Augustin, Sermons 83

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SERMON LXXXIII. DU PARDON DES INJURES (1).

1. Mt 18,21-22

ANALYSE - Après avoir rappelé la parabole du serviteur qui était redevable à son maître de dix mille talents, et constaté que nous sommes désignés parce serviteur, puisque, comme lui, nous sommes en même temps débiteurs et créanciers, saint Augustin demande s'il faut prendre à la lettré le nombre de septante sept fois qui figure dans la parabole. Il prouve d'abord par d'autres passages de l'Écriture qu'il faut pardonner absolument tous les torts. II montre ensuite que le sens mystique des nombres septante-sept, dix mille et cent, qui paraissent dans la parabole, peuvent s'entendre à merveille de l'universalité des fautes. Il termine en disant que le pardon ne préjudicie en rien à la correction nécessaire.

1. Le saint Evangile nous avertissait hier de n'être pas indifférents aux péchés de nos frères. «Si ton frère te manque, y est-il dit, reprends le entre toi et lui seulement. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. Mais s'il te méprise, prends avec toi deux ou trois personnes, afin que sur la parole de deux ou trois témoins tout soit avéré. S'il les méprise aussi, dis-le à l'Eglise, et s'il méprise l'Eglise, qu'il te soit «comme un païen et un publicain (1).» A ce sujet se rapporte encore le passage qu'on a lu aujourd'hui et que nous venons d'entendre. En effet, Notre-Seigneur Jésus ayant ainsi parlé à Pierre, celui-ci poursuivit et demanda, à son Maître combien de fois il devrait pardonner à qui l'aurait offensé. Suffira-t-il de pardonner

1. Mt 13,16-17

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sept fois, dit-il? «Non seulement sept fois, reprit le Seigneur, mais septante sept fois.» Il rapporta ensuite une parabole effroyable. Le royaume des cieux, disait-il, est semblable à un père de famille qui voulut compter avec ses serviteurs. Il en trouva un qui lui devait dix mille talents, et lorsqu'il eut donné l'ordre de vendre pour payer cette dette, tout ce que possédait ce malheureux, de vendre toute sa famille et de le vendre lui-même, celui-ci se jeta aux genoux de son Maître, demanda un délai et mérita la remise de sa dette. Car ce maître, touché de compassion, lui remit tout ce qu'il devait, ainsi qu'il a été dit. Déchargé de sa dette mais esclave du péché, ce serviteur, après avoir quitté sou maître, rencontra à son tour quelqu'un qui lui était redevable, non pas de mille talents, le chiffre de sa dette, mais de cent deniers. Il se luit à le serrer, à l'étouffer, et à lui dire: «Paie ce que tu me dois.» Ce dernier suppliait son compagnon, comme le compagnon avait lui-même supplié son Maître; mais il ne trouva point dans ce compagnon ce que celui-ci avait trouvé dans le Maître. Non-seulement il refusa de lui remettre sa dette, il ne lui laissa même aucun délai; et acquitté généreusement par son Seigneur, il le traînait avec violence pour le contraindre à payer. Cette conduite fâcha les autres serviteurs et ils rapportèrent à leur Maître ce qui venait de se passer. Le Maître fit comparaître ce misérable et lui dit: «Méchant serviteur,» quand tu m'étais redevable d'une telle somme, par compassion «je t'ai remis le tout. Ne devais-«tu donc pas prendre pitié de ton compagnon comme j'ai eu pitié de toi?» Et il commanda qu'on lui fit payer tout ce qui lui avait été remis.

2. Cette parabole est destinée à notre instruction, c'est un avertissement pour nous détourner de nous perdre. «C'est ainsi, dit le Sauveur, que vous traitera aussi votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son coeur,» Ainsi, mes frères, le précepte est clair, l'avertissement utile; et il ne peut y avoir que grand profit à obéir, à faire avec perfection ce qui est ordonné. Tout homme, en effet, est débiteur à l'égard de Dieu, et créancier à l'égard de son frère. Quine doit à Dieu, sinon celui qui est absolument sans péché? Et à qui n'est-il pas dû, sinon à celui que personne n'a jamais offensé? Pourrait-on découvrir dans tout le genre humain un seul individu qui ne fût redevable à son frère à cause pour quelque faute? Ainsi chacun est à la fois débiteur et créancier; et pour ce motif Dieu t'oblige de faire envers ton débiteur ce qu'il fera lui-même envers le sien.

