Chrysostome sur 1Co 400

HOMÉLIE IV (1,18-25).CAR LA PAROLE DE LA CROIX EST UNE FOLIE POUR CEUX QUI SE PERDENT;

400 MAIS POUR CEUX QUI SE SAUVENT, C'EST-À-DIRE POUR NOUS, ELLE EST LA VERTU DE DIEU. CAR IL EST ÉCRIT : « JE PERDRAI LA SAGESSE DES SAGES, JE REJETTERAI LA SCIENCE DES SAVANTS ». QUE SONT DEVENUS LES SAGES? QUE SONT DEVENUS. LES DOCTEURS DE LA LOI? QUE SONT DEVENUS LES ESPRITS CURIEUX DE CE SIÈCLE? (1Co 1,18-25)

ANALYSE.
1. Que l'on se perd par le raisonnement, et que l'on se sauve par la foi.
2. Comment Dieu a confondu la sagesse humaine.
3. Que le Christ persuade par les contraires, et comment.
4-6. Que Socrate n'aurait pas bu la ciguë s'il n'y eût été contraint. — Le paganisme n'a produit qu'un Socrate, et la religion de Jésus, des milliers de martyrs, tous plus grands, plus admirables que Socrate. — Que l'établissement de la foi est un ouvrage tout divin. — Convertir les âmes par le bon exemple.


401 1. Pour l'homme malade et agonisant, les mets les plus sains n'ont pas de saveur, les amis et les proches deviennent importuns, souvent il ne les reconnaît pas et semble incommodé de leur présence. Il en est de même de ceux qui perdent leurs âmes : ils ignorent ce qui mène au salut, et trouvent importuns ceux qui s'occupent d'eux. C'est là l'effet de leur maladie et non de la nature des choses. Il en est des infidèles comme des fous, qui haïssent ceux qui les soignent, et les accablent d'injures. Mais comme ceux-ci, à raison même des injures qu'ils reçoivent, sentent croître leur pitié et couler leurs larmes, parce que méconnaître ses meilleurs amis leur semble être l'indice du paroxysme de la maladie, ainsi devons-nous faire à l'égard des Grecs, et pleurer sur eux plus qu'on ne pleure sur une épouse, parce qu'ils ignorent le salut offert à tous. Car un époux ne doit pas aimer son épouse autant que nous devons aimer tous les hommes, Grecs ou autres, et les attirer au salut. Pleurons-les donc, parce que la parole de la croix, qui est la sagesse et la force, est pour eux une folie, suivant ce qui est écrit: « La parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ». Et comme il était vraisemblable que, voyant la croix tournée en dérision par les Grecs, les Corinthiens résisteraient dans la mesure de leur propre sagesse, et se donneraient beaucoup de trouble pour réfuter les discours des païens, Paul les console en leur disant : Ne pensez pas que ce soit là une chose étrange et insolite. Il en est dans la nature même des choses, que la vertu de la croix soit méconnue de ceux qui se perdent; car ils n'ont plus le sens; ils sont fous. Voilà pourquoi ils profèrent des injures et ne (315) supportent pas les remèdes du salut. O homme, que dis-tu? Pour toi le Christ a pris la forme d'un esclave, a été crucifié et est ressuscité; ce ressuscité, il faut donc l'adorer et adorer sa bonté, puisque ce qu'un père, un ami, un fils n'a pas fait pour toi, le Maître de l'univers l'a fait, bien que tu l'eusses offensé et fusses devenu son ennemi; et quand il mérite ton admiration pour de si grandes choses, tu appelles folie le chef-d'oeuvre de sa sagesse ? Mais il n'y a rien d'étonnant là dedans; car le propre de ceux qui se perdent est de ne pas connaître ce qui procure le salut.

Ne vous troublez donc pas : il n'y a rien d'étrange, rien de surprenant à ce que des insensés tournent de grandes choses en dérision. Or la sagesse humaine ne saurait changer une telle disposition ; en essayant de le faire, vous atteindriez un but opposé: car tout ce qui dépasse la raison n'a besoin que de la foi. Si nous tâchons de démontrer par le raisonnement et sans recourir à la foi, comment un Dieu s'est fait homme et est entré dans le sein d'une vierge, nous ne ferons que provoquer davantage leurs railleries. Ceux gui usent ici du raisonnement, sont précisément ceux qui se perdent. Et pourquoi parler de Dieu? Nous soulèverions d'immenses éclats de rire, si nous suivions cette méthode en ce qui concerne les créatures. Supposons, par exemple, un homme qui veut tout apprendre par le raisonnement et vous prie de lui démontrer comment nous voyons la lumière; essayez de le faire : vous n'en viendrez pas à bout; car si vous dites qu'il suffit d'ouvrir l'oeil pour voir, vous exprimez le fait, et non la raison du fait. Pourquoi, vous dira-t-il, ne voyons-nous pas par les oreilles et n'entendons-nous pas par les yeux? Pourquoi n'entendons-nous pas par les narines et ne flairons-nous pas par les oreilles? Si nous ne pouvons le tirer d'embarras et répondre à ses questions, et qu'il se mette à rire, ne rirons-nous pas encore plus fort que lui? Si en effet deux organes ont leur principe dans le même cerveau, et sont voisins l'un de l'autre, pourquoi ne peuvent-ils pas remplir les mêmes fonctions? Nous ne pouvons expliquer la cause ni le mode de ces opérations mystérieuses et diverses, et nous serions ridicules de l'essayer.

