Augustin, Sermons 33

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SERMON XXXIII. LE CANTIQUE NOUVEAU OU L'AMOUR AVEC LEQUEL ON DOIT ACCOMPLIR LA LOI DE DIEU. (1).

ANALYSE. - Dans cette allocution pleine de grâces saint Augustin rappelle dans quel esprit, dans quelles dispositions il faut accomplir les dix commandements. Il constate d'abord d'une manière générale que l'amour est le propre caractère du nouveau Testament. Il montre ensuite brièvement que les préceptes compris dans chacune des deux tables du Décalogue doivent être observés dans un esprit d'amour. Il termine en disant que cet amour sacré réhabilite les vrais chrétiens et les discerne des schismatiques.

1. Il est écrit: «Je vous chanterai, mon Dieu, un cantique nouveau; je vous célèbrerai sur le psaltérion à dix cordes;» et par le psaltérion à dix cordes on entend les dix préceptes de la loi.

Mais chanter et célébrer est l'occupation de ceux qui aiment; car la crainte était le partage du vieil homme, et l'amour est l'esprit de l'homme nouveau. C'est ainsi encore que nous distinguons les deux Testaments, le nouveau et l'ancien, figurés, dit l'Apôtre, par les deux fils d'Abraham, dont l'un est né de l'esclave et l'autre de la femme libre, et qui représentent, dit-il, les deux Testaments (2). La crainte en effet est propre à la servitude, l'amour est le caractère de la liberté. L'Apôtre le remarque également: «Vous n'avez pas reçu de nouveau l'esprit de servitude pour vous conduire par la crainte; mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants qui nous porte à crier: Père, Père (3).» Jean dit aussi «Il n'y a point de crainte dans la charité; mais la charité parfaite chasse la crainte (4).»

1. Ps 143,9 - 2. Ga 4,22-24 - 3. Rm 8,15 - 4. 1Jn 4,18

C'est donc la charité qui chante le cantique nouveau. Cette crainte servile du vieil homme peut bien avoir le psaltérion à dix cordes, les Juifs charnels ont reçu en effet les dix préceptes de la loi; mais il ne peut chanter sur ce psaltérion le cantique nouveau, car il est sous la loi et ne saurait l'accomplir. Il porte l'instrument, il n'en touche pas; le psaltérion est pour lui une charge, non pas un ornement. Celui au contraire qui est sous la grâce et non sous la loi, en accomplit les préceptes, car la loi n'est pas pour lui un fardeau mais une décoration; sa crainte n'en est pas accablée, mais son amour embelli; et embrasé de l'Esprit de charité, il chante déjà sur le psaltérion à dix cordes le cantique nouveau.

2. Voici en effet ce que dit l'Apôtre: «Qui aime le prochain accomplit la loi. En effet: Tu ne commettras point d'adultère, tu ne feras point d'homicide, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et s'il est quelque autre commandement, tout se résume dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour du prochain n'opère pas le mal. La charité est donc la plénitude de la loi (1).» Le Seigneur avait dit: «Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir (2);» c'est pourquoi il donna à ses disciples un commandement où ils puiseraient la force d'accomplir la loi: «Je vous donne, leur dit-il, un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (3).»

1. Rm 12,8-10 - 2. Mt 5,17 - 3. Jn 13,34

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Rien donc d'étonnant si ce nouveau commandement chante le cantique nouveau, puisque les dix préceptes de la loi sont le psaltérion à dix cordes, nous l'avons dit, et que la charité est la plénitude de la loi. En disant: «Tu ne commettras point d'adultère, tu ne feras point d'homicide,» et le reste, saint Paul a voulu rappeler simplement quelques-unes des cordes de ce psaltérion, afin de donner par là une idée des autres. Et de même que la charité comprend deux préceptes auxquels le Seigneur rapporte toute la loi et les prophètes (1), ce qui montre bien que l'amour est la plénitude de la loi; ainsi les dix préceptes sont eux-mêmes divisés en deux tables. Trois ont été écrits sur une table et sept sur l'autre. Les trois premiers se rapportent à l'amour de Dieu, et les sept autres à l'amour du prochain.

3. Voici le premier des trois: «Ecoute, Israël; le Seigneur ton Dieu est le Seigneur unique (2). «Tu ne te feras ni idole ni image de ce qui est en haut dans le ciel ni en bas sur la terre;» tout ce qui suit est également destiné à rattacher au culte d'un seul Dieu en faisant renoncer au culte impur des idoles. Voici le second commandement: «Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu (3).» Le troisième concerne l'observation du sabbat.

Symboles de la Trinité sans doute, ces trois préceptes se rapportent à l'amour de Dieu. L'unité divine a sa source dans le Père: aussi le premier précepte parle surtout de l'unité de Dieu. Le second nous avertit de ne point regarder le Fils de Dieu comme une créature, ce qui arriverait si nous le considérions comme n'étant point égal à son Père. «Car toute créature, comme dit l'Apôtre, est assujettie à la vanité (4);» et il nous est défendu de prendre en vain le nom du Seigneur notre Dieu. Le Don même de Dieu, c'est-à-dire le Saint-Esprit, est la promesse du repos éternel figuré parle sabbat. Aussi nous observons spirituellement le sabbat, en ne faisant point d'oeuvres serviles. Ces oeuvres sont interdites aux Juifs eux-mêmes, nonobstant leurs interprétations charnelles. Et ce qui prouve que l'on doit prendre les oeuvres serviles dans un sens spirituel, c'est cette sentence du Seigneur: «Quiconque fait le péché est l'esclave du péché (5).»

Or on entend par péché non-seulement l'action honteuse ou injuste qu'aperçoivent les hommes,

1. Mt 22,37-40 - 2. Dt 6,4 - 3. Ex 20,2-11 - 4. Rm 8,20 - 5. Jn 8,34

mais encore l'intention d'une action bonne en elle-même, quand on agit en vue d'une récompense temporelle et non en vue de l'éternel repos. Quoiqu'on fasse en effet, si l'on agit dans l'intention d'obtenir des avantages terrestres, on agit servilement et l'on n'observe pas le sabbat. Car il faut aimer Dieu pour lui-même, et l'âme ne peut trouver de repos que dans ce qu'elle aime. Donc elle ne peut trouver l'éternel repos que dans l'amour de Dieu qui seul est éternel: c'est la sanctification parfaite et le sabbat spirituel par excellence. Et comme le Saint-Esprit est l'auteur de notre sanctification, qui ne serait excité à contempler ici un grand mystère en voyant que des trois préceptes relatifs à Dieu le troisième regarde le sabbat, et que de toutes les oeuvres attribuées à Dieu par le livre sacré de la Genèse, il n'a sanctifié que le septième jour, ce qui indiquait déjà le sabbat (1)?

