Augustin, Sermons 21

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SERMON XXI. DE L'AMOUR DE DIEU. (1)

1. Ps 63,11

ANALYSE. - C'est notre devoir de nous réjouir dans le Seigneur, c'est aussi notre bonheur. Ce bonheur ne saurait être complet que dans-le ciel; on peut néanmoins le goûter déjà sur la terre. - I. Par quel moyen? Dieu étant invisible, Dieu étant charité, avoir la charité c'est posséder Dieu, c'est avoir le moyen de se réjouir en lui. Réservez donc votre amour à Dieu, ne le répandez point désordonnément sur les créatures; gardez-vous d'aimer les créatures plus que Dieu. - II. Car Dieu a un double droit à la fidélité de votre coeur. Vous devez l'aimer parce qu'il vous a créés; vous devez, l'aimer peut-être plus encore parce qu'il vous a rachetés. Comment donc se fait-il qu'on aime la terre ou la boue plus que lui? - 3. Afin de parvenir à l'aimer et à vous réjouir en lui, aimez tout ce qu'il commande; ayez confiance en lui, bien qu'il ne vous exauce pas quelquefois; acceptez pieusement les épreuves qu'il vous envoie; faites enfin bon usage de vos biens; possédez-les sans en être possédés. Les trois idées principales de ce sermon se rapportent ainsi 1. aux effets, 2. à la nécessité de l'amour de Dieu, et 3. aux moyens de le développer dans le coeur.

1. Voici ce que nous avons chanté de bouche et de coeur; voici les paroles qu'ont adressées au Seigneur la conscience et la langue chrétienne «Le juste se réjouira dans le Seigneur,» non dans le siècle. «La lumière s'est levée sur le juste, est-il dit ailleurs, et la joie sur ceux qui ont le coeur droit. (1)» Veux-tu savoir d'où vient cette joie? Écoute: «Le juste se réjouira dans le Seigneur,» et s'il est dit: «La lumière s'est levée sur le juste,» il est dit aussi «Réjouis-toi dans le Seigneur, et il remplira les désirs de ton coeur (2).»

1. Ps 92,11 - 2. Ps 36,4

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Que nous prescrit-on ici? Que nous présente-t-on? Que nous est-il commandé? Que nous est-il donné? - De nous réjouir dans le Seigneur. Mais qui se réjouit dans ce qu'il ne voit pas? Et voyons-nous Dieu? Ce bonheur nous est promis: mais aujourd'hui c'est par la foi que nous marchons, pendant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur (1). Remarquez: c'est par la foi, non par une claire vue. Nous parviendrons à voir quand s'accomplira ce que dit encore l'Apôtre Jean: «Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, mais on ne voit pas encore ce que nous serons. Nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous lui serions semblables, car nous le verrons tel qu'il est (2).» Alors donc la joie grande et parfaite, alors la pleine allégresse: ce ne sera plus le lait de l'espérance, mais la solide nourriture de la réalité.

Dès maintenant toutefois, avant que la réalité vienne à nous et avant que nous allions à elle, réjouissons-nous dans le Seigneur. Y a-t-il peu de joie dans l'espérance que doit suivre la réalité? Au milieu des choses du temps, dans la joie du siècle et non du Seigneur, il est beaucoup d'affections qui ne possèdent point encore ce qu'elles convoitent: quelle ardeur néanmoins dans cette espérance qui court sans atteindre! Ainsi, pour citer des exemples: tu aimes l'argent; tu ne l'aimerais point si tu n'espérais le posséder: tu aimes une femme, non après, mais avant de l'avoir épousée. Hélas! Ne sera-t-elle pas aussi détestée après l'union qu'elle est aimée auparavant? Pourquoi? Parce qu'elle ne s'est point montrée après le mariage comme le coeur se l'était figurée. Mais Dieu, ah! si on l'aime encore absent, il ne perd rien quand il est présent. Quelque haute idée que se fasse l'âme humaine de ce Bien suprême qui est Dieu, jamais elle ne fait assez, elle est toujours infiniment au dessous de la réalité; et la possession lui donnera nécessairement beaucoup plus que ne rêvait la pensée. Si donc nous avons pu l'aimer avant même de le voir, nous l'aimerons beaucoup plus après l'avoir vu. Ainsi nous l'aimons présentement avec espérance. C'est pourquoi il est écrit: «Le juste se réjouira dans le Seigneur;» et comme il ne le voit pas encore: «et il espèrera en lui.»

2. Cependant nous possédons les prémices de l'Esprit et nous pouvons nous approcher de l'objet de notre amour, goûter même tant soit

1. 2Co 5,6-7 - 2. 1Jn 3,2

peu à ce que nous devons manger et boire avec avidité. Comment le prouver? Le voici.

Ce Dieu en qui il nous est ordonné de placer notre amour, de prendre notre joie, n'est ni l'or, ni l'argent, ni la terre, ni le ciel, ni cette lumière du soleil, ni tout ce qui brille au ciel ou resplendit avec éclat sur la terre. Dieu n'est pas un corps, il est esprit. Aussi dit-il que «ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité (1).» Il n'est pas dans les lieux où sont les corps; parce qu'il n'est pas corps. Il n'est pas sur une haute montagne et tu ne dois pas en la gravissant croire que tu t'approches de Lui. Il est vrai, le Seigneur est le Très-Haut, mais il s'abaisse vers les humbles; il regarde de loin les superbes (2), mais ce n'est pas de loin qu'il regarde les humbles. - Sans doute il est le Très-Haut, et s'il regarde de loin les superbes, ne doit-il pas considérer les humbles de plus loin encore? Si sa grandeur le tient si élevé, au dessus des superbes et s'il doit les regarder de haut; cette même grandeur, dit-on, ne l'éloigne-t-elle pas des humbles beaucoup plus? Il n'en est rien. Dieu est élevé, et il s'abaisse vers les humbles. Comment s'abaisse-t-il vers eux? Le Seigneur est proche de tous ceux qui se sont brisé le coeur (3). Ne cherche donc pas une haute montagne pour te croire plus voisin de lui. Si tu t'élèves, il s'éloigne; si tu t'humilies, il s'abaisse. Ce publicain se tenait loin et Dieu s'approchait de lui plus aisément; il n'osait lever les yeux an ciel (4), et déjà il portait en lui le Créateur du ciel.

