Augustin, Sermons 103

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SERMON CIII. MARTHE ET MARIE OU L'UNIQUE NÉCESSAIRE (1)

ANALYSE. - Marthe avait le bonheur de nourrir le Fils de Dieu; Marie avait un bonheur plus grand, celui d'être nourrie par lai et de demeurer attachée à cette unité divine au sein de laquelle nous devons demeurer éternellement. Si donc il est bon d'exercer la charité avec Marthe, il est meilleur encore d'écouter Jésus-Christ avec Marie; mais n'oublions pas que les bonnes oeuvres de Marthe conduisent au bonheur éternel figuré par celui de sa soeur.

1. Les paroles de Jésus-Christ Notre-Seigneur qu'on vient de nous lire dans l'Evangile, nous rappellent qu'il y a une mystérieuse unité vers laquelle nous devons tendre, pendant que nous nous fatiguons au sein de la multiplicité que présente ce siècle. Or nous y tendons en marchant et avant, de nous reposer, pendant que nous sommes sur la voie, et pas encore dans la patrie, à l'époque des désirs et non au jour des jouissances. Tendons-y toutefois, mais tendons-y sans lâcheté et sans interruption, de manière à pouvoir y arriver enfin.

2. Marthe et Marie étaient deux soeurs; aussi unies par la religion qu'elles l'étaient par le sang, toutes deux s'attachèrent au Seigneur et elles s'accordèrent toutes deux à le servir pendant qu'il était ici dans sa vie mortelle. Marthe le reçut comme on reçoit un hôte, et pourtant c'était une servante qui recevait son Maître, une malade qui accueillait son Sauveur, une créature qui traitait son Créateur; elle le recevait pour nourrir son corps, mais aussi pour être nourrie elle-même dans son âme. Quand en effet le Seigneur daigna prendre une nature d'esclave et laisser nourrir cette nature par ses serviteurs, c'était par condescendance et non par nécessité; oui c'était condescendance de permettre qu'on le traitât. Sans doute il avait une chair sujette à la faim et à la soif; mais ignorez-vous que quand il eut faim au désert les anges vinrent le servir (2)? En acceptant ce qu'on lui donnait, il faisait donc une grâce. Pourquoi s'en étonner, puisque pour donner à une veuve, il se servit du saint prophète

1. Lc 10,38-42 - 2. Mt 4,11

Elie? Il nourrissait d'abord ce prophète par le ministère d'un corbeau (1). Ne pouvait-il plus employer ce moyen quand il l'envoya vers la veuve? Assurément, il pouvait l'employer encore lorsqu'il l'envoya vers elle; mais il voulait que le service rendu à son serviteur fût pour cette pieuse veuve une source de bénédictions. Ainsi en était-il du Sauveur lorsqu'il recevait l'hospitalité. Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu; mais à tous ceux qui l'on reçut il a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (2); les adoptant dans leur esclavage pour en faire ses frères; les rachetant de leur captivité, pour en faire ses cohéritiers.

Que nul toutefois ne vienne à dire parmi vous: Heureux ceux qui ont mérité d'accueillir le Christ dans leur propre demeure! Ne te plains pas, ne murmure pas d'être né au temps où on ne voit plus le Sauveur dans son corps car il n'a pas laissé d'être condescendant pour toi. «Ce que vous avez fait à l'un de ces derniers d'entre mes frères, dit-il, c'est à moi que vous l'avez fait (3).»

3. Assez sur la nourriture corporelle à donner au Seigneur. Disons quelques mots seulement, le temps n'en permet pas davantage, de la nourriture que lui-même donne à l'âme; abordons le sujet que j'ai annoncé, l'unité.

Pour préparer un repas au Sauveur, Marthe s'occupait de soins nombreux; Marie sa sueur aima mieux être nourrie par lui; elle laissa donc Marthe aux occupations multipliées du service, et pour elle, elle s'assit aux pieds du Seigneur et

1. 1R 17,6 - 2. Jn 1,11 - 3. Mt 25,40

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écoutait tranquillement sa parole. Docile et fidèle, elle avait entendu ces mots: «Cessez et voyez que je suis le Seigneur (1).» Ainsi l'une des deux soeurs s'agitait, et l'autre était à table l'une préparait beaucoup et l'autre n'envisageait qu'une chose. Ces deux fonctions étaient bonnes; mais avons-nous besoin de dire quelle était, la meilleure? Nous avons ici, quelqu'un à interroger; écoutons patiemment.

Déjà, pendant la lecture de l'Evangile, nous avons appris quelle fonction était préférable; je vais le redire, entendons-le de nouveau.

Marthe en appelle à son hôte, elle dépose aux pieds du Juge sa pieuse requête, elle se plaint que sa soeur l'ait laissée et ne pense pas à l'aider dans ce service qui la fatigue. Marie ne répond pas, cependant elle est là, et le Seigneur prononce. On dirait que dans le repos dont elle jouit, elle aime mieux confier sa défense à son juge, et ne veut pas travailler à préparer une réponse. Ne faudrait-il pas, pour la préparer, qu'elle relâchât de son attention? Le Seigneur n'avait pas besoin de travailler ses discours, puisqu'il était le Verbe éternel; il répondit donc. Et que dit-il? «Marthe, Marthe.» Cette répétition est-elle un témoignage d'affection ou seulement un moyen d'exciter l'attention? Quoiqu'il en soit, l'attention de Marthe fut excitée plus vivement par cette répétition. «Marthe, Marthe,» écoute: «tu t'appliques à des soins nombreux, mais il n'y a qu'un besoin,» c'est-à-dire qu'une seule chose nécessaire. Il n'entend pas qu'il ne faille absolument qu'une action, mais qu'il n'y a qu'une seule chose utile, avantageuse, nécessaire; c'est celle dont Marie a fait choix.

4. Songez à l'unité, mes frères, et voyez si dans la multiplicité même rien vous plait comme elle. Par la grâce de Dieu je vous vois ici en grand nombre: qui pourrait vous y souffrir si vous n'étiez unis de sentiments? D'où vient ce calme dans une telle multitude? Avec l'unité, c'est un peuple, et sans elle, une foule. Qu'est-ce en effet qu'une foule, sinon une multitude en désordre? Mais écoutez l'Apôtre: «Je vous conjure, mes frères;» il s'adressait à une multitude, mais à une multitude où il voulait rétablir l'unité; «Je vous conjure, mes frères, de n'avoir tous qu'un même langage et de ne pas souffrir de schismes parmi vous; mais d'être tous affermis dans le même esprit et dans les mêmes sentiments (2).» Ailleurs encore il engage «à

1. Ps 45,11 - 2. 1Co 1,10

447

vivre dans l'union des coeurs, dans les mêmes pensées, à ne rien faire par esprit de contention ni par vaine gloire (1).» Le Seigneur ne disait-il pas à son Père, en parlant des fidèles: «Qu'ils soient un, comme nous sommes un nous-mêmes (2)? et n'est-il pas écrit aux Actes des Apôtres: «Or, la multitude des croyants n'avait qu'une âme et qu'un coeur (3)?»

