Augustin, Sermons


SERMONS - PREMIÈRE SÉRIE.





SERMON I. ACCORD DES DEUX TESTAMENTS.

1 Gn 1,1 Jn 1,1

ANALYSE. - Les Manichéens accusaient l'ancien Testament d'être en contradiction avec le Nouveau; ils voyaient même cette opposition prétendue entre les premières paroles de la Genèse et les premières paroles de l'Évangile selon saint Jean. Saint Augustin veut montrer dans ce discours, combien leurs calomnies sont dénuées de fondement. Il n'y a pas, dit-il, la moindre opposition, car 1. on peut soutenir que Jésus-Christ lui-même, dont Moïse a parlé, est le principe dans lequel Dieu a fait toutes choses; 2. si la Genèse ne dit pas comme saint Jean que tout a été fait par lui, mais plutôt que tout a été fait en lui, c'est que ces deux expressions sont synonymes, comme on le prouve par le nouveau Testament lui-même; 3. lors même que le mot principe serait pris dans la Genèse pour le principe du temps, la Genèse témoigne ostensiblement, comme l'Évangile, de la Trinité des personnes divines, et si elle n'exprime pas toujours cette pluralité, elle est, sous ce nouveau rapport, semblable au nouveau Testament. - On ne peut donc signaler plus de désaccord entre Moïse et l'Evangile qu'entre chacun des écrivains du Testament nouveau.

1. Quand on se souvient d'une dette contractée et en même temps de cette recommandation apostolique: «Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer les uns les autres Rm 13,8,» on doit s'exciter soi-même à payer. Quelles que soient en effet les menaces des créanciers et la crainte dont elles glacent les débiteurs, la charité ne doit-elle pas agir beaucoup plus puissamment sur nous? Ce n'est pas la terreur qui la porte à s'acquitter, elle y est mieux déterminée par l'honneur même.

Il m'en souvient, j'ai promis à votre charité de répondre, autant que Dieu daignerait m'en faire la grâce, aux folles et pernicieuses calomnies des Manichéens contre l'ancien Testament. Soyez donc attentifs et voyez les noeuds que vous préparent ces serpents; détournez-en la tête pour l'abaisser sous le joug du Christ.

Voici comment ils essaient de tromper les simples. Les Écritures du nouveau et de l'ancien Testament sont, disent-ils, en opposition entre elles, et la même foi ne peut croire aux unes et aux autres. Les commencements même de la Genèse et de l'Évangile selon saint Jean se contredisent et luttent de front.


2. Moïse en effet, remarquent-ils, a écrit «Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre;» il ne nomme pas le Fils par qui tout a été fait. Jean dit au contraire: «Dans le principe était le Verbe et le Verbe était en Dieu. Il était en Dieu dans le principe. Tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait.»

Mais où est ici la contradiction? N'est-elle pas plutôt dans ces hommes qui ont préféré censurer aveuglément ce qu'ils ne comprennent point, plutôt que d'en chercher l'intelligence avec piété? Et que répliqueront-ils si je leur réponds que le Fils de Dieu est lui-même ce principe dans lequel Dieu a fait le ciel et la terre, comme parle la Genèse? Ne pourrai-je pas démontrer cette assertion? Ce même nouveau Testament devant lequel se brise, de gré ou de force, leur tête orgueilleuse et dont ils reconnaissent l'autorité, ne m'offre-t-il pas d'imposants témoignages? Le Seigneur y dit aux Juifs incrédules: - 2 - «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit. (1)» Pourquoi alors ne le reconnaîtrais-je point lui-même dans ce Principe en qui Dieu le Père a fait le ciel et la terre? En effet, qui a écrit: «Dans le Principe Dieu a fait le ciel et la terre?» C'est sûrement Moïse dont le Seigneur a dit qu'il a écrit de lui. Lui-même encore n'est-il pas le Principe? On ne peut en douter puisque au témoignage de l'Évangile, les Juifs lui ayant demandé qui il était, lui-même répondit: «Le Principe, car c'est moi qui vous parle (2).» Voilà le Principe en qui Dieu a fait le ciel et la terre. Ainsi Dieu a fait le ciel et la terre dans ce Fils par qui tout a été fait et sans qui rien ne s'est fait. Ainsi la Genèse s'accorde avec l'Évangile, et nous devons pour être héritiers suivre également les deux Testaments, laisser les divisions et les calomnies aux hérétiques, exclus du divin héritage.

