Augustin, Sermons 27

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SERMON 27. PRÉDESTINATION ET RÉPROBATION (1).

1. Ps 95,1

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ANALYSE. - Ce mystère ne doit point nous scandaliser. En effet, 1. tous les hommes ont mérité d'être réprouvés; comment donc accuser Dieu de ce qu'il sauve une partie d'entre eux? 2. D'où vient en nous Vidée de justice que froisse la réprobation? N'est-ce pas de Dieu, la justice absolue? Comment la justice absolue pourrait-elle être injuste? 3. Dieu n'a pas révélé aux hommes tous ses secrets, il ne les a même pas révélés à ses Apôtres. Comment donc nous étonner de ne pas tout comprendre? Croyons fermement qu'il ne peut être injuste. 4. Nous comprendrons au ciel pourquoi la diversité de sa conduite. Nous admirerons tout avec ravissement sans vous choquer de rien. 5. Maintenant donc confessons notre ignorance et ne cherchons pas à comprendre l'incompréhensible.

1. Comme la porte introduit dans une demeure, ainsi le titre du psaume en donne l'intelligence. Or, voici ce qu'on lit en tête: «Lorsqu'on bâtissait la maison après la captivité.»

De quelle maison s'agit-il ici? Le psaume te l'indique bientôt: «Chantez au Seigneur un cantique nouveau; toute la terre, chantez au Seigneur.» Voilà de quelle demeure il est question. Lorsque truite la terre chante le cantique nouveau, elle est la maison de Dieu. Cette maison se bâtit, en chantant, elle se fonde sur la foi, elle s'élève sur l'espérance, elle s'achève par la charité. Maintenant donc on la construit, mais ou n'en fera la dédicace qu'à la fin des siffles. Accourez donne, pierres vivantes, pour chanter le cantique nouveau, accourez et laissez-vous tailler pour servir au temple de Dieu; reconnaissez le Sauveur, recevez-le pour habiter dans vos murs.

2. Nous avons dit de quelle maison il s'agit; disons aussi de quelle captivité. Voici comment le psaume l'indique, suis-moi un peu: «Chantez au Seigneur le cantique nouveau; toute la terre, chantez au Seigneur. Chantez au Seigneur, bénissez son nom; annoncez de jour en jour son salut. Annoncez ses merveilles au milieu des nations, publiez sa gloire parmi tous les peuples; car tous les dieux des gentils sont les démons.» Ainsi ce sont les démons qui retenaient la maison dans les ténèbres et la captivité.

En effet, depuis le premier péché du premier homme, le genre humain tout entier naissait asservi au péché, et le démon vainqueur le tenait dans ses fers. Car si nous n'étions captifs, nous n'aurions aucun besoin d'un Rédempteur: Sans être captif le Rédempteur est venu au milieu des captifs; il est venu pour racheter les captifs sans avoir en lui rien qui ressentit l'esclavage, c'est-à-dire, sans avoir aucune iniquité, et portant notre rançon dans sa chair mortelle. S'il n'avait une chair mortelle, comment le Verbe pourrait-il répandre du sang pour notre délivrance? Il est venu à nous avec une chair semblable à la chair de péché, non pas avec la chair même du péché (1). Sa chair était en effet semblable à celle du péché; chair véritable, mais semblable seulement à la chair du péché; chair réelle, mais non chair du péché. Or qu'était celui qui est venu de cette manière? «Annoncez de jour en jour.» Voilà qui le fait connaître. Il était de jour en jour, il était Dieu de Dieu, lumière de lumière. Mais ce Verbe de Dieu s'est fait chair pour habiter parmi nous (2); il a voilé sa majesté et fait paraître sa faiblesse afin de détruire la faiblesse et de conserver la majesté.

3. Le monde entier étant ainsi dans les fers, qu'y a-t-il à reprendre dans ces paroles: «J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde?» En effet si le monde entier était captif, si le monde entier était sous le joug du péché, si le monde entier était justement destiné au supplice, et que par miséricorde une partie en soit délivrée, qui osera dire à Dieu: Pourquoi condamnez-vous le monde? Comment accuser le Juge suprême de condamner le monde coupable? Tu es coupable, tu ne dois plus t'attendre qu'au châtiment, et Éon aurait tort d'adresser des reproches au bourreau qui t'inflige un supplice mérité. Qu'on le réprimande s'il te fait subir ce que tu ne dois pas endurer; mais quel que soit ton désir d'obtenir grâce, qui le blâmera quand il te frappe comme tu dois être frappé?

«Il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut. C'est pourquoi tu me dis: De quoi se plaint-il encore? Car qui résiste à sa volonté? O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu?» Considère ce qu'est Dieu; considère ce que tu es. Dieu est Dieu, tu es un homme. Tu crois avoir

1. Rm 8,3 - 2. Jn 2,14

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la justice pour toi; mais est-ce que cette divine source de justice est tarie? Si tu parles juste, par la grâce de qui? Donc ou tu ne dis pas juste et tu dois te taire; ou tu dis juste et tu en es redevable à la source même de la justice. Or Dieu n'est-il pas cette source de justice? Établis donc comme premier fondement de ta foi: «Y a-t-il en Dieu de l'injustice (1)?» Il est possible que tu ne voies pas sa justice: mais il ne saurait être injuste.

4. Tu attends peut-être que je t'explique pourquoi «il a pitié de qui il veut et endurcit qui il veut?» Tu l'attends de moi, ô homme. Tu es homme et je suis homme: donc écoutons l'un et l'autre: «O homme qui es-tu pour contester avec Dieu?» Mieux vaut une ignorance fidèle que la science présomptueuse. C'est Dieu qui nie dit, c'est le Christ qui me dit par la bouche de l'Apôtre: «O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu?» Et je me fâche de ne pas connaître la justice de Dieu! Si je suis homme, je ne dois pas me fâcher. Que je m'élève, si je le puis, au dessus de l'homme, et que j'atteigne à la source. Mais si j'y atteins, je ne révèlerai rien à l'homme; qu'il s'élève comme moi et y atteigne avec moi. - Mais quel est l'homme qui peut s'élever au dessus de l'homme? - Ignores-tu donc ce reproche adressé par l'Apôtre à quelques-uns: «Puisque l'un dit: moi je suis à Paul; et l'autre: moi à Apollo, n'êtes-vous pas des hommes (2)?» Que voulait-il faire d'eux en leur reprochant d'être des hommes? Homme tu appartiens à Adam, appartiens au Fils de l'homme.