Ainsi donc bénissez le Seigneur avec moi et glorifions son nom pour arriver à l'unité (4); à cette unité nécessaire, à cette unité sublime où sont si intimement unis le Père, le Fils et l'Esprit-Saint. Vous voyez comme tout nous recommande l'unité. Oui, notre Dieu est Trinité; le Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Père, et l'Esprit-Saint n'est ni Père ni le Fils, mais l'Esprit de l'un et de l'autre; ces trois néanmoins ne sont ni trois Dieux ni trois tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, et la Trinité n'est qu'un Dieu. C'est l'unité nécessaire; mais pour y arriver il faut que tous nos coeurs soient unis.

5. Il est bonde rendre service aux pauvres, surtout aux pauvres consacrés à Dieu; c'est un devoir, ce sont des fonctions pieuses. C'est plutôt le paiement d'une dette qu'une grâce véritable, car, dit l'Apôtre: «Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-il étonnant que nous recueillions de vos biens temporels (5)?» Oui, il est bon de rendre ces services, nous vous y exhortons, nous vous y engageons sur l'autorité de la parole de Dieu; ne néglige donc pas d'accueillir les saints. N'est-il pas arrivé qu'en recevant des inconnus, on a, sans le savoir, reçu des Anges mêmes (6)? Ces services sont bons. Mieux vaut cependant le choix fait par Marie. Ces devoirs de charité entraînent à des occupations nécessaires: la contemplation de Marie produit des douceurs pleines de charité. En servant l'un, on voudrait aller au devant de l'autre, et parfois on ne le peut; on cherche ce qu'on n'a pas, on prépare ce qu'on a, l'esprit est partagé. Si Marthe suffisait à tout, elle ne réclamerait pas l'aide de sa soeur. Ces actes sont donc multiples et différents, précisément parce qu'ils sont corporels et temporels; ils sont bons mais ils passent. Que dit au contraire le Seigneur à Marthe? «Marie a choisi la meilleure part.» La tienne n'est pas mauvaise, mais la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure? Parce qu' «elle ne lui sera point ôtée.» On t'ôtera un jour ce fardeau imposé par les besoins d'autrui: les délices de la vérité

1. Ph 2,2-3 - 2. Jn 17,22 - 3. Ac 4,32 - 4. Ps 33,4 - 5. 1Co 9,11 - 6. He 13,2

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sont éternelles. On ne lui ôtera donc pas le choix qu'elle a fait; on ne le lui ôte pas, mais on y ajoute; on y ajoute dans cette vie, dans l'autre on y mettra le comble, et jamais elle n'en sera séparée.

6. Je le dirai toutefois pour ta consolation, Marthe: ton ministère attire sur toi de divines bénédictions, ce travail te conduit à une récompense qui sera le repos. Que de soins aujourd'hui t'occupent pour donner l'hospitalité à des saints, qui n'en sont pas moins des mortels? Mais une foie parvenue à cette heureuse patrie, y rencontrera-tu encore des étrangers à accueillir, des affamés à nourrir, des altérés à rafraîchir des malades à visiter des coeurs divisés à réconcilier, des morts à ensevelir? Il n'y aura rien de tout cela. Et qu'y aura-t-il? Ce dont Marie a fait choix: là en effet nous mangerons sans avoir à donner à manger. Aussi le bonheur que Marie a pris ici pour son partage, sera-t-il alors plein et parfait. Ici en effet elle ne faisait que recueillir des miettes tombées d'une table opulente, les miettes de la parole de Dieu. Mais 1à, qu'y aura-t-il? Voulez-vous le savoir? Le Seigneur lui-même nous parle ainsi de ce qu'il fera pour ses serviteurs: «En vérité je vagis le déclare, il les fera mettre à table, et passera et les servira (1).» Qu'est-ce qu'être à table, sinon être tranquille? Qu'est-ce qu'être à table, sinon être en repos? Que signifie: «Il passera et les servira?» Cela signifie qu'il passe d'abord et qu'ensuite il sert. Où sert-il? A ce banquet céleste dont il parle en ces termes: «En vérité je vous le déclare, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et se mettront à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (2).» C'est là que le Seigneur sert à table; mais pour y arriver il fau-t qu'il y aille, qu'il y passe d'ici. Ne savez-vous pas que Pâque signifie passage? Le Seigneur est venu parmi nous, il y a fait des oeuvres divines et enduré des souffrances humaines. Mais le voit conspué encore, encore souffleté, encore couronné d'épines, encore flagellé, encore crucifié, percé encore d'une lance? Il a passé. Et voici ce que dit de lui l'Evangile quand il fit la Pâque avec ses disciples. Que dit-il donc? «L'heure étant venue pour Jésus de passer de ce monde à son Père (3).» C'est ainsi qu'il a passé pour notas servir; pour être servis suivons-le.

1. Lc 12,37 - 2. Mt 8,11 - 3. Jn 13,1




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SERMON CIV. MARTHE ET MARIE OU LES DEUX VIES (1).

1. Lc 10,38-42

ANALYSE. - Marthe en ayant appelé à l'autorité de Jésus-Christ pour obtenir d'être aidée par sa soeur Marie, Jésus-Christ donne droit à Marie. Ne s'ensuit-il pas que nous devons tous abandonner les fonctions de Marthe ou l'exercice de la charité envers le prochain? Gardons-nous en avec soin. Si la part de Marie est préférée à celle de Marthe, c'est que Marie s'occupe de Dieu et Marthe de la créature. L'une fait ce qu'on fera éternellement au ciel, et l'autre ce qu'on ne saurait faire que sur la terre. L'une est ainsi le symbole de la vie future, et l'autre l'image de la vie présente. Servons-nous de l'une pour aller à l'autre; et n'oublions pas que fidèles l'une et l'autre à leur vacation, Marthe et Marie sont saintes toutes deux et toutes deux attachées au Seigneur.