3. Que votre prudence ne s'étonne pas toutefois d'une insignifiante diversité d'expressions. Jean n'a pas dit: Tout a été fait en lui, mais «Tout a été fait par lui,» et nous ne lisons pas dans la Genèse: Dieu a fait par le Principe le ciel et la terre; mais: «Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre.» Mais l'Apôtre ne dit-il pas aussi: «Pour nous faire connaître le mystère de sa volonté, selon sa bienveillance par laquelle il a résolu en lui-même, dans la dispensation de la plénitude des temps, de restaurer dans le Christ tout ce qui est dans les cieux, et en lui tout ce qui est sur la terre (3)?» Puisqu'ici tu entends en lui dans le sens de par lui; pourquoi, dans le texte de Jean, par lui ne signifierait-il pas en lui? Par lui ne m'empêche pas de comprendre que tout a été fait en lui; et quand je lis dans la Genèse que c'est en lui qu'ont été faits le ciel et la terre, qui m'empêche de voir que c'est aussi par lui? Les Manichéens veulent-ils donc faire cesser la lutte entre les deux Testaments, pour la reporter entre les bienheureux martyrs du Nouveau, entre Paul et Jean, entre Paul qui a dit: En lui, et Jean qui a écrit: Par lui? Pour nous; en ne croyant pas que Paul et Jean soient opposés entre eux, nous forçons par là même les Manichéens à reconnaître l'accord de Moïse et de Paul. Et autant ces deux derniers s'entendent, autant l'Évangéliste Jean est en harmonie avec eux; car ses expressions par lui peuvent être considérées comme synonymes de en lui.

1. Jn 5,46 - 2. Jn 8,26 - 3. Ep 1,9-18

4. Ainsi toutes les divines Écritures sont en paix entre elles. Mais qu'arrive-t-il lorsque dans l'obscurité de la nuit nous contemplons le cours des nuages? Ils obscurcissent et troublent tellement notre vue, que les astres nous paraissent marcher en sens contraire. Tels sont ces hérétiques: ils ne trouvent point la paix dans les ténèbres de leurs erreurs, et ils s'imaginent que la guerre est plutôt au sein des Écritures.

5. Ils disent peut-être: Ce n'est pas du Verbe de Dieu qu'il est écrit: «Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre.» Eh bien! suppose que le principe ne désigne pas ici le Fils unique de Dieu; suppose que c'est du principe même du temps qu'il est écrit: «Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre.» Sans doute le temps n'existait point quand n'existait encore aucune créature; qui oserait avancer que le temps est coéternel à Dieu, le Créateur des temps? Néanmoins le temps a commencé avec le ciel et la terre. Si donc on soutient cette interprétation, tout en maintenant la distance du Créateur à la créature et en n'attribuant pas à l'oeuvre de Dieu l'éternité de son Auteur, on ne pourra se dispenser au moins de voir la pluralité des divines personnes dans les passages suivants: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; Dieu fit l'homme à l'image de Dieu (1).»

Et lors même qu'on ne l'y verrait pas, lorsque la Trinité ne se révélerait aux regards des esprits pénétrants que sous le nom de l'unité, quelle opposition peut voir un homme sage entre le commencement de la Genèse et le commencement de l'Évangile? Il faudrait être, pour l'apercevoir, d'une aveugle témérité. En effet, combien d'exemples de locutions pareilles ne nous fournit point l'Écriture? Le Seigneur s'exprime ainsi lui-même: «Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds (2).» Parce que le Christ ne se nomme point ici, dira-t-on qu'il n'a point son trône dans le ciel? L'Apôtre dit aussi: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! Car qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller? Ou qui le premier lui a donné et sera rétribué? puisque c'est de lui et par lui et en lui que sont toutes choses, à lui la gloire dans les siècles des siècles (3).» Ici

1. Gn 1,26-27 - 2. Mt 5,34-36 - 3. Rm 11,33-36

3

encore il n'est point nommément fait mention du Fils: l'Apôtre ne parle que d'un seul Dieu et Seigneur de qui, par qui et en qui sont toutes choses.