5. Le Fils de l'homme te dit peut-être: «Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis parce que je vous ai fait connaître ce que j'ai appris de mon Père (3).» Mais c'est à ses Apôtres, c'est à ses premiers disciples qu'Il adressa ce langage et nous ne devons point nous attrister de n'être pas encore ce qu'ils étaient alors. Dans quel sens néanmoins leur a-t-il dit à eux-mêmes: «Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père?» Je crois qu'il leur parlait de l'espérance plutôt que de la réalité; il leur disait, me semble-t-il, plutôt ce qu'il ferait que ce qu'il avait fait. Comment prouver cette opinion? Il dit expressément: «Je vous ai fait connaître;» et non: Je vous ferai connaître.

C'est qu'il est dans l'Écriture des choses qui se disent au passé et qui se doivent entendre de l'avenir. Comment se disent-elles du passé quand elles doivent s'entendre de l'avenir? «Ils ont

1. Rm 9,14-20 - 2. 1Co 3,4 - 3. Jn 15,15

creusé mes mains et mes pieds, dit le prophète, ils ont compté tous mes os (1).» Ce fait n'était pas accompli encore, il devait seulement s'accomplir, et pourtant on l'annonçait comme étant passé.

Il nous a sauvés par le baptême de la régénération (2).» Ailleurs encore le même Apôtre dit «C'est en espérance que nous avons été sauvés; or l'espérance qui, se voit n'est pas de l'espérance. - Nous avons été sauvés par espérance;» voilà le passé: mais parce que ce salut n'est qu'en espérance, sans être encore réalisé, c'est sur l'avenir que nous comptons. Nous voyons, nous possédons déjà; mais l'espérance et non la réalité. «Car ce que l'on voit, comment l'espérerait-on? Et si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience (3).» Ainsi nous sommes sauvés, et néanmoins nous espérons, nous attendons encore le salut sans le posséder.

C'est dans le même sens que le Seigneur dit à ses disciples: «Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père.» S'il l'avait fait connaître réellement, aurait-il dit ailleurs: J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; «mais vous ne les pouvez porter à présent? (4).» Oui, «Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père,» mais en ajoutant: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; et vous ne les pouvez porter à présent,» le Sauveur n'ôte pas, il ajourne. L'espérance était donc sûre, il savait que sans aucun doute il accomplirait sa promesse; l'avenir était pour lui aussi certain que le passé, et Il disait pour ce motif: «Je vous ai fait connaître.»

6. Ainsi donc, «pendant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur; car c'est par la foi que nous marchons et non par la claire vue (5).» Attachons-nous à la foi autant qu'il nous est accordé de le faire, et ne révoquons point en doute la justice de Dieu. Ne croyons aucunement qu'il y ait en lui de l'injustice: ce serait notas exposer à tomber dans le gouffre profond de l'impiété. Et lorsque nous croirons fermement qu'il n'y a point en lui d'injustice, ne soyons pas inquiets de ne pas voir encore sa justice. Achevons notre course, allons à la patrie, nous verrons au temps de la claire vue ce qui rie se peut voir au temps de la foi. Notas marchons en effet maintenant par la foi. Nous marcherons alors par la claire vue.

Qu'est-ce à dire par la claire vue? (per speciem, en beauté?) «Vous l'emportez en beauté sur

1. Ps 21,17-18 - 2. Tt 3,5 - 3. Rm 8,24-25 - 4. Jn 16,12 - 5. 2Co 5,6-7

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enfants des hommes (1).» Car «au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu (2).

Celui qui m'aime, dit le Sauveur, observe mes commandements; et celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi.» Et que lui donnerez-vous? «Je me découvrirai à lui» (3). «On aura la claire vue quand il accomplira cette promesse: «Je me découvrirai à lui.» Là tu verras la justice de Dieu, là tu liras dans le Verbe sans le secours d'aucun livre. Ainsi lorsque nous le verrons tel qu'il est, notre voyage sera terminé et nous partagerons la joie des Anges. Qu'est-ce en effet que le chemin? C'est la foi. Pour exercer la foi le Christ a été défiguré, mais sa beauté lui reste et nous verrons après le voyage qu'il «l'emporte en beauté sur les enfants des hommes.» Comment aujourd'hui se montre-t-il à la foi? «Et nous l'avons vu, et il n'avait ni éclat ni beauté; son visage paraissait abject et son attitude,» c'est-à-dire, sa vertu, «méprisable; il était couvert de honte et d'ignominie, accablé de plaies et exercé à supporter les douleurs (4).» Cette espèce de laideur dans le Christ te rend beau. S'il n'avait voulu passer par là, tu n'aurais point recouvré ta beauté perdue. Il était donc tout défiguré sur la croix; mais cette laideur nous embellissait; et durant cette vie attachons-nous au Christ dans l'abjection. Comment au Christ dans l'abjection? «A Dieu ne plaise que je me glorifie, si ce n'est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde m'est crucifié et moi au monde (5).» Voilà l'abjection du Christ. Ai-je prétendu vous enseigner autre chose que la voie du ciel? La voie du ciel est de croire au crucifié. Nous portons sur le front le signe de son abjection: ne rougissons pas de cette abjection du Christ. Suivons cette voie, et nous parviendrons à le voir dans sa beauté.

Lorsque nous serons parvenus à voir cette beauté du Christ, nous verrons aussi la justice de Dieu et nous ne serons plus portés à demander: Pourquoi secourt-il celui-ci et non celui-là? Pourquoi la divine providence a-t-elle amené l'un au baptême; tandis qu'un autre, après avoir vécu sagement dans le catéchuménat, est mort tout-à-coup sans avoir reçu ce sacrement; et qu'un autre encore, après avoir vécu dans le crime, dans la débauche, dans l'adultère, dans les théâtres, à là chasse, est tombé malade, a été baptisé et n'a paru pécheur que pour voir ses péchés effacés? Recherche ses mérites; tu découvriras

1. Ps 44,3 - 2. Jn 1,19 - 3. Jn 14,21 - 4. Is 53,2-3 - 5. Ga 6,14

qu'il n'avait mérité que des supplices. Considère la grâce qu'il reçoit: «O profondeur des trésors!» Pierre renie, le larron croit: «O profondeur des trésors!»