1. Nous avons vu, pendant la lecture du saint Evangile, une femme pieuse, nommée Marthe, recevoir le Seigneur et lui donner l'hospitalité. Comme elle était occupée des soins du service, sa soeur Marie se tenait assise aux pieds du Sauveur et entendait sa parole. L'une travaillait, l'autre demeurait en repos; l'une donnait, l'autre recevait. Très-occupée cependant des soins et des préparatifs du service, Marthe en appela au Seigneur, et se plaignit que Marie ne l'aidât point dans son travail. Le Seigneur répondit à Marthe, mais ce fut en faveur de Marie et il devint son avocat après avoir été prié d'être son juge. «Marthe, dit-il, tu t'occupes de beaucoup de choses, quand il n'y en a qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas ôtée.»

Voilà donc, après l'appel de la plaignante, la sentence du Juge. Cette sentence sert à la fois de réponse à Marthe et de défense à Marie. Marie en effet s'appliquait à goûter la douceur de la divine parole; et pendant que Marthe cherchait à traiter le Seigneur, Marie était heureuse d'être nourrie par lui. Marthe préparait un festin au Seigneur, et Marie jouissait des délices de son (449) divin banquet. Mais pendant que celle-ci recueillait d'une manière si suave sa douce parole, pendant qu'elle se nourrissait si avidement à sa table, quelle ne fut pas sa crainte lorsque sa sueur en appela au Seigneur? Ne tremblait-elle pas que le Sauveur ne lui dit: Lève-toi et aide ta sueur? Elle goûtait en effet de merveilleuses délices, car les délices de l'âme l'emportent sur celles des sens. Enfin on l'excuse et elle se trouve plus tranquille. Mais comment Jésus l'excuse-t-il? Soyons attentifs, examinons; approfondissons autant que nous en sommes capables; c'est pour nous aussi le moyen de nourrir notre âme.

2. Comment donc Marie fat-elle justifiée? Nous imaginerons-nous que le Seigneur blâma les fonctions de Marthe, de Marthe appliquée aux devoirs de l'hospitalité et heureuse hôtesse du Seigneur lui-même? Mais comment la blâmer de la joie que lui inspirait un tel hôte? S'il en était ainsi, ne devrait-on pas renoncer au service des pauvres, choisir la meilleure part, la part qui ne sera point ôtée, s'appliquer à la méditation, soupirer après les délices de l'instruction, ne s'occuper que de la science du salut, sans se demander s'il y a quelque étranger à recueillir, quelque pauvre qui manque de pain ou de vêtements, quelque malade à visiter, quelque captif à racheter, quelque mort à ensevelir? Ne faudrait-il pas enfin laisser-là les oeuvres de miséricorde et ne s'adonner qu'à la science sainte? Si la part de Marie est la meilleure, pourquoi tout le monde n'en ferait-il pas choix? N'aurions-nous pas pour défenseur le Seigneur lui-même? Comment craindre de blesser ici sa justice, puisqu'il a rendu d'avance une sentence si favorable?

3. Ce n'est pas cela néanmoins; et le Seigneur a bien dit. La chose n'est pas comme tu l'entends, elle est comme tu dois l'entendre. Remarque bien: «Tu t'occupes de beaucoup de choses, quand il n'y en a qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part.» La tienne n'est pas mauvaise, la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure? Parce que tu t'occupes de beaucoup de choses, et elle d'une seule. Or l'unité est au dessus de la multiplicité, car l'unité n'a pas été produite par la multiplicité, mais la multiplicité par l'unité. La multiplicité a été créée et créée par un seul. Le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, quelle foule d'objets! Qui pourrait les énumérer, s'en figurer même la quantité? Qui les a faits? Dieu seul. Et voilà que tous sont très-bons (1). Mais si toutes ces oeuvres sont bonnes, combien meilleur encore Celui qui en est l'auteur! Considérons à ce point de vue les occupations que suscite cette multitude d'êtres créés.

Il est nécessaire de travailler à nourrir le corps. Pourquoi? Parce que ce corps a faim, parce qu'il a soif. Il est nécessaire d'exercer la miséricorde envers les malheureux. Tu partages ton pain avec celui qui a faim. Pourquoi? Parce que tu l'as rencontré souffrant de la faim. Suppose que personne n'endure plus la faim; avec qui partager encore? Qu'il n'y ait plus d'étranger; à qui faire l'hospitalité? Qu'il n'y ait plus de pauvre sans vêtements; à qui en préparer? Supprime la maladie; qui visiter encore? La captivité; qui racheter? Les querelles; qui réconcilier? La mort; qui ensevelir? Or, aucun de ces maux n'existera dans la vie future; ni conséquemment aucun de ces services; et Marthe avait raison de pourvoir aux besoins corporels, mais aux besoins corporels volontaires du Seigneur, de servir sa chair mortelle.

Qui était dans cette chair mortelle? «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.» Voilà Celui qu'écoutait Marie. «Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (2).» Voilà Celui que servait Marthe; et c'est pourquoi «Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée:» elle a choisi ce qui subsiste éternellement; cela «ne lui sera point ôté.» Elle a voulu ne s'occuper que de cela seul, et déjà elle goûtait combien il est bon de s'attacher à Dieu (3). Assise aux pieds de notre Chef, plus elle s'humiliait, plus elle recevait de lui. L'eau cherche le fond des vallées et fuit les hauteurs de la colline.

Ainsi donc le Seigneur ne blâma point ce qu'elle faisait; il distingua les fonctions. «Tu t'occupes de beaucoup de choses; or, il n'y en a qu'une de nécessaire,» et Marie en a fait choix. Quand cesseront les travaux produits par la multiplicité, restera l'amour de l'unité; c'est ainsi que son choix «ne lui sera point ôté.» Mais le tien, c'est la conséquence, conséquence sous-entendue; mais le tien te sera ôté. Et toutefois il ne te sera ôté que pour ton avantage, que pour être remplacé par quelque chose de meilleur. A tes travaux en effet succèdera le repos, et aux inquiétudes de la navigation la sécurité du port.