4. Le premier des sept préceptes, qui se rapportent à l'amour du prochain, est, celui-ci «Honore ton père et ta mère;» le second: «Tu ne tueras point;» le troisième: «Tu ne commettras point d'adultère;» le quatrième: «Tu ne déroberas point;» le cinquième: «Tu ne feras point de faux témoignage;» le sixième: «Tu ne convoiteras point l'épouse de ton prochain;» le septième: «Tu ne convoiteras point le bien d'autrui (2).»

L'Apôtre rend évidemment témoignage à cette division de toute la loi, lorsque il dit: «Honore ton père enta mère; c'est le premier commandement.» En effet, pour peu qu'on examine on s'aperçoit que ce commandement n'est pas le premier de tout le Décalogue; car le premier des dix préceptes est celui qui ordonne de n'adorer que Dieu. Aussi le commandement d'honorer les parents est écrit sur la seconde table, et saint Paul l'appelle le premier, parce qu'il est le premier des préceptes qui concernent l'amour du prochain.

5. Ainsi donc chantons le cantique nouveau, chantons sur le psaltérion à dix cordes. Ce cantique nouveau est la grâce du nouveau Testament qui nous distingue du vieil homme de l'homme terrestre, qui le premier a été fait de terre. Car il a été formé d'argile et après avoir perdu la béatitude il a été jeté dans la misère en juste punition de sa désobéissance au commandement divin. Mais que dit le prophète en louant la grâce divine qui nous réconcilie avec Dieu par la rémission des péchés, et qui nous renouvelle en détruisant

1. Gn 2,3 - 2 Ex 20,12-16

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l'antique vieillesse? «Il m'a tiré de l'abîme de misère et de la boue fangeuse; il a affermi mes pieds sur la pierre et dirigé mes pas; il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu (1).» C'est le cantique nouveau que l'on accompagne du psaltérion à dix cordes. Car nul ne loue Dieu, c'est-à-dire nul ne chante sa gloire, qu'en accordant ses actions avec ses paroles par le double amour de Dieu et du prochain.

Que les Donatistes rebaptiseurs ne se croient pas du cantique nouveau: on ne le chante pas lorsque, par un orgueil impie, on se sépare de

1. Ps 39,3-4

l'Église à qui Dieu a commandé de vivre dans toute la terre. En effet le même prophète dit ailleurs: «Chantez au Seigneur un cantique nouveau; toute la terre chantez le Seigneur (1).» Celui donc qui refuse de chanter avec toute la terre, en ne renonçant pas au vieil homme, ne chante pas le cantique nouveau et ne s'accompagne pas du psaltérion; car il est l'ennemi de la charité, et la charité seule est la plénitude de la loi contenue, disons-nous, dans les dix commandements relatifs à l'amour de Dieu et du prochain.

1. Ps 95,1




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SERMON XXXIV. Prononcé à Carthage devant les Anciens. LE CANTIQUE NOUVEAU ET LA VIE NOUVELLE (1).

1. Ps 149,12

ANALYSE - Le but de saint Augustin est d'exciter puissamment à la charité. Pour y parvenir il rappelle 1. que la charité est un don si précieux que Dieu seul peut nous le faire; 2. la charité est Dieu même, d'où il suit que pour posséder Dieu il suffit d'avoir la charité. - Donc, conclut-il, et ceci peut être considéré comme une seconde partie, ne devez-vous pas pratiquer la charité en servant Dieu de tout votre coeur, en vous donnant entièrement à lui? Estimez-vous que ce soit le payer trop cher que de vous donner à lui sans réserve pour trouver en lui votre bonheur? Ne demandez pas comment vous pourrez vous aimer encore si vous aimez Dieu de tout vous-mêmes. L'amour véritable de vous-mêmes n'est autre chose que l'amour de Dieu.

1. Nous sommes invités à chanter au Seigneur un cantique nouveau. L'homme nouveau connaît ce nouveau cantique. Un cantique est l'expression de la joie, et si nous y regardons de plus près, l'expression de l'amour. Celui donc qui sait aimer la vie nouvelle, sait chanter le cantique nouveau. Mais qu'est-ce que la vie nouvelle? Ce cantique nouveau nous oblige de le rechercher. Car tout ici se rapporte au même empire; l'homme nouveau, le nouveau cantique, le Testament nouveau; et l'homme nouveau chantera le cantique nouveau et en même temps il appartiendra au nouveau Testament.

2. Il n'est personne qui n'aime; mais qu'aime-t-on? On ne nous invite donc pas à ne pas aimer, mais à choisir l'objet de notre amour. Mais que choisir si d'abord on ne nous choisit nous-mêmes, puisque nous n'aimons pas si nous ne sommes aimés les premiers?

Ecoutez l'Apôtre Jean; c'est celui qui reposait sur le coeur de son Maître, et qui y puisait, dans ce banquet mémorable, la connaissance des secrets célestes (1). Après avoir ainsi puisé et tout entier encore à son heureuse ivresse, il s'écria «Au commencement était le Verbe (2).» Quelle haute humilité! Quelle sobre ivresse! Or parmi les secrets dont il puisa la connaissance sur le coeur de son Maître, en voici un que révèle ce grand prédicateur:«Nous l'aimons, parce qu'il nous a aimés le premier (3).» N'était-ce pas beaucoup attribuer à l'homme que de dire en parlant de Dieu: «Nous aimons?» Oui? Quoi? Hommes, nous aimons Dieu; mortels, nous aimons l'immortel; pécheurs, le juste; fragiles, l'immuable; créatures, le Créateur. Nous avons aimé; et pourquoi? «Parce que lui-même nous a aimés le premier.» Cherche comment l'homme peut aimer Dieu; tu ne pourras l'expliquer qu'en disant c'est que Dieu a aimé l'homme le premier. Celui que nous aimons s'est donné à nous; il s'est donné pour que nous l'aimions. Voulez-vous apprendre plus clairement ce que Dieu nous a donné pour que nous l'aimions? Ecoutez l'Apôtre Paul: «L'amour de Dieu, dit-il; est répandu

1. Jn 13,23 - 2 Jn 1,1 - 3. 1Jn 4,10

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dans nos coeurs» Par qui? Serait-ce par nous? Non. Par qui donc? «Par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1).»