Il y a deux espèces d'oeuvres de miséricorde qui peuvent servir à nous décharger et que le Seigneur a exprimé en peu de mots dans son Evangile: «Pardonnez, dit-il, et on vous pardonnera; donnez, et on vous donnera (1).» - Pardonnez, et on vous pardonnera, voilà pour l'indulgence. Donnez, et on vous donnera, voilà pour la bienfaisance. Il dit donc, à propos de l'indulgence: Tu veux qu'on te pardonne tes fautes, il est aussi des fautes que tu dois pardonner; et à propos de la bienfaisance: Un pauvre mendie près de toi, et toi tu mendies près de Dieu. Que sommes-nous quand nous prions, sinon les pauvres de Dieu? Nous nous tenons, ou plutôt nous nous prosternons, nous supplions et nous gémissons devant la porte du grand Père de famille; nous lui demandons quelque chose, et ce, quelque chose est Dieu même. Que te demande un mendiant? Du pain. Et toi, que demandes-tu au Seigneur, sinon son Christ, lui qui a dit: «Je suis le pain vivant descendu du ciel (2)?» Vous voulez qu'on vous pardonne? Pardonnez. «Pardonnez, et on vous pardonnera.» Vous demandez quelque chose? «Donnez, et on vous donnera.»

3. Qu'y a-t-il, dans des commandements aussi clairs, qui puisse fournir matière à difficulté! Le voici. A propos de ce pardon qui se demande et qu'on doit accorder, on peut se poser la question que se posa Pierre. «Combien de fois dois-je pardonner? demanda-t-il. Suffit-il de sept fois?» Non, reprit le Seigneur, «je ne te dis pas: sept fois, mais: septante-sept fois.» - Compte maintenant combien de fois ton frère t'a manqué. Si tu trouves en lui septante-huit fautes, s'il en fait contre toi plus de septante-sept, tu peux donc travailler à te venger? Est-il bien vrai, est-il bien sûr que tu dois pardonner si ont offense septante-sept fois, et que tu n'y sois plus obligé, si on te manque septante huit fois? Je l'ose dire, je l'ose dire, t'eût-on offensé septante-huit fois, pardonne. Oui, par donne si on t'offense septante-huit fois. Et si c'était cent? Pardonne encore. A quoi bon fixer un nombre et un autre nombre? Pardonne, quel que soit la quantité des torts.

Ainsi donc, j'ose ne m'en pas tenir au nombre

1. Lc 6,37-38 - 2. Jn 6,51

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fixé par mon Seigneur? Il fixe à septante sept fins la limite du pardon, et j'oserai, moi, franchir cette limite? - Non, et je ne demande pas plus que lui. Je lui ai entendu dire, par l'organe de son Apôtre, et sans déterminer ni limite ni mesure: «Vous pardonnant les torts que l'un pourrait avoir envers l'autre, comme Dieu vous a pardonné par le Christ (1).» Voilà le modèle. Si le Christ ne t'a pardonné que septante sept péchés, n'outrepassant pas cette limite, adopte-la aussi et ne pardonne pas davantage. Mais si le Christ a trouvé en toi des milliers de péchés et les a pardonnés tous; ne cesse pas de faire miséricorde et cherche à égaler ce nombre de pardons.

Ce n'est pas sans motif qu'il a dit: «Septante-sept fois,» puisqu'il n'est absolument ancune faute qu'osa ne doive pardonner. Ce serviteur qui était à la fois débiteur et créancier, redevait dix mille talents. Or dix mille talents me semblent figurer pour le moins dix mille péchés; car je ne veux pas dire qu'un talent comprenne toutes les sortes de fautes. Et combien lui redevait- on? Cent deniers. Cent n'est-il pas plus que septante sept? Le Seigneur néanmoins s'irrita qu'il n'eût pas remis cette dette. C'est qu'il ne faut pas s'arrêter à voir que cent font plus que septante sept; cent deniers représentent peut-être mille sous. Mais qu'est-ce que cette somme devant dix mille talents?

4. Nous devons par conséquent être disposés à pardonner toutes les fautes qui se commettent contre nous, si nous voulons qu'on nous pardonne les nôtres. En considérant nos péchés et en comptant tous ceux que nous avons faits par action, par regard, par l'ouïe, par la pensée et par des mouvements sans nombre, je ne sais si avant de nous endormir nous ne nous trouverons pas chargés d'un talent tout entier. Aussi nous supplions chaque jour, chaque jour nous frappons de nos prières les oreilles divines, clous nous prosternons et nous disons chaque jour.

«Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2).» Quelles offenses? Toutes, ou une partie? - Toutes, répondras-tu. Donc aussi pardonne tout à qui t'a offensé. Telle est la règle, telle est la condition que tu établis; voilà le pacte, voilà le contrat que tu rappelles lorsque tu dis dans ta prière: «Pardonnez-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

1 Col 3,13 - 2. Mt 6,12

5. Que signifie alors te nombre de soixante sept? Prêtez l'oreille, mes frères, voici un mystère profond, un secret admirable. C'est au moment où le Seigneur a reçu le baptême que l'Evangéliste saint Luc montre la succession, la série, l'arbre des générations qui conduisent jusqu'à la naissance du Christ (1). Saint Mathieu commence à Abraham et vient en descendant jusqu'à Joseph (2). Saint Luc au contraire, faits on énumération en montant. Pourquoi l'un descend-il, tandis que l'autre remonte? C'est que Saint Matthieu appelait l'attention sur cette naissance qui fit descendre le Christ jusqu'à nous; aussi est-ce à la naissance du Christ qu'il commence sa généalogie descendante. Mais Saint Luc commence au moment du baptême du Christ, baptême qui commence à nous relever; c'est pourquoi sa généalogie est ascendante.

On y compte soixante sept générations. Par où commence-t-il? Remarquez, il commence par le Christ et remonte jusqu'à Adam, jusqu'à Adam qui a péché le premier, et nous a engendrés dam le péché. Il va donc jusqu'à Adam et énumère septante sept générations. Ainsi du Christ à Adam et d'Adam au Christ, voilà nos septante sept générations. Si donc il n'y en a aucune d'omise, nous ne devons laisser aucune faute non plus sans la pardonner. C'est pour ce motif qu'on trouve dans ces générations le nombre même que le Seigneur a consacré à propos du pardon des fautes; pour ce motif encore la généalogie se fait au moment du baptême, qui efface tous les péchés.

6. Ici encore, mes frères, admirez quelque chose de plus merveilleux. Le nombre de septante sept, avons-nous dit, figure la rémission des péchés, et on le rencontre dans les générations qui remontent du Christ à Adam. Maintenant, examine avec un peu plus d'attention encore les mystères de ce nombre, sondes-en les profondeurs; frappe plus vivement pour te les faire ouvrir.

La justice consiste dans la loi de Dieu, c'est incontestable, et cette loi est comprise dans dix préceptes. Voilà pourquoi le nombre de dix dans les dix mille talents que redevait le premier serviteur, comme dans ce décalogue mémorable qui fut écrit par le doigt de Dieu et donné au peuple par le ministère de Moïse, le serviteur fidèle. Les dix mille talents qui étaient dus, figurent donc tous les péchés commis contre les dix commandements.

1. Lc 3,21-38 - 2. Mt 1,1-16

370

L'autre serviteur était redevable de cent deniers: c'est encore le nombre dix; car cent fois cent égalent dix mille, et dix fois dix égalent cent. L'un doit dix mille talents, et l'autre dix dizaines de deniers. C'est partout le nombre légal; et de part et d'autre il exprime les péchés de chacun. Les deux serviteurs sont donc endettés l'un et l'autre; l'un et l'autre sollicitent, implorent leur grâce. Mais le premier est méchant, il est ingrat; il est cruel, il refuse de donner ce qu'il a reçu, il s'obstine à ne pas accorder ce qui lui a été octroyé quoiqu'il en fût indigne.

7. Attention, mes frères. Un homme vient de recevoir le baptême, il en sort acquitté, on lui a remis sa dette de dix mille talents; et il lui arrive de rencontrer son compagnon qui est son débiteur. Mais qu'il prenne garde au péché!

Le nombre onze figure le péché ou la transgression de la loi, comme le nombre dix représente la loi même, composée dix préceptes. Mais pourquoi y a-t-il onze dans le péché? Parce qu'en outrepassant dix, ou la règle établie par la loi, on arrive à onze, qui symbolise ainsi le péché. Ce profond mystère apparut quand Dieu commanda la construction du tabernacle. Bien des nombres figurent alors, et tous marquent de grandes choses. Faites particulièrement attention aux couvertures de poil de chèvre; il est ordonné d'en faire, non pas dix, mais onze (1), parce que cette sorte de voile rappelle comme l'aveu des fautes.