7. Tu- nous crois capable de sonder cet abîme devant lequel l'Apôtre s'est arrêté frappé de stupeur, et s'écriant, lorsqu'il regardait avec effroi tant de hauteur et tant de profondeur: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu?»

Et qu'avait-il dit, avant ce cri d'admiration? Il avait dit une chose qui sera estimée injuste par qui ne croira point qu'il n'y a en Dieu aucune injustice. Il avait ainsi parlé des Juifs aux gentils convertis: «Comme vous-mêmes ne croyiez pas en Dieu et que maintenant vous avez obtenu miséricorde à cause de leur incrédulité; ainsi eux maintenant n'ont pas cru, pour que miséricorde vous fut faite. Car Dieu a enfermé tout dans l'incrédulité pour faire miséricorde à tous (1).» C'est après cela que Paul pousse son cri d'admiration.

Mais où est la justice, l'équité de Dieu, quand il enferme tout dans l'incrédulité pour faire miséricorde à tous? Tu cherches à t'en rendre compte et moi je tremble devant cet abîme: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu!» Raisonne, j'admirerai; discute, je croirai; je vois un précipice, je ne veux pas m'y jeter. «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont «incompréhensibles et ses voies impénétrables!» Peut-être nous les fera-t-il connaître. «Mais qui a connu la pensée du Seigneur? Ou qui a été son conseiller? Ou qui lui a donné le premier, et sera rétribué, puisque c'est de lui et par lui et en lui que sont toutes choses? A lui la gloire dans les siècles des siècles (2).»

L'Apôtre s'arrête, car il lui faut admirer. Que personne ne me demande la raison de ces mystères. L'Apôtre dit: «Que ses jugements sont incompréhensibles!» et tu es venu pour chercher à les comprendre? «Que ses voies sont impénétrables!» et tu veux les pénétrer? Si tu viens pour pénétrer l'impénétrable, crois-moi, tu es déjà perdu. Vouloir comprendre l'incompréhensible, et pénétrer l'impénétrable, c'est chercher à voir l'invisible, à exprimer l'inexprimable.

Ah! Plutôt que l'on bâtisse la maison; et lorsque sera arrivé le moment d'en faire la dédicace, alors peut-être on verra avec éclat la raison de ces obscurs mystères.

1. Rm 11,30-22 - 2. Rm 11,33-36




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SERMON 28. DIEU EST TOUT A TOUS (1).

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ANALYSE. - Comme le titre l'indique, ce charmant petit discours se propose de montrer: 1. que notre coeur trouve en Dieu toutes les jouissances qu'il peut désirer; 2. que fort différent de beaucoup de biens matériels qui ne peuvent se donner à plusieurs sans se partager, Dieu se donne tout entier à chacun de nous et chacun peut le posséder également tout entier. - On ne sait ce qui frappe le plus ici, la sublimité des pensées ou la clarté de l'exposition.

1. Parmi les divins oracles, examinons de préférence, avec l'aide du Seigneur, celui-ci que nous avons entendu le dernier: «Que le coeur qui cherche Dieu soit dans l'allégresse.» Ce qui rend opportune cette méditation, c'est que nous sommes encore à jeun; et notre coeur sera dans la joie pourvu que notre âme soit affamée.

Lorsqu'on apporte sur nos tables des mets agréables, ceux qui ont faim se réjouissent l'oeil qui aime à voir quelque chose d'éclatant se réjouit aussi lorsqu'on lui présente des tableaux où la variété des couleurs et la perfection des, traits sont propres à le charmer; il y a joie également pour l'oreille qui recherche les chants harmonieux, joie pour l'odorat qui court après les suaves parfums. «Que le coeur qui cherche Dieu soit» donc aussi «dans la joie.»

2. Il est hors de doute que chacun de nos sens est agréablement frappé par son objet propre. Le son n'a rien qui charme l'oeil, ni la couleur rien qui charmé l'oreille. Mais pour notre coeur Dieu est à la fois lumière, harmonie, parfums et nourriture; et s'il est tout cela, c'est qu'il n'est rien de cela; et s'il n'est rien de cela, c'est que tout cela a été créé par lui.

Il est la lumière de notre coeur; aussi nous lui disons: «A votre lumière nous verrons la lumière (2).» Il en est l'harmonie: «Vous ferez entendre à nos oreilles la joie et l'allégresse (3).» Pour notre coeur il est aussi un parfum: «Nous sommes la bonne odeur du Christ (4).» Si en jeûnant vous avez besoin de nourriture: «Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice (5).» Or il est dit de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même qu'«il est devenu notre justice et notre sagesse (6).» Voici la table préparée; Jésus-Christ est la justice: justice qui ne manque jamais, qu'un serviteur n'a pas besoin d'assaisonner pour nous et que le commerce ne transporte point d'au delà des mers, comme les fruits étrangers.

1. Ps 104,3 - 2. Ps 35,10 - 3. Ps 50,10 - 4. 2Co 2,15 - 5. Mt 5,6 - 6. 1Co 1,30

C'est la nourriture que goûte celui qui n'a point le palais malade; c'est la nourriture de l'homme intérieur; et parlant de lui-même le Christ a dit: «Je suis le pain vivant descendu du ciel (1).» Cet aliment nourrit sans s'épuiser; il se prend sans se consumer; il rassasie la faim sans diminuer. Lorsque vous sortirez d'ici, vous ne trouverez rien de pareil sur vos tables. Et puisque vous êtes à ce banquet, mangez convenablement, mais après l'avoir quitté, ayez soin de bien digérer. C'est bien manger et mal digérer que de bien écouter la parole Dieu sans la pratiquer: ce n'est pas en tirer les sucs nourriciers, mais la rejeter avec dégoût comme une nourriture aigre et indigeste.

3. Ne vous étonnez point que nos coeurs mangent et se nourrissent sans rien ôter à leurs aliments. Dieu n'a-t-il pas pour nos yeux une nourriture semblable? La lumière, en effet, est l'aliment des yeux, les yeux en vivent, et s'ils sont trop longtemps dans les ténèbres, ils périssent en quelque sorte pour avoir jeûné. On a vu des hommes perdre la vue en demeurant dans l'obscurité; rien ne s'était glissé dans leurs yeux, personne ne les avait frappés, aucune humeur étrangère n'y avait pénétré, ni poussière, ni fumée; ces hommes sortirent de leur retraite, et ils ne voyaient plus comme ils voyaient auparavant; leurs yeux étaient morts de faim; ils s'étaient éteints pour n'avoir pas pris leur nourriture, c'est-à-dire pour n'avoir pas vu la lumière.