Taisons-nous donc, et rendons hommage à la puissance et à la sagesse infinie de Dieu. De même, vouloir expliquer par la sagesse humaine les choses de Dieu, c'est provoquer des éclats de rire, non à raison de la faiblesse du sujet, mais à cause de la folie des hommes; car aucun langage ne peut expliquer les grandes choses. Examinez bien ; quand je dis : Il a été crucifié; le Grec demande : Comment cela s'accorde-t-il avec la raison? Il ne s'est pas aidé lui-même quand il subissait l'épreuve et le supplice de la croix : Comment donc est-il ensuite ressuscité et a-t-il sauvé les autres? S'il le pouvait, il aurait dû le faire avant de mourir, ainsi que le disaient les Juifs. Comment celui qui ne s'est pas sauvé, a-t-il pu sauver les autres ? C'est là, dira-t-on, une chose que la raison ne saurait admettre. Et c'est vrai : la croix, ô homme, est une chose au-dessus de la raison, et d'une vertu ineffable. Car subir de grands maux, leur paraître supérieur et en sortir triomphant, c'est le propre d'une puissance infinie. Comme il eût été moins étonnant que les trois jeunes hébreux ne fussent pas jetés dans la fournaise que d'y être jetés et de fouler la flamme aux pieds; comme il eût été beaucoup moins merveilleux pour Jonas de n'être pas englouti par la baleine que d'en être englouti sans en souffrir; ainsi il est bien plus admirable dans le Christ d'avoir vaincu la mort en mourant que de ne l'avoir pas subie. Ne dites donc point : Pourquoi ne s'est-il pas sauvé lui-même sur la croix? Car son intention était de lutter avec la mort. Il n'est point descendu de la croix, non parce qu'il ne le pouvait pas, mais parce qu'il ne le voulait pas. Comment les clous de la croix auraient-ils retenu Celui que la puissance de la mort n'a pu enchaîner?

402 2. Toutes ces choses nous sont connues, mais les infidèles les ignorent. Voilà pourquoi Paul dit que la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent, mais que pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire pour nous, elle est la vertu de Dieu. « Car il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages ; je rejetterai la science des savants » (1Co 1,18-19). Jusqu'ici il n'a rien dit de désagréable; il a d'abord invoqué le témoignage de l'Ecriture ; puis s'enhardissant, il emploie des termes plus violents et dit : « Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Que sont devenus les sages? Que sont devenus les docteurs de la loi? Que sont devenus les esprits curieux de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas convaincu de (316) folie la sagesse de ce monde? Car Dieu voyant que le monde, aveuglé par sa propre sagesse, ne l'avait point connu dans les oeuvres de la sagesse divine, a jugé à propos de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui » (1Co 1,20-21. Après avoir dit qu'il est écrit : « Je perdrai la sagesse des sages» (1Co 1,19), il en donne une preuve de fait en ajoutant : « Que sont devenus les sages ? que sont devenus les docteurs de la loi? » (1Co 1,20) frappant ainsi du même coup les Grecs et les Juifs. Car, quel philosophe, quel habile logicien, quel homme instruit dans le judaïsme a procuré le salut et enseigné la vérité? Pas un d'eux : les pécheurs ont tout fait. Après avoir tiré sa conclusion, abattu leur enflure, et dit : « Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde? » (1Co 1,20) il donne la raison de tout cela. Parce que, dit-il, aveuglé par sa propre sagesse, le monde n'a pas connu Dieu dans la sagesse divine, la croix a paru. Qu'est-ce que cela : « Dans la sagesse divine (1Co 1,21) ? » C'est-à-dire, dans la sagesse qui s'est manifestée dans les oeuvres par lesquelles il a voulu se faire connaître. Car il a produit ces oeuvres et d'autres semblables afin que leur aspect fit admirer le Créateur; le ciel est grand, la terre est immense; admirez donc celui qui les a faits. Et ce ciel si grand, non-seulement il l'a créé, mais il l'a créé sans peine ; cette vaste terre, il l'a produite sans effort. Voilà pourquoi il est dit de l'un : « Les cieux sont les ouvrages de vos mains » (Ps 101) ; et de l'autre : « Il a fait la terre comme rien ». Mais comme le monde n'a pas voulu connaître Dieu au moyen de cette sagesse, Dieu l'a convaincu par la folie apparente de la croix, non à l'aide du raisonnement, mais de la foi. Du reste, là où est la sagesse de Dieu, il n'y a plus besoin de celle de l'homme. Dire que le Créateur de ce monde si grand et si vaste doit posséder une puissance ineffable et infinie, c'était là un raisonnement de la sagesse humaine, un moyen de comprendre l'auteur par son ouvrage; mais maintenant on n'a plus besoin que de foi, et non de raisonnements. Car croire à un homme crucifié et enseveli, et tenir pour certain que ce même homme est ressuscité et assis au ciel, c'est l'effet de la foi et non du raisonnement. Ce n'est point avec la sagesse, mais avec la foi, que les apôtres ont paru, et ils sont devenus plus sublimes et plus sages que les sages, d'autant que la foi qui accepte les choses de Dieu l'emporte sur l'art de raisonner ; car ceci surpasse l'esprit humain.