N'est-ce pas dire assez? Veux-tu savoir comment tous les péchés sont compris dans ce nombre de septante sept? Sept exprime souvent la totalité. Cela vient de ce que le temps roule dans l'espace de sept jours, et que ce nombre écoulé, le temps recommence pour suivre toujours le même cours. Ainsi se passent les siècles, et jamais en dehors de ce nombre de sept. Septante sept désigne donc tous les péchés, puisque sept fois onze donne septante sept; et en employant ce nombre à propos du pardon des fautes, le Christ a voulu qu'on les remit toutes sans exception.

Ah! que personne ne soit donc assez ennemi de lui-même pour les retenir en ne pardonnant pas; ce serait forcer à ce qu'on ne lui remette pas les siennes, quand il prie. Pardonne, s'écrie le Seigneur, et tu obtiendras ton pardon. Le premier, je t'ai pardonné, pardonne au moins

1. Ex 26,7

le dernier. Si tu ne pardonnes pas, je te citerai de nouveau et j'exigerai tout ce que je t'ai remis. - La Vérité ne ment pas, mes frères, le Christ ne se trompe ni ne se laisse tromper. Or il a terminé en disant: «C'est ainsi que vous traitera votre Père qui est dans les cieux.» C'est ton Père, imite-le donc. En ne l'imitant pas tu cherches à être déshérité par lui. «Ainsi vous traitera votre Père qui est aux cieux, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son coeur. (1)» Ne dis pas du bout des lèvres: Je pardonne, sans le faire dans le coeur à l'instant même. Vois de quel supplice te menace la vengeance divine, Dieu sait avec quelle sincérité tu parles. L'homme entend ta voix, mais le Seigneur lit dans ta conscience. Si donc tu dis: Je pardonne, pardonne réellement. Mieux valent encore des reproches sur les lèvres et le pardon dans le coeur, que des paroles flatteuses et la haine dans l'âme.

8. Mais quel sera maintenant le langage de ces enfants indisciplinés, leur horreur pour la discipline! Quand nous voudrons les châtier, ne diront-ils pas en se prévalant d'une autorité sainte: J'ai manqué, pardonnez-moi? - Je pardonne. Mais on manque encore. - Pardonne de nouveau. - Je le fais. On pèche une troisième fois. - Une troisième fois, pardon. - A la quatrième faute, qu'il soit châtié. Ne dira-t-il pas alors: T'ai-je offensé septante sept fois? Si cette obligation endort la rigueur de la discipline, où s'arrêteront les désordres désormais sans frein? Que faut-il donc faire?

Corrigeons par la parole, corrigeons même avec la verge, s'il est nécessaire; mais pardonnons la faute, rejetons de notre coeur tout ressentiment. Aussi quand le Seigneur disait: «Du fond du coeur,» il voulait que si la charité même exigeait le châtiment du coupable, la bienveillance intérieure ne fût jamais altérée. Est-il rien de plus charitable qu'un médecin armé du fer? A la vue du fer et du feu le malade pleure et se lamente. Le fer et le feu ne lui sont pas moins appliqués. Est-ce de la cruauté? On ne traite pas ainsi la rigueur du médecin. Elle s'attaque à la plaie pour sauver le malade, car si on épargne l'une on perd l'autre. Voilà, mes frères, ce que je voudrais que nous fissions envers nos frères coupables. Aimons-les de toute manière; ne perdons jamais de notre coeur la charité que nous leur devons, et châtions-les quand il en est besoin. La discipline ne se (371) relâcherait qu'au profit du désordre et nous mériterions d'être accusés devant Dieu, car on vient de nous lire encore ces mots: «Reprends, devant tout le monde, ceux qui pèchent, afin que les autres en conçoivent de la crainte (1)».

1. 1Tm 5,20

Il faut et il suffit, pour être dans le vrai, de distinguer les temps. Si la faute est secrète, corrige secrètement;, et; publiquement si elle est publique et manifeste. Ainsi le coupable s'amendera et les autres seront saisis de crainte.




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SERMON LXXXIV. LES DEUX VIES (1).

1. Mt 19,17
ANALYSE. - Des misères et du peu de durée de la vie présente, que néanmoins on aime beaucoup, saint Augustin conclut combien nous devons nous attacher à la vie bienheureuse et éternelle.