Reconnaissez maintenant ce que je voulais vous montrer, savoir quelle est la nature de cette lumière dont vivent les yeux. Tous la voient, tous les yeux s'en nourrissent; et néanmoins en servant d'aliment à la vue, la lumière ne perd rien d'elle-même. Deux hommes la voient, elle demeure entière; plusieurs la voient, elle reste la même; le riche la voit, le pauvre la voit, elle est égale pour tous. Nul ne la restreint; elle enrichit

1. Jn 6,51

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le pauvre; elle n'est point pour le riche un objet d'avarice. Est-ce en effet que le plus riche voit plus? Est-ce qu'avec son or il peut supplanter le pauvre et acheter la lumière pour en priver l'indigent? Si tel est l'aliment de nos yeux, que devons-nous penser de Dieu pour nos âmes?

4. L'oreille aussi vit par le son, et qu'est-ce que le son? Car nous pouvons par les choses sensibles nous faire une idée des choses intelligibles. Je parle à votre charité; vos oreilles et vos âmes sont ouvertes. Je viens de nommer deux choses les oreilles et les âmes, et dans ma parole il y a deux choses aussi: le son et la pensée. Tous deux volent et arrivent en même temps à l'oreille; mais le son s'y arrête, tandis que la pensée descend au coeur. Considérons le son d'abord; car nous devons lui préférer de beaucoup la pensée.

Le son est comme le corps: la pensée est comme l'âme. Aussitôt après avoir frappé l'air et atteint l'oreille, le son expire sans retour, on ne l'entend plus. Car les syllabes qui le produisent se succèdent si rapidement, qu'on n'entend la seconde qu'après le passage de la première. Et toutefois quelle merveille dans ce qui passe si vite! Si maintenant pour apaiser votre faim je vous présentais un pain, chacun ne l'aurait pas; vous le partageriez et chacun en aurait d'autant moins que vous êtes plus nombreux. Je vous présente un discours, vous ne vous en partagez point les syllabes, vous ne le rompez pas pour en distribuer un morceau à celui-ci, un morceau à celui-là et pour donner à chacun une petite partie de ce que je dis. Tout est entendu par un, tout l'est par deux, tout l'est par plusieurs et par tous ceux qui sont venus ici. Pour tous un discours suffit et chacun l'a tout entier: ton oreille veut l'écouter, l'oreille de ton voisin ne lui fait rien perdre.

Si la parole qui n'est qu'un bruit produit cette merveille, que ne fait pas le Verbe tout-puissant? Notre voix est dans toutes les oreilles, chacun la possède tout entière: il ne me faut pas autant de voix que vous avez d'oreilles; une seule voix suffit pour plusieurs oreilles et sans se diviser elle remplit chacune d'elles. Ainsi représentez-vous le Verbe de Dieu, tout entier au ciel, tout entier sur la terre, tout entier avec les anges, dans le sein de son Père tout entier, tout entier dans le sein de la Vierge, tout entier dans l'éternité, dans son corps tout entier, tout entier dans les enfers lorsqu'il les visita et tout entier au paradis lorsqu'il y conduisit le larron converti. Voilà pour le son.

5. Et si je dis un mot de la pensée, qui pourtant est bien inférieure au Verbe de Dieu? Je produis un son; mais après l'avoir émis je ne le retiens plus; et si je veux me faire entendre encore, je produis un autre son et après celui-ci un troisième, sans quoi ce sera le silence. Mais quand il s'agit de la pensée, je te la donne et je la garde en même temps; tu tiens ce que tu as entendu et je ne perds pas ce que j'ai dit. Reconnaissez combien il est juste que «se réjouisse le coeur qui cherche Dieu.» Car le Seigneur est lui-même la vérité maîtresse.

Ainsi donc ma pensée reste dans mon esprit et va au tien sans le quitter. Mais pour te la transmettre j'ai besoin d'une espèce de véhicule, c'est le son. Je le prends, je le charge en quelque sorte de ma pensée, je la sors, je la conduis, je la mène jusqu'à toi sans la quitter. Si ma pensée peut faire cela avec ma voix; le Verbe de Dieu n'en peut-il faire autant avec son corps? En effet pour venir jusqu'à nous, le Verbe de Dieu qui est Dieu et vit dans le sein de Dieu, cette divine Sagesse qui demeure immuablement dans le sein du Père, choisit un corps comme la pensée choisit un son, il se mit dans ce corps et vint à nous sans quitter son Père.

Comprenez, goûtez ce que vous venez d'entendre, méditez-en la grandeur et les merveilles, et concevez de Dieu des idées toujours plus grandes. Dieu l'emporte sur toute lumière, il l'emporte sur toute harmonie, il l'emporte sur toute pensée. Il faut désirer Dieu, soupirer après lui avec amour, afin de sentir la joie dans le coeur qui le cherche.




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SERMON XXIX. LES DEUX CONFESSIONS (1).

ANALYSE. - Après avoir rappelé que Dieu est bon et la source de tout ce qu'il y a de bon dans l'univers, saint Augustin explique en quoi consiste la confession que d'après le prophète nous devons à sa bonté. Il y a deux confessions: la confession de louanges et la confession des péchés. Or nous devons à Dieu l'une et l'autre, précisément parce qu'il est bon. Nous lui devons la confession de louanges; car qui mérite d'être loué sinon Celui qui est la bonté même? Nous lui devons la confession de nos péchés; car c'est le moyen de devenir bons et notre premier devoir est d'y travailler. C'est aussi le moyen d'échapper au juste châtiment réservé à nos crimes.

1. L'Esprit de Dieu nous a avertis et nous a commandé de confesser le Seigneur: la raison qu'il donne pour nous y déterminer, c'est que le Seigneur est bon. La sentence est courte, mais qu'elle est profonde! «Confessez le Seigneur,» dit-il; et comme si nous demandions: pourquoi? «C’est qu'il est bon» répond-il. Cherches-tu plus, ou autre chose que ce qui est bon? Le bien attire si puissamment, que les méchants le recherchent eux-mêmes.