Comment donc nous réjouir dans le Seigneur, si le Seigneur est tellement loin de nous? C'est toi qui l'approches et l'éloignes. Aime-le et il s'approchera; aime-le et il demeurera en toi. Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien (5). Veux-tu savoir comme il est en toi si tu l'aimes? «Dieu est charité (6).» Pourquoi laisser courir à droite et à gauche les fantômes de ton imagination? Pourquoi te demander: Qu'est-ce que Dieu? Comment est-il? Quoi que tu te représentes, il ne l'est pas. Ce qu'il est, ta pensée ne saurait le comprendre. Mais pour te donner un avant-goût, «Dieu est charité.» Tu me demanderas Qu'est-ce que la charité! C'est par la charité que nous aimons. Et qu'aimons-nous par elle? Le bien ineffable, le bien libéra le bien créateur de tous les biens. Qu'il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce qui te plaît. Je ne parle pas du péché, car le péché est la seule chose que

1. Jn 4,22 - 2. Ps 127,6 - 3. Ps 33,19 - 4. Lc 18,13 - 5. Ph 4,6 - 6. 1Jn 4,8

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tu ne lui doives point. Excepté donc le péché, tu lui dois tout le reste.

3. J'ai dit: qu'il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce qui te plait. De grâce n'entends pas ici le péché et ne dis point: Le péché me plaît, est-ce à Dieu que je le dois?

Remarque d'abord: Est-ce bien le péché qui te plaît? N'est-ce pas autre chose avec quoi tu commets le péché? Oui, ton péché vient de ce que tu as pour la créature une affection désordonnée, contraire à l'usage honnête et permis que tu en peux faire, opposée à la loi et à la volonté du Créateur lui-même. Ce n'est pas précisément le péché que tu aimes; mais en aimant dérèglement autre chose, tu tombes dans le péché. Tu cours après l'appât suspendu à la ligne, et sans le savoir tu avales le péché: tu vas même jusqu'à le défendre. Si c'est un péché de boire beaucoup, dis-tu, pourquoi le Seigneur a-t-il créé le vin? Si c'est un péché d'aimer l'or, car j'aime l'or et non le Créateur, pourquoi a-t-il fait ce qu'il est défendu d'aimer? Ainsi de tout ce que tu aimes désordonnément et d'où sortent toutes les dissolutions et tous les crimes. Vois, regarde, considère que toute créature de Dieu est bonne; il n'y a de péché que dans l'usage pervers que tu en fais.

Écoute donc, ô homme. Tu dis: Pourquoi Dieu a-t-il établi ce qu'il me défend d'aimer? Il ne devait pas l'établir, et je n'aurais pas à l'aimer; il ne devait pas former les créatures qu'il m'ordonne de ne pas aimer, et je ne serais exposé ni à les aimer ni à me damner en les aimant. Ah! Si cette créature pouvait parler, elle que tu aimes mal parce que tu ne t'aimes point, elle te répondrait: Quoi! Tu voudrais que Dieu ne m'eût point faite, pour n'être pas exposé à m'aimer! Vois quelle iniquité, vois comme tes propres paroles montrent en toi la plus profonde iniquité! Tu veux bien que Dieu t'ait créé, lui qui est au dessus de toi; mais tu voudrais aussi qu'il n'eût fait rien autre chose de bien! Ce que Dieu a fait pour toi est bien: mais il est encore d'autres biens, grands et petits, d'autres biens, terrestres, spirituels et temporels; tous des biens cependant, parce qu'ils ont été produits par Celui qui est le Bien. C'est pourquoi il est dit dans un passage des divines Écritures: «Réglez en moi la charité» (Ct 2,4). Dieu t'a fait quelque chose de bon; au dessous de lui et de toi il a fait quelque chose de moins bon. Soumis à Dieu, supérieur à son oeuvre, ne laisse pas le bien d'en haut pour t'incliner vers celui d'en bas. Demeure droit, pour te rendre digne d'éloges; car «on louera tous ceux qui ont le coeur droit.» D'où viennent les péchés, sinon du mauvais usage que tu fais de ce que tu as reçu pour ton service? Emploie bien les choses d'en bas et tu jouiras justement du bien d'en haut.

4. Écoute maintenant et examine ce que tu connais déjà; interroge et toi-même et les choses que tu manies chaque jour. Dis-moi: si dans un contrat tu préférais l'argent à l'or, le plomb à l'argent, la poussière au plomb; tous tes associés de commerce, je suppose que tu sois commerçant, ne te regarderaient-ils point comme entièrement insensé? Ne t'excluraient-ils point de leur compagnie? Ne diraient-ils pas que tu les ruines et peut-être qu'il faut te guérir la tète? En vérité, parleraient-ils autrement après t'avoir entendu dire: L'argent a plus de prix que l'or, ou bien l'argent vaut mieux que l'or? Ne crieraient-il pas: Tu le trompes, insensé? Comme tu te ruines en préférant l'argent à l'or? Et on ne te dira pas: Comme tu te ruines en préférant l'or à Dieu?

Comment, dit-on, préférè-je l'or à Dieu? Si j'avais la folie de mettre l'argent au dessus de l'or, on aurait raison de m'appeler fou, parce que de deux choses que je vois également, que je regarde l'une et l'autre, que toutes deux je touche de la main, je préfère la moins bonne à la meilleure. Préférè-je l'or à Dieu? Je vois l'or, je ne vois point Dieu.

Ce ne sera point pour toi une excuse. Pourquoi aimes-tu l'argent? Parce qu'il est de grand prix, parce qu'il vaut cher. Et pourquoi estimes-tu l'or davantage? C'est qu'il vaut plus cher encore. L'argent est cher, l'or est plus cher, Dieu est la charité même.

5. Pour te convaincre de préférer l'or à Dieu, je vais te parler d'un bienfait de Dieu. Tu vois l'or, tu ne vois pas Dieu: ne crois pas néanmoins que tu ne préfères pas l'or à Dieu, parce que personne ne voudrait préférer ce qu'il voit à ce qu'il ne voit pas. Voici donc ce que je dis que t'en semble?

La fidélité est-elle de l'argent? Est-elle de l'or? Est-elle de la monnaie? Est-elle du bétail? Estelle de la terre? Est-elle du ciel? Elle n'est rien de tout cela; néanmoins elle est quelque chose: non-seulement, quelque chose, mais quelque chose de grand. Je ne parle point de cette fidélité surnaturelle d'où te vient le nom de fidèle, qui te permet d'approcher de la table de ton Seigneur et de redire avec foi les paroles de la foi: J'éloigne pour le moment cette espèce de fidélité.