1. Gn 1,31 - 2. Jn 1,1-14 - 3. Ps 72,28-29

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4. Ainsi vous le voyez, mes bien-aimés, et vous le comprenez, j'espère; il y a ici quelque grand mystère, quelque grand mystère que je dois faire connaître et comprendre à ceux-mêmes d'entre vous qui ne l'entrevoient pas encore. Ces deux femmes qui furent l'une et l'autre agréables au Seigneur, aimables toutes deux et toutes deux fidèles, ces deux femmes figurent deux vies: la vie présente et la vie future, la vie du travail et la vie du repos, la vie de l'épreuve et la vie du bonheur, la vie du temps et la vie de l'éternité. Voilà les deux vies; approfondissez davantage leurs caractères réciproques.

Qu'y a-t-il donc, dans la vie du temps, non pas quand elle est vicieuse, injuste, criminelle, débauchée, impie; mais laborieuse et pleine de soucis, en proie aux supplices de la crainte et aux inquiétudes des tentations; innocente pourtant, comme il convenait que Marthe la menât? Examinez-la autant que vous en êtes capables et approfondissez sa nature, plus que je ne le fais dans mon discours. Quant à la vie coupable, elle était étrangère à Marie, et si elle lui fut jamais connue, elle disparut à l'approche du Seigneur; en sorte que dans cette heureuse demeure qui reçut le Sauveur, il n'y avait que les deux vies représentées par les deux sueurs, deux vies innocentes, deux vies louables; l'une appliquée au travail, l'autre au repos, sans que ni l'une ni l'autre fût une vie de dérèglements ou d'oisiveté; oui, deux vies innocentes, deux vies louables dont l'une était appliquée au travail et l'autre au repos; sans que la première fût une vie de dérèglements, car l'activité doit y prendre garde; et sans que la seconde fut une vie d'oisiveté, car le repos y est exposé. Ces deux vies étaient donc alors dans cette demeure, et avec elles la source même de la vie. Marthe était une image du présent; Marie, de l'avenir. Nous sommes à ce que faisait Marthe, nous espérons ce que faisait Marie. Faisons bien l'un pour posséder l'autre pleinement.

Qu'avons-nous en effet, combien avons-nous de ces biens à venir? Combien en avons-nous pendant que nous sommes ici? Il est vrai toutefois que nous en goûtons quelque chose, quand éloignés des affaires et des soins domestiques vous vous réunissez ici, et vous y tenez attentifs. Vous êtes en cela semblables à Marie. Il vous est même plus facile de l'imiter qu'à moi, puisque c'est moi qui donne. Mais ce que je puis vous donner vient du Christ, vous n'êtes nourris que de ce qui vient de lui, car il est notre commun aliment, et avec vous je puise en lui la vie. Notre vie aussi, mes frères, c'est que vous soyez fermes dans le Seigneur (1); en vous appuyant sur le Seigneur, et non sur nous. Car celui qui est quelque chose, ce n'est pas celui qui plante, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2).

1. 1Th 3,8 - 2. 1Co 3,7




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SERMON CV. LES TROIS PAINS (1).

1. Lc 11,5-13 (451)

ANALYSE. - Quoique ce discours ne soit que l'explication de ce que dit Notre-Seigneur au chapitre 11,5-13, selon saint LUC, on y distingue deux parties manifestes. La première est l'explication proprement dite du texte sacré, et la seconde la réfutation des calomnies lancées par les païens contre le Christianisme, à propos du sac de Rome par Alaric. - I. La parabole employée ici par le Sauveur est une excitation bien pressante à la prière. Mais quel est le sens des principaux traits qu'elle renferme? L'ami qui vient frapper à la porte de son ami pour en obtenir les trois pains nécessaires aux trois hôtes qui viennent de lui arriver pendant la nuit, ne désigne-t-il pas l'embarras où nous nous trouvons quelquefois pour répondre à certaines questions religieuses? Nous aussi demandons trois pains. Ces trois pains sont d'abord une foi claire et ferme au mystère adorable de la Trinité. Ces trois pains sont aussi les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité; et l'on peut croire que ces trois vertus sont particulièrement représentées dans la même parabole par le pain, le poisson et l'oeuf. Le pain est le symbole de la charité qui le donne, et si Notre-Seigneur y oppose la pierre, c'est que rien n'est contraire à cette vertu comme la dureté. Le poisson rappelle la foi, qui conserve toute sa vigueur au milieu des tempêtes et des agitations du siècle, sans se laisser dévorer par le serpent infernal. L'oeuf enfin qui n'est que la promesse d'un poussin, l'oeuf dont le germe est recouvert et voilé par la coque, représente convenablement l'espérance des biens futurs que l'on ne voit pas encore. Le scorpion qui cherche à le détruire est-il autre chose que ce monde ennemi qui cherche à détourner nos regards de l'éternelle félicité? - II. Le monde attribue au Christianisme la ruine de Rome. Mais, premièrement, est-ce que le Christ a promis que Rome subsisterait éternellement? Il n'a promis l'éternité qu'à la Jérusalem céleste, et les poètes flatteurs de Rome ne l'ont jamais sérieusement considérée comme une ville impérissable. Au milieu de nos épreuves allons plutôt déposer notre espérance sous les ailes de Jésus-Christ. Secondement, comment les dieux païens, si on avait continué de les adorer à Rome, auraient-ils préservé Rome de sa ruine, puisqu'ils n'ont pu se préserver eux-mêmes de la destruction? Troisièmement enfin, ce qui prouve l'impuissance des idoles, c'est que Rome n'a pas été prise par l'adorateur des idoles qui voulait y en rétablir le culte, mais par un ennemi des idoles. Dans ce sac douloureux, les chrétiens, il est vrai, ont eu beaucoup à souffrir; mais pour eux quel dédommagement dans l'autre vie, tandis que les infidèles perdent tout en perdant ce monde!

1. Nous avons entendu Notre-Seigneur, notre céleste Maître, notre conseiller fidèle, lui qui nous presse de demander et qui nous donne quand nous demandons; nous l'avons entendu, dans l'Evangile, nous exciter à le prier avec instances et à frapper jusqu'à paraître opiniâtres. Voici l'exemple qu'il nous propose. Supposez, dit-il, que l'un de vos amis vienne la nuit vous demander trois pains, parce qu'un de ses amis vient de lui arriver et qu'il n'a rien à lui offrir; supposez que celui à qui il s'adresse réponde qu'il repose et ses serviteurs avec lui, et qu'on ne doit pas troubler son sommeil par d'inutiles prières, mais que le premier insiste, continue à frapper sans se laisser intimider, sans s'éloigner et que, contraint par la nécessité, il fasse en quelque sorte des menaces; l'autre se lèvera, sinon par égard pour les devoirs de l'amitié, au moins pour faire cesser tant d'importunité, et donnera tous les pains qui lui seront demandés. Et combien lui en demande-t-on? Trois seulement.

