-12 - 2. Ps 26,9 - 3. Ps 50,5

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au Seigneur la force de n'être ni séduit par ses attraits ni abattu par ses violences. Contre les charmes et les menaces de l'ennemi, qu'il daigne nous donner deux vertus: l'une pour contenir et l'autre pour souffrir: pour contenir les passions et n'être point pris par la prospérité; pour soutenir les terreurs et n'être point abattus par l'adversité. «. Et comme je savais que nul ne peut se contenir sans un don de Dieu (1).» Il est dit dans le même sens: «Créez en moi un coeur pur, mon Dieu.». Il est dit encore: «Malheur à ceux qui ont perdu la patience (2).»

Ne cherche donc à accuser personne, autrement tu pourrais rencontrer un accusateur de qui tu ne pourrais te défendre. Notre ennemi lui-même, le diable est content lorsqu'on l'accuse; il veut résolument que tu le charges et il est disposé à subir tous les reproches qu'il te plaira, pourvu que tu n'avoues point tes fautes. C'est pour déjouer ses ruses que ce pénitent s'écrie: «J'ai dit, Seigneur.» En vain cet ennemi me dresse des pièges, je connais ses embûches. Il cherche à captiver ma langue et à me faire dire: Le diable en est l'auteur. «J'ai dit» au contraire: «Seigneur.» C'est donc par ces artifices qu'il séduit les âmes et les éloigne du remède de la confession: tantôt il leur insinue de s'excuser et de chercher à en accuser d'autres; tantôt il leur inspire, quand elles ont péché, de se livrer au désespoir et de considérer le pardon comme impossible à obtenir; tantôt encore il leur persuade que Dieu oublie tout sur-le-champ et qu'il n'est pas nécessaire de se corriger.

3. Considérez donc quel sont les dangers contre lesquels doit se tenir en garde un coeur pénitent! Pour ne pas rejeter la faute sur autrui; qu'il se rappelle ces paroles: «J'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous.» Mais on ne doit pas succomber au désespoir, croire qu'il soit impossible de guérir après avoir péché et beaucoup péché. On ne doit pas s'abandonner aux passions, ni se laisser aller à la remorque de toutes les convoitises; car alors on fait tout ce qui plaît, sans égard à la défense, ou si on ne le fait pas, c'est uniquement par respect humain; et comme un gladiateur, comme un homme dévoué à l'immolation, qui désespère entièrement de la vie, on s'abandonne à tout ce qui peut satisfaire ses inclinations et ses penchants déréglés, on périt misérablement par désespoir. Afin donc de protéger ces pécheurs contre eux-mêmes, c'est-à-dire contre ces pensées

1. Sg 8,21 - 2. Si 2,16

funestes, l'Écriture dit avec soin: «En quelque jour que l'impie se convertisse et pratique la justice, j'oublierai toutes ses iniquités (1).»

Hélas! Une fois guérie du désespoir, grâce à ces paroles si elle y ajoute foi, l'âme rencontre un autre précipice: le désespoir n'a pu la faire périr, la présomption peut la perdre. Et qui peut périr par présomption? Le voici: c'est celui qui dit dans son âme: Dieu a promis le pardon à tous ceux qui renoncent aux péchés, à quelque heure qu’ils se convertissent il oubliera leurs iniquités. Donc je ferai ce qui me plaît, je me convertirai quand je le voudrai et rues fautes seront effacées. - Que répondre à cet homme? Que Dieu ne prend pas soin de guérir le pénitent, qu'il ne lui remet pas tous les péchés commis lorsqu'il se convertit? Mais le nier serait contester contre la clémence divine, traverser les enseignements des prophètes, résister aux divins oracles. Un fidèle dispensateur ne fera point cela.

4. Donc, me répliquera-t-on, tu lâcheras les rênes aux péchés et tu laisseras faire aux hommes ce qu'ils veulent en leur promettant le pardon, l'impunité même au jour de leur conversion? C'est leur donner toute liberté pour le crime; ils s'y précipitent avec impétuosité sans que personne les rappelle, et leur espérance en fait des désespérés.