Comment Dieu a-t-il perdu la sagesse? En se révélant à nous par Paul et ses semblables, il nous a fait voir qu'elle était inutile. En effet, pour recevoir la prédication évangélique, le sage ne tire aucun avantage de sa sagesse, ni l'ignorant ne souffre de son ignorance. Bien plus, chose prodigieuse à dire ! l'ignorance est ici une meilleure disposition que la sagesse. Oui, le berger, le paysan, mettant de côté les raisonnements et s'abandonnant à Dieu, recevront plutôt la prédication évangélique. Voilà comment Dieu a perdu la sagesse. Après s'être d'abord détruite elle-même, elle est devenue ensuite inutile. Car quand elle devait faire son oeuvre propre et voir le Maître par ses oeuvres, elle ne l'a pas voulu ; maintenant quand elle voudrait se produire, elle ne le pourrait plus; car l'état des choses n'est plus le même, et l'autre voie pour parvenir à la connaissance de Dieu est bien préférable. C'est pourquoi il faut une foi simple, que nous devons chercher à tout prix, et préférer à la sagesse du dehors, puisque l'apôtre dit: «Dieu a convaincu de folie la sagesse ». Qu'est-ce que cela veut dire : «Il a convaincu de folie?» Il a prouvé qu'elle est une folie quand il s'agit de parvenir à la foi. Et comme on avait d'elle une haute estime, il s'est hâté de la confondre.

En effet, qu'est-ce que cette sagesse, qui ne peut trouver le premier des biens ? Il l'a fait paraître folle, parce qu'elle s'était d'abord démontrée telle elle-même. Si, quand il était possible de trouver la vérité a l'aide du raisonnement, elle n'a pu le faire, comment en sera-t-elle capable, maintenant qu'il s'agit de choses plus importantes, et qu'on n'a plus besoin de talent, mais de foi ? Dieu l'a donc convaincue de folie; et il a jugé à propos de sauver le monde par la folie, non réelle, mais apparente de la croix. Et c'est là ce qu'il y a de plus grand : que Dieu ait vaincu cette sagesse, non par une sagesse plus excellente, mais par une sagesse qui a une apparence de folie. Il a abattu Platon, non par un autre philosophe plus sage, mais par un pêcheur ignorant. Ainsi la défaite est devenue plus humiliante et le triomphe plus éclatant. Puis, démontrant la puissance de la croix, l'apôtre dit : « Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse; pour nous, nous prêchons le Christ crucifié, qui est un (317) scandale pour les Juifs, et une folie pour les Grecs, mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit parmi les Juifs soit parmi les Grecs ».

403 3. Il y a un grand sens dans ces paroles car il veut dire que Dieu a vaincu à l'aide des contraires, et que la prédication n'est pas de l'homme. Voici ce qu'il entend : quand nous disons aux Juifs: Croyez; ils nous répondent Ressuscitez les morts, guérissez les possédés du démon, montrez-nous des prodiges. Et que répliquons-nous à cela? Celui que nous tous prêchons a été crucifié, et il est mort. Cette parole est peu propre à attirer ceux qui ne veulent pas venir, car elle devrait repousser ceux mêmes qui en seraient tentés : et pourtant elle ne repousse pas, elle attire, elle subjugue, elle triomphe. A leur tour, les Grecs nous demandent l'éloquence des discours, l'habileté dés sophismes; nous leur prêchons encore la croix, et ce qui paraît faiblesse aux Juifs, les Grecs l'appellent folie. Quand donc, bien loin de leur accorder ce qu'ils demandent, nous leur offrons tout le contraire (car non-seulement la croix n'est point un miracle, mais, au point de vue de la raison, elle est l'opposé du miracle; non-seulement elle n'est point un signe de force, ni une preuve de sagesse, mais plutôt un indice de faiblesse et une apparence de folie); quand, dis-je, non-seulement ils n'obtiennent ni lés miracles ni la sagesse qu'ils demandent, mais entendent ce qu'il y a de plus opposé à leur désir, et qu'ils s'en laissent persuader : comment ne pas voir là la puissance infinie de Celui qui est prêché?

Comme si quelqu'un montrait à un homme battu par les flots et soupirant après le port, non le port lui-même, mais un autre endroit de la mer encore plus agité, et le déterminait à le suivre avec des sentiments de reconnaissance; ou comme si un médecin promettait de guérir un blessé, non au moyen des remèdes qu'il désire, mais en le brûlant de nouveau, et néanmoins l'attirait à lui (ce qui serait certainement la preuve d'une grande puissance) ; ainsi les apôtres ont remporté la victoire, non par un miracle, mais par la chose qui semblait le contraire du miracle. C'est aussi ce que le Christ a fait pour l'aveugle; car voulant le guérir de sa cécité, il a employé un moyen qui devait l'augmenter : il l'a frotté avec de la boue. Et comme il a guéri un aveugle avec de la boue, de même il s'est attiré le monde entier par la croix : par la croix qui ajoutait au scandale, au lieu de le faire disparaître. Ainsi avait-il déjà procédé dans la création, en opposant les contraires aux contraires. Il a donné le sable pour borne à la mer, la faiblesse à la force; il a établi la terre sur l'eau, le solide et le dense sur le mou et le liquide. Par le moyen des prophètes, il a ramené le fer du fond de l'eau avec un peu de bois. Ainsi il s'est attiré le monde entier à l'aide de la croix. Comme l'eau porte la terre, la croix porte le monde. C'est la preuve d'une grande puissance et d'une grande sagesse que de persuader par les contraires. La croix semble être un objet de scandale, et, loin de scandaliser, elle attire.