Mais il est des biens qui sont produits par un autre bien; et si nous demandons quel est ce bien qui produit tous les autres, rappelons-nous cette parole: «Dieu fit tout et tout était très-bien (2).» Rien donc ne serait bien s'il n'était fait pas le Bien même. Et quel est ce bien? Un bien que nul n'a créé; en sorte qu'il n'y aurait aucun bien s'il n'avait pour cause le bien qui n'a pas été produit. Le ciel est bon, mais il a été fait tel; les anges sont bons, mais ils doivent leur bonté à quelqu'un; les astres sont bons, le soleil et la lune, le retour du jour et de la nuit, la succession des temps, les révolutions des siècles, le cours des ans, la reproduction des plantes et des arbres; les différentes natures d'animaux, l'homme surtout dont la louange doit s'élever au milieu de toutes ces autres créatures, tout est bon, mais produit tel, produit par Dieu et non par soi. Celui qui a fait tout, est bon par-dessus tout, car il ne doit sa bonté qu'à lui-même; et pourtant elle n'est pas uniquement pour lui, il en use aussi pour nous. Ainsi donc «confessez le Seigneur parce qu'il est bon.»

1. Ps 117,1 - 2. Gn 1,31

2. Or on confesse pour louer ou pour expier. Il est des hommes peu instruits qui en voyant dans les Ecritures le mot de confession se frappent aussitôt la poitrine, comme si la confession ne se disait que des péchés, et comme s'ils étaient avertis de confesser les leurs. Mais pour apprendre à votre charité que la confession ne se dit pas des péchés seulement, écoutons Celui dont nous ne pouvons révoquer en doute l'innocence parfaite; il s'écrie et il dit: «Je vous confesse, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre.» Qui parle ainsi? «Celui qui n'a point commis de péché et dans la bouche de qui ne s'est point trouvée la tromperie (1);» Celui qui seul a pu dire en toute vérité: «Voici venir le prince du monde, et il ne trouvera rien en moi (2).» Il confesse cependant, mais pour louer et non parce qu'il a péché. Ecoute en effet ce qu'il dit dans sa confession, écoute comment il loue, car ses louanges sont notre salut. Comment ce Fils sans péché confesse-t-il son Père? «Je vous confesse, dit-il, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez découvertes aux petits (3).» Il loue donc son Père d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents, c'est-à-dire aux superbes et aux arrogants, et de les avoir découvertes aux petits, c'est-à-dire aux faibles et aux humbles.

3. Mais il est vrai aussi qu'il y a la confession des péchés, confession salutaire. C'est à quoi se rapporte ce que nous avons ouï dans le premier psaume qu'on a lu: «Mettez, Seigneur, une garde à ma bouche, et une porte de circonspection à mes lèvres; n'inclinez pas mon coeur à dire le mal, à excuser ses iniquités (4).» Le prophète prie Dieu de donner une garde à sa bouche, et il fait connaître quelles doivent être les fonctions de cette garde. Il est en effet des hommes où tout se trouve, qui courent s'excuser après avoir commencé à s'accuser; c'est-à-dire qui cherchent des motifs et imaginent des prétextes pour montrer qu'ils ne sont pas coupables. L'un dit: le diable en est cause; l'autre: c'est la fortune; un autre encore: j'ai été poussé parle destin: personne ne prend la faute sur soi. Ignores-tu qu'en voulant t'excuser, tu assures le triomphe de celui qui

1. 1P 2,22 - 2. Jn 15,30 - 3. Mt 11,25 - 4. Ps 140,3-4

122

t'accule? Veux-tu au contraire exciter la douleur et les gémissements de ton accusateur, c'est-à-dire du démon? Fais ce que tu as entendu; fais ce que tu as appris, et parle ainsi à ton Dieu: «Je l'ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous (1). «C'est moi, c'est moi qui l'ait dit:» ce n'est pas le démon, ce n'est pas la fortune, ce n'est pas le destin. «C'est moi qui l'ai dit:» je ne m'excuse pas, je m'accuse. «C'est moi qui l'ai dit; Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme.» Et d'où vient sa maladie? «De ce que j'ai péché contre vous.»

4. Ainsi donc, «confessez le Seigneur, parce qu'il est bon.» Si tu veux louer, que peux-tu louer à plus juste titre que le Bien même? Si tu veux louer, si tu veux confesser en louant, que peux-tu louer avec moins de crainte que le Bien même? En louant un homme de ce qu'il est mauvais, tu te condamnes; en confessant Dieu parce qu'il est bon, tu te purifies. Si tu veux confesser pour louer, et que tu cherches à développer la louange, ton esprit s'occupe de montrer combien ce que tu loues est bon; car ce qui est bon mérite l'éloge, comme le blâme est mérité par ce qui est mauvais. Dieu est bon; ce seul mot renferme la louange due à ton Seigneur.

Si tu es bon toi-même, loue Celui dont émane ta bonté: si tu es mauvais, loue-le encore pour devenir bon. Car si tues bon, c'est à lui que tu le dois, et si tu es mauvais, tu l'es par toi-même. Quitte-toi et viens à Celui qui t'a fait: en te quittant tu te portes, et en te portant tu t'attaches à Celui qui t'a créé.

5. Quels biens ne cherches-tu pas, homme méchant? Tu es méchant à coup sûr: dis-le-moi

1. Ps 40,5

néanmoins, veux-tu autre chose que ce qui est bon? Tu cherches un cheval, mais tu le veux bon: une terre, mais bonne encore; tu ne veux qu'une bonne maison, qu'une bonne épouse, qu'une bonne tunique, que de bonnes chaussures; il n'y a que l'âme que tu veuilles mauvaise. N'y a-t-il pas contradiction à vouloir tout bon et à rester mauvais? Si tu cherches ce qui est bon, sois-le d'abord toi-même. A quoi servent tous les biens que tu t'es procuré en demeurant mauvais, puisque tu t'es perdu? Aimez que vos âmes soient bonnes; ayez en horreur qu'elles soient mauvaises. Mais c'est en aimant le principe de tout bien que vous deviendrez bons. Détestez donc le mal qui est en vous et choisissez ce qui est bien.

6. Que signifie: hais le mal qui est en toi? Confesse tes péchés avec repentir. En effet se repentir et confesser ses péchés avec repentir, c'est se fâcher contre soi et se venger en quelque sorte sur soi, par la pénitence, de ce qui déplaît en soi. Dieu hait effectivement le péché. Si tu hais en toi ce que Dieu y hait lui-même, tu t'unis à lui par cette communauté de volonté. Sévis donc contre toi pour obtenir que Dieu t'épargne, qu'il ne te condamne pas. Car sans aucun doute, le péché doit être puni; il mérite condamnation et châtiment, et la peine lui doit être appliquée Soit par toi, soit par Dieu. Si tu le punis toi-même, tu t'épargnes; si tu ne le punis pas, tu seras châtié avec lui.