1. Le Seigneur disait à un jeune homme: «Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements.» Il ne disait pas: Si tu veux parvenir à l'éternelle vie; mais: «Si tu veux parvenir à la vie:» c'est qu'il n'entend par vie que celle qui dure éternellement. Commençons donc par en inspirer l'amour.

Quelle que soit la vie présente, on s'y attache, et malgré ses chagrins et ses misères, on craint, on tremble d'arriver au terme de cette chétive vie. Puisqu'on aime ainsi une vie pleine de tristesses et périssable, ne doit-on pas comprendre, ne doit-on pas considérer combien la vie immortelle est digne de notre amour? Remarquez attentivement, mes frères, combien il faut s'attacher à une vie où jamais l'on ne cesse de vivre. Tu aimes cette vie où tu as tant à travailler, tant à courir, à te hâter, à te fatiguer. Comment nombrer tous les besoins que nous y éprouvons? Il y faut semer, labourer, défricher, voyager sur mer, moudre, cuire, tisser et mourir après tout cela. Combien d'afflictions dans cette misérable vie que tu aimes! Et tu crois vivre toujours et ne mourir jamais? On voit tomber les temples, la pierre et le marbre, tout scellés qu'ils sont avec le fer et le plomb; et l'homme s'attend à ne pas mourir?

Apprenez donc, mes frères, à rechercher la vie éternelle où vous n'aurez à endurer aucune de ces misères, où vous régnerez éternellement avec Dieu. «Celui qui veut la vie, dit le prophète, aime à voir des jours heureux (Ps 33,13).» Quand en effet les jours sont malheureux, on désire moins la vie que la mort. Au milieu des afflictions et des angoisses, des conflits et des maladies qui les éprouvent, n'entendons-nous pas, ne voyons-nous pas les hommes répéter sans cesse: O Dieu, envoyez-moi la mort, hâtez la fin de mes jours? Quelque temps après on se sent menacé: on court, on ramène les médecins, on leur fait des promesses d'argent et de cadeaux. Me voici, dit alors la mort, c'est moi que tu viens de demander à Dieu; pourquoi me chasser maintenant? - Ah? tu es dupe de toi-même et attaché à cette misérable vie.

2. C'est du temps que nous parcourons que l'Apôtre a dit: «Rachetez le temps car les jours sont mauvais (Ep 10).» Et ils ne seraient pas mauvais, ces jours que nous traversons au milieu de la corruption de notre chair, sous le poids accablant d'un corps qui se dissout, parmi tant de tentations et de difficultés, quand on ne rencontre que de faux, plaisirs, que des joies inquiètes, les tourments de la crainte, des passions qui demandent et des chagrins qui dessèchent? Ah! que ces jours sont mauvais! Et personne ne veut en voir la fin? et l'on prie Dieu avec ardeur pour obtenir une vie longue? Eh! qu'est-ce qu'une longue vie, sinon un long tourment? Qu'est-ce qu'une longue vie, sinon une longue succession de jours mauvais?

Lorsque les enfants grandissent, ils croient que leurs jours se multiplient, et ils ignorent qu'ils diminuent. Le calcul de ces enfants les égare, puisqu'avec l'âge le nombre des jours s'amoindrit plutôt que d'augmenter. Supposons, par exemple, un homme âgé de quatre-vingts ans: n'est-il pas vrai que chaque moment de sa vie est pris sur ce qu'il lui en reste? Et des insensés se réjouissent à mesure qu'ils célèbrent les retours de leur naissance ou de celle de leurs enfants! Quelle vue de l'avenir! Quand le vite baisse dans ton outre, tu t'attristes, et tu chantes quand s'écoule le nombre de tes jours? Oui, nos jours sont mauvais, ils le sont d'autant plus qu'on les aime davantage. Les caresses du monde sont si perfides, que personne ne voudrait voir la fin de cette vie d'afflictions.

Mais la vraie vie, la vie bienheureuse est celle qui nous attend lorsque nous ressusciterons pour régner avec le Christ. Les impies ressusciteront aussi, mais pour aller au feu. Il n'y a donc de vie véritable que la vie bienheureuse. Or, la vie ne saurait être heureuse si elle n'est éternelle en même temps que les jours ou plutôt que le jour y est heureux; Car il n'y a point là plusieurs jours, mais un seul. Si nous disons plusieurs, c'est par suite d'une habitude contractée dans cette vie. Ce jour unique ne connaît ni soir ni matin; il n'est pas suivi d'un lendemain, parce qu'il n'avait pas d'hier. C'est ce jour ou ces jours, c'est cette vie et cette vie véritable qui nous est promise. Récompense, elle suppose le mérite. Ah! si nous aimons cette récompense, ne nous lassons pas de travailler, et durant l'éternité nous règnerons avec le Christ.