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Je veux parler de cette autre fidélité qu'on nomme aussi vulgairement fidélité; non de cette fidélité que Dieu te prescrit, mais de celle que tu exiges de ton esclave. Je parle de celle-là, car le Seigneur te la commande aussi et il entend que tu ne trompes personne, que tu sois loyal dans les affaires, fidèle à ton épouse. Ton Dieu te commande donc aussi cette sorte de fidélité.

Or, qu'est-elle? Sûrement tu ne la vois pas, et si tu ne la vois pas, pourquoi crier quand on en manque à ton égard? Par ce cri même je te prouve que tu la vois. Tu disais: Comment préférè-je l'or à Dieu? Je vois l'or, je ne vois pas Dieu. Tu vois l'or, tu ne vois pas la fidélité, ou pour être plus exact, ne vois-tu pas la fidélité? Tu la vois quand tu la réclames, et quand on l'exige de toi tu ne veux pas la voir. Tu cries les yeux ouverts: Rends-moi la foi que tu m'as promise: et tu cries les yeux fermés: Je n'ai rien promis. Ouvre les yeux dans les deux cas. Homme inique, ne sacrifie pas la fidélité; mais l'iniquité; rends ce que tu réclames.

6. Tu veux affranchir ton esclave et tu le conduis par la main à l'Église. On fait silence, on lit ton acte d'affranchissement, ou on donne une autre preuve de ta volonté. Tu proclames que tu donnes la liberté à ton esclave, parce qu'en tout il s'est montré fidèle envers toi. Voilà ce que tu aimes, ce que tu loues, ce que tu récompenses par la liberté. Tu fais tout ce que tu peux; tu rends un homme libre, dans l'impuissance de le rendre éternel.

Dieu à son tour crie contre toi; ton serviteur lui sert pour te convaincre; il te dit au coeur Tu as emmené ton esclave de ta maison dans la mienne; tu veux le reconduire libre de ma maison dans la tienne. Et toi, pourquoi me sers-tu si mal dans ma maison? Tu lui donnes ce que tu peux; je te promets ce que je puis: tu le rends libre parce qu'il t'est fidèle; je te rends éternel si tu l'es envers moi. Pourquoi raisonner encore contre moi dans ton âme? Fais pour ton Seigneur ce que tu loues dans ton esclave. Aurais-tu l'arrogance de te croire digne d'avoir une esclave fidèle dans celui dont tu dis: Je l'ai acheté, tandis que je ne mériterais pas d'avoir un serviteur fidèle dans l'homme que j'ai créé?

Ainsi te parle ton Seigneur, intérieurement, dans ce lieu ou nul que toi ne l'entend; et celui qui te parle ainsi dit toujours la vérité. Se peut-il rien de plus juste que ce langage? Ne ferme pas l'oreille. Tu aimes la fidélité dans ton esclave, sûrement tu ne vois pas cette fidélité. Pourquoi l'aimes-tu dans autrui? Pourquoi dans autrui aimes- tu tout ce que j'ai dit? Pourquoi l'aimes-tu dans un esclave que tu as acheté à prix d'argent, mais que tu n'as point créé? La conduite de Dieu sur toi repose sur deux sortes de droit: il t'a créé et il t'a racheté. Avant que tu fusses, dit-il, je t'ai créé; et lorsque tu t'étais vendu sous le joug du péché, je t'ai racheté. Pour affranchir ton esclave, tu brises les tablettes qui attestent sa servitude; Dieu ne brise pas les tables où sont exprimés ses droits et tes devoirs. Ces tables sont l'Évangile même avec le sang qui t'a racheté: elles sont là, on les lit chaque jour, on t'y avertit de ta condition, on y rappelle la rançon donnée pour toi.

7. Si ce serviteur que tu affranchis ne te demeurait point fidèle, ni digne par sa fidélité, de la grâce que tu lui as faite, si tu le surprenais dans ta maison à quelques friponneries, comme tu crierais: Méchant serviteur, tu ne me gardes point la fidélité? Ignores-tu que je t'ai acheté? Ignores-tu que pour toi j'ai compté mon sang? - Tu cries de toutes les forces, tu ébranles le ciel de tes plaintes et de tes reproches. J'ai donné mon sang pour toi, méchant serviteur. Et tous ceux qui entendent répondent: C'est vrai.

Mais ne rougirais-tu pas si cet esclave osait répondre à tes colères et à tes cris, s'il te disait Quel sang, je te prie, as-tu donné pour moi? Quand tu m'as acheté, on ne t'a même pas ouvert une veine. C'est ton argent que tu appelles ton sang et tu aimes ton argent jusqu'à l'appeler ton sang! - Ton Seigneur maintenant te condamne partes propres paroles. Tu dis que ton sang est ton argent, tu exiges la fidélité de ton esclave parce que tu as donné pour l'acheter, non du sang, mais de l'argent, de l'or. Rappelle-toi ce que j'ai donné à mon tour; lis tes tablettes, si tu ne t'en souviens pas; lis la mort du Sauveur, le coup de lance, le prix qu'il a versé pour te racheter. Un homme vivant, je l'ai dit, peut s'entrouvrir la veine, donner du sang et continuer à vivre. Ton Seigneur dit beaucoup plus: Vivant on ne m'a pas tiré quelques gouttes de sang, lorsque je t'ai acheté de mon sang, j'ajoute: Je t'ai payé de ma mort.

Qu'as-tu à répondre? Rends à ton Seigneur la fidélité que tu réclames de ton esclave. Tu vois l'or, ne vois-tu pas aussi la fidélité? Si tu ne la voyais point, l'exigerais-tu? La louerais-tu? Donnerais-tu la liberté? Il est vrai, tu vois l'or des yeux de la chair et la fidélité des yeux du coeur. Mais plus ceux-ci l'emportent sur ceux-là, plus est préférable ce que tu vois par eux. Et à (92) cette fidélité que ton Seigneur te demande tu préfères l'or! Tu ne rends point celui que l'on t'a prêté et tu dis: Tu ne m'as rien donné! Ou bien, quand tu n'as rien confié, tu dis: Rends-moi ce que je t'ai prêté! Tu ne restitues point ce que tu as reçu et tu réclames ce que tu n'as point donné! Eh bien! Acquiers de l'or, ravis-le de cette manière, entasse ta boue. Pourquoi presser en disant: Donne, quand tu n'as pas confié, et en niant ce que tu as reçu en dépôt? Enlève tout, multiplie les gains ruineux; voilà que ta caisse est pleine, tu nages dans l'or. Ouvre ton coeur, le trésor de la fidélité n'y est plus.