A cette parabole le Seigneur joint une exhortation et nous presse vivement de demander, de chercher, de frapper, jusqu'à ce que nous ayons obtenu ce que nous demandons, ce que nous cherchons, ce que nous voulons nous faire ouvrir. Il se sert pour cela d'un exemple emprunté aux contraires. C'est un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni égards pour personne; mais fatigué et vaincu par les instances qu'une pauvre veuve ne cessait de lui faire chaque jour, il finit par lui accorder malgré lui, ce qu'il n'avait pu se déterminer à lui octroyer avec bienveillance (1).

Mais Celui qui supplie avec nous et qui donne avec son Père, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne nous presserait pas autant de demander, s'il n'était disposé à accorder. Rougis donc, paresse humaine. Oui, Jésus est mieux disposé à nous donner que nous à accepter; plus disposé à faire miséricorde que nous ne le sommes à sortir de la misère: et pourtant nous y resterons s'il ne nous en tire, car ses invitations n'ont en vue que notre intérêt.

2. Eveillons-nous enfin, fions-nous à ses avertissements, ayons égard à ses promesses, réjouissons-nous de ses dons. Nous aussi n'avons-nous pas été visités par quelqu'un de nos amis en voyage, sans avoir de quoi lui offrir, et dans notre besoin n'avons-nous pas été obligés de recevoir, et pour nous et pour lui? Il est impossible en effet qu'un ami n'ait adressé des questions auxquelles on n'a pu répondre, et qu'au moment où il fallait donner on ne se soit trouvé à court. L'ami qui t'arrive est en voyage, c'est-à-dire qu'il vit dans ce monde où nous passons tous comme des voyageurs, sans que personne y reste comme propriétaire,

1. Lc 18,1-8

452

et où une voix dit à chacun: «Tu as mangé, sors; continue ta route, fais place à un autre (1).» Ou bien encore c'est un ami, je ne sais qui, fatigué d'un mauvais chemin, c'est-à-dire d'une vie déréglée; il ne trouve pas la vérité, dont l'exposition et l'intelligence pourraient le rendre heureux; épuisé par ses passions autant que par l'ingratitude du siècle, il vient à toi parce que tu es chrétien et il te dit: Rends-moi raison de ta foi, fais-moi chrétien aussi. Mais il te demande peut-être ce que la simplicité de ta foi te permettait d'ignorer, tu n'as pas pour apaiser sa faim et sa demande te découvre ton indigence. Ainsi le besoin de l'instruire. te force à apprendre; et la confusion que tu éprouves devant ces questions auxquelles tu ne saurais répondre, te détermine à chercher à ton tour afin de pouvoir trouver.

3. Et où chercheras-tu? Où, sinon dans les livres sacrés? Peut-être en effet que la réponse à ses interrogations s'y trouve quelque part; mais peu claire. Peut-être que dans quelqu'une de ses Epitres l'Apôtre a enseigné ce qu'on te demande; mais si tu peux le lire, tu ne saurais le comprentire. Et pourtant, il t'est impossible de passer outre; ce questionneur est là qui te presse. D'un autre côté, tu ne saurais t'adresser directement ni à Pierre, ni à Paul, ni à aucun prophète, car toute cette heureuse famille repose avec son Seigneur. Ensuite on est au milieu de la nuit, dans une ignorance profonde, et la faim de ton ami te presse de plus en plus. La simplicité de la foi te suffisait; elle ne lui suffit pas. Faut-il donc l'abandonner? Faut-il le chasser de ta maison? Adresse-toi plutôt à ton Seigneur lui-même, frappe à la porte de cette demeure où il repose avec sa famille, prie, supplie, insiste. Bien différent de cet ami dont il est parlé dans la parabole, qui ne cède qu'à l'importunité; il se lèvera et te donnera, car il est tout disposé à donner. Tu frappes sans avoir encore, obtenu; frappe encore, car il veut te donner, et s'il diffère, c'est pour enflammer tes désirs, et pour t'empêcher d'apprécier moins ce que tu aurais obtenu trop tôt.

4. Or, quand tu seras parvenu à obtenir les trois pains, c'est-à-dire à contempler et à connaître l'auguste Trinité, tu auras pour te nourrir et pour nourrir autrui. Tu pourras alors ne pas craindre l'arrivée de ton ami en voyage, mais le traiter comme un membre de ta famille

1. Si 29,33

et sans avoir peur de manquer de pain, car ce pain mystérieux ne manque jamais, il met seulement un terme à vos besoins. Compte: un pain et un pain; c'est Dieu le Père, feu le Fils et Dieu le Saint-Esprit; le Père éternel, le Fils éternel et le Saint-Esprit coéternel à l'un et à l'autre; c'est le Père immuable, le Fils immuable, le Saint-Esprit immuable également; c'est le Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit; le Pasteur suprême et l'auteur de la vie, Père, Fils et Saint-Esprit; le Paire et l'aliment, immortel, Père, Fils et Saint-Esprit. Instruis-toi doue et instruis; vis et donne à vivre, Si généreux qu'il soit, Dieu n'a rien à te donner de meilleur que lui. O avare; que voulais-tu autre chose? Et si réellement tu demandes autre chose, de quoi te contenteras-tu, quand Dieu ne te suffit pas?

5. Mais afin de pouvoir goûter ce don précieux, tuas besoin de foi, besoin d'espérance, besoin de charité. N'est-ce pas aussi le nombre trois: foi, espérance, charité? Ces trois vertus son également des dons de Dieu. C'est de lui que nous recevons la foi: «Selon la mesure de la foi, dit l'Apôtre, que Dieu, a départie à chacun de nous (1).» De toi aussi nous vient l'espérance: «C'est vous qui m'avez donné l'espérance,» Seigneur (2). De lui aussi la charité: «La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (3).» Il y a toutefois quelque différence entre ces trois choses qui néanmoins sont toutes des dons divins, Car «maintenant demeurent toutes les trois, la foi, l'espérance et la charité; et la plus grande des trois est la charité (4).» Mais il n'est pas dit des pains évangéliques que l'un fût plus grand que les autres; il est dit simplement qu'on en demanda et qu'on en reçut trois.