A cette pensée, Paul émerveillé s'écrie que « ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage « que les hommes, et que ce qui paraît en «Dieu une faiblesse est plus fort que les hommes ». Cette folie, cette faiblesse, non réelle mais apparente, dont il parle ici, c'est la croix, et il répond dans leur sens. Car ce que les philosophes n'ont pu faire avec leurs raisonnements, cette prétendue folie l'a fait. Lequel est le plus sage de celui qui convainc la multitude, ou de celui qui ne persuade que quelques hommes, ou plutôt personne? de celui qui persuade sur les sujets les plus importants, ou de celui qui persuade sur des questions inutiles? Combien Platon ne s'est-il pas donné de peine sur la ligne, sur l'angle, sur le point, sur les nombres pairs et impairs, sur les quantités égales et inégales, et autres toiles d'araignées semblables (car tout cela est plus inutile pour la vie que des toiles d'araignées) ? Et il est mort sans en avoir tiré aucun profit, ni petit ni grand. Combien n'a-t-il pas pris de peine pour prouver que l'âme est immortelle ? Et il est mort sans avoir rien dit de clair là-dessus, sans avoir convaincu un seul de ses auditeurs ! Et la croix prêchée par des ignorants a convaincu, a attiré à elle le monde entier, non en traitant des questions insignifiantes, mais en parlant de Dieu, de la vraie religion, de la règle évangélique, du jugement futur; et elle a transformé en philosophes tous les hommes, des paysans, des ignorants. Voyez donc comme ce qui paraît folie et faiblesse en Dieu, est plus sage et plus fort que les hommes. Comment plus fort? Parce que la croix a parcouru tout l'univers, (318) dominé tous les hommes par la force, et que quand des milliers s'efforçaient d'éteindre le nom du Crucifié, c'est le contraire qui est arrivé; car ce nom a fleuri, a grandi de plus en plus, et ses ennemis se sont perdus, ont couru à leur ruine; les vivants combattaient le mort, et n'ont rien pu contre lui. Donc, quand le Grec m'accuse de folie, il prouve lui-même son extrême folie; quand je passe pour un insensé à ses yeux, je suis réellement plus sage que les sages; quand il me reproche ma faiblesse, il fait preuve lui-même d'une plus grande faiblesse. Car les succès qu'ont obtenu, par la grâce de Dieu, des publicains, des pêcheurs ; les philosophes, les rhéteurs, les tyrans, le monde entier, malgré des peints infinies, n'ont pu même les rêver. Que n'a pas amené la croix? La doctrine de l'immortalité de l'âme, de la résurrection du corps, du mépris des choses présentes, du désir des choses à venir. Des hommes, elle a fait des anges; de toutes parts on voit des philosophes, et qui donnent des preuves de toute espèce de courage.

404 4. Mais, dira-t-on, beaucoup d'entre eux ont aussi méprisé la mort. Lesquels? je vous prie. Est-ce celui qui a bu la ciguë ? Mais, si vous le voulez, je vous en trouverai des milliers de ce genre dans l'Eglise. Si, au sein de la persécution, il était permis de mourir en buvant la ciguë, tous seraient bien supérieurs à ce philosophe. Du reste, quand Socrate but la ciguë, il n'était pas libre de la boire ou de ne la pas boire : de gré ou de force, il devait la boire ; c'était donc un acte de nécessité et non de courage ; les brigands et les assassins, condamnés par les justes, subissent de plus grands supplices. Chez nous, c'est tout le contraire c'est de plein gré, librement, et non par force, que gros martyrs ont souffert et, montré une vertu à toute épreuve. Rien d'étonnant à ce que ce philosophe ait bu la ciguë, étant forcé de la boire, et étant parvenu à l'extrême vieillesse ; car il déclara lui-même qu'il avait soixante-dix ans quand il méprisait ainsi la vie, si tant est que ce soit là du mépris; ce que je n'admets pas, ni moi, ni personne. Mais montrez-m'en un qui ait soutenu courageusement les tortures pour la religion, comme je vous en montrerai des milliers sur tous les points du globe. Qui est-ce qui a supporté généreusement de se voir arracher les ongles ? fouiller les articulations? déchirer le corps pièce à pièce? arracher les os de la tête? étendre sur le gril? jeter dans la chaudière? Ceux-là, montrez-les-moi. Mourir par la ciguë, c'est à peu près s'endormir ; on dit même que ce genre de mort est plus doux que le sommeil. Et quand même quelques-uns auraient subi de véritables épreuves, ils n'auraient encore aucun droit à nos louanges, car ils sont morts pour des motifs peu honorables : les uns pour avoir trahi des secrets, les autres pour avoir aspiré à la tyrannie, d'autres pour avoir été surpris dans des actions honteuses; d'autres enfin, se sont livrés d'eux-mêmes sans but, sans motif, et comme au hasard.