8. Reviens donc si tu as senti quelque chose, si tu as rougi, si tu as corrigé ce qui était difforme et dépravé: reviens, réjouis-toi dans le Seigneur, cherche en lui tes délices. Pour te réjouir en lui, réjouis-toi dans ce qu'il commande. Réjouis-toi dans la foi, réjouis-toi dans l'espérance, réjouis-toi dans la charité, réjouis-toi dans la compassion, réjouis-toi dans l'hospitalité, réjouis-toi dans la chasteté. Toutes ces vertus sont des biens, les trésors de l'homme intérieur, les perles renfermées non dans ta caisse, mais dans la conscience. Aime à posséder ces richesses, tu ne peux les perdre dans le naufrage, et en y échappant, tout dépouillé, tu n'en seras pas moins opulent. Car tu échappes avec ce coeur droit qui mérite des éloges; tu ne reproches pas à ton Seigneur qu'il te soit arrivé des accidents en ce siècle, tu bénis même la verge du Père dont tu attends l'héritage.

Réfugie-toi sous cette main qui corrigé; ne fuis pas le châtiment, car Celui qui te l'inflige ne saurait se tromper. Celui qui t'a fait sait ce qu'il lui reste à faire avec toi. Le croirais-tu assez incapable pour avoir su te l'aire sans se souvenir ensuite de ce qu'il doit te faire encore? Tu n'étais pas encore, il pensait à toi; car tu ne serais jamais s'il n'y avait pensé. Donc pour te donner l'existence il a songé à toi quand tu ne l'avais pas. Et maintenant que tu existes, que tu subsistes, que tu vis, que tu le sers, il te méprisera, il te délaissera?

Il m'a délaissé, dis-tu. Je l'ai prié, il ne m'a point exaucé. Et si tu lui demandais ce que tu ne pouvais recevoir que pour ton malheur? J'ai pleuré devant lui, il ne m'a pas donné. Enfant sans jugement, pourquoi as tu pleuré? Pour obtenir les jouissances du temps. Et si ces jouissances que tu demandais avec tant d'ardeur et avec larmes, devaient te perdre?

Je parlais de ton serviteur; tire maintenant une comparaison de ton fils. Il est petit et il pleure pour obtenir que tu le mettes sur ton cheval. L'écoutes-tu? En vérité l'écoutes-tu? Est-ce dureté ou bonté de ta part? Dis-le-moi. Dans quel dessein agis-tu? Ton dessein est sûrement un dessein d'amour, qui en doute? A ce fils, quand il aura grandi, tu réserves toute ta fortune, et maintenant qu'il est petit et qu'il pleure tu ne le mets pas à cheval? C'est pour lui tout ce que tu possèdes, maison et tout ce qu'elle contient, champs et tout ce qu'ils renferment et tu ne le mets pas à cheval, pauvre petit qui pleure? Mais qu'il pleure tant qu'il voudra, qu'il pleure le jour entier; tu ne l'écoutes pas et c'est par bonté, tu serais cruel si tu l'écoutais.

Vois donc, examine: n'est-ce pas ainsi que ton Dieu agit envers toi lorsque tu lui demandes, sans l'obtenir, ce qui ne convient point? N'est-ce point parce que le besoin servira à ton amendement et que l'abondance servirait à te corrompre? L'abondance que tu cherches est une abondance de corruption, et il te faut le besoin pour ton instruction. Laisse tout entre les mains de Dieu; il sait ce qu'il te doit donner, ce qu'il te doit ôter. S'il exauçait tes demandes, inconsidérées, ce serait peut-être dans sa colère. Ne vois-tu pas de ces traits dans la Loi? Quand les Israélites voulurent assouvir leurs convoitises charnelles, dans sa colère il les exauça (1). Paul lui disait: Délivrez-moi de l'aiguillon de la chair, il ne l'exauça point dans sa bonté (2).

9. Ainsi donc réjouis-toi dans le Seigneur, dans le Seigneur et non dans le siècle. Cet ancien se réjouissait dans le Seigneur; après qu'il eût perdu toutes les joies du siècle, le Seigneur lui resta avec ses joies divines; et il conserva, au milieu des épreuves, la joie pure, parfaite et immuable de son coeur. Il possédait es biens sans en être possédé, car il était au Seigneur. Il foulait ses biens et s'attachait à Dieu; et quand lui furent ôtés ces biens sur lesquels il marchait, il resta fixé où il se tenait.

Voici en effet ce qui s'appelle se réjouir en Dieu. «Le Seigneur a donné.» Le Seigneur, c'est lui qui fait sa joie. «Le Seigneur a ôté;» Mais s'est-il ôté? Il a ôté ce qu'Il a donné; mais le Donateur même s'est offert, et on se réjouit dans le Seigneur. Donc «le Seigneur a donné, le Seigneur a retiré, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni (3)!» Comment déplairait au serviteur ce qui plaît au Seigneur? J'ai perdu mon or, j'ai perdu ma famille, j'ai perdu mes troupeaux, j'ai perdu tout

1. Ex 16 - 2. 2Co 12,7-9 - 3. Jb 1,21

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ce que j'avais: mais je n'ai pas perdu Celui qui m'a tout donné. J'ai perdu ses dons, je ne l'ai pas perdu; je suis toujours à lui; il est ma joie, il est mes richesses. Et pourquoi ce langage? Parce que Job n'est point renversé, il n'a point la tête en bas, il ne s'est point détourné de Celui qui est au dessus pour porter son amour à ce qui est au-dessous. Car en cela consiste le renversement, le mauvais usage de la créature.