3. Après un témoignage aussi digne de foi, aimons Dieu par Dieu; oui, puisque le Saint-Esprit est Dieu, aimons Dieu par Dieu. Que puis-je dire de plus? Aimons Dieu par Dieu. Je l'ai dit: «L'amour de Dieu a été répandu dans nos «coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné;» donc, et c'est une conséquence rigoureuse, puisque l'Esprit-Saint est Dieu et que nous ne pouvons aimer Dieu que par l'Esprit-Saint, aimons Dieu par Dieu. Encore une fois, n'est-ce pas une conséquence légitime?

Mais entendez plus explicitement Jean lui-même. «Dieu est charité; et qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui (2).» C'est peu de dire: La charité vient de Dieu. Qui de nous oserait faire cette autre assertion: «Dieu est charité?» Elle vient d'un homme qui connaissait ce qu'il possédait. - Pourquoi donc l'imagination humaine, pourquoi l'esprit volage cherche-t-il à se représenter Dieu et se fabrique-t-il une idole dans son coeur? Pourquoi se le figure-t-il comme son imagination se le peut former, et non comme il a mérité de le posséder? Est-ce là Dieu? Non, le voici. Pourquoi cette esquisse? Pourquoi ces membres? Pourquoi cette attitude qui te charme? Pourquoi cette beauté corporelle? «Dieu est charité.» Quelle couleur a la charité? Quelles lignes? Quelle figure? Nous ne voyons rien de tout cela; et cependant nous aimons.

4. J'oserai m'expliquer devant votre charité voyons en bas pour découvrir en haut. L'amour bas et terrestre lui-même, l'amour souillé et corrompu qui s'attache aux beautés corporelles, nous fournit le moyen de nous élever à des considérations plus hautes et plus pures. Un débauché aime une belle femme: sans doute il est excité par la beauté extérieure, mais, il cherche au dedans un retour d'affection. S'il vient à apprendre que cette femme le hait, à l'instant même toute son ardeur pour ce corps charmant ne se refroidit-elle pas? Il se détourne de ce qu'il recherchait d'abord, il s'en offense et commence même à haïr ce que d'abord il aimait. Mais les formes sont-elles changées? Tout ce qui le séduisait n'y est-il pas encore? Oui; mais s'il était passionné pour ce qu'il voyait, il exigeait du coeur ce qu'il ne voyait pas. Connaît-il au contraire que son amour est payé de retour? Comme il

1. Rm 5,16 - 2. 1Jn 5,16

aime avec plus d'ardeur! Il voit cette femme, cette femme le voit, personne ne voit l'amour; c'est néanmoins cet invisible amour que l'on aime.

5. Elevez-vous au dessus de cette passion fangeuse et demeurez dans la pure et lumineuse charité. Tu ne vois pas Dieu; aime-le et tu le possèdes. Combien les passions coupables n'aiment-elles point de choses sans les posséder? Elles les recherchent avec une sordide avidité sans pouvoir se les procurer sur le champ. Suffit-il d'aimer l'or pour avoir de l'or? Beaucoup l'aiment et n'en ont pas. Suffit-il, pour les avoir, d'aimer les grands et riches domaines! Beaucoup les aiment et n'en ont pas. Aimer l'honneur est-ce l'avoir? Beaucoup n'en ont pas, et le désirent avec un amour brûlant; ils le cherchent et meurent souvent avant de l'avoir trouvé. Ah! Dieu se donne à nous plus parfaitement. Aimez-moi, dit-il, et vous me posséderez; car vous ne pouvez m'aimer sans me posséder.

6. O mes frères, ô mes enfants, ô enfants catholiques, ô saintes et célestes plantes, ô vous qui êtes régénérés dans le Christ et nés dans le ciel, écoutez-moi, ou plutôt «chantez avec moi le cantique nouveau.» Oui, dis-tu, je chante. Tu chantes, c'est vrai. Je l'entends: mais que ta vie ne contredise pas ta voix. Chantez de la voix, chantez du coeur, chantez de la bouche, chantez par la conduite:«Chantez au Seigneur un cantique nouveau.» Vous cherchez quelques louanges! «Sa louange est dans l'assemblée des saints.» Le chantre lui-même est le sujet de cette louange. Vous voulez chanter les louanges de Dieu? Soyez ce que vous voulez exprimer. Oui, vous êtes sa gloire si votre vie est bonne. Sa louange n'est pas dans les synagogues des Juifs; elle n'est point au milieu des folies païennes; elle n'est point dans les erreurs des hérétiques; elle n'est point dans les applaudissements du théâtre. Où donc est-elle! Considérez-vous, soyez-la vous-mêmes. «Sa louange est, dans l'assemblée des «saints.» Et si tu cherches en chantant un sujet de joie. «Qu'Israël se réjouisse en Celui qui l'a formé.» Israël ne trouve à se réjouir qu'en Dieu.

7. Interrogez-vous avec soin, mes frères; visitez le sanctuaire intérieur; considérez attentivement ce que vous possédez de charité, et augmentez ce que vous en aurez découvert. Ayez l'oeil sur ce trésor et devenez riches intérieurement.

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On appelle cher et non sans motif, ce qui est de grand prix. Ne dites-vous pas ordinairement Ceci est plus cher que cela? Que signifie: Est plus cher? N'est-ce pas: Est de plus haut prix? Or si l'on appelle plus cher ce qui est de plus haut prix, quoi de plus cher que la charité même? A combien, mes frères, en évaluons-nous le prix? Où le trouver? Tu paies le blé avec de ta monnaie; une terre, avec ton argent; une perle, avec ton or; et la charité, avec toi-même. Tu cherches à acheter un domaine, une perle, une bête de somme, et pour en trouver le prix, tu cherches dans tes terres, tu cherches chez toi. Mais pour acheter la charité, c'est toi-même qu'il faut chercher, toi-même qu'il faut trouver. Eh! Craindrais-tu de te perdre en te donnant! Tu te perds, au contraire, en ne te donnant pas.