Ainsi, «confessez le Seigneur, parce qu'il est bon.» Louez-le, aimez-le de tout votre pouvoir. Répandez vos coeurs en sa présence; il est notre soutien (1), «parce qu'il est bon.»

1. Ps 62,9




30

SERMON XXX. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE POUR ÉVITER LE PÉCHÉ. (1).

1. Ps 118,133

ANALYSE. - Comment pouvons-nous éviter d'être dominés par l'iniquité? 1. Il est certain que la loi ne saurait nous préserver du péché; nous avons besoin de la grâce du Rédempteur. 2. La nécessité de cette grâce nous apparaîtra mieux encore, si nous considérons les penchants vicieux que nous ressentons malgré nous: Dieu seul peut les redresser; lui seul aussi peut nous aider â n'en être point les esclaves. 3. Prétendre qu'on est capable de n'y pas céder; c'est un orgueil hautement condamné par le Fils de Dieu. Et nous sommes si peu capables, sans la grâce d'éviter, le péché, que nous ne pouvons sans le Christ faire le premier pas vers lui.

1. Sans aucun doute, mes frères, il désirait éviter le lourd fardeau, le joug pesant de l'iniquité, celui qui disait à Dieu: «Dirigez mes pas selon votre volonté, ne souffrez pas que je sois «dominé par aucune injustice.» Voyons donc quand est-ce que l'homme est dominé par l'injustice; ainsi nous comprendrons la prière que nous (123) avons entendue et ce que nous avons demandé nous-mêmes en nous unissant à celui qui la faisait.

Je le crois en effet, nous suivions tous avec dévotion et fidélité le mouvement du psaume sacré lorsqu'en priant nous avons dit au Seigneur notre Dieu: «Dirigez mes pas selon voue parole, ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice.»

C'est le sang précieux du Rédempteur qui nous a affranchis de la domination de cette horrible maîtresse. Que nous servaient les ordres et les menaces de la loi que nous avions reçue, puisqu'elle ne nous aidait pas et que sous son empire et avant la grâce du Sauveur, nous n'étions pas moins coupables? La loi menace en vain, quand l'iniquité domine. Car la loi n'est ni corporelle, ni charnelle: le divin Législateur étant esprit, la loi sans aucun doute est une loi spirituelle. Or que dit l'Apôtre? «Nous savons que la loi est spirituelle; pour moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché (Rm 7,14).» O homme vendu et asservi au péché, ne t'étonne pas d'être dominé par le péché à qui tu appartiens. Ecoute l'Apôtre Jean: «Le péché est une injustice (1Jn 5,17):» mais c'est contre cet affreux tyran que nous implorons le Seigneur quand nous lui disons: «Dirigez mes pas suivant votre parole; ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice.»

2. C'est l'esclave vendu qui crie ainsi: ah! Que le Rédempteur daigne l'exaucer. L'homme lui-même s'est vendu par son libre arbitre pour être asservi à l'iniquité, et ce qu'il a reçu en échange est le misérable plaisir d'avoir touché à l'arbre défendu. Aussi c'est ce même homme qui crie: Redressez ma voie; je l'ai courbée: «Dirigez mes pas;» je les ai égarés par mon libre arbitre «selon votre parole;» qu'est-ce à dire: «selon votre parole?» Que mes pieds marchent droit comme est droite votre parole. Je suis courbé sous le poids de l'injustice; mais votre parole est la règle de la vérité: redressez-moi selon la règle, c'est-à-dire selon la droiture de votre parole. «Dirigez mes pas selon votre parole; ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice.» Je me suis vendu, rachetez-moi; je me suis vendu avec ma liberté, rachetez-moi avec votre sang. Confondez l'orgueil du vendeur; glorifiez la grâce du Rédempteur: car Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6).

3. «La loi est spirituelle; et moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché; car je ne comprends pas ce que je fais et je ne fais pas ce que je veux.» - «Je ne fais pas ce que je veux,» dit l'homme charnel: ce n'est pas la loi, c'est lui-même qu'il accuse. Car la loi est spirituelle, exempte de tout vice; et l'homme charnel qui s'est vendu est un homme coupable. Il ne fait pas ce qu'il veut; quand il veut, il ne peut, parce qu'il n'a pas voulu lorsqu'il pouvait. En voulant le mal il a perdu le pouvoir de faire le bien; aussi est-il captif quand il dit, captif quand il s'écrie: «Je ne fais pas ce que je veux: car le bien que je veux, je ne le fais pas, et je hais le mal que je fais (1).»

«Je ne fais pas ce que je veux,» dit l'Apôtre. Tu le veux au moins, réplique son adversaire. - «Je ne fais pas ce que je veux.» - Au contraire tu fais absolument ce que tu veux. - «Non, je ne fais pas ce que je veux;» crois-moi, frère, «je ne fais pas ce que je veux.» - Ah! Tu le ferais si tu voulais: si tu ne fais pas le bien, c'est que tu ne le veux pas. - «Non, je ne fais pas ce que je veux;» crois-moi, je sais ce qui se passe en moi-même; «je ne fais pas ce que je veux.» Ennemi de la grâce, tu n'es pas l'arbitre de ma conscience. Je sais que je ne fais pas ce que je veux, et tu oses me dire que je fais ce que je veux! Nul ne sait ce qui se fait dans un homme si ce n'est l'esprit de cet homme qui est en lui (2).

4. Toi aussi, tu es un homme, et si tu ne veux pas m'en croire, regarde en toi-même. Dans ce corps corruptible qui appesantit l'âme (3), vis-tu sans sentir que la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair? Cette lutte n'est-elle pas en toi? N'y a-t-il aucune concupiscence charnelle qui résiste à la loi de l'esprit? S'il n'y a point de partage en toi, où es-tu tout entier? Si ton esprit ne lutté pas contre les concupiscences de la chair, n'est-ce point parce que ton âme s'y livre tout entière? S'il n'y a point guerre en toi, n'est-ce point parce que tu as fait une paix honteuse? Oui, c'est peut-être parce que tu te livres entièrement à la chair qu'il n'y a en toi aucune lutte. Et comment espérer de pouvoir remporter la victoire quand tu n'as pas même essayé de combattre?