10. Pourquoi accuser Celui qui t'a donné l'or, quand tu devrais t'accuser toi-même d'aimer l'or désordonnément? Possède cet or, te dit le Seigneur, je te l'ai donné, fais-en bon usage. Tu cherches dans l'or des ornements, sois plutôt l'ornement de l'or; tu cherches dans l'or l'honneur et la beauté, embellis plutôt l'or et n'en sois pas la honte. Les libertins, les fornicateurs, les débauchés ont de l'or; ils donnent des jeux pompeux, ils distribuent aux histrions de folles largesses, et ils ne donnent rien aux pauvres affamés: ces hommes n'embellissent pas l'or. Ne dit-on pas, quand on les considère avec esprit de droiture: Je plains l'or qui coule chez lui: ah! si j'en étais possesseur! Eh bien! Si tu en étais possesseur? Tu viens de dire: Je plains l'or qui coule chez lui; ah! Si j'en étais possesseur! Que ferais-tu donc? - Je recueillerais les étrangers, je donnerais du pain aux indigents, je vêtirais ceux qui sont nus, je rachèterais les captifs. - Tu parles bien, avant d'avoir cet or, aies soin de tenir le même langage lorsque tu l'auras. Si tu fais ce que tu dis, l'or sera pour toi un ornement; si, plus attaché au Créateur de l'or qu'a l'or même, tu fais de l'or cet usage, tu seras un homme droit, affectionné avant tout à ce qui est en haut, employant bien ce qui est en bas; et tu te réjouiras dans le Seigneur; juste, tu trouveras en lui tes délices; tu ne seras point accusé par ton Créateur, le Rédempteur te rendra grâces.




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SERMON XXII. SUR LE JUGEMENT DE DIEU (1).

1. Ps 67,3

ANALYSE. - Ce discours renferme deux parties, une partie dogmatique et une partie morde. - I. Après avoir dit un mot à ses auditeurs de la frayeur salutaire que doivent inspirer les paroles de son texte, saint Augustin explique d'abord comment, malgré leur forme comminatoire, elles ne sont qu'une prophétie. Secondement cette prophétie est une invitation à nous tenir en garde pour détourner le châtiment qui nous menace. Troisièmement toutes les autres prophéties accomplies jusqu'alors ne laissent aucun doute sur le fidèle accomplissement de celle-ci. - II. Donc il faut nous corriger et changer de vie. En effet Dieu est à la fois miséricordieux et juste, ces deux attributs sont également inséparables de sa nature. Or, 1. si nous changeons de vie il pourra nous faire miséricorde et changer l'arrêt de notre condamnation sans altérer sa justice. 2. Si au contraire nous nous élevons contre lui par notre opiniâtreté et notre orgueil, il nous perdra comme se perd cette colonne de fumée qui se dissipe à mesure qu'elle s'élève. 3. Il est vrai que Dieu est infiniment miséricordieux, il nous en a donné les plus touchants témoignages: peut-il cependant placer dans la même société les bons et les méchants, traiter éternellement les uns comme les autres? - Donc soyons inaltérablement fidèles à Jésus et à son Église. Comme Adam et Eve nous ont donné la mort, Jésus-Christ et l'Église donneront à leurs enfants une vie immortelle.

1. Nous avons entendu avec tremblement cette prophétie chantée dans le psaume. «Qu'ils s'évanouissent, dit-il, comme la fumée; comme la cire fond devant la flamme que les pécheurs périssent devant Dieu.» Je ne doute pas, mes frères, que tous vos coeurs ne soient émus et qu'à ces paroles il n'y ait aucune conscience qui ne frémisse. Qui peut se glorifier d'avoir le coeur chaste, se glorifier d'être exempt de péché? Quand l'Écriture dit: «Comme la cire fond devant la flamme, que les pécheurs périssent devant Dieu,» qui ne frémirait, qui ne tremblerait de frayeur? Que ferons-nous donc? Quel espoir nous reste-t-il?

Ce n'est pas en vain qu'on chante ceci, et quand le prophète tient ce langage, il fait moins des souhaits que des prédictions. La forme des paroles est celle d'un voeu, mais l'intelligence y lit ce qui doit arriver. Il est dans les écrits des Prophètes des prédictions présentées comme des faits accomplis, il en est aussi qui paraissent de simples souhaits. Mais ceux qui savent comprendre ce qu'ils lisent, y voient l'annonce de l'avenir.

Ces psaumes ont été composés et écrits (94) longtemps avant la naissance du Seigneur; non avant que le Christ fût Dieu, mais avant qu'il naquit de la Vierge Marie. En effet le patriarche Abraham exista longtemps avant le roi David; pendant la vie duquel on chanta ces psaumes. Or le Seigneur a dit: «Je suis dès avant Abraham; (1)» car il est le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait; et c'est lui qui inspirant les Prophètes a prédit qu'il s'incarnerait et viendrait parmi nous. Mais à son incarnation se rapporte sa passion, puisqu'il ne pouvait souffrir ce que rapporte l'Évangile sans la chair mortelle et passible dont il était revêtu. On lit donc dans cet Evangile comment après avoir crucifié le Sauveur, ses bourreaux se partagèrent ses vêtements, et comment après avoir remarqué que sa tunique était d'un seul tissu d'en haut jusqu'en bas, ils ne voulurent point la diviser, mais la tirèrent au sort afin de la donner tout entière à qui le sort l'adjugerait (2) figure de la charité, qui doit rester indivisible. Ces faits sont ainsi présentés dans l'Évangile comme des faits arrivés; et lorsque, bien des années auparavant, le psaume les prédisait, déjà on les chantait comme des évènements accomplis. «Ils ont percé mes mains et mes pieds, dit ce psaume, et ils ont compté tous mes os. Ils m'ont regardé, ils m'ont considéré attentivement, ils se sont partagés mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort (3).» Tout est au passé, et tout est à venir.

De même donc que ce passé exprime le futur, ainsi dans les voeux du prophète on doit lire la certitude de ce qui arrivera. N'est-ce pas ainsi qu'on parait souhaiter au traître Judas ce qui devait s'exécuter en lui? Des Juifs eux-mêmes il est dit: «Que leur table soit pour eux un piège, un filet, un écueil, (4)» C'est sans aucun doute une prédiction qui les concerne, et l'Apôtre Pierre rapporte que sous ces figures on doit voir Judas.

2. Ce n'est point sans motif que l'avenir est présenté comme passé: pour Dieu il est aussi sûr que si déjà il était accompli. Et si le prophète paraît énoncer sous forme de souhait ce qui à ses yeux arrivera certainement, il veut nous montrer simplement, je crois, qu'il n'y a rien qui doive nous déplaire dans la connaissance de l'arrêt, que Dieu porte et qu'il rend fixe et immuable.