Pourquoi donc avoir, choisi Moïse pour l'opposer à Jean l'Évangéliste et n'avoir pas voulu lui opposer l'Apôtre Paul? Pourquoi? C'était pour persuader aux hommes simples que les deux Testaments sont contraires, et pour obtenir le droit de n'en citer qu'un après avoir rejeté l'autre; et c'est ce que professe cette secte égarée. Ah! si, emporté par la démence, un autre hérétique entreprenait de prouver également auprès des simples, que le Nouveau Testament est contraire à lui-même, qu'attrait-il à faire qu'à les imiter? Ne lui suffirait-il pas de montrer entre Paul et Jean la même opposition et le même désaccord qu'ils prétendent signaler entre Jean et Moïse? Mais la foi sincère et véritable ne peut que faire ressortir l'harmonie doctrinale de Jean et de Paul, et dans ces paroles du grand Apôtre: «De lui, par lui et en lui sont toutes choses,» elle fait voir le Fils et l'Esprit-Saint avec le Père. Elle considère de la même manière l'accord pacifique de Moïse et de Jean; et si dans ces paroles de Moïse: «Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre,» elle entend le commencement des siècles, elle ne voit dans ce mot Dieu que l'unité ineffable de l'indivisible Trinité; ou bien elle adore sans hésiter le Fils même de Dieu dans ce Principe en qui Dieu a fait le ciel et la terre.

Nous pourrions rapporter plusieurs autres passages des divines Écritures que l'on doit expliquer conformément à ces règles. Mais nous ne voulons point charger la mémoire de votre sainteté; que ces citations suffisent. Vous pourrez d'ailleurs en chercher vous-mêmes ou en remarquer d'autres, lorsqu'on lit les livres saints, les examiner et les étudier pacifiquement entre vous: nous vous y exhortons.

Prière après le Sermon: Tournons-nous avec un coeur pur vers le Seigneur notre Dieu, le Père tout-puissant; rendons-lui d'immenses et abondantes actions de grâces; supplions de toute notre âme son incomparable bonté de vouloir bien agréer et exaucer nos prières; qu'il daigne aussi, dans sa force, éloigner de nos actions et de nos pensées l'influence ennemie, multiplier en nous la foi, diriger notre esprit, nous donner des pensées spirituelles et nous conduire à sa propre félicité: au nom de Jésus-Christ, son Fils et notre Seigneur, lequel étant Dieu vit et règne avec lui dans l'unité du Saint-Esprit et durant les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.




SERMON II. LA TENTATION D'ABRAHAM.

2
Gn 22

ANALYSE. - Rien n'est plus admirable que la foi manifestée par Abraham lorsqu'il est question soit de la naissance, soit du sacrifice d'Isaac. Les Manichéens cependant s'offensent d'entendre dire à l'ancien Testament que Dieu tenta Abraham. Mais, 1. l'Évangile dit également que Jésus tenta Philippe; 2. si Dieu tenta Abraham, ce n'était point pour connaître lui-même les dispositions de son âme, c'était pour les révéler soit à Abraham, soit à nous; 3. qui n'est frappé des ressemblances figuratives que présente le sacrifice d'Isaac avec le sacrifice du Calvaire? - N'oublions pas que dans ce grand acte de la vie d'Abraham se manifeste la foi qui produit les oeuvres de la charité.

1. La lecture que vous venez d'entendre rappelle à notre mémoire la piété célèbre d'Abraham notre père: piété admirable! quel coeur serait assez oublieux pour en perdre jamais le souvenir? Et néanmoins je ne sais comment il arrive que toutes les fois qu'on en lit l'histoire, elle nous impressionne aussi vivement que si le spectacle était sous nos yeux.

Cette foi est grande, grande est cette piété, non seulement envers Dieu mais encore envers le fils unique du patriarche. Père, il ne crut pas que ce fils pût souffrir d'aucune disposition prise par Celui qui l'avait créé; car si Abraham était, selon la chair, le père d'Isaac, il ne pouvait être ni son créateur ni son auteur, comme l'était la majesté divine. Il est vrai, comme dit l'Apôtre, qu'Abraham n'eut pas ce fils selon la chair, (4) mais en vertu de la promesse (1). Isaac en effet, était issu de la chair, mais au moment où tout était désespéré, et sans la promesse divine, jamais le noble vieillard n'eût osé attendre que la postérité dût lui venir d'une épouse chargée d'années. Mais sur la parole de Dieu il crut la future naissance et ne déplora point la mort future: On choisit son bras pour le sacrifice qui doit conduire à la mort, comme on avait choisi son coeur pour la foi qui devait obtenir la vie. Il crut sans hésiter quand on lui promettait un fils, il l'offrit sans hésiter quand on le lui redemanda; et la piété de sa foi ne lutta point contre le dévouement de son obéissance.