6. Voici encore le nombre trois: «Si quelqu'un d'entre vous voit son fils lui demander du pain, lui donnera-t-il une pierre? Si c'est un poisson, lui présentera-t-il un serpent? Et si c'est un cent, lui offrira-t-il un scorpion. Si donc tout mauvais que vous êtes, vous savez donner à vos enfants des choses bonnes; à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux n'accordera-t-il que ce qui est bon à ceux qui lui en feront la demande?» Arrêtons-nous à examiner ceci: peut-être découvrirons-nous aussi, toutes les trois, la foi, l'espérance et la charité.

La charité l'emporte sur les autres. Si on compare

1. Rm 12,3 - 2. Ps 118,49 - 3. Rm 5,5 - 4. 1Co 13,13

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un pain, un poisson et un neuf, n'est-ce pas le pain qui vaut mieux? C'est donc avec raison que nous prenons ici le pain comme symbole de la charité; et si au pain le Sauveur oppose une pierre, c'est qu'à la charité la dureté est bien contraire.

Dans le poisson nous voyons la foi; et nous aimons à répéter avec un saint personnage qu'un bon poisson est une foi pieuse. Il vit au milieu des flots sans se déchirer et sans se dissoudre. C'est ainsi que vit la foi pieuse au sein des tentations et des tempêtes du siècle; le monde la persécute, elle demeure intacte. Mais prends garde au serpent, il en est l'ennemi. En effet c'est par la foi qu'a été fiancée cette épouse à qui il est dit, au livre des Cantiques: «Viens du Liban, mon épouse; viens et du commencement de la foi passe ici (1).» Ainsi elle est fiancée, parce que la foi est le commencement des fiançailles. De fait, l'Époux alors fait une promesse et on y tient avec foi. Et si le Seigneur oppose le serpent au poisson, le diable à la foi, l'Apôtre ne dit-il pas de son côté à l'épouse mystique: «Je vous ai fiancée à un Epoux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure; et je crains que comme le serpent a séduit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ (2),» c'est-à-dire, qui est dans la foi donnée au Christ. «Le Christ, est-il écrit encore, habite par la foi dans vos coeurs (3).» Ah que le démon ne corrompe point cette foi, que le serpent ne dévore point ce poisson.

7. Reste l'espérance, et l'espérance, me semble-t-il, peut être comparée à l'oeuf. L'espérance, en effet, n'est point encore la réalité, comme l'oeuf n'est point encore un poulet; bien qu'il soit quelque chose. Si les mammifères donnent le jour à leurs petits eux-mêmes; les ovipares ne produisent que ce qui est comme l'espoir de ces petits. Ainsi donc l'espérance noirs invite à mépriser les choses présentes et à attendre les biens futurs, à oublier ce qui est derrière pour nous porter avec l'Apôtre ce qui est en avant. «Seulement, dit-il, oubliant ce qui en est arrière et m'avançant vers ce qui est devant, je tends au terme; à la palme de la céleste vocation de Dieu dans le Christ-Jésus (4).» D'où il suit que rien n'est si contraire à l'espérance que de regarder derrière, c'est-à-dire que de se confier aux choses qui passent et qui s'en vont, au lieu de compter sur ce qui ne

1. Ct 4,8 - 2. 2Co 11,2-3 - 3. Ep 3,17 - 4. Ph 13,14

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passera jamais, quoiqu'on ne le possède pas encore et qu'on doive seulement l'obtenir un jour.

Or, c'est quand des épreuves multipliées tombent sur le monde comme la pluie de soufre tomba sur Sodome, qu'on doit craindre d'imiter la femme de Lot. Elle regarda derrière et resta aussitôt immobile, changée en un monceau de sel, pour inspirer et assaisonner en quelque sorte la prudence (1).

Voici ce que l'Apôtre Paul dit encore de l'espérance: «Car c'est en espérance que nous avons été sauvés. Or l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance; comment en effet espérer ce qu'on voit? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons, par la patience (2).» - «Comment espérer ce qu'on voit?» On voit l'oeuf; mais l'oeuf n'est pas encore un poulet; et l'on ne voit pas ce poulet, parce qu'il est couvert de la coque de l'oeuf. Il faut: l'attendre patiemment et l'échauffer pour l'amener à la vie. Ainsi, applique-toi, porte-toi en avant, oublie ce qui est passé; car ce qui se voit, passe avec le temps. «Ne considérons point ce qui se voit, dit encore l'Apôtre, mais ce qui ne se voit pas; puisque ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel (3).» Oui, c'est vers ce qui- ne se voit pas que tu dois porter ton espoir; attends, prends patience, ne regarde point derrière, crains pour ton veuf la queue du scorpion, n'oublie pas que c'est de la queue, que c'est par derrière qu'il frappe. Non, que le scorpion ne brise pas cet oeuf, que le monde ne détruise pas ton espérance par ce poison funeste qu'il t'offre en quelque sorte par derrière. Que ne dit-il pas, en effet? quel bruit ire fait-il pas derrière toi pour te porter à tourner la tête, c'est-à-dire à t'appuyer sur les biens présents? et toutefois peut-on appeler présent ce qui toujours ne fait que passer? et à perdre de vue, pour reposer tes affections dans ce monde qui s'évanouit, les promesses que t'a faites le Christ et qu'il accomplira sûrement, parce qu'il est fidèle à sa parole?

8. Et si Dieu mêle tant d'amertumes aux prospérités de la terre, c'est pour nous porter à chercher une autre félicité, une félicité dont la douceur ne soit pas trompeuse. Mais par ces amertumes le monde veut détourner tes regards de ce qui est devant toi et te faire regarder derrière. N'est-ce pas pour cela que tu te plains des adversités et des afflictions? Depuis l'avènement du Christianisme,

1. Gn 19,26 - 2. Rm 8,24-25 - 3. 2Co 4,18

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dis-tu, tout s'en va. Pourquoi ces murmures? Dieu ne m'a point promis que tout cela ne périrait pas; le Christ non plus ne l'a point promis. Eternel il n'a point promis ce qui est éternel, et si je crois, je deviendrai éternel moi-même, de mortel que je suis. Pourquoi faire tant de bruit, ô monde immonde? Pourquoi tant murmurer? Pourquoi chercher à me détourner de Dieu? Tu veux me retenir ici, et tu t'en vas? Que ne ferais-tu point, s'il n'y avait en toi que douceur, puisque tout amer que tu sois, tu sembles nous présenter de doux aliments?