Il n'en est pas ainsi chez nous. Aussi garde-t-on le silence sur le compte de ceux-là, tandis que la gloire de ceux-ci est dans tout son éclat et croît de jour en jour. C'est à cela que pensait Paul, quand il disait : Ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que les hommes. Car c'est là la preuve que la prédication est divine. Comment douze hommes ignorants, qui avaient passé leur vie sur les étangs, sur les fleuves, dans les déserts, qui n'avaient peut-être jamais mis les pieds dans une ville ou sur une place publique, auraient-ils osé former une si grande entreprise ? Comment leur serait venue la pensée de lutter contre le monde entier? Car, qu'ils fussent timides et lâches, c'est leur historien qui le dit, sans rien nier, sans chercher à dissimuler leurs défauts: ce qui est la plus grande preuve de véracité. Que dit-il donc? Que dès que le Christ fut pris, ils s'enfuirent, malgré les nombreux miracles dont ils avaient été témoins, et que leur chef, qui était resté, renia son Maître. Comment donc ceux qui, du vivant du Christ, n'avaient pu soutenir l'assaut des Juifs, défieront-ils tout l'univers au combat, quand ce même Christ est mort, a été enseveli, n'est point ressuscité, selon vous, ne leur a point parlé, ne leur a point inspiré de courage? Ne se seraient-ils pas dit à eux-mêmes: Qu'est-ce que ceci? Il n'a pu se sauver lui-même, et il nous défendrait? Vivant, il ne s'est pas aidé; et mort, il nous tendrait la main ? Vivant, il n'a pas soumis un seul peuple, et nous, à son nom seul, nous sou. mettrions le monde entier? Quoi de plus déraisonnable, je ne dis pas qu'une telle entreprise, mais qu'une telle pensée ? Il est donc évident que s'ils ne l'avaient pas vu ressuscité, s'ils n'avaient pas eu la preuve la plus manifeste de sa puissance, ils n'eussent point joué (319) un tel jeu. A supposer qu'ils eussent eu de nombreux amis, n'en auraient-ils pas fait aussitôt autant d'ennemis, en attaquant les anciennes coutumes, en déplaçant les bornes antiques? Dès ce moment, ils se seraient attiré l'inimitié de tous, celle de leurs concitoyens comme celle des étrangers. Eussent-ils eu tous les droits possibles au respect par les avantages extérieurs, n'auraient-ils pas été pris en haine pour vouloir introduire de nouvelles moeurs ? Et au contraire, ils sont dénués de tout, et par cela seul, déjà exposés à la haine et au mépris universels.

Car de qui voulez-vous parler? Des Juifs? lis en étaient profondément haïs, à cause de ce qui s'était passé à l'égard de leur Maître. Des Grecs? Ils n'en étaient pas moins détestés, tt les Grecs le :avent mieux que qui que ce soit. Pour avoir voulu instituer un nouveau gouvernement, ou plutôt réformer en quelque point celui qui existait, sans rien changer au culte des dieux, mais en substituant certaines pratiques à d'autres, Platon fut chassé de Sicile et courut le danger de mort. S'il a conservé la vie, il perdit du moins la liberté. Et si un barbare ne se fût montré meilleur que le tyran de Sicile, rien n'empêchait que le philosophe restât esclave toute sa vie sur une terre étrangère. Et pourtant les changements qui touchent au pouvoir royal n'ont pas l'importance de ceux qui touchent à l'ordre religieux; ceux-ci troublent et agitent bien plus les hommes. En effet, dire qu'un tel ou un tel épousera une telle, ou que les gardes veilleront de telle ou telle façon, il n'y a pas là de quoi causer grande émotion, surtout quand la loi reste sur le papier et que le législateur se met peu en peine de l'appliquer. Mais dire que les objets du culte sont des démons et non des dieux, que le vrai Dieu c'est le Crucifié, vous savez assez quelle fureur, quelle accusation, quelle guerre cela a soulevées.

405 5. Chez les Grecs, Protagoras, pour avoir osé dire : « Je ne reconnais point de dieux », et cela, non en parcourant et en doctrinant tout l'univers, mais dans une seule cité, courut les plus grands dangers. Diagoras de Milet (1) et Théodore, surnommé l'athée, avaient de nombreux amis, étaient éloquents et admirés comme philosophes; cependant tout cela ne leur servit à rien. Et le grand Socrate lui-même, qui les surpassait tous en philosophie, a bu la ciguë parce qu'il était soupçonné d'avoir quelque peu innové en matière de religion. Or, si un simple soupçon d'innovation a créé un tel danger à des philosophes, à des sages, à des hommes qui jouissaient d'ailleurs de la plus grande considération, au point que, loin de pouvoir établir leurs doctrines, ils ont été condamnés à la mort ou à l'exil: comment ne pas être frappé d'étonnement et d'admiration, en voyant le pêcheur opérer de tels prodiges dans le monde entier, réaliser ses projets et triompher des barbares et de tous les Grecs?

1 ou plutôt de Mélos, sur ces athées, voir Cicéron de natura deorum, liv. I, chap. I et 2III.