Mais si tu te complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur et que tu voies dans tes membres une autre loi qui combat la loi de ton esprit (4); si la première te charme et que tu sois enchaîné par la seconde, libre dans Ion âme, tu es esclave dans ton corps; dans ce cas, compatis plutôt au malheureux qui s'écrie: «Je ne fais pas ce que je

1. Rm 7,13-16 - 2. 1Co 2,11 - 3. Sg 9,16 - 4. Rm 7,22-23

124

veux.» Toi aussi ne voudrais-tu pas ne sentir aucunement la convoitise qui se raidit contre la loi de l'esprit? Tu désirerais le mal situ ne souhaitais d'être délivré d'un tel ennemi. Pour moi, je te l'avoue, je veux sans réserve immoler tout ce qui se révolte en moi contre mon esprit, tout ce qui m'oppose des délectations qu'il condamne. Si par la grâce du Seigneur je n'y donne pas mon consentement, je voudrais encore n'avoir plus à combattre. J'aimerais infiniment mieux n'avoir pas d'ennemi que de vaincre. Car je ne saurais considérer comme m'étant étranger ce combat de la chair contre l'esprit, et ne suis-je pas violemment poussé par une nature ennemie? Cette nature qui me pousse et la résistance que je fais sont à moi l'une et l'autre. Mon esprit tant soit peu libre se raidit contre des restes d'esclavage. Mais je voudrais que tout en moi fut guéri, parce que tout cela c'est moi-même. Je ne veux pas que ma chair soit éternellement séparée de moi comme si elle m'était étrangère, je veux qu'elle soit tout entière guérie avec moi.

Si tu n'as point le même désir, que penses-tu de ta chair? Tu la crois donc un je ne sais quoi qui vient de je ne sais où, de je ne sais quelle puissance ennemie? Idée fausse, hérétique, véritable blasphème. Un même ouvrier a formé ta chair et ton esprit; lui-même en créant l'homme, a fait l'une et l'autre, les a unis ensemble, soumettant la chair à l'âme et l'âme à lui-même. Si l'âme était demeurée soumise à Dieu, le corps serait resté soumis à l'âme. Ainsi ne t'étonne pas si celle-ci après avoir abandonné son Seigneur est châtiée par son propre sujet. «Car la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, en sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (1).» De là aussi cette parole de l'Apôtre: «Je ne fais pas ce que je veux.» Ma chair convoite contre mon esprit, et je ne voudrais pas de cette convoitise; c'est pour moi un grand bien de n'y pas consentir, je souhaite néanmoins de ne la pas ressentir. Ainsi «je ne fais pas ce que je veux:» je veux que la chair ne convoite pas contre l'esprit, et je ne puis l'obtenir; voilà ce que signifie: «Je ne fais pas ce que je veux.»

5. Pourquoi contester ici? Je te dis que «je ne fais pas ce que je veux;» et tu prétends que je fais ce que je veux!» Pourquoi contester? Ingrat envers ton Médecin, pourquoi contrarier un malade? Laisse-moi prier ce Médecin et lui

1. Ga 5,17

dire: «Délivrez-moi des calomnies des hommes, et je pratiquerai votre loi (1).» Je la pratiquerai avec votre grâce, non avec mes seules forces. En implorant le médecin, je ne m'arroge point la santé que je n'ai pas encore. Pour toi, défenseur de la nature, et plût à Dieu que tu la défendisses véritablement, non en soutenant qu'elle est saine, puisqu'elle ne l'est pas, mais en réclamant pour elle le secours qui peut la guérir! Pour toi donc, défenseur, ou plutôt ennemi de la nature, ne vois-tu pas qu'en louant le Créateur de son intégrité, tu empêches le Sauveur de prendre pitié de ses langueurs? A celui qui l'a créé il appartient de la guérir; elle tombe par elle-même, et lui-même la relèvera. Telle est la foi, telle est la vérité, tel est le fondement de la religion chrétienne. Un homme d'une part et d'autre part un homme; un homme l'a renversée, un autre homme la reconstruira; le premier l'a abattue, le second la rétablira; le premier est tombé en ne demeurant pas fidèle; le second n'est pas tombé et il relève. L'un s'est brisé en quittant Celui qui demeurait et l'autre en demeurant, est descendu vers ces ruines.

6. Si donc la chair convoite contre l'esprit, et si tu ne fais pas ce que tu veux, puisque tu veux en vain la cessation de cette lutte; tiens au, moins ta volonté attachée à la grâce du Seigneur, et persévère avec son secours; répète ce que tu as chanté: «Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice.»

Que signifie: «Ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice?» Écoute l'Apôtre: «Que le péché, dit-il, ne règne pas dans votre corps mortel.» Qu'est-ce à dire: «Ne règne pas? Pour vous faire obéir à ses convoitises.» Il ne dit pas: N'aie aucun mauvais désir; comment en effet n'en avoir point dans cette chair mortelle où la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair? Applique-toi donc à empêcher le péché de régner dans ton corps mortel et à n'obéir pas à ses désirs. S'il est en toi de ces désirs, n'y cède point, ne te laisse pas dominer par l'iniquité.

«N'abandonnez pas non plus vos membres au péché, comme des instruments d'iniquité (2).» Que tes membres ne deviennent pas des instruments d'iniquité; et ne te laisse dominer par aucune injustice. Mais cette préservation même, peux-tu l'obtenir par tes propres forces? Lorsque

1. Ps 118,184 - 2. Rm 6,12-13

125

tes membres ne deviennent pas des instruments d'iniquité, l'iniquité est en eux, elle est dans les inclinations mauvaises, mais elle ne règne pas. Comment pourrait-elle régner sans instruments de règne? Une partie de toi-même, ta chair, la concupiscence de ta chair, se révolte contre toi dans sa mollesse. Cette mollesse est un tyran; si tu veux en être vainqueur, implore la légitime puissance du Christ.