Si donc je conserve, si je garde ainsi mon espérance, l'oeuf mystérieux n'est point écrasé par le scorpion. «Je bénirai le Seigneur en tout temps; sa louange sera toujours sur mes lèvres (1).» Que le monde prospère ou tombe en ruines, «Je bénirai le Seigneur» qui a fait le monde; oui je le bénirai. Qu'humainement parlant le monde soit en bon ou en mauvais état; «Je bénirai le Seigneur en tout temps, toujours sa louange sera dans ma bouche.» Bénir Dieu quand le monde prospère et blasphémer quand il est éprouvé, ce serait être blessé par l'aiguillon du scorpion et regarder derrière. Dieu nous en préserve! «Le Seigneur a donné, le «Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur «ainsi il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni (2)!»

9. La cité qui nous a donné le jour subsiste encore, grâces à Dieu. Ah! si seulement elle naissait à la vie spirituelle et passait avec nous à l'éternité! Mais si cette cité qui nous a engendrés à la vie terrestre ne doit pas subsister toujours; toujours subsistera celle qui nous a fait naître à la vie céleste. «C'est le Seigneur qui a bâti Jérusalem (3).» Mais a-t-il en dormant laissé crouler son édifice? Y a-t-il laissé entrer l'ennemi pour n'avoir pas veillé sur lui? «Si le Seigneur ne protège la cité, c'est en vain qu'on veille à sa garde (4).» Quelle est cette cité? «Le protecteur d'Israël ne dort ni ne sommeille (5).» Or qu'est-ce qu'Israël, sinon la postérité d'Abraham? Et qu'est-ce que la postérité d'Abraham, sinon le Christ, comme le dit l'Apôtre? Et nous, que sommes-nous? «Vous êtes au Christ, poursuit-il; conséquemment de la postérité d'Abraham et les héritiers de la promesse (6). Toutes les nations, est-il dit en effet, seront bénies dans ta postérité (7).» Voilà la cité sainte, la cité fidèle, la cité qui est étrangère sur la terre mais

1. Ps 32,2 - 2. Jb 1,21 - 3. Ps 146,2 - 4. Ps 126,1 - 5. Ps 1120,4 - 6. Ga 3,16-29 - 7. Gn 22,18

qui a ses fondements au ciel. O fidèle, ne perds point tes espérances, ne perds point la charité; ceins-toi les reins et attends que ton Seigneur revienne des noces (1). Pourquoi trembler en voyant périr les royaumes de la terre? N'est-ce pas pour t'empêcher de succomber avec eux qu'un autre royaume t'a été promis au ciel? Et n'a-t-il pas été prédit, prédit sûrement que ces royaumes de la terre périraient? Nous, ne pouvons le nier: ce Seigneur que tu attends a dit en propres termes: «Les nations se jetteront l'une sur l'autre et les royaumes sur les royaumes (2).» Ces royaumes subissent des révolutions; mais viendra celui dont il est écrit qu'il n'aura pas de fin.

10. Il est des hommes qui ont promis cette immortalité aux royaumes de ce monde; ils ne disaient pas vrai, l'adulation les faisait mentir. Un de leurs poètes représente Jupiter disant des Romains: «Je ne leur fixe ni limites ni durée; je leur donne un empire éternel (3).» Mais tel n'est point le langage de la vérité. O donneur qui n'as rien donné, ce prétendu royaume éternel, où l'as-tu placé? Sur la terre ou au ciel? Sur la terre assurément. Du reste, fût-ce au ciel, «le ciel et la terre passeront (4).» Or si les oeuvres de Dieu même doivent passer, combien plus vite encore l'oeuvre d'un Romulus. Peut-être même, si nous voulions attaquer Virgile et lui reprocher d'avoir ainsi parlé, nous prendrait-il à part pour nous dire: Je sais comme vous, ce qu'il en est; mais pour vendre mes vers aux Romains, ne devais je pas les flatter et leur faire de mensongères promesses? Remarquez toutefois quelles précautions j'ai prises en écrivant ces paroles: «Je leur donne un empire éternel.» C'est leur Jupiter que j'ai mis en scène pour lui prêter ce langage. Ce n'est pas en mon nom que j'ai dit ce mensonge, c'est à Jupiter que j'ai fait remplir un rôle trompeur. Ne fallait-il pas qu'il fût aussi faux prophète qu'il était faux dieu? D'ailleurs, voulez-vous savoir que je ne me faisais pas illusion? Quand ailleurs je n'ai pas prêté la parole à Jupiter, c'est-à-dire à une pierre, mais que j'ai parlé en mon nom, j'ai dit expressément: «Ce n'est ni la fortune de Rome ni son règne périssable (5).» Observez comment j'ai nommé son règne un règne périssable, je l'ai dit sans hésitation. - Il parlait donc sincèrement quand il a nommé ce règne périssable; et en flatteur quand il l'a dit éternel.

1. Lc 12,35-36 - 2. Mc 13,8 - 3. Enéid. liv. 1, vers 278, 279. - 4. Lc 21,33 - 5. Géorg. liv. 2, vers 498.

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11. Ainsi, mes frères, point de découragement; tous les royaumes de la terre auront une fin. Est-ce maintenant? Dieu le sait. Peut-être n'est-ce pas encore; peut-être aussi est-ce la faiblesse de caractère, la compassion, la misère humaine qui nous font désirer l'éloignement de cette fin s'ensuit-il qu'elle ne viendra jamais? Fixez votre espoir en Dieu, désirez, attendez les biens éternels. Vous êtes chrétiens, mes frères, nous le sommes. Mais le Christ n'est point descendu pour vivre dans les délices; supportons le présent plutôt que de nous y attacher; l'adversité nuit, hélas! trop manifestement, et la prospérité flatte avec trop de perfidie. Redoute la mer, lors k même qu'elle est calme. Gardons-nous bien d'entendre vainement l'exhortation solennelle d'élever nos coeurs. Pourquoi laisser ce coeur sur la terre, puisque nous la voyons se bouleverser? Nous ne pouvons que vous exciter à préparer de quoi répondre, pour justifier votre espérance, à ces insulteurs, à ces blasphémateurs du nom chrétien. Qu'aucun murmure ne parvienne à vous détacher de l'attente des biens à venir. Tous ceux qui dans les adversités actuelles outragent notre Christ, ne sont-ils pas comme la queue du scorpion? Ah! courons cacher notre oeuf mystérieux sous les ailes maternelles de cette poule évangélique qui crie: «Jérusalem, Jérusalem,» ceci s'adresse à la Jérusalem perdue de la terre et du mensonge, «combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants; comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu n'as pas voulu (1)!» Ah! qu'elle ne nous dise point: «J'ai voulu et tu n'as pas voulu!» Cette poule évangélique est en effet la divine. Sagesse qui s'est incarnée pour se mettre à la portée de ses petits. Pour ses poussins que ne fait point une poule? Voyez ses plumes hérissées, ses ailes pendantes, sa voix fatiguée, affaiblie, amoureuse et languissante. Oui, déposons notre oeuf, notre espoir, sous les ailes de cette poule sacrée.