La Charité même s'exprime par l'organe de la Sagesse, et elle te dit une chose propre à te rassurer sur cette parole: Donne-toi. Si un homme voulait te vendre un champ, il te dirait: Donne-moi ton or; et si un autre voulait te vendre quelque autre chose, il te dirait également Donne-moi ta monnaie, donne-moi ton argent. Ecoute ce que te dit la Charité par la bouche de la Sagesse: «Mon fils, donne-moi ton coeur (1). Donne-moi dit-elle; donne-moi, mon fils.» Quoi? «Ton coeur.» Il était mal chez toi, il était mal quand il était à toi. Car tu te traînais au milieu des frivolités, des amours impures et pernicieuses. Ote ton coeur de là? Où l'élever? Où le mettre? Donne-le moi. Qu'il soit entre mes mains et il ne périra point dans les tiennes. Dieu veut-il en effet laisser en tonde quoi aimer même toi, puisqu'il te dit: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit?» Et de ton coeur que te reste-t-il pour pouvoir t'aimer toi-même? Que te reste-t-il de ton âme? Que te reste-t-il de ton esprit? «De tout,» dit le Seigneur. Après t'avoir créé il te veut tout entier. Mais ne t'attriste pas, comme si le foyer de toute joie était éteint dans

1. Pr 23,26

toi-même. «Qu'Israël se réjouisse,» non en soi, mais en «celui qui l'a formé.»

8. Tu insisteras et tu diras: Si Dieu ne me laisse rien pour m'aimer; si je suis obligé d'aimer de tout mon coeur, de toute mon âme et de tout mon esprit, Celui qui m'a créé, comment m'est-il commandé par le second précepte d'aimer mon prochain comme moi-même? - C'est ce qui fait que tu dois davantage à ton prochain l'amour de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. - Comment? - «Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1).» Dieu donc de tout moi-même, et mon prochain comme moi-même. Mais comment m'aimer? Comment t'aimer? - Veux-tu savoir comment tu peux t'aimer? C'est précisément en aimant Dieu de tout ton être que tu t'aimes toi-même. Penses-tu faire à Dieu quel, qu'avantage en l'aimant? Que lui revient-il de ton amour? Que perdra-t-il si tu ne l'aimes pas? C'est toi qui gagnes à l'aimer; tu te tiens alors où tu ne saurais périr.

Mais, répliques-tu, fut-il jamais un temps où j'ai manqué de m'aimer? - Non tu ne t'aimais pas lorsque tu n'aimais pas Dieu qui t'a donné l'être. Mais en te haïssant alors, tu croyais t'aimer. «Qui aime l'iniquité hait son âme (2).»

Prière après le sermon. - Tournons-nous avec un coeur pur vers le Seigneur notre Dieu, le Père tout-puissant; rendons-lui, dans la mesure de notre petitesse, d'immenses et abondantes actions de grâces; supplions de toute notre âme son incomparable bonté de daigner agréer et exaucer nos prières; qu'il daigne aussi, dans sa force, éloigner de nos actions et de nos pensées l'influence ennemie, multiplier en nous la foi, diriger notre esprit, nous donner des pensées spirituelles et nous conduire à sa propre félicité

Au nom de Jésus-Christ, son Fils et notre Seigneur, qui étant Dieu vit et règne avec lui dans l'unité du Saint-Esprit et durant les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.

1. Mt 12,37-39 - 2. Ps 10,6



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SERMON XXXV. LE SAGE ET L'INSENSÉ. (1).

ANALYSE. - Ce discours, ou plutôt ce court fragment, est simplement destiné à expliquer pourquoi, la bonté du sage rejaillissant sur ceux qui l'entourent, la méchanceté du méchant ne nuit qu'à lui-même. C'est que la vertu des bons profite aux bons qui en sont témoins, qui y applaudissent et qui l'imitent; mais au lieu de rien faire perdre aux âmes vertueuses, le vice des pécheurs leur offre de nouvelles occasions de pratiquer la vertu et de s'améliorer.

1. Quand on n'écoute pas avec négligence les divins oracles, on peut être surpris de cette maxime: «Mon Fils, si tu es sage, tu le seras pour «toi et pour tes proches; mais si tu deviens méchant, toi seul en porteras la peine.» Quelle interprétation droite peut-on donner à ces paroles? Est-ce que la vie corrompue du prochain ne nous attriste pas comme nous réjouit la vie vertueuse? Si l'on estime qu'il s'agit ici de persuasion et que le sage profite de sa sagesse et en fait profiter ceux à qui il l'inspire; comment peut-on dire que celui qui devient méchant porte seul la peine de sa méchanceté, puisqu'il est dit des insinuations des méchants: «Les entretiens pervers corrompent les bonnes moeurs (2)?» N'est-ce pas ce que crie encore ce héraut de la charité: «Si un membre est honoré, tous les autres se réjouissent avec lui; et si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui (3)?» Comment donc est-il vrai de dire: «Mon Fils, si tu es sage, tu le seras pour toi et pour tes proches; et si tu deviens méchant, toi seul en porteras la peine?» Comment me réjouir de la bonté de quelqu'un, quand sa méchanceté ne peut me rendre méchant contre moi-même? Comment être heureux d'avoir retrouvé quelqu'un, lorsque sans danger pour moi il pouvait rester perdu? Etre sage, n'est-ce pas être un membre plein de santé avec lequel se réjouissent les autres membres? Comment donc le méchant portera-t-il seul la peine de sa méchanceté, puisque tous les membres souffrent semblablement avec le membre malade?

1. Pr 9,12 - 2. 1Co 15,33 - 3. 1Co 12,26

2. L'esprit ne sera point en paix, si cette question n'est résolue. Elle le sera avec l'aide du Seigneur, si d'abord nous croyons avec une pleine certitude, si nous regardons comme une vérité immuable et inébranlable ce principe, que nul ne saurait être bon de la bonté d'autrui, ni méchant de la méchanceté d'autrui. Ce qui fait dire à l'Apôtre: «Chacun de nous portera son propre fardeau (1);» et ailleurs: «Ainsi chacun de nous rendra compte pour soi-même (2).» il dit encore: «Que chacun éprouve ses propres oeuvres et alors il trouvera sa gloire en lui-même seulement et non dans autrui (3).» Le prophète Ezéchiel exprime la même vérité: «L'âme du père est à moi, l'âme du fils est également à moi; l'âme qui péchera mourra elle-même (4).» Il a pour but dans tout ce passage, de montrer que les enfants méchants ne sont point soulagés par les mérites de leurs parents, et que les enfants vertueux ne souffrent point de leurs vices.

Une fois ce principe indubitable fortement établi en nous, examinons en quoi nous rendons service au prochain, et distinguons avec grand soin ce que nous désirons pour notre salut, de l'affection que nous témoignons au prochain. Si tu es bon, ce n'est point de la bonté d'autrui, c'est de la tienne; néanmoins cette bonté qui est en toi et qui te rend bon, fait que tu jouis aussi de la bonté d'autrui, non pas en la lui empruntant, mais en l'aimant lui-même. De même, si tu es méchant, tu ne l'es pas de la méchanceté d'autrui, mais de la tienne, et cette méchanceté fait que tu n'aimes pas le prochain comme toi-même; car alors tu ne t'aimes pas toi-même puisque tu aimes ton plus cruel ennemi, le péché. Il ne t'attaque pas à l'extérieur, tu l'as introduit dans ton âme, et pour lui aider à te vaincre plus facilement, tu le secondes contre toi-même. En aimant ainsi l'ennemi qui t'inflige une si honteuse défaite, tu es manifestement convaincu de te haïr; et tu vérifies cet oracle divin: «Aimer l'iniquité, c'est haïr son âme (5).»