Mais ceux-ci, direz-vous, n'introduisaient pas, comme ceux-là, des dieux étrangers. Et c'est précisément là le prodige à mes yeux ; une double innovation : détruire les dieux qui existaient et prêcher le Crucifié. D'où leur est venue l'idée d'une telle prédication? Où ont-ils puisé cette confiance dans le succès? Quel précédent les y encourageait? Tout le monde n'adorait-il pas les démons ? N'avait-on pas divinisé les éléments? L'impiété n'avait-elle pas introduit des moeurs bien différentes? Cependant ils ont attaqué et détruit tout cela; en peu de temps, ils ont parcouru le monde entier, comme s'ils eussent eu des ailes, ne tenant compte ni des périls, ni de la mort, ni de la difficulté de l'entreprise, ni de leur petit nombre, ni de la multitude de leurs adversaires, ni de la richesse, ni de la puissance, ni de la science de leurs ennemis. Mais ils avaient un auxiliaire plus puissant que tout cela : la vertu du crucifié et du ressuscité. Il eût été moins étonnant qu'ils déclarassent au monde entier une guerre matérielle, au lieu de celle qu'ils lui ont réellement déclarée. Car, d'après les luis de la guerre, il est permis de se placer en face de l'ennemi, de s'emparer de ses terres, de se ranger en bataille, de saisir l'occasion d'attaquer et d'en venir aux mains. Ici, il n'en était pas de même : Les apôtres n'avaient point d'armée à eux ; ils étaient mêlés à leurs ennemis, et c'est ainsi qu'ils en triomphaient; c'est dans cette situation qu'ils esquivaient leurs coups, qu'ils les domptaient et remportaient sur eux une éclatante victoire, suivant cette parole du prophète : « Tu règneras au milieu de tes ennemis » (
Ps 110,2). Car c'était là le prodige : Que leurs ennemis les tenant en leur pouvoir, et les jetant dans (320) les prisons et dans les fers, non-seulement ne pouvaient les vaincre, mais tombaient eux-mêmes à leurs pieds ; ceux qui flagellaient devant ceux qui étaient flagellés, ceux qui enchaînaient devant ceux qui étaient enchaînés, ceux qui persécutaient devant ceux qui étaient persécutés. Nous disons tout cela aux Grecs et plus que cela encore: car ici la vérité surabonde. Si tous nous suivez dans ce sujet, nous vous apprendrons tous les détails de la lutte; mais, en attendant, tenons bien à ces deux points capitaux : Comment les faibles ont-ils vaincu les forts? Et comment ces faibles, étant ce qu'ils étaient, auraient-ils formé une telle entreprise, s'ils n'avaient eu le secours divin ?

406 6. Et maintenant, faisons ce qui dépend de nous : Que notre vie porte les fruits qu'elle doit porter des bonnes oeuvres, et allumons autour de nous une grande ardeur pour la vertu. Il est écrit : « Vous êtes des flambeaux qui brillez au milieu du monde ». (Ph 2,15) Et Dieu nous destine à un plus noble usage que le soleil lui-même, que le ciel, que la terre et la mer; à un usage d'autant plus grand que les choses spirituelles l'emportent davantage, sur les choses sensibles. Quand donc nous considérons le globe du soleil, et que nous admirons la beauté, le volume et l'éclat de cet astre, pensons qu'il y a en nous une lumière plus grande et meilleure, comme aussi de plus profondes ténèbres, si nous n'y veillons : car toute la terre est dans une nuit épaisse. Dissipons donc cette nuit, et mettons-y fin. Elle règne non-seulement chez les hérétiques et chez les Grecs, mais aussi dans les croyances et dans la conduite d'un grand nombre d'entre nous. Car beaucoup ne croient pas à la résurrection, beaucoup s'appuient sur des horoscopes, beaucoup s'attachent à des observances superstitieuses, à des divinations, à des augures, à des présages; d'autres recourent aux amulettes et aux enchantements. Nous combattrons ceux-là plus tard, quand nous en aurons fini avec les Grecs. En attendant, retenez bien ce que je vous ai dit: Combattez avec moi, attirons-les à nous et transformons-les par notre conduite. Je le répète toujours : Celui qui enseigne la philosophie doit d'abord en offrir le modèle en lui-même et se faire rechercher de ses auditeurs.