Abraham ne se dit donc pas: Dieu m'a parlé; quand il m'a promis un fils, j'ai cru qu'il me ferait une postérité et quelle postérité! une postérité dont il a dit: «C'est d'Isaac que ta postérité prendra ton nom (2).» Et pour m'empêcher de craindre que cette postérité dût s'éteindre en Isaac avant ma mort: «Toutes les nations, m'a-t-il dit encore, seront bénies en ta race (3).» C'est donc lui qui m'a promis expressément un fils, et il exige que je le fasse périr? Il n'examina point s'il y avait opposition entre les paroles de Dieu, si après avoir promis la naissance d'un fils, Dieu ne se contredisait point en demandant sa mort; sa foi ne, défaillit point, elle demeura ferme dans son coeur.

Si de vieillards même, se dit-il, Dieu a fait naître le fils qui n'était pas, ne peut-il au delà du tombeau le rendre à la vie (4)? En effet, Dieu avait fait davantage et à consulter l'humaine faiblesse, il avait même fait l'impossible, lorsqu'il avait donné à Abraham ce fils qu'il voyait et que tout le portait à désespérer d'obtenir. Il embrassa donc la foi avec courage; il ne crut pas que rien fût impossible au Créateur; et après avoir reçu ce fils conformément à sa foi, il ajouta foi aussi à l'ordre de Dieu. Déjà il avait cru quand Dieu lui donnait ce fils; et la foi du patriarche, quand il fallut en faire le sacrifice, ne dégénéra point de ce qu'elle s'était montrée quand il dut le recevoir; partout il fut fidèle.

1. Ga 4,23 - 2. Gn 21,12 - 3. Gn 22,18 - 4. Rétr. liv. 2, ch. 22, n. 2.

Jamais il ne se montra cruel. Oui, il conduisit son fils au lieu de l'immolation, il arma son bras de l'épée tranchante. Tu vois avec étonnement ce père prêt à frapper et à frapper qui? Vois aussi de qui il suit les ordres. Abraham se montre pieux en obéissant: qu'oseras-tu dire de Dieu qui commande? De grâce, dirai-je ici aux coeurs faibles et non aux impies, ne murmurez point contre lui. Vous aimez celui qui obéit, comment vous déplairait celui dont il exécute les ordres? Si Abraham a bien fait de s'y soumettre, Dieu n'a-t-il pas fait mieux, beaucoup et incomparablement mieux en les donnant?

2. Peut-être faut-il chercher ici des raisons plus profondes. Car Dieu n'a pas donné sans motif et il ne faut point entendre dans un sens charnel cet ordre dont la connaissance trouble peut-être parmi vous, des âmes peu clairvoyantes. «Dieu, dit l'Écriture, tenta Abraham (1).» Quoi! Est-il si étranger à ce qui existe, connaît-il si peu le coeur de l'homme qu'il le tente pour en découvrir les secrets? Loin de nous cette pensée. C'est l'homme qu'il veut révéler à lui-même. Ainsi donc, mes frères, je m'adresse d'abord à ces esprits qui combattent la loi ancienne, l'Écriture sainte. Il en est effectivement qui sont plutôt prêts à critiquer ce qu'ils ne comprennent pas qu'à chercher à le comprendre, et à calomnier avec orgueil qu'à étudier avec humilité. Je m'adresse donc à ces hommes qui veulent recevoir l'Évangile et repousser l'ancienne loi, qui croient pouvoir suivre la loi de Dieu et n'y marcher que sur un pied, car ils ne sont point ces Docteurs instruits de ce qui touche le royaume de Dieu et qui tirent de leur trésor des choses anciennes et des choses nouvelles (2). C'est à eux que je m'adresse, car il peut se faire qu'il y en ait ici qui se déguisent; d'ailleurs s'il n'en est point parmi nous, vous tous qui êtes présents vous pourrez ainsi leur répondre. Je résous donc en peu de mots la question proposée.

1. Gn 21,1 - 2. Mt 13,52

Voici ce que nous disons à ces âmes égarées: Vous recevez l'Évangile sans recevoir la loi. Pour nous, nous déclarons que le Législateur miséricordieux de l'Évangile est l'auteur redoutable de la loi. Sa loi; en effet, effraye les hommes pour les porter à se convertir, et quand ils le sont l'Évangile les guérit. Le Souverain avait rendu un décret; et ce décret, étrangement violé, ne servait plus qu'à la punition des coupables. Que restait-il à faire pour ces malheureux? Le Législateur devait venir lui-même apporter leur grâce.