1. Ga 6,6 - 2. Rm 14,12 - 3. Ga 6,4 - 4. Ez 18,4 - 5. Ps 10,6


3. Aussi par là même que l'on est bon on se réjouit du bonheur des autres comme on s'attriste de leur malheur. Alors surtout on mérite le nom de prochain, puisque le prochain est celui (143) qui nous regarde de près, c'est-à-dire qui nous considère avec bonté. Or, «si tu es sage», tu le seras non-seulement pour toi, mais encore pour celui qui sera ton prochain dans ce sens; il ne sera pas bon de ta bonté, mais sa bonté lui fera aimer ton bonheur. Si au contraire «tu deviens méchant, tu en porteras seul la peine,» il ne la partagera point avec toi. En effet ta méchanceté ne le rendra pas méchant, elle lui inspirera plutôt de la compassion. Il s'attriste de tes vices, il n'en est pas puni: cette tristesse témoigne de son amour et de ta perte; elle te condamne et elle le couronne: elle t'accable et elle l'élève. C'est aussi pour ce motif qu'il est écrit: «Obéissez à vos supérieurs, car ils veillent comme devant rendre compte de vos âmes; afin qu'ils remplissent ce devoir avec joie et non avec tristesse; ce qui ne vous serait pas avantageux (1).» Il ne vous est pas avantageux d'être chargé de leur tristesse; mais il leur est utile de s'attrister de votre méchanceté.

Ainsi donc regarde les bons comme tes proches, et sois bon non pas de leur bonté mais de la tienne, reconnaissant toutefois qu'elle ne vient pas de toi et qu'elle t'a été octroyée par Dieu même. Qu'as-tu en effet que tu n'aies reçu (2)? De cette manière, «si tu es sage, tu le seras pour toi et pour tes proches,» à qui il est avantageux de se réjouir de ta vertu. «Mais si tu deviens méchant, tu en subiras seul la peine;» et non pas eux, puisqu'il leur est avantageux aussi de s'attrister de ta méchanceté.

1. He 13,17 - 2. 1Co 6,7




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SERMON XXXVI. DEUX SORTES DE RICHESSES. (1).

1. Pr 13,7-9

ANALYSE. - Ce discours est un grand et beau contraste entre les richesses matérielles et les richesses spirituelles. Les premières sont dangereuses; elles exposent à l'orgueil, à une présomption funeste. On peut néanmoins en faire un bon usage en les répandant dans le sein des pauvres. Les richesses spirituelles au contraire sont les biens les plus précieux et les plus dignes d'envie; avec elles on rachète son âme en faisant bon usage des richesses matérielles; avec elles encore on résiste aux séductions et aux menaces. Aussi demandons-les à Dieu avec l'humilité du publicain. En lisant le discours de saint Augustin on remarquera que ce grand contraste n'est ni raide ni étriqué; il a la souplesse, l'ampleur, l'irrégularité même de ceux de la nature.

1. La sainte Ecriture que l'on vient de vous lire nous avertit, ou plutôt Dieu par elle nous ordonne de vous adresser la parole, d'examiner et de rechercher avec vous ce que signifie cette sentence que vous venez d'entendre: «Tels font les riches, quand ils n'ont rien; et tels s'humilient quand ils sont dans l'opulence.» Il ne faut pas s'imaginer, il ne faut croire aucunement que l'Ecriture veuille ici nous prévenir de considérer comme importantes ou de craindre de ne posséder pas ces richesses visibles et terrestres dont s'enorgueillissent les superbes. On a dit: Qu'importe à un homme de faire le riche quand il n'a rien? La sainte parole signale et stigmatise cette maxime. Il ne faut pas non plus admirer beaucoup, ni imiter comme un grand modèle celui qu'elle paraît louer, si par richesses l'on entend ici les richesses temporelles et terrestres. «Et tels s'humilient, dit-elle, quand ils sont dans l'opulence.» Nous avons raison de condamner celui qui fait le riche quand il n'a rien. S'ensuit-il que nous préconisions celui qui s'humilie quanti il est dans l'opulence? Il peut nous plaire parce qu'il s'humilie; mais il ne saurait nous plaire parce qu'il est riche.

2. Admettons aussi ce sens; car il n'est ni inconvenant, ni malséant, ni inutile que les saintes Ecritures veuillent attirer notre attention sur les riches qui sont humbles. Car rien n'est pour le riche aussi à craindre que l'orgueil. Aussi l'Apôtre Paul fait à Timothée cette recommandation: «Ordonne aux riches de ce siècle de ne point s'enfler d'orgueil (1)» Les richesses ne lui faisaient pas peur; mais la maladie qu'elles engendrent, c'est-à-dire beaucoup d'orgueil. Une âme est grande, lorsqu'au sein de l'opulence elle ne reçoit aucune atteinte de l'orgueil; elle s'élève au-dessus de ses richesses lorsqu'elle en triomphe, non par le désir mais par le mépris. Le riche est donc grand lorsqu'il ne s'estime pas

1. 1Tm 6,17.

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pour être riche: se croire grand parce qu'on est riche, c'est faire preuve d'orgueil et d'indigence; c'est être bouffi dans sa chair et mendiant dans son coeur, enflé et non rempli. Voici deux outres l'une est pleine et l'autre gonflée; toutes deux sont également grandes, mais toutes deux ne sont pas pleines également. Si tu te contentes de les regarder, tu seras trompé; pèse les et tu sauras ce qu'il en est: celle qui est pleine se remue difficilement, celle qui est gonflée s'enlève en un clin d'oeil.

3. «Ordonne» donc, dit l'Apôtre, «aux riches de ce monde.» Il ne dirait pas «de ce monde,» s'il n'y avait aussi des riches qui ne sont pas de ce monde. Quels sont ces derniers? Ceux qui ont pour prince et pour chef Celui dont il est écrit: «Pour vous il s'est fait pauvre, quand il était riche». Que m'importe s'il est resté seul? Vois ce qui suit: «Afin de vous enrichir par sa pauvreté (1).» Ce n'est pas sans doute l'opulence, c'est la justice que nous a valu cette pauvreté du Christ. Mais lui, comment est-il devenu pauvre? En se faisant mortel. L'immortalité est donc l'opulence véritable; car il y a là véritablement abondance, puisqu'il n'y a point d'indigence.