Faisons-nous donc rechercher des Grecs et concilions-nous leur bienveillance. Et cela arrivera, si nous sommes toujours prêts, non-seulement à faire le bien, mais encore à souffrir le mal. Ne voyons-nous pas les enfants portés sur les bras de leurs pères, les frapper à la joue, et le père se prêter volontiers à satisfaire la colère de son fils, et se réjouir quand elle est satisfaite? Eh bien ! suivons cet exemple : parlons aux Grecs comme des pères à leurs enfants. Et vraiment tous les Grecs sont des enfants; quelques-uns des leurs l'ont dit. Ce sont des enfants, il n'y a point de vieillard chez les Grecs. En effet, les enfants ne supportent de s'occuper de rien d'utile ; de même les Grecs veulent toujours jouer; ils sont à terre, ils y rampent et ne songent qu'aux choses terrestres. Quand nous parlons aux enfants des choses nécessaires, ils ne comprennent pas notre langage et rient toujours; ainsi les Grecs rient, quand nous leur parlons du royaume des cieux. Et comme souvent la salive, découlant de la bouche de l'enfant, souille sa nourriture et sa boisson ; ainsi les paroles qui tombent de la bouche des Grecs sont inutiles et impures ; si vous leur présentez la nourriture qui leur est nécessaire, ils vous accablent de malédictions ; ils ont besoin qu'on les porte. Si un enfant voit un voleur entrer et enlever ce qui est à la maison, bien loin de le repousser, il sourit au malfaiteur; mais si vous lui prenez son petit panier, son sistre ou tout autre joujou, il en est vivement affecté, il s'irrite, il se déchire et frappe le sol du pied. Ainsi quand les Grecs voient le démon piller leur patrimoine, les biens nécessaires à leur subsistance, ils sourient et courent au-devant de lui comme au-devant d'un ami. Mais si on leur enlève une possession, la richesse ou quelque autre futilité de ce genre, ils se lamentent, ils se déchirent. Et comme l'enfant reste nu sans s'en douter et sans en rougir; ainsi les Grecs se vautrant avec les fornicateurs et les adultères, outragent les lois de la nature, entretiennent de honteux commerces et ne songent pas à se convertir. Vous avez vivement approuvé, vous avez applaudi; mais tout en applaudissant, prenez garde qu'on n'en dise autant de vous. Soyez donc tous des hommes, je vous en prie; car, si nous sommes des enfants, comment leur apprendrons-nous à devenir des hommes? Comment les retirerons-nous de leur puérile folie? Soyons des hommes, pour parvenir à la mesure de l'âge déterminée par le Christ et obtenir les biens à venir par la grâce et la bonté, etc.


HOMÉLIE V. EN EFFET, CONSIDÉREZ, MES FRÈRES, QUI SONT CEUX, D'ENTRE VOUS QUI ONT ÉTÉ APPELÉS. (1,26-31)

500
IL Y EN A PEU DE SAGES SELON LA CHAIR, PEU DE PUISSANTS, PEU DE NOBLES. MAIS DIEU A CHOISI LES MOINS SAGES SELON LE MONDE, POUR CONFONDRE LES SAGES. (
1Co 1,26-31)

321 ANALYSE.

l. Les simples se sont convertis en plus grand nombre que les savants.
2. Toute gloire appartient à Dieu ; les hommes ne doivent donc pas se l'attribuer.
3-6. De la difficulté que les apôtres devaient naturellement rencontrer dans l'établissement de la foi, si Jésus-Christ ne les eût aidés. — Des avantages d'une vie laborieuse et occupée comme celle des artisans. — Que les militaires ne doivent point se dispenser à cause de leur profession de servir Dieu et de s'appliquer aux lectures saintes.

501 1. Après avoir dit que ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que les hommes, il a démontré, par le témoignage des Ecritures et par la marche des événements, que la sagesse humaine a été rejetée ; d'après le témoignage des Ecritures, puisqu'il est dit : « Je perdrai la sagesse des sages » (1Co 1,19) ; d'après la marche des événements, quand il pose cette interrogation : « Que sont devenus les sages? Que sont devenus les docteurs de la loi? » (1Co 1,20, De plus il a fait voir que ce n'était point une chose nouvelle, mais ancienne, désignée d'avance et prédite : « Car il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages » (1Co 1,19). Ensuite il a démontré que tout cela était utile et raisonnable: « Le monde, n'ayant point connu Dieu au moyen de la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui » (1Co 1,21) ; puisque la croix est une preuve de puissance et de sagesse infinie, et que ce qui paraît folie en Dieu surpasse de beaucoup la sagesse humaine. Il le prouve de nouveau, non plus par les maîtres, mais par les disciples : « Considérez », dit-il, « qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés » (1Co 1,26). Car Dieu n'a pas seulement choisi des ignorants pour maîtres, mais aussi pour disciples : « Il y en a peu de sages selon la chair » (1Co 1,26). Il y a donc dans cette prédication plus de force et plus de sagesse, puisqu'elle entraîne la multitude et persuade même les ignorants. Il est en effet très-difficile de convaincre un ignorant, surtout quand il s'agit de choses importantes et nécessaires. Et cependant les apôtres l'ont fait, et il appelle les Corinthiens eux-mêmes en témoignage : « Considérez, mes frères, qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés » (1Co 1,26); examinez, écoutez. Car la plus grande preuve de la sagesse du maître, c'est que des ignorants aient accepté des enseignements si sages, plus sages que tous les autres. Que veut dire : « Selon la chair (1Co 1,26)? » C'est-à-dire, d'après les apparences, au point de vue de la vie présente et de la doctrine du dehors. Ensuite pour ne pas se contredire lui-même (car il a convaincu le proconsul, l'aréopagite, ainsi qu'Apollon ; et nous savons que d'autres sages ont assisté à sa prédication), il ne dit pas : Il n'y en a point de sages, mais : « Il y en a peu de sages » (1Co 1,26). Car il n'appelait point exclusivement les ignorants et ne renvoyait pas les sages ; il admettait ceux-ci, mais en bien plus grand nombre ceux-là. Pourquoi ? — Parce que celui qui, est sage selon la chair est rempli de beaucoup de folie, et qu'il est surtout insensé en ce qu'il ne veut pas rejeter une doctrine corrompue.