Mais que dit le coeur pervers pour expliquer comment il reçoit l'Évangile et rejette la loi? Pourquoi rejette-t-il la loi? Parce qu'il y est écrit, dit-il, que «Dieu tenta Abraham.» Quoi! j'adorerais - 5 - un Dieu qui tente? - Adore le Christ que te montre l'Évangile. C'est lui qui te rappelle à l'intelligence de la loi. - Mais ils ne sont pas allés jusqu'au Christ et ils sont restés avec leurs vains fantômes; car ils n'adorent pas le Christ tel que le prêche l'Évangile; ils se font un Christ particulier. Aussi appliquent-ils, sur le voile de leur folie naturelle, un autre voile, le voile de l'erreur. Et comment, à travers l'épaisseur de ce double voile, peuvent-ils distinguer la lumière de l'Évangile?

Tu ne peux souffrir que Dieu ait tenté; ne souffre donc pas non plus que le Christ l'ait fait. Et si tu aimes à voir que le Christ l'a fait, aime aussi à considérer que Dieu en ait fait autant. Le Christ est en effet le Fils de Dieu, Dieu comme son Père et un même Dieu avec lui.

Mais où lisons-nous que le Christ a tenté? Dans l'Évangile même. Il y dit à Philippe: «Où achèterons-nous des pains pour nourrir ce peuple?» Et l'Évangéliste ajoute: «Or il disait cela pour le tenter, car pour lui il savait ce qu'il devait faire (1).» Applique maintenant ceci à Dieu quand il tenta Abraham. Lui aussi parlait de cette sorte en tentant Abraham, car il savait ce qu'il devait faire. Voilà le Christ qui tente et Dieu qui tente également. L'hérétique alors ne cessera-t-il point de nous tenter? Mais lorsque Dieu tente, c'est pour instruire l'homme, et quand l'hérétique tente, c'est pour s'éloigner de Dieu.

3. Sache donc votre charité que Dieu en tentant ne cherche pas à connaître ce qu'il ignorait; il veut, lorsqu'il tente, c'est-à-dire lorsqu'il interroge, manifester les secrets du coeur de l'homme. L'homme en effet ne se connaît pas aussi bien que le connaît son Créateur: un malade n'est-il pas mieux connu de son médecin que de lui-même? Le malade souffre, le médecin ne souffre pas; et pourtant le premier espère savoir la nature de ses douleurs par le second qui ne les endure point. Aussi crie-t-on dans un psaume: «Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées (2).» C'est qu'il est dans l'homme des choses inconnues de l'homme; elles ne s'avancent, ne se montrent, ne se découvrent que dans les tentations; et si Dieu cesse de tenter, c'est le maître qui cesse d'enseigner.

1. Jn 6,5-6 - 2. Ps 17,13

Mais Dieu tente pour instruire, et le diable pour tromper. Qu'on ne donne pas lieu à cette tentation; et elle est vaine, ridicule, elle échoue. Aussi l'Apôtre dit-il: «Ne donnez point lieu au diable. (1)» C'est par leurs passions que les hommes donnent lieu au diable, car ils ne voient pas cet ennemi contre lequel ils combattent. Ils peuvent toutefois en triompher facilement qu'ils se domptent eux mérites à l'intérieur et ils le vaincront ostensiblement.

Pourquoi parler ainsi? Parce que l'homme se méconnaît tant qu'il ne s'étudie pas dans la tentation. Mais quand il s'est étudié, qu'il ne se néglige point. S'il a pu se négliger quand il se méconnaissait, qu'il prenne garde de se négliger encore, maintenant qu'il se connaît.

4. En résumé, mes frères, si Abraham se connaissait, nous ne le connaissions pas. Il fallait donc le révéler soit à lui soit au moins à nous à lui, pour lui apprendre de quoi il devait rendre grâces; à nous, pour nous dire ce que nous devions demander à Dieu ou imiter dans son serviteur. Que nous enseigne donc Abraham? Je l'exprimerai en un mot: à ne pas préférer à Dieu les dons de Dieu. Ceci soit dit selon le sens littéral et avant de scruter les leçons cachées dans ce mystère, dans cet ordre intimé à Abraham d'égorger son fils unique. Garde-toi donc de préférer à Dieu même les grands dons qu'il t'accorde, et s'il veut te les enlever, ne cesse point de l'honorer, car on doit aimer Dieu gratuitement. Et quelle plus douce récompense peut nous venir de Dieu, que Dieu même?