7. Je sais ce que tu allais me dire, ce que peut-être tu dis maintenant en toi-même. Qui que tu sois, qui m'écoutes, je sais ce que l'iniquité te dit intérieurement; car tu es encore sous son joug, quand ta ne reconnais pas la grâce du Rédempteur: je sais donc que tu te dis ceci: La chair convoite en moi contre l'esprit, je l'avoue, elle convoite l'adultère; mais je n'y consens pas, je ne l'accepte pas, je ne l'accorde pas; non-seulement je m'abstiens, mais je ne consens pas de le faire; non-seulement je ne l'accomplis pas au dehors dans mes membres, mais dans mon esprit je n'acquiesce pas aux mouvements de ma chair rebelle. Moi céder à ses convoitises, me soumettre à ses résistances! Non. Ainsi je ne suis point dominé par l'iniquité. C'est vrai, c'est incontestable. - S'il en est ainsi, rends grâces à qui tu dois cette faveur. Ne te l'arroge pas; tu pourrais la perdre et la demander vainement ensuite. Ne crains tu pas cet oracle: «Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il donne sa grâce aux humbles (1)?»

8. C'est à toi que tu es redevable de n'être dominé par aucune iniquité? Si cette présomption est fondée, il nous est donc inutile de demander à Dieu: «Ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice?» As-tu, oui ou non, chanté aujourd'hui ces paroles? Étais-tu ici quand nous disions tous: «Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice?» Tu étais ici, tu as chanté cela, tu ne le nieras point sans doute. Ainsi tu as chanté avec le peuple de Dieu, et tu as prié Dieu en ces termes: «Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé pas aucune injustice.» Si tu l'accordais cette grâce, pourquoi la demandais-tu avec moi? J'en ai la, preuve, tu pries, tu implores, tu prends de la peine; donc écoutons ensemble Celui qui dit: «Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine.» Écoutons-le et venons. Qu'est-ce à dire: Venons? Avançons par

1. Jc 4,8

la foi, approchons par l'action de grâces, arrivons par l'espérance. Venons à Celui qui dit: «Venez «à moi, vous tous qui prenez de la peine.» Tu prends de la peine, j'en prends aussi; écoutons-le donc, allons à lui; pourquoi disputer entre nous? Écoutons-le tous deux, puisque tous deux nous prenons de la peine; pourquoi disputer entre nous? Est-ce pour n'entendre pas le Médecin qui nous appelle? Quelle infirmité déplorable! Le médecin appelle le malade et le malade s'occupe à disputer? Que dit-il en appelant? «Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine.» Où prenez-vous de la peine, sinon sous les fardeaux de vos péchés, sous le joug de l'iniquité qui vous tyrannise? «Venez» donc «à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai.» Moi qui vous ai faits, je vous referai; je vous referai, attendu que sans moi vous ne pouvez rien faire (1).

9. Comment vous referai-je? «Prenez mon «joug sur vous, et apprenez de moi.» - Qu'apprendrons-nous de vous? Nous connaissons, Seigneur, que dès le commencement vous êtes le Verbe, le Verbe Dieu, le Verbe en Dieu; nous savons que tout a été fait par vous, ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas. Que nous apprendrez-vous? Disciples de l'ouvrier, du Créateur du monde, nous n'avons pas à faire un monde nouveau. Vous en avez formé un, vous avez établi le ciel et la terre, vous les avez ornés des créatures qui les peuplent et qui les embellissent. Qu'apprendrons-nous de vous? - Le voici répond-il: Lorsqu'au commencement j'étais Dieu en Dieu, je vous ai créés; ce n'est pas ce que vous devez apprendre de moi; mais pour ne pas laisser périr mon oeuvre, je suis devenu ce que j'ai fait. Comment suis-je devenu ce que j'ai fait? «Il s'est anéanti lui-même, prenant la nature d'esclave; devenu semblable aux hommes, et reconnu pour homme par les dehors; il s'est humilié lui-même.» Voilà ce que vous devez apprendre de moi: «Il s'est humilié lui-même. Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2).» Si je vous l'enseigne, ce n'est point que jamais vous ayez eu la nature de Dieu ni estimé que sans usurpation vous étiez égaux à Dieu. Cette égalité de nature n'appartenait qu'à un seul; à Celui-la seul qui la possédait par essence il était permis de la revendiquer sans usurpation. Il est né du Père égal au Père; et néanmoins qu'a-t-il fait pour toi? «Il s'est

1. Jn 15,5 - 2. Mt 11,27-28

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anéanti lui-même, prenant la nature d'esclave, devenu semblable aux hommes et reconnu pour homme par les dehors (1).»

Pour toi donc Dieu s'est fait homme, et tout homme que tu sois, tu ne veux pas le reconnaître? Pour toi il s'est fait homme exempt de péché, et pour venir à Lui qui a dit: «Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai» tu ne veux pas reconnaître que tu es pécheur?

10. «Prenez mon joug sur vous.» As-tu pris ce joug? L’as-tu pris? Sens-tu que quelqu'un pèse sur loi? Sens-tu que tu as un guide? - Je le sens, réponds-tu. - Dis-lui donc: «Dirigez mes pas selon votre parole.» Il te conduit sous son joug et sous son fardeau. Pour te rendre ce joug doux et ce fardeau léger, il t'a inspiré son amour. Cet amour adoucit le joug; le joug est dur pour qui n'aime pas. Cet amour rend le joug doux, et c'est le Seigneur qui répand cette douceur (2).

Si tu es venu en entendant cette parole «Venez à moi,» ne t'attribuerais-tu pas d'être venu ainsi? C'est par mon libre arbitre, dis-tu, c'est par ma volonté que je suis venu. Et par

1. Ph 2,6-8 - 2. Ps 24,13

ce que je suis venu, il me répare; et parce que je suis venu, il m'impose son joug délicieux; en me donnant son amour, il m'impose aussi, son fardeau bien léger pour mon zèle et pour mon affection: il a fait tout cela en moi, mais parce que je suis venu à Lui.

Tu crois donc, en ta sagesse, que si tu es venu à lui, c'est à toi que tu en es redevable? Mais «qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (1)?» Comment es-tu venu? Tu es venu en croyant; mais tu n'es pas encore au terme. Nous sommes en chemin, nous marchons, mais nous ne sommes point arrivés. «Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement, de peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous égariez de la droite voie (2).» Crains qu'en t'attribuant d'être entré dans la droite voie, ta présomption ne t'en éloigne. - C'est moi, dis-tu, qui y suis entré, grâce à ma résolution, grâce à ma volonté. - Pourquoi t'enfler? Pourquoi te gonfler d'orgueil? Veux-tu connaître que tu lui dois encore d'être venu? Écoute sa voix: «Nul ne vient à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attires.»

1. 1Co 4,7 - 2. Ps 2,11-12 - 3. Jn 6,44





Augustin, Sermons 27