Comme donc il nous était impossible de devenir immortels si pour nous le Christ ne s'était fait mortel; «il s'est fait pauvre quand il était riche.» L'Apôtre ne dit pas: Il est devenu pauvre après avoir été riche, mais: «Il s'est fait pauvre quand il était riche;», il a adopté la pauvreté sans perdre ses richesses: riche au-dedans, pauvre au-dehors, la divinité se cache dans ses richesses, soir humanité se révèle dans la pauvreté. Contemple ses richesses: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Au commencement il était en Dieu; tout a été fait par lui.» Quoi de plus riche que Celui par qui tout a été fait? Un riche peut avoir de l'or, il n'en saurait créer. Or après avoir contemplé ses richesses, vois sa pauvreté: «Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (2).» C'est cette pauvreté qui nous enrichit-; car sous l'action du sang qui a jailli de la chair du Verbe fait chair pour habiter parmi nous, la tumeur formée par nos crimes s'est ouverte, et grâces à ce sang divin nous avons rejeté les haillons d'iniquité pour revêtir la robe d'immortalité.

4. Tous les vrais fidèles sont donc riches. Que nul d'entre eux ne se laisse abattre: s'il est pauvre

1. 2Co 8,9 - 2. Jn 1,2-3 Jn 1,14

dans sa cellule, il est riche dans sa conscience; et celui qui est riche dans sa conscience dort plus tranquille sur la terre que le riche sur la pourpre. Il n'y est pas éveillé par d'amères inquiétudes, sol coeur n'y est pas rongé par le crime. Conserve dans on coeur ces richesses que t'a procurées la pauvreté du Seigneur ton Dieu. Ou plutôt confies-en la garde à sa vigilance; que lui-même conserve ce qu'il a donné, pour empêcher le coeur de le perdre.

Tous les vrais fidèles sont donc riches, mais ils ne sont pas des riches de ce monde. Ils peuvent ne pas apercevoir eux-mêmes leurs richesses; ils les apercevront plus tard. La racine est vivante; mais l'arbre vert ressemble à l'arbre sec pendant l'hiver. Alors en effet l'arbre mort et l'arbre vivant sont dépouillés l'un et l'autre de la beauté de leur feuillage, également dépouillés de la richesse de leurs fruits. L'été vient, la différente parait. L'arbre vivant produit des feuilles, se couvre de fruits; l'arbre mort reste stérile en été comme en hiver. Aussi on prépare un grenier pour la récolte du premier: au second on applique la hache pour le couper et le jeter au feu. L'été pour nous est l'avènement du Christ: aujourd'hui c'est l'hiver parce qu'il se cache; ce sera d'été quand il se manifestera. L'Apôtre enfin adresse aux bons arbres, c'est-à-dire aux fidèles ces paroles consolantes: «Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ.» Oui, morts; mais morts en apparence, et vivants par la racine. Vois maintenant comment viendra ensuite la saison d'été: «Mais quand le Christ votre vie apparaîtra, alors vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (1).» Voilà des riches, mais non des riches de ce monde.

5. Les riches du siècle néanmoins ne sont pas méprisés; eux aussi ont été rachetés par Celui qui étant riche s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté. S'il les avait dédaignés, s'il avait refusé de les recevoir au nombre des saints, son Apôtre n'aurait pas fait à Timothée, nous l'avons déjà dit, l'obligation suivante: «Ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil.» Il y a des riches de ce monde parmi les riches de la foi; ordonne-leur, car eux aussi sont les membres du divin pauvre; ordonne-leur, car tu le redoutes pour eux dans les richesses, de ne s'enfler pas d'orgueil, de ne mettre pas leur espérance dans ces richesses incertaines.

D'où vient que le riche s'enorgueillit? C'est

1. Col 3,3-4.

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qu'il s'appuie sur ces richesses fragiles. Ah! S’il en considérait avec prudence la fragilité, jamais il ne s'élèverait, toujours il serait dans la crainte; plus il serait riche, plus redoubleraient ses soucis, non-seulement au point de vue de son salut, mais au point de vue même de la vie présente. Combien de pauvres plus en sûreté au milieu des révolutions du siècle! Combien de riches poursuivis et saisis à cause de leurs richesses! Combien ont regretté d'avoir possédé ce qu'ils ne pouvaient posséder toujours! Combien se sont repentis de n'avoir pas suivi ce conseil de leur Seigneur; «Ne cherchez pas à vous amasser des trésors sur la terre, où rongent les vers et la rouille, où les voleurs fouillent et dérobent; mais amassez-vous des trésors dans le ciel (1)!» Je ne vous dis pas de les jeter, mais de les placer ailleurs. Combien donc n'ont pas suivi ce conseil et s'en sont repentis, non-seulement après avoir tout perdu, mais encore après s'être perdus eux-mêmes à cause de leurs richesses!

Ainsi «ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil,» et l'on verra en eux ce que dit le proverbe de Salomon: «Tels s'humilient quand ils sont riches;» ce qui peut se faire lors même qu'il s'agit des richesses temporelles. Que le riche soit humble; qu'il se félicite plus d'être chrétien que d'être riche; qu'il ne s'enfle pas, qu'il ne s'élève pas, qu'il fasse attention à son frère qui est pauvre, qu'il ne dédaigne point d'être appelé le frère du pauvre. Si riche qu'il soit, le Christ est plus riche encore, et le Christ a voulu avoir les pauvres pour frères, pour eux il a répandu son sang.

6. Il fallait pourtant ôter aux riches le prétexte de dire qu'ils ne savent comment employer leurs richesses: l'Apôtre invite donc Timothée à les diriger par ses conseils après les avoir liés par ses ordres; et après avoir dit: «de ne pas mettre leurs espérances dans des richesses incertaines,» il ajoute, pour leur épargner la crainte d'avoir perdu tout espoir: «mais au Dieu vivant, qui nous donne abondamment toutes choses pour en profiter:» les choses temporelles pour en user, les éternelles pour en jouir. Et que feront-ils de leurs richesses? «Qu'ils soient, dit-il, riches en «bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément;» qu'ils trouvent dans leurs richesses le moyen de pouvoir n'être pas difficiles à donner; le pauvre en a la volonté sans le pouvoir; le riche le peut quand il le veut; «qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent, qu'ils se fassent un trésor qui soit une

1. Mt 6,19-20

bonne ressource pour l'avenir, afin d'acquérir la vie éternelle (1):» car celle-ci est fausse.