5. Après avoir accompli généreusement dans son coeur cet acte d'obéissance et de dévouement, Abraham s'entend dire de la part de Dieu: «Je connais maintenant que tu crains Dieu (2).» Ce qui signifie que Dieu a révélé Abraham à lui-même. Ne sommes-nous point habitués à ce langage? Je parle à des Chrétiens, ou à des hommes qui profitent des divines leçons; ce que je dis n'est ni nouveau ni étrange, votre sainteté le connaît parfaitement. Que disons-nous donc quand un prophète parle? C'est Dieu, disons-nous, qui a parlé. Nous disons également: Le prophète a parlé. Et ces deux manières de nous exprimer sont également justes, appuyées également sur des autorités. C'est ainsi que les Apôtres ont interprété les prophètes, ils disent également Dieu a parlé; Isaïe a parlé. Ces deux formules sont vraies, puisque nous les trouvons toutes deux dans les Écritures.

1. Ep 4,27 - 2. Gn 22,12

Si donc le chrétien me résout la question présente, il résoudra par là même celle que j'ai - 6 - proposée un peu auparavant. Comment? Parce que, conformément à cette parole: «Ce n'est pas vous qui parlez,» et le reste (1); et à ces autres: «Voici que moi, Paul, je vous parle (2); Le Christ parle en moi, (3)» c'est Dieu qui dit ce que dit l'homme par sa grâce.

6. Donc, mes frères, appliquez cette règle à ce qui vous paraissait tortueux, et il sera redressé. Donc aussi attachons tous sur Dieu nos regards suppliants; qu'il apaise la faim de nos âmes: c'est lui qui pour nous a enduré la faim et pour nous s'est fait pauvre, quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté (4). Avec quel à-propos nous venons de lui chanter: «Tous les êtres attendent de vous leur nourriture au temps convenable (5).» Si c'est tous les êtres, c'est tous les hommes; et si c'est tous les hommes, c'est nous par conséquent. Donc encore, si en vous adressant la parole nous devons vous donner quelque chose de bon, cela vous viendra de Celui qui nous donne à tous, parce que tous nous attendons de Lui.

1. Mt 10,20 - 2. Ga 5,2 - 3. 2Co 3,3 - 4. 2Co 8,9 - 5. Ps 103,27

Le temps convenable est venu, qu'il donne; mais pour l'obtenir faisons ce qu'il a dit; attachons sur lui le regard du coeur: le corps a des yeux et des oreilles qui sont pour nous; le coeur, des yeux et des oreilles qui sont pour lui. Ouvrez donc cette oreille du coeur et entendez ce grand mystère. Tous les mystères des Écritures sont grands et divins: il en est toutefois de plus remarquables, de plus importants; il en est qui demandent la plus vive attention de notre part; plus que les autres ils relèvent ceux qui sont tombés et nourrissent ceux qui ont faim: ils les nourrissent, non en leur inspirant le dégoût, mais en les en préservant, en chassant le besoin sans provoquer la répugnance. - Qui ne s'étonnerait de cet ordre d'immoler un fils unique, intimé par Celui qui l'avait promis? Cet ordre donné exactement, comme nous l'avons appris, provoque l'attention à chercher le secret du mystère.

7. Avant tout néanmoins, nous vous prions, mes frères, au nom du Seigneur, et avec les plus vives instances, nous vous ordonnons même, quand on vous dévoile le mystère d'un fait rapporté dans l'Écriture, de croire d'abord qu'il s'est accompli à la lettre: enlevez ce fondement de l'histoire, vous chercherez à bâtir dans les airs.

Abraham notre père était alors un homme fidèle, confiant en Dieu, et justifié par la foi, comme disent les Écritures anciennes et nouvelles (1). Il eut un fils de Sara son épouse, lorsque tous deux étaient parvenus à la vieillesse et devaient humainement désespérer d'en avoir. Mais que ne doit-on espérer de Dieu? Rien ne lui est difficile: il fait les grandes comme les petites choses; il ressuscite les morts comme il crée les vivants. Si l'art du peintre lui permet de faire des oeuvres si diverses, de produire l'insecte comme l'éléphant; de quoi n'est point capable ce grand Dieu qui a dit, et tout a été fait, qui a commandé, et tout a été créé (2)? Qu'y a-t-il de laborieux pour Celui à qui suffit une parole? Autant il lui fut aisé de créer les anges par de là les cieux, autant il lui en coûte peu de produire les astres dans les cieux, les poissons dans la mer, les arbres et les animaux sur la terre: il fait avec la même facilité les grandes et les petites choses. Et quand il a pu si facilement tirer du néant, on s'ét6nnerait qu'il eût donné un fils à des vieillards?