Il est parlé dans les Actes des Apôtres d'un prophète nommé Agabe. Il prédisait que saint Paul souffrirait beaucoup à Jérusalem de la part

1. Jn 8,58 - 2. Jn 19,23-24 - 3. Ps 21,17-19 - 4. Ps 68,23

des Juifs, qu'il serait même chargé de fers. Les frères l'ayant entendu voulaient détourner l'Apôtre et l'empêcher d'aller jusques là. «Que faites-vous, leur dit celui-ci, jetant le trouble dans mon coeur? Car je suis prêt, non-seulement à être lié, mais encore à mourir pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).» Voyant alors son inébranlable détermination à tout souffrir: «Que la volonté du Seigneur soit faite,» dirent les frères. Or en disant: «Que la volonté du Seigneur soit faite,» est-ce que ces Chrétiens souhaitaient à l'Apôtre de pareilles souffrances? Est-ce que plutôt ils ne se soumirent pas avec un entier dévouement au céleste et divin décret? Ainsi donc en disant: «Comme la cire fond devant la flamme, qu'ainsi les pécheurs périssent devant Dieu,» le prophète voit avec la plus entière certitude que ce malheur les menace, et pour ne pas déplaire à Dieu, il se plait dans ce que Dieu a résolu.

3. Que ferons-nous donc, frères? Ne devons-nous pas, tandis qu'il en est temps, changer de vie et corriger ce qui peut être mal dans nos oeuvres, afin que le sort réservé certainement aux pécheurs ne trouve plus à tomber sur nous; non pas que nous dussions être anéantis, mais parce qu'il faut n'être plus de ceux pour qui il a été prédit? Si le Juge menace de son arrivée, n'est-ce pas pour n'avoir point à punir quand il sera venu? N'est-ce pas pour nous presser de nous amender, que les prophètes chantent son futur avènement? S'il voulait nous condamner, il garderait le silence. Quel assassin dit avant de frapper: Attention? Et tout ce que nous disent les Écritures, n'est-ce point la voix de Dieu qui crie: Attention? Oui, mes fières, tout ce que nous endurons, toutes les tribulations de cette vie, c'est le fouet de Dieu cherchant à nous corriger, pour n'avoir pas à nous condamner enfin. Les grands maux que chacun souffre maintenant sont cruels, accablants et le seul récit en fait frémir; en comparaison du feu éternel, ce n'est pas même peu de chose, ce n'est rien. Que les épreuves tombent sur nous ou sur autrui, elles sont pour nous des avertissements divins. Oui, mes frères, toutes ces afflictions qui nous viennent du Seigneur pendant la vie, sont autant d'avertissements et d'invitations pressantes à nous corriger. Car il viendra, ce feu éternel dont il sera dit aux réprouvés placés à la gauche: «Allez au feu éternel qui a été préparé à Satan et à ses Anges (2).»

Quelques-uns alois feront pénitence; car il

1. Ac 21,10-14 - 2. Mt 25,41

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est écrit au livre de la Sagesse. «Ils diront en eux-mêmes, faisant pénitence et gémissant dans l'angoisse de leur âme. Que nous a servi l'orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme l'ombre (1).» Il y aura donc là une pénitence, mais infructueuse; il y aura une pénitence, mais douloureuse sans guérir l'âme. La pénitence aujourd'hui est utile, parce que nous nous corrigeons librement. Repens-toi à la voix de l'Écriture: quand le juge sera présent et fera entendre sa voix, ton repentir sera stérile.

Il va bientôt prononcer la sentence et tu n'auras alors aucune observation à élever. Car il ne s'est point tu avant de rendre son arrêt, et s'il t'a ajourné, c'était pour t'inviter à te corriger. Quand le larron était suspendu à la croix, ne lui-a-t-il pas permis de changer? Crucifié avec le Seigneur, le larron crut au Christ (2), au moment même où chancelait là foi de ses disciples. Quand il ressuscitait des morts, les Juifs le méprisèrent; ce larron ne le méprisa point quoiqu'il fût attaché avec lui à la croix. On ne pourra donc plus dire au Seigneur: Vous ne m'avez pas accordé de bien vivre; ni: Vous ne m'avez donné aucun délai pour me corriger; ni enfin: Vous ne m'avez pas montré ce que je devais désirer, ce que je devais éviter.

Reconnaissez qu'il ne se tait pas, reconnaissez qu'il donne des délais, reconnaissez qu'il attire, exhorte, menace. Il a donné à sa parole une chaire élevée; de là on la lit dans tout l'univers au genre humain tout entier. Personne ne peut plus dire: J'ignorais, je n'ai pas entendu. On voit l'accomplissement de ce qui est dit dans un psaume: «Nul ne se dérobe à sa chaleur (3).» Cette chaleur divine est maintenant dans la divine parole: qu'elle t'échauffe au plus tôt, et tu ne fondras pas comme la cire devant le feu qu'il allumera.

4. Les impies en rient aujourd'hui, les moqueurs s'en moquent, on traite de fable ce que nous chantons: cependant tout s'accomplira un jour, oui, mes frères, tout un jour s'accomplira. Si tant d'autres prédictions ne s'étaient point exécutées, nous devrions désespérer de voir jamais le jugement: mais si nous sommes témoins aujourd'hui, si les yeux même des aveugles sont frappés de l'accomplissement des prophéties a qui regardaient l'Église à venir, pourquoi douter que les autres s'accomplissent également? Quand on disait que l'Église du Christ se répandrait dans toute la terre, il y en avait peu pour le

1. Sg 5,3 Sg 5,8-9 - 2. Lc 23,40-43 - 3. Ps 18,7

dire et beaucoup pour en rire. C'est fait aujourd'hui, après avoir été annoncé si longtemps d'avance: l'Église est en effet répandue par toute la terre. Il y a plusieurs milliers d'années, on promettait à Abraham que toutes les nations seraient bénies en sa race (1). Le Christ est né de la race d'Abraham et dès maintenant toutes les nations sont bénies dans le Christ. Il a été prédit qu'on verrait des schismes et des hérésies: nous en voyons. Des persécutions ont été prédites: les rois adorateurs des idoles n'en ont-ils point ordonné? En faveur des idoles et en haine du nom chrétien, la terre a été remplie de martyrs; leur sang a été répandu comme une semence et la moisson a poussé dans l'Église. L'Église ainsi n'a pas prié inutilement pour ses ennemis: les persécuteurs mêmes sont devenus croyants. Il a été prédit aussi que les idoles seraient renversées au nom du Christ: nous trouvons dans l'Écriture cet oracle avec les autres. Les chrétiens, il y a seulement quelques années, lisaient cette prophétie sans lavoir réalisée; en mourant ils en attendaient encore l'accomplissement et ne le voyaient pas: néanmoins comme ils étaient sûrs qu'il aurait lieu, ils parurent avec cette ferme croyance devant le Seigneur. Ce qu'ils ne voyaient point se voit maintenant.