Trompé par cette fausseté de la vie, le riche vêtu de pourpre et, de fin lin méprisait le pauvre couvert d'ulcères qui gisait à sa porte. Mais cet infortuné dont les chiens léchaient les plaies se préparait un trésor éternel dans le sein d'Abraham: s'il n'avait pas grandes ressources, il avait une volonté pieuse et excellente. Et ce riche, qui se croyait grand avec sa pourpre et son fin lin, mourut et fut enseveli dans l'enfer. Et qu'y trouva-t-il? Une soif éternelle, des flammes qui ne s'éteignent point. Le feu remplaça la pourpre et le lin, et il ne pouvait se dépouiller de cette tunique brûlante. Aux banquets a succédé la faim et il demande une goutte d'eau au pauvre, comme le pauvre lui a demandé les miettes tombées de sa table. L'indigence de celui-ci n'a fait que passer; le supplice de celui-là durera toujours (2). Soyez-y attentifs, riches de ce inonde, et ne vous enflez pas d'orgueil; donnez aisément; partagez, amassez-vous un trésor qui soit une bonne ressource pour l'avenir où sont les vrais riches, mais non les riches de ce inonde; «afin d'acquérir la vie éternelle.»

7. On peut donc croire que la pensée de l'Ecriture quand elle dit: «Tels font les riches quand ils n'ont rien,» a en vue les superbes couverts de haillons. Car si l'on a peine à souffrir un riche superbe, qui pourra endurer un pauvre orgueilleux? Ainsi mieux valent ceux qui s'humilient quand ils sont riches.

L'Ecriture montre néanmoins qu'elle parle d'une autre sorte de richesses. Elle ajoute aussitôt: «Le riche rachète son âme par ses richesses, le pauvre ne souffre pas les menaces.» Ici donc nous devons voir je ne sais quelle autre espèce de riches, je ne sais quelle autre espèce de pauvres. Il est en effet des riches plus solides, qui sont riches dans le coeur, remplis de force-, magnifiques de piété, somptueux en charité, opulents en eux-mêmes, opulents à l'intérieur. «Il en est aussi qui font les riches, quoiqu'ils soient pauvres;» ils se croient justes, quoiqu'ils soient couverts d'injustices. C'est cette espèce de richesses, que nous devons entendre ici. L'Ecriture s'en explique suffisamment quand elle dit: «Le riche rachète son âme par ses richesses.» Comprends, semble-t-elle dire, quelle opulence je te propose. J'ai dit: «Tels font les riches quand ils n'ont rien; tels s'humilient quand ils sont pauvres;» et tu pensais

1. 1Tm 6,17-19 - 2. Lc 16,19-26

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à cette opulence temporelle, terrestre et visible. Ce n'est pas cette opulence que j'ai en vue; voici celle dont je parle: «Le riche rachète son âme par ses richesses.» Ainsi donc ceux qui ne rachètent pas leur âme parce qu'ils sont pécheurs tout en faisant les justes, en d'autres termes, parce qu'ils sont hypocrites, ce sont ceux-là dont il est dit: «Tels font les riches quand ils n'ont rien;» ils veulent paraître justes quand ils ne portent pas dans le secret de leur conscience l'or de la justice. Il y a aussi des hommes véritablement riches, d'autant plus humbles qu'ils sont plus riches; ce sont ceux dont il est dit: «Heureux les pauvres de gré, car le royaume des cieux est à eux (1).»

8. Pourquoi chercher alors des richesses qui ne flattent que les yeux de l'homme, que les yeux du corps? L'or est beau, mais la foi est plus belle. Choisis de préférence ce que tu dois avoir dans le coeur. Sois riche à l'intérieur; c'est là que Dieu voit tes trésors quoique l'homme ne les y voie pas. Mais de ce que l'homme ne les v voie pas, n'en conclus pas que tu dois les dédaigner. Veux-tu t'assurer qu'aux yeux même des impies la foi est plus belle que l'or? Quelles louanges n'accorde pas à un esclave fidèle un maître même avare? Il n'y a rien de plus précieux que lui, dit-il; absolument même il est sans prix. J'ai un serviteur, s'écrie-t-il, il n'a pas de prix. Tu voudrais savoir pourquoi? Est-ce parce qu'il danse bien, parce qu'il est excellent cuisinier? Non, vois son mérite intérieur. Rien, dit le maître, n'est plus fidèle.

Comment, mon ami? Tu aimes un serviteur fidèle, et tu ne veux pas être pour Dieu un fidèle serviteur? Tu remarques que tu as un serviteur, remarque aussi que tu as un Seigneur. Tu as pu acheter ton serviteur, non le créer. Ton Seigneur t'a créé par sa parole et racheté par son sang. Si tu t'estimes peu, rappelle ce que tu coûtes, et si tu l'as encore oublié, lis l'Evangile, c'est ton titre. Tu aimes la foi dans ton serviteur, et ton Maître ne la chercherait pas dans le sien? Rends ce que tu exiges; fais pour ton supérieur ce que tu aimes de ton inférieur. Tu aimes ton serviteur parce qu'il garde fidèlement ton or; ne méprise pas ton Seigneur parce qu'il garde miséricordieusement ton coeur. . Tous donc ont des yeux pour admirer la foi, mais c'est quand ils la réclament pour eux-mêmes. Quand au contraire on l'exige d'eux, ils ferment les yeux et refusent de voir combien elle

1. Mt 5,8

est belle. Seraient-ils assez insensés pour avoir peur de la perdre, lorsqu'ils ne veulent pas la garder à autrui? Si un homme craint de donner de l'argent, c'est qu'il ne l'aura plus après l'avoir donné; il n'en est pas ainsi de la foi: on en paie la dette et on en conserve le trésor. Que dis-je? Et quelle merveille! Si on ne paie pas on perd.

9. L'homme rachète son âme par ses richesses.» Il était juste que pour nous détourner de faire comme lui, Dieu jetât le mépris sur ce riche insensé qui avait hérité de vastes et fertiles domaines et qui fut plus inquiet de se voir dans l'abondance, qu'il ne l'eût été dans l'indigence. Il réfléchit en lui-même et se dit: «Que ferai-je pour serrer mes récoltes?». Et après s'être bien tourmenté, il crut enfin avoir découvert un moyen: vain moyen! Voici le moyen découvert, non par sa prudence, mais par son avarice. «Je détruirai mes anciens greniers, dit-il, j'en ferai de nouveaux et de plus grands, je les remplirai et je dirai à mon âme: Mon âme, tu possèdes beaucoup de biens, rassasie-toi, réjouis-toi. - Insensé!» lui dit-on, oui insensé en cela même où tu crois faire preuve de sagesse, insensé, qu'as-tu dit? - Je dis à mon âme: «Tu possèdes beaucoup de biens, rassasie-toi. - Cette nuit on t'ôtera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (1)?»