Ces hommes ou plutôt ces personnages étaient alors entre les mains de Dieu et il les avait créés comme les hérauts du futur avènement de son Fils: il veut que nous cherchions, que nous trouvions le Christ non-seulement dans ce qu'ils disaient, mais encore dans ce qu'ils faisaient et dans ce qui leur arrivait. Ce que l'Écriture rapporte d'Abraham est donc en même temps un fait et une prophétie. Ainsi l'atteste l'apôtre «Il est écrit, dit-il, qu'Abraham eut deux fils: l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Ce qui a été dit par allégorie: car ce sont les deux alliances (3).»

8. Ainsi donc il n'y a point d'imprudence à dire qu'Isaac est né et qu'il est une figure. Il y a aussi réalité et prophétie quand le père se montre docile à la voix de Dieu lui commandant d'immoler son fils; quand il le conduit et parvient au bout de trois jours au lieu du sacrifice; quand il renvoie ses deux serviteurs avec la bête de somme et poursuit sa route jusqu'au lieu indiqué par le Seigneur; quand il place le bois sur l'autel et son fils sur le bois; quand avant d'arriver au lieu de l'immolation, le fils porte le bois sur lequel on doit l'étendre; et qu'au moment où il va être frappé, une voix crie qu'on l'épargne, sans manquer néanmoins d'offrir un sacrifice avant le retour et de répandre le sang;

1. Gn 15,6 Rm 4,3 Ga 3,6 - 2. Ps 148,5 - 3. Ga 4,22-24

7

quand apparaît un bélier arrêté par les cornes dans un buisson et qu'on l'égorge pour consommer le sacrifice; quand après ce grand acte, il est dit à Abraham: «Je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable de la mer; et ta race possédera les cités de tes ennemis; et toutes les nations de la terre seront bénies en celui qui sortira de toi; parce que tu as obéi à ma parole (1).»

Vois donc à quel moment cette promesse s'accomplit et à quel moment elle fut rappelée. C'est au moment où le divin Bélier s'écria: «Ils m'ont percé les pieds et les mains » et le reste. Et au moment où se consommait le sacrifice marqué dans ce psaume, on disait en récitant ce même psaume: «Toutes les extrémités de la terre se souviendront et se convertiront au Seigneur, toutes les nations se prosterneront devant lui; car à lui appartient l'empire et il régnera sur les peuples (2).» Ils se souviendront, est-il dit: ainsi le fait dont nous sommes aujourd'hui témoins, avait été prédit auparavant.

9. Voyons donc comment s'est accomplie, par quel moyen et à la suite du quel sacrifice s'est accomplie cette promesse adressée à Abraham: «Toutes les nations seront bénies en celui qui sortira de toi.» Heureuses les nations qui n'ont pas entendu et qui croient, maintenant qu'elles le lisent, ce que crut le patriarche en l'entendant! Car «Abraham crut à Dieu, ce qui lui fut imputé à justice, et il fut appelé ami de Dieu (3).» Quand il crut à Dieu dans son coeur, c'était seulement de la foi; et quand il conduisit son fils à l'autel, quand sans trembler il arma son bras, quand il frappait s'il n'eût été retenu par la voix du ciel, c'était en même temps une grande foi et une grande couvre; une couvre qui fut louée de Dieu même: «Tu as, dit-il, obéi à ma parole.»

1. Gn 22,17-18 - 3. Ps 21,17 Ps 28,29 -3. Jc 2,23

Pourquoi donc l'Apôtre Paul dit-il d'un côté «Nous estimons que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres de la loi, (1)» et de l'autre «La foi opère par la charité (2)?» Comment est-il possible que la foi agisse par l'amour et qu'en même temps l'homme soit justifié par la foi sans les oeuvres de la loi? Comment, mes frères? Soyez attentifs.

Un homme croit, il reçoit sur sa couche les sacrements de la foi et il meurt, sans avoir eu le temps d'agir. Que disons-nous alors? Qu'il n'est pas justifié? Nous croyons au contraire qu'il est justifié, puisqu'il croit en Celui qui justifie l'impie (3). Il a donc été justifié sans avoir agi et on voit s'accomplir en lui cette sentence de l'Apôtre. «Nous estimons que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres de la loi.» Ainsi le larron crucifié avec le Seigneur crut de coeur pour la justice et confessa de bouche pour le salut (4). Car si la foi agissant par la charité ne peut s'exercer à l'extérieur, elle échauffe néanmoins le coeur et s'y conserve.