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SERMON LXXXV. LES RICHES ET LES PAUVRES (1).

1. Mt 19,17-25

ANALYSE. - On distingue dans l'Évangile les commandements et les conseils. Il y a des commandements que tous doivent observer; il en est qui sont propres aux riches, dont le salut est si difficile; il en est aussi qui conviennent plus spécialement aux pauvres. L'Apôtre recommande aux riches d'éviter l'orgueil et la présomption, d'espérer en Dieu et de multiplier leurs bonnes oeuvres. Il veut que les pauvres, à leur tour, se livrent à la piété en se contentant du nécessaire, et se gardent avec soin de l'avarice ou du désir des richesses. Ainsi les pauvres et les riches vivront en paix sous l'empire de leur commun Seigneur.

1. Le passage de l'Évangile qui vient de frapper nos oreilles, demande plutôt à être écouté et pratiqué, qu'à être expliqué. Quoi de plus clair que ces paroles: «Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements?» Qu'ai-je donc à dire? «Si tu veux parvenir, à la vie observe les commandements.» Qui ne veut point parvenir à la vie? Mais aussi, qui veut observer les commandements? Si tu ne veux pas les observer, pourquoi prétends-tu à la vie? Si tu es lent au travail, pourquoi si empressé à la récompense?

Ce jeune nomme riche assurait qu'il avait été fidèle aux commandements, et on lui a fait connaître des préceptes plus élevés. «Si tu veux être parfait, lui a dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres;» tu ne le perdras point, mais «tu auras un trésor dans le ciel; viens ensuite et suis-moi.» En effet que te servirait de donner, si tu ne me suivais pas? - Il s'éloigna tout triste et tout chagrin, comme vous venez de l'entendre; car il possédait de grandes richesses. Ce qui lui a été dit, nous a été dit également. L'Évangile est comme la bouche du Christ. Le Christ siège au ciel, mais il ne cesse de parler sur la terre. Ne soyons pas sourds, car il crie; ne soyons pas des morts, car il tonne. Si tu ne veux pas de ses conseils de perfection, observe au moins les préceptes indispensables. Les premiers sont pour toi un lourd fardeau, charge-toi au moins des seconds. Pourquoi cette indifférence pour les uns et pour les autres? Pourquoi leur être également opposé!

Voici les premiers: «Vends tout ce que tu possèdes, donne le aux pauvres et suis-moi.» Voici les seconds: «Tu ne seras point homicide; tu ne commettras point d'adultère; ne cherche point de faux témoignage; ne dérobe point; honore ton père et ta mère; tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Accomplis ceux-ci. Eh! pourquoi te crier de vendre ton propre bien, si je ne puis obtenir que tu ne ravisses pas le bien d'autrui? On t'a dit: «Ne dérobe pas;» et tu ravis. Sous les yeux même d'un si grand Juge je te surprends, non plus à dérober, mais à voler. Epargne-toi, prends pitié de toi. Cette vie te laisse encore un peu de temps, ne repousse pas la réprimande. Tu étais hier un larron; ne le sois plus aujourd'hui. Peut-être l'as-tu été aujourd'hui même; ne le sois plus demain. Mets - 373 - enfin un terme au mal et pour ta récompense appelle le bien. Tu veux le bien, sans vouloir être bon! ta vie est opposée à tes désirs! Si c'est un grand bien d'avoir une bonne compagne quel malheur d'avoir une âme mauvaise?

2. Le riche s'éloigna tout chagrin. «Qu'il est difficile à qui possède des richesses, dit alors le Seigneur, d'entrer dans le royaume des cieux!» Jusqu'où va cette difficulté? La comparaison suivante montre qu'elle va jusqu'à l'impossibilité. Prête l'oreille; voici la difficulté: «En vérité je vous le déclare, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux.» A un chameau de passer par le trou d'une aiguille? S'il y avait ici un puceron, ce serait déjà l'impossibilité.