Mais quoi? L’Écriture aurait des remèdes tout préparés contre le désespoir et elle non aurait point contre l'espérance trompeuse? Écoute ce qu'elle dit contre l'espoir funeste et pervers: «Ne tarde pas de revenir au Seigneur et ne diffère point de jour en jour; car sa colère viendra soudain, et il te perdra au moment de la vengeance (2).» Comprends-tu, présomptueux? Tu péris si tu désespères, et si tu espères tu péris encore. Où seras-tu en sûreté? Comment échapper à ce double précipice? Comment te placer dans la droite voie pour servir Dieu, avoir pitié de ton âme, plaire au Seigneur? Tu désespérais et l'on t'a dit: «En quelque jour que l'impie se convertisse, j'oublierai toutes ses iniquités.» Tu commençais à te livrer à une espérance déréglée et l'on t'a dit: «Ne tarde point de revenir au Seigneur, et ne diffère point de jour en jour.» La providence et la miséricorde divine t'environnent de toutes parts.

Que réponds-tu? Dieu m'a promis le pardon; il me l'accordera quand je me convertirai. Oui, il te l'accordera quand tu reviendras à lui: et pourquoi n'y reviens-tu point? C'est parce qu'il me

1. Ez 18,21 Ez 33,14-15 - 2. Si 5,8-9

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l'accordera lorsque je me convertirai. - Sans doute, au moment où tu te convertiras il te l'accordera. Mais ce moment, quand arrivera-t-il? Pourquoi n'est ce pas aujourd'hui? Pourquoi n'est-ce pas en cet instant où tu m'écoutes? Pourquoi n'est-ce pas maintenant que tu t'acclames, maintenant que tu applaudis? Que mes cris te soutiennent, que les tiens te condamnent. Pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui? Pourquoi n'est-ce pas à l'instant?

Demain, dis-tu; car Dieu m'a promis le pardon. Et c'est toi qui te promets un demain? Eh bien! Si tu me montres dans le livre, sacré que Dieu t'a promis le jour de demain comme il a promis le pardon à quiconque est converti, j'y consens, diffère jusqu'à demain. Mais n'est-ce pas lui qui, pour te pénétrer d'une salutaire frayeur et en t'adressant de justes reproches, a dit en premier lieu: «Ne diffère point de jour en jour, car sa colère viendra soudain?»

Tu crains donc, homme sage, de mener une bonne vie pendant plus de deux jours? Si c'est demain que tu commences cette bonne vie, commence dès aujourd'hui et elle aura deux jours. De cette manière encore, si le jour de demain vient à te faire défaut, celui d'aujourd'hui te mettra en sûreté, et si tu vis encore demain, ce sera un jour de plus. Quoi! Tu désires une longue vie, et tu ne crains pas une mauvaise vie! Tu veux vivre longtemps et vivre mal! Tu cherches un long mal; pourquoi ne pas chercher plutôt un long bien? Est-il rien que tu ne veuilles avoir en bon état? La vie sera donc la seule chose mauvaise qui tombera sur toi? Si je te demande quel vêtement tu désires: Un bon réponds-tu ; quelle campagne? une bonne; quelle épouse? une bonne; quels enfants? de bons; quelle demeure? une bonne. La vie est la seule chose que tu veuilles mauvaise. Comment? Tu préfères la vie à tous tes biens et de tous ces biens la vie est la seule chose que tu veuilles mauvaise? Tous ces objets que tu voulais bons, vêtements, maison, campagne, et les autres, tu es disposé à les sacrifier pour ta vie. Qu'on vienne à te dire: Tous ces biens ou la vie; tu es prêt à les donner tous pour la conserver même mauvaise. Pourquoi ne pas la vouloir bonne, quand pour elle tu donnes tout? Ainsi tu n'as plus d'excuse: accuse-toi pour n'être pas condamné.

Après le sermon:

Nous exhortons votre charité à écouter avec soin et avec vigilance la parole de Dieu, quand les prêtres en sont les ministres. Car le Seigneur notre Dieu est la vérité même que vous entendez, quelle que soit la bouche qui l'exprime; et il n'y a de premier parmi vous que celui qui est le dernier. Pour nous conformer à l'usage, nous avons dû parler d'abord: à vous maintenant d'obéir par amour.





Augustin, Sermons 18