12. Peut-être avez-vous remarqué encore comment la poule tue le scorpion. Plaise donc à Dieu que ces blasphémateurs qui rampent à erre, qui sortent de sombres cavernes et dont l'aiguillon funeste fait de mortelles blessures, soient déchirés et dévorés par cette poule qu'elle se les incorpore et les transforme, en quelque sorte, en oeuf! Ah! qu'ils ne s'irritent point; nous paraissons émus, mais nous ne rendons

1. Mt 23,37

pas malédictions pour malédictions; nous opposons, au, contraire, les bénédictions aux malédictions, la prière ail blasphème (1). Qu'on ne dise donc pas, à propos de moi: O si seulement il ne parlait pas de Rome! Est-ce que je l'insulte? Est-ce que plutôt je ne prie pas Dieu pour elle, vous y exhortant vous-mêmes comme je puis? Loin de moi la pensée de l'insulter! Que Dieu détourne cette idée de mon coeur et de mon esprit, déjà si douloureusement affectés! N'y avions-nous pas et n'y avons-nous point encore des frères en grand nombre? N'y a-t-il pas là une portion importante de cette Jérusalem qui voyage sur la terre? N'y a-t-elle pas enduré des calamités temporelles, mais sans perdre les félicités éternelles?

Que veux-je donc, en parlant de Rome, sinon montrer la fausseté de leurs accusations contre notre Christ, lequel, disent-ils, aurait perdu Rome, soutenue auparavant par des dieux de pierre et de bois? Pourquoi n'ajouter pas des dieux de monnaie, des dieux d'airain, des dieux même d'argent et d'or; car «les idoles des nations sont de l'argent et de l'or.» Le prophète ne dit point que ces dieux soient de la pierre, ni du bois, ni de terre cuite, mais ce qu'on estime beaucoup, «de l'argent et de l'or.» Mais tout or et tout argent qu'ils soient, «ils ont des yeux et ne voient pas (2).» Considérés comme monnaie, les dieux d'or et les dieux de bois sont loin d'être équivalents; considérés comme ayant des yeux et ne voyant point, ils se valent. Et voilà les gardiens auxquels les doctes ont confié le salut de Rome, des gardiens qui ont des yeux sans voir! S'ils pouvaient sauver Rome, pourquoi eux-mêmes ont-ils succombé avant elle? - Rome a succombé avec eux, reprennent-ils. - Ils n'en ont pas moins succombé. - Ce n'est pas eux, poursuivent-ils, mais leurs statues. - Quoi! ils n'ont pu protéger leurs propres statues et ils auraient pu préserver vos demeures? Depuis longtemps déjà Alexandrie a perdu ces espèces de divinités; et Constantinople, depuis qu'un Empereur chrétien en a fait une grande ville, n'a pi us également de faux dieux s'en est-elle moins développée? Ne prospère-t-elle pas et né subsiste-t-elle pas encore? Elle subsistera tant qu'il plaira à Dieu, car nous ne prétendons pas ici lui assurer l'immortalité. Aujourd'hui encore Carthage subsiste sous la protection du Christ et depuis longtemps y est

1. 2Co 4,12-13 - 2. Ps 113,4-5

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tombée cette prétendue divinité qu'on appelait Céleste et qu'on voit maintenant bien terrestre.

13. On a tort aussi de publier que Rome a été prise et saccagée aussitôt après la destruction de ses dieux. Rien de plus faux; les idoles étaient renversées bien auparavant, et même, depuis, les Goths furent vaincus sous la conduite de Rhadagaise. Rappelez vos souvenirs, mes frères, rappelez vos souvenirs; il n'y a pas longtemps, il y a seulement quelques années que ceci s'est passé. Après que toutes les idoles eurent été renversées dans la ville de Rome, Rhadagaise, roi des Goths, y accourut avec une grande armée, une armée bien plus grande que celle d'Alaric. Rhadagaise était païen et sacrifiait chaque jour à Jupiter. On publiait de toutes parts qu'il ne cessait d'offrir des victimes. Aussi tous les païens disaient-ils alors: Nous ne sacrifions pas et lui sacrifie, nous devons donc nous attendre à être vaincus. Mais pour montrer que de ces sacrifices ne dépendent ni le salut temporel, ni l'existence des empires, Dieu fit essuyer à Rhadagaise une défaite surprenante. Vinrent ensuite d'autres Goths qui ne sacrifiaient point; ils n'étaient pas chrétiens catholiques, mais ils détestaient les idoles; et avec leur haine des idoles ils s'emparèrent de Rome, triomphant ainsi de ceux qui mettaient leur espoir dans les faux dieux, qui recherchaient encore des idoles renversées et voulaient leur offrir encore des sacrifices.

Nos frères sans doute étaient là aussi et ils eurent à souffrir; mais ils savaient répéter «Je bénirai le Seigneur en tout temps (1).» Ils souffrirent dans un empire terrestre, mais ils ne perdirent point le royaume des cieux; au contraire, ces afflictions temporelles les rendirent meilleurs et plus capables d'en faire la conquête. S'ils n'ont pas blasphémé au milieu de leurs épreuves, ils ressemblent à des vases qui sortent intacts de la fournaise et ils sont remplis des bénédictions du ciel. Quant à ces blasphémateurs qui recherchent les choses de la terre, qui les désirent et y mettent leur espoir, une fois que, bon gré, mal gré, elles leur auront échappé„ que posséderont-ils encore? où pourront-ils s'arrêter? N'ayant rien au dedans ni rien au dehors, la conscience plus dénuée encore que la bourse, où sera leur repos? où sera leur salut? où sera leur espoir? Ah! qu'ils viennent, qu'ils cessent de blasphémer et apprennent à adorer,: que ces scorpions avec leurs dards soient mangés par la Poule mystérieuse et transformés par elle en son corps; qu'ils s'exercent sur la terre, pour être couronnés dans le ciel.

1. Ps 33,2





Augustin, Sermons 103