Comment? Nous sommes témoins de tout ce qui a été annoncé sur l'Église, et le seul jour du jugement n'arriverait jamais? C'est la seule prophétie qui reste, et seule elle ne se réaliserait point? Nous voyons, en lisant les Écritures, que tout ce qui est écrit s'est exécuté à la lettre avons-nous le coeur assez dur et assez insensible pour désespérer de ce qui reste? Et qu'est-ce que ce reste, comparé à ce qui est sous nos yeux? Dieu s'est montré fidèle entant de choses, et il nous tromperait pour si peu? Ainsi le jugement viendra rendre, selon les mérites, le bien aux bons et le mal aux méchants. Soyons bons et attendons le Juge avec confiance.

5. Maintenant surtout, mes frères, écoutez-moi. Je ne veux plus revenir avec toi sur le passé: à dater de ce jour change, et que demain te trouve tout autre.

Nous voulons, dans notre perversité, que Dieu soit miséricordieux sans être juste. D'autres encore, comme s'ils étaient pleins de confiance en leur justice, veulent que Dieu soit juste et non miséricordieux. Dieu est l'un et l'autre, il se montre l'un et l'autre. Sa miséricorde n'empiète pas sur sa justice et sa justice ne détruit point

1. Gn 22,18

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sa miséricorde. Il est à 1a fois miséricordieux et juste. Comment prouver qu'il est miséricordieux? C'est que présentement il épargne les pécheurs et pardonne à qui se confesse. Comment prouver qu'il est juste? Parce que viendra le jour du jugement: s'il est différé, il n'en viendra pas moins, et chacun alors recevra selon ses oeuvres. Voudriez-vous qu'on accordât aux opiniâtres ce qui sera accordé aux convertis? Vous paraît-il juste, mes frères, que Judas occupe la même place que Pierre? Il l'occuperait s'il s'était corrigé; mais il a désespéré du pardon et il a préféré s'étrangler plutôt que d'implorer la clémence du Roi.

6. Ainsi donc, frères, nous n'aurons aucun sujet de plainte contre Dieu, comme j'avais commencé à le dire; non, aucun sujet de plainte, lorsqu'il viendra nous juger. Que chacun songe à ses péchés et s'amende tandis qu'il en est temps. Qu'on se livre à une douleur qui soit fructueuse, à un repentir qui ne soit pas stérile. Il semble que Dieu nous dit: J'ai fait connaître la sentence, mais je ne l'ai point prononcée encore; je l'ai prédite, je ne l'ai point rendue.

Mais pourquoi craindre quand j'ai dit: Si tu changes, il la change? N'est-il pas écrit que Dieu se repent (1)? Mais il ne se repent point à la manière des hommes. «Si vous vous repentez de vos péchés, est-il dit, je me repentirai aussi de tout le mal que j'allais vous faire (2)» Dieu se repent-il comme s'il avait péché? En Dieu donc on appelle pénitence un changement de sentence, et cette pénitence n'est pas injuste, mais juste. Pourquoi juste? Si le juge a changé son arrêt, c'est que le coupable lui-même est changé. Ne crains rien: la sentence est changée, non la justice. La justice demeure intègre; elle exige même que l'on pardonne au changement de vie. Autant elle refuse le pardon à l'opiniâtre, autant elle l'accorde au converti. Le Législateur est un Roi d'indulgence. Il a envoyé la loi; il a apporté l'indulgence. La loi l'avait rendu coupable: l'auteur de la loi t'absout; ou plutôt il ne t'absout pas, car absoudre c'est déclarer un homme innocent. Dieu donc pardonne plutôt au converti; car tous sont coupables, embarrassés dans leurs iniquités. Que nul ne demande à être absous; implorons tous la grâce que l'on obtient quand on est changé et nous aurons confiance en entendant: «Comme la cire fond devant la flamme, qu'ainsi périssent les pécheurs devant Dieu.»

7. Oui, frères, que maintenant les pécheurs

1. Gn 6,6 - 2. Jr 23,8v

périssent et ils ne périront point. S'ils commencent à vivre dans la justice, ils périront comme pécheurs, mais comme hommes ils ne périront pas. Homme et pécheur, ce sont deux noms: l'un de ces noms désigne l'homme et l'autre le pécheur. Ils nous, montrent, l'un ce que Dieu a fait, l'autre ce qu'a fait l'homme car c'est Dieu qui a fait l'homme et c'est l'homme qui s'est fait pécheur. Pourquoi donc trembles-tu quand Dieu te dit: «Que les pécheurs périssent devant moi?» Voici ce que Dieu te dit en effet: Périsse en toi ce que tu as fait, et ce que j'ai fait je le conserve.

Le feu divin échauffe maintenant la parole, c'est l'ardeur de l'Esprit-Saint qui l'excite, comme nous l'avons déjà dit: car il est écrit dans un autre psaume: «Nul ne se dérobe à sa chaleur;» et l'Apôtre déclare que le Saint-Esprit est cette chaleur même: «Embrasés par l'Esprit. (1)» Donc avant d'être devant Dieu, place-toi devant son Ecriture, fonds devant elle; repens-toi lorsque tu l'entends parler ainsi de tes péchés. Et lorsque tu te repens, lorsque tu souffres volontairement sous la chaleur de la parole, lorsque tu vas jusqu'à verser des larmes, n'es-tu pas comme la cire qui se fond et qui en quelque sorte se répand en larmes? Fais donc maintenant ce que tu redoutes plus tard, et plus tard tu n'auras rien à craindre. Seulement ne t'évanouis point comme la fumée.

8. Ici en effet tu vois deux comparaisons, et sans doute ce n'est point sans motif, mais pour exprimer la différence entre pécheurs et pécheurs. Nous lisons dans un même verset: «Qu'ils s'évanouissent comme la fumée, et comme la cire se fond devant la flamme, qu'ainsi périssent les pécheurs devant Dieu.»