Il y avait sous la loi des hommes qui se glorifiaient des oeuvres de la loi, accomplies peut-être par crainte et non par amour; et ils voulaient pour ce motif passer pour justes et être préférés aux Gentils qui n'avaient pas vécu selon la loi. Mais l'Apôtre qui prêchait la foi aux Gentils vit justifiés par la foi ceux qui se convertissaient au Seigneur; il vit qu'ils faisaient le bien après avoir cru, sans avoir mérité de croire en le faisant, et il s'écria avec sécurité: «L'homme peut être justifié par la foi sans les oeuvres de la loi.» Ainsi les justes n'étaient pas selon lui ceux qui agissaient par crainte, car c'est dans le coeur que la foi agit par l'amour, lors même qu'elle ne se traduit point extérieurement par des oeuvres.

1. Rm 3,28 - 2. Ga 5,6 - 3. Rm 4,6 - 4. He 10,10




3

SERMON 3. AGAR ET L'HÉRÉSIE (1).

Gn 16,9-108

ANALYSE. - Ce n'est ici qu'un fragment. Agar, dit S. Augustin, mérita par son orgueil d'être affligée par Sara, et si les princes catholiques ont porté des lois contre la faction de Donat, cette faction ne se les est-elle point attirées par son orgueil? Mais les hérétiques sont réservés à de plus rudes supplices. Ismaël fut chassé de la maison de son père Abraham à cause de l'espèce de persécution qu'il exerçait contre Isaac: ainsi les hérétiques ne seront point admis au céleste héritage.

L'ancien Testament est spécialement pour les Juifs; car il leur promettait des biens charnels, incapables qu'ils étaient de recueillir les biens spirituels. C'était là un royaume tout terrestre, une vie terrestre et profondément abaissée, livrée à la puissance de l'ennemi. Ils n'espéraient du Seigneur rien que de terrestre, ils le servaient pour ce motif. Que l'on interroge les Chrétiens; n'en est-il pas, hélas! Qui ressemblent à ces Juifs? Ils sont comme eux de l'Ancien Testament. Peu m'importe le nom; c'est la vie que je considère.

De ce nombre sont aussi l'hérésie et le schisme. Agar s'enfuit devant Sara, Sara l'affligeait. Comment s'en étonner? Sara l'affligeait dans son corps. Si le parti de Donat a souffert aussi quelques afflictions, n'est-ce point Agar la servante d'Abraham qui est châtiée par sa maîtresse à cause de son orgueil? Que cette Agar écoute la voix de l'ange: «Retourne vers ta maîtresse, lui dit-il (2).»

«Mais comme alors celui qui était né selon la chair persécutait celui qui l'était selon l'esprit, de même encore aujourd'hui. Or que dit l'Écriture? Chasse la servante et son fils; car le fils de la servante ne sera point héritier avec le fils de la femme libre. (3)» Cherchons à comprendre cette persécution, là même où l'Écriture en parle.

- 2. Gn 16,6-9 - 3. Ga 4,29-30

Que dit donc la Genèse? «Comme Ismaël jouait avec Isaac, Sara les vit.» Où est ici le persécuteur? Où est le persécuté? Sara les voit jouer et elle dit: «Chasse la servante, et son fils.» Pourquoi les chasser? Parce qu'elle les voit jouer. Mais saint Paul appelle ce jeu une persécution. C'est qu'Ismaël se jouait d'Isaac; il l'attirait pour le tromper. Les jeux des enfants sont des simulacres d'affaires plus importantes; et quand le grand joue avec le petit, c'est pour le duper: il a en vue des desseins différents de ce qu'il fait paraître au petit, c'est-à-dire au faible avec lequel il joue. Ismaël était l'aîné et déjà affermi dans la malice: en jouant avec Isaac, il le trompait, il dupait ce petit comme on dupe au jeu. Sara s'aperçut que ce jeu était une persécution contre son fils, c'est pourquoi elle dit: «Chasse la servante et son fils; car le fils de la servante ne sera point héritier avec le fils de la femme libre (1).»

L'Eglise dit aussi: Chasse les hérésies et leurs adeptes; car les hérétiques n'hériteront pas avec les catholiques. Mais pourquoi n'hériter pas? Ne sont-ils point de la race d'Abraham? N'ont-ils pas le Baptême de l'Eglise? Ils ont le Baptême, et issus d'Abraham ils en seraient les héritiers; si leur orgue il ne les excluait de cet héritage. Tu nais de la même parole, du même sacrement; mais tu ne parviendras au même héritage de l'éternelle vie qu'à ta condition de rentrer dans l'Eglise Catholique. Tu es de la race d'Abraham; mais loin d'ici le fils de la servante à cause de son orgueil.

1. Gn 21,9-10





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