Aussi les disciples furent consternés de ces paroles et ils s'écrièrent: «S'il en est ainsi, qui pourra être sauvé?» Qui le pourra parmi les riches? ô pauvres, écoutez le Christ. Je m'adresse ici au peuple de Dieu, car les pauvres font ici la majorité. Vous au moins, ô pauvres, entrez dans ce royaume, et pourtant écoutez. Vous qui vous glorifiez de votre pauvreté, prenez garde à l'orgueil, vous seriez vaincus par des riches qui sont humbles; prenez garde à l'impiété, la piété de certains riches l'emporterait sur vous; gardez-vous de l'amour du vin, vous seriez au dessous des riches qui sont sobres. Si ceux-ci ne doivent pas se glorifier de leur opulence, gardez-vous de vous enorgueillir de votre indigence.

3. Que les riches, si toutefois il en est ici, écoutent à leur tour, qu'ils écoutent l'Apôtre: «Commande aux riches de ce siècle;» dit-il; c'est qu'il y a des riches d'un autre siècle; et les riches de cet autre siècle sont les pauvres, ce sont les Apôtres qui disaient: «Nous sommes comme n'ayant rien, et nous possédons tout (1).» Afin donc de vous apprendre de quels riches il parle, il a eu soin d'ajouter: «De ce siècle.» Que ces riches du siècle écoutent donc l'Apôtre: «Commande, dit-il, aux riches de ce siècle, de ne point s'élever d'orgueil.» L'orgueil est le premier ver rongeur qu'engendrent les richesses, ver terrible qui dévore tout et réduit tout en cendres: «Commande-leur donc de ne point s'élever d'orgueil, de ne point se confier aux richesses incertaines.» Il craint que tu ne t'endormes riche pour t'éveiller pauvre. «De ne pas se confier aux richesses incertaines,» ce sont les propres paroles de l'Apôtre; «mais au Dieu vivant,» dit-il encore. Le larron t'enlève ton or, qui t'enlève ton Dieu? Qu'a donc le riche, s'il n'a pas Dieu, et si le pauvre le possède, de quoi manque-t-il? «De ne pas se confier aux richesses, dit donc l'Apôtre, mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment toutes choses pour en jouir,» et lui-même avec toutes choses.

4. Ils ne doivent pas espérer dans leurs richesses ni s'y confier, mais au Dieu vivant: que feront-ils alors de leur fortune? Le voici: «Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres.» Qu'est-ce à dire? Expliquez-vous, ô Apôtre. Plusieurs refusent de comprendre ce qu'ils refusent de faire. Expliquez-vous donc, Apôtre; n'occasionnez pas le mal par l'obscurité de votre enseignement. Dites-nous ce que signifie: «Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres.» Qu'on écoute donc, qu'on saisisse; qu'on n'ait pas lieu de s'excuser, qu'on commence à s'accuser plutôt et à dire ce que nous venons d'entendre dans un psaume: «Je reconnais mon péché (Ps 50,6).» Encore une fois, sue veulent dire ces mots: «Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres.»

«Qu'ils dominent de bon coeur,» Qu'est-ce à dire encore: «Qu'ils donnent de bon coeur?» Quoi! ne comprend-on pas cela non plus? «Qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent.» Tu as du bien, un autre n'en a pas; partage avec lui, afin qu'on partage avec toi. Partage ici, et là tu recevras. Donne ici du pain, et tu recevras là du pain. Quel est le pain d'ici? Celui que l'on recueille à force de sueurs et de travaux, après la malédiction du premier homme. Et là, quel est le pain? Celui qui a dit - «Je suis le pain vivant descendu du ciel (Jn 6,61).» Ici: tu es riche, mais là tu es pauvre. Tu as ici de l'or, mais tu ne pouls pas encore de la présence du Christ. Donne ce que tu possèdes, pour recevoir, ce que lu n'as pas. «Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent.»

5. Alors ils perdront leurs biens? L'Apôtre a dit: «Qu'ils partagent,» et non pas: qu'ils donnent le tout. Qu'ils retiennent pour leurs besoins et même au delà. Donnons une partie. Laquelle? La dixième? C'est ce que donnaient les Scribes et les Pharisiens (Lc 18,12). Ah! rougissons, mes frères. Ils donnaient la dixième partie; et pour eux le Christ n'avait point encore répandu son sang. Ces Scribes et ces Pharisiens donnaient le dixième. Et tu croirais faire quelque chose de - 374 - grand, lorsque tu partages ton pain avec le pauvre! Est-ce la millième partie de ce que tu possèdes? Je ne t'en blâme pourtant pas; fais au moins cela. J'ai si faim, j'ai si soif, que je serais heureux de recueillir ces miettes.