Qui sont ceux qui s'évanouissent comme la fumée? Qui sont-ils, sinon les orgueilleux qui ne confessent point leurs péchés mais les soutiennent? Pourquoi sont-ils comparés à la fumée? Parce que la fumée monte et s'élève en quelque sorte contre le ciel; mais plus elle s'élève et plus elle s'évanouit et se dissipe aisément. Considérez de nouveau ce que je viens de dire. Plus la fumée est proche du feu et de la terre, plus elle est compacte: elle ne s'est point encore évanouie, elle n'est point emportée par les vents; mais plus elle monte haut, plus elle se raréfie, s'évanouit, se dissipe. Or l'orgueilleux s'élevant contre Dieu comme la fumée contre le ciel, ne doit-il pas s'évanouir, être emporté, quand il

1. Rm 12,11

monte, comme par les vents de sa folle vanité et périr enfin; ainsi que périt en s'élevant cette colonne de fumée plus creuse que solide? Telle est en effet la fumée: tu vois une grande colonne; il y a peut-être quelque chose à voir, rien à saisir.

Avant tout, chers frères, redoutez un pareil châtiment, n'excusez point vos fautes passées, et si vous en commettez encore, de grâce ne les excusez point. Soumettez-vous à Dieu et frappez-vous la poitrine de manière à ne plus commettre celles qui vous restent encore. Faites effort pour n'y plus succomber, n'en commettez aucune s'il est possible, et s'il ne vous est pas possible de les éviter absolument, ayez au moins recours à ce pieux aveu. En travaillant à te corriger de tous, en te corrigeant autant que la grâce divine te rend capable de le faire, tu obtiendras un nouveau regard de la miséricorde du Seigneur, et s'il te trouve en marche et faisant des efforts, il te pardonnera aisément celles dont tu ne serais, pas entièrement délivré. Seulement, mets tes soins à avancer, non à reculer; et si le dernier jour ne te trouve pas complètement vainqueur, qu'il te trouve combattant, que tu ne sois alors ni pris ni rendu. .

9. La miséricorde, de Dieu est inépuisable; immense est sa bonté, car il nous a rachetés par le sang de son Fils alors que pour nos péchés nous méritions d'être anéantis. En créant l'homme à son image et à sa ressemblance, il a fait quelque chose de grand. Mais en péchant nous avons voulu n'être rien, nous avons emprunté à nos parents le germe de la mortalité, nous sommes devenus une masse de péchés, une masse de colère. Il lui a plu néanmoins de nous racheter, par miséricorde, au plus haut prix: il a donné pour nous le sang de son Fils unique, qui est né dans l'innocence, qui a vécu dans l'innocence, qui est mort dans l'innocence. Après nous avoir achetés si cher, voudrait-il nous laisser périr? Il ne nous a point rachetés pour nous perdre, mais pour nous faire vivre. Si le péché triomphe de nous, Dieu pour cela ne dédaigne point la rançon qu'il a donnée pour nous; elle est trop précieuse.

Gardons-nous toutefois de compter trop sur sa clémence si nous ne luttons contre nos péchés: si surtout nous avons commis certains crimes énormes, n'espérons point qu'il nous fera miséricorde en s'associant à notre iniquité. En vérité, est-ce que- les impies qui n'ont rien fait pour se corriger pendant leur vie, qui ont (97) persévéré dans l'opiniâtreté et la dureté de coeur, qui ont même accusé Dieu en excusant leurs péchés, peuvent être placés par lui avec les saints martyrs, avec les saints Apôtres, avec les prophètes et les patriarches, avec les fidèles qui l'ont bien servi et bien mérité de lui, qui ont vécu dans la chasteté, la modestie, l'humilité, qui ont fait l'aumône et pardonné à quiconque les faisait souffrir?

Telle est effectivement la voie des justes; telle est la voie des saints qui ont Dieu pour père et l'Église pour mère, qui n'offensent ni l'un ni l'autre, qui vivent dans l'amour de tous deux, et qui sans blesser leur père, sans blesser leur mère, hâtent le pas vers l'éternel héritage: à chacun d'eux cet héritage est donné.

10. Ainsi deux parents nous ont engendrés pour la mort; deux parents nous ont engendrés pour la vie. Adam et Ève sont les parents qui nous ont engendrés pour la mort; le Christ et l'Église sont les parents qui nous ont engendrés pour la vie. Dans le père qui m'a engendré pour la mort, je vois Adam; Ève dans ma mère. Nous sommes issus d'une race charnelle. C'est à la vérité par un bienfait de Dieu, car nous ne devons ce bienfait qu'à Dieu. Cependant comment sommes-nous venus au jour? Sans aucun doute, c'est pour mourir. Ceux qui nous ont précédés nous ont engendrés pour leur succéder: était-ce pour qu'éternellement nous vécussions sur la terre avec eux? Ils devaient s'en aller, et ils ont voulu être remplacés.

Ce n'est pas pour cela que nous engendrent Dieu notre père et l'Église notre mère; c'est pour la vie éternelle, car eux-mêmes sont éternels; et cette éternelle vie est l'héritage qui nous est promis par le Christ. Le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1), il a été nourri, il a grandi, il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il a reçu pour héritage le royaume des cieux. C'est comme homme qu'il est ressuscité et qu'il a reçu l'éternelle vie; c'est comme homme et non comme Verbe; comme Verbe il demeure immuable d'une éternité à l'autre éternité. Or comme cette sainte humanité est ressuscitée pour la vie éternelle, il nous a été promis de ressusciter également et de monter au ciel pleins de vie. Nous attendons le même héritage, la vie immortelle. Tout le corps n'est pas encore monté le chef est au ciel, les membres sur la terre; le chef n'abandonnera pas le corps, seul il ne prendra point possession de l'héritage. Le Christ entier y sera admis, le Christ entier dans l'humanité,

1. Jn 1,14

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c'est-à-dire le chef et les membres. Nous sommes les membres du Christ; donc espérons l'héritage: quand tout sera passé nous aurons en partage un bonheur qui ne passera point et nous échapperons à un malheur qui ne passera point non plus: le bonheur et le malheur sont également éternels. Si Dieu a fait aux siens des promesses éternelles, il n'a pas fait aux impies de temporelles menaces. Il a promis aux saints une vie, un bonheur, un royaume un héritage sans fin: ainsi il a menacé les impies d'un feu quine s'éteindra point. Si nous n'aimons point encore ses promesses, redoutons au moins ses menaces.




Augustin, Sermons 21