«En effet que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il perd son âme (2)?» Aussi l'homme rachète son âme par ses richesses. Mais ce fat, cet insensé n'avait pas cette sorte de richesses car il ne rachetait point son âme par l'aumône et il amassait des fruits qui allaient se perdre. Oui, il amassait des fruits qui allaient se perdre; il allait se perdre lui-même en ne donnant pas au Seigneur près de qui il devait comparaître. Eh! Avec quel front se présentera-t-il à ce jugement où il entendra: «J'ai eu faim et tu ne m'as point donné à manger (3)?» Il voulait charger son âme de mets superflus, trop nombreux, et dans son orgueil insolent il méprisait tant de pauvres affamés. Ignorait-il qu'entre les mains de ces pauvres ses richesses eussent été plus en sûreté que dans ses greniers? Ce qu'il entassait dans ceux-ci pouvait être enlevé par les voleurs; ce qu'il aurait confié aux pauvres quoiqu'ensuite rejeté sur la terre, se serait conservé sûrement dans le ciel. Ainsi «l'homme rachète son âme par ses richesses.

10. Que lisons-nous ensuite? «Le pauvre ne

1. Lc 12,16-20 - 2. Mt 16,26 - 3. Mt 25,42

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souffre pas les menaces:» le pauvre, c'est-à-dire l'homme sans justice, qui ne possède pas au-dedans l'abondance spirituelle, les ornements spirituels, l'opulence spirituelle ni tout ce qui se voit mieux de l'esprit que de l'oeil: celui donc qui ne possède pas ces choses à l'intérieur, «ne souffre pas les menaces.» Qu'un puissant lui dise: Profère cette parole contre mon ennemi, fais un faux témoignage afin que je puisse l'accabler et le dompter comme je veux; peut-être essaiera-t-il de répondre: Je né le ferai pas, je ne me chargerai point de ce crime. Il refuse ainsi, mais seulement jusqu'à ce que le riche ait recours aux menaces. Car, comme il est pauvre, « il ne souffre pas les menaces.» Qu'est-ce a dire: il est pauvre? Il ne possède point ces richesses intérieures que possédaient les martyrs, lorsque pour soutenir la vérité et la foi du Christ, ils méprisèrent toutes les menaces du siècle. Ils ne perdirent rien de ces richesses intérieures, et que ne trouvèrent-ils pas au ciel?

«Le pauvre» donc «ne souffre pas les menaces.» A ce riche qui le pousse à faire un faux témoignage au détriment d'un tiers, il ne peut répondre: Je ne le ferai pas. Il n'a pas au dedans de quoi répliquer ainsi; ses richesses intérieures ne lui donnent ni fermeté ni consistance; et dans cette indigence il n'est pas homme à dire: Que me feras-tu avec tes menaces? Tu m'enlèveras tout au plus ce que j'ai; mais c'est me prendre ce que j'allais abandonner, c'est me prendre ce que même sans ta violence j'aurais perdu peut-être pendant ma vie. Je ne perds rien de ma fortune intérieure. En me menaçant de me l'enlever, tu en es réduit à le vouloir. Tu peux me ravir les biens extérieurs et les posséder; si par tes menaces tu m'ôtais la foi, je la perdrais, mais tu ne l'aurais pas. Je ne fais donc rien de ce que tu me conseilles et je ne m'inquiète pas de tes menaces. Tu peux dans ta colère aller jusqu'à me bannir de mon pays. Tu m'auras nui, je l'avouerai, situ me jettes où il me sera impossible de trouver mon Dieu. Peut-être encore pourras-tu me tuer. Pendant que croulera cette maison de chair, j'en sortirai plein de vie, j'irai plein de confiance vers Celui à qui je reste fidèle et je ne te craindrai plus. A quoi se réduisent tes menaces pour obtenir de moi ce faux témoignage? Tu me menaces de la mort, mais c'est la mort corporelle, et je crains davantage Celui qui a dit: «La bouche menteuse est meurtrière de l'âme (Sg 1,11).» Ainsi et mieux encore répond aux menaces celui qui possède abondamment les richesses ultérieures.

11. Donc soyons riches et craignons d'être pauvres. Demandons à Celui qui est vraiment riche de combler notre coeur de ses richesses. Et si chacun de vous, rentrant en soi, n'y trouve pas cette sorte d'opulence, qu'il frappe à la porte du riche; qu'il soit près d'elle un pieux mendiant afin de devenir par lui un opulent heureux. Oui, mes frères, nous devons confesser notre pauvreté, notre indigence, devant le Seigneur notre Dieu. Ainsi confessait la sienne ce publicain qui n'osait même lever les yeux an ciel. Pauvre pécheur il ne se sentait pas le droit de lever les yeux; il considérait sa misère, mais il connaissait l'opulence du Seigneur, il se savait près de la source, tout altéré. Il montrait sa bouche desséchée et frappait pieusement sa poitrine brûlante: «Seigneur, disait-il alors et en abaissant les yeux sur la terre, ayez pitié de moi pécheur.» Je vous l'assure, en pensant et en priant de la sorte, il était déjà riche sous quelque rapport. S'il n'y avait eu en lui que pauvreté, comment verrions-nous dans sa confession des sentiments aussi beaux? Néanmoins il sortit du temple plus riche encore et plus fortune, car il était justifié.

Quant au Pharisien, il monta pour prier et ne pria point. «Ils montèrent au temple, dit le Seigneur, pour y prier.» L'un prie, l'autre ne prie pas. De quoi celui-ci parle-t-il à Dieu

«Tels font les riches quand ils sont pauvres. - Seigneur, dit-il, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont injustes, voleurs, adultères; ni même comme ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j'ai.» Il se vantait, mais c'était de l'enflure, non de l'abondance. Il se croyait riche et n'avait rien, tandis que l'autre se croyait pauvre quand déjà il avait quelque chose; car pour n'en pas dire davantage, il avait déjà la piété de se confesser. Et tous deux redescendirent. Mais «le publicain justifié plutôt que le pharisien: car quiconque s'exalte sera humilié, quiconque s'humilie sera exalté (Lc 18,10-14).»





Augustin, Sermons 33