Que dit néanmoins ce Dieu vivant qui est mort pour nous? Je ne le tairai pas. «Si votre justice n'est plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 5,20).» Ce n'est pas là nous endormir; c'est un médecin qui va jusqu'au vif. «Si votre justice n'est plus abondante que celle de Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux.» Les Scribes et les Pharisiens donnaient le dixième. Et puis? Examinez-vous; voyez ce que vous faites, et ce que vous avez; ce que vous donnez et ce que vous vous réservez; ce que vous répandez en charités et ce que vous consacrez au luxe. Ainsi, «qu'on donne de bon coeur, qu'on partage, qu'on se fasse un trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir, afin d'acquérir la vie éternelle.»

6. J'ai parlé aux riches; maintenant, pauvres, écoutez. Vous, donnez; et vous, gardez-vous de ravir. Vous, donnez de vos biens; et vous, mettez un frein à vos passions. Ecoutez donc, pauvres, 1e même Apôtre: «C'est un grand gain.» Le gain est un profit. «C'est un grand gain, dit-il, que la piété avec ce qui suffit.» Le monde vous est commun avec les riches; vous n'avez pas la même maison, mais vous avez le même ciel, une même lumière. Cherchez ce qui suffit, cherchez-le, rien davantage. Car le reste est une charge et non un soulagement; un fardeau, non pas un honneur.

«C'est un grand gain que la piété avec ce qui suffit.» La piété avant tout. La piété est le culte de Dieu. «La piété avec ce qui suffit; car nous «n'avons rien apporté dans ce monde.» Y as-tu apporté quelque chose? Et vous, riches, qu'y avez-vous apporté? Vous y avez tout trouvé, et comme les pauvres, vous êtes nés dans la nudité. Vous étiez, comme eux, bien faibles de corps, et comme les leurs vos vagissements témoignaient de vos souffrances. «Car nous n'avons rien apporté dans ce monde;» ce langage s'adresse à des pauvres; «et nous n'en saurions emporter rien. Avec la nourriture et le vêtement, contentons-nous. Parce que ceux qui veulent devenir riches» - Ceux qui veulent le devenir, et non pas ceux qui-le sont. Laissons ceux-ci, ils savent ce qui les concerne: «qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent.»

Voilà ce qui les concerne. Vous qui n'êtes pas riches encore, prêtez l'oreille. «Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans des filets, dans des désirs multipliés et funestes.» Vous ne craignez pas? Ecoutez ce qui suit: «Qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition.» Et tu ne trembles pas? «Car la racine de tous les maux est l'avarice.» Or il y a avarice à vouloir être riche, non pas à l'être. En cela consiste l'avarice. Et tu ne crains pas d'être plongé dans la ruine et la perdition? Tu ne redoutes point la racine de tous les maux Tu arraches de ton champ la racine des épines; et de ton coeur tu n'arraches pas la racine des passions mauvaises? Tu nettoies ton champ pour nourrir ton corps; et tu lie purifies pas ton coeur pour y recevoir ton Dieu? «La racine de tous les maux est l'avarice; aussi quelques-uns en s'y laissant aller ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins (1).»

7. Vous savez maintenant ce que vous avez à faire, vous connaissez ce que vous devez redouter; vous savez comment on achète le royaume des cieux et vous savez comment on est exclus. Conformez-vous tous à la parole de Dieu. Dieu a fait le riche et le pauvre. «Le riche et le pauvre se sont rencontrés, dit l'Écriture, c'est le Seigneur qui les a faits l'un et l'autre (2). - Le riche et le pauvre se sont rencontrés.» Où, sinon en celle vie? Le riche est né, le pauvre est né aussi. Vous vous êtes rencontrés sur la même route. Toi, garde-toi d'opprimer, et toi, de tromper. L'un a besoin, l'autre est dans l'abondance. «Le Seigneur les a faits tous deux.» Par celui qui possède, il aide celui qui a besoin, et par celui qui n'a rien il éprouve celui qui a. Après avoir ainsi entendu ou parlé, craignons et prenons garde, prions et arrivons.

1. 1Tm 6,17-19 1Tm 6-10 - 2. Pr 12,2





Augustin, Sermons 83