Si un médecin voulait enseigner son art, ceux de ses auditeurs qui en auraient déjà quelque notion fausse, contraire aux principes, (322) et qui tiendraient à la conserver, n'accueilleraient pas facilement ses leçons, tandis que ceux qui ne sauraient rien les recevraient volontiers. Il en a été de même ici : les ignorants ont été persuadés les premiers, parce qu'ils n'avaient pas l'extrême folie de se croire sages. Car c'est le comble de la folie de chercher par le raisonnement ce qui ne peut se découvrir que par la foi. Si un forgeron, retirant le fer rouge du feu, s'avisait d'y employer ses mains au lieu de tenailles, il serait certainement regardé comme un fou. Ainsi en est-il des philosophes qui veulent découvrir ces choses par eux-mêmes, au mépris de la foi. Aussi n'ont-ils rien trouvé de ce qu'ils cherchaient. « Peu de puissants, peu de nobles » (1Co 1,26). Les puissants et les nobles sont remplis d'orgueil. Or, rien n'est aussi inutile pour arriver à la connaissance de Dieu que l'arrogance et l'attachement aux richesses. De là vient qu'on admire les choses présentes, qu'on ne tient aucun compte des choses à venir, et que la multitude des soucis bouche les oreilles. « Mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde » (1Co 1,27). Car c'est là le plus grand signe de supériorité : vaincre par des ignorants.

502 2. En effet, les Grecs ne rougissent pas autant d'être vaincus par des sages; mais ce qui les couvre de honte, c'est de se voir dépassés en philosophie par un artisan, par un homme du peuple. Aussi l'apôtre dit-il : « Pour confondre les sages » (1Co 1,27). Et ce n'est pas en ce point seulement, mais aussi en ce qui touche les autres avantages de la vie, que Dieu a ainsi procédé. Car « il a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts » (1Co 1,27). Ce ne sont pas seulement des ignorants, mais des pauvres, des hommes méprisés et obscurs, qu'il a appelés pour humilier ceux qui étaient constitués en puissance. « Et les plus vils et les plus méprisés selon le monde, et ce qui n'était rien pour confondre ce qui est » (1Co 1,28). Et qu'appelle-t-il ici : « ce qui n'est rien ? » Ceux qui sont considérés comme rien, parce qu'ils n'ont aucune valeur. Dieu a fait preuve d'une grande puissance en renversant les grands par ceux qui semblent n'être rien. C'est ce qu'il exprime ailleurs, quand il dit : « Ma puissance éclate davantage dans la faiblesse ». (2Co 12,9) C'est en effet une marque de grand pouvoir que des hommes sans valeur, dépourvus de toute instruction, aient subitement appris à raisonner sur des questions plus élevées que le ciel. Nous admirons surtout le médecin, le rhéteur, ou tout autre maître, quand ils instruisent et forment parfaitement des ignorants. En cela, Dieu n'a pas seulement voulu faire un miracle et prouver sa puissance, mais réprimer la vaine gloire. Ce qui faisait dire d'abord à Paul : « Pour confondre les sages, pour détruire ce qui est» (1Co 1,27-28) ; et ensuite: « Afin qu'aucun homme ne se glorifie devant Dieu» (1Co 1,29). Car Dieu fait tout pour réprimer l'orgueil et la présomption, pour abattre la vaine jactance, et vous y persévérez ? Il fait tout pour que nous ne nous attribuions rien et que nous lui rapportions tout, et vous vous êtes livrés à un tel et à un tel ? Quel pardon obtiendrez-vous? Dieu nous a prouvé, et cela dès le commencement, que nous ne pouvons pas nous sauver par nous-mêmes. Car déjà alors les hommes ne pouvaient pas se sauver par eux-mêmes, mais ils avaient besoin de considérer la beauté du ciel, l'étendue de la terre et les autres corps créés, pour pouvoir s'élever jusqu'à l'auteur de ces ouvrages. Son but était déjà de réprimer d'avance la vaine estime de la sagesse.

De même qu'un maître qui invite un élève à le suivre, et le voit rempli de préjugé et résolu à tout apprendre par lui-même, l'abandonne à son erreur, puis lui prouvant qu'il ne saurait suffire à sa propre instruction, en prend occasion de lui exposer sa doctrine : ainsi Dieu dès le commencement a invité les hommes à le suivre par le moyen de la création ; puis comme ils s'y refusaient, il leur a d'abord prouvé qu'ils ne pouvaient pas se suffire à eux-mêmes, et il les a appelés à lui par une autre voie; pour livre, il leur a donné le monde. Les philosophes n'ont pas su le méditer, ils n'ont point voulu obéir à Dieu, ni aller à lui par le chemin qu'il leur indiquait. Il a employé un autre moyen plus clair que le premier, pour convaincre l'homme qu'il ne peut se suffire à lui-même. Car alors il était permis d'employer le raisonnement, de tirer parti de la sagesse extérieure en se laissant guider par les choses créées; mais maintenant, à moins d'être fou, c'est-à-dire, à moins de se dégager de tout raisonnement et de toute sagesse, et de s'abandonner à la foi, il est impossible d'être sauvé. Et ce n'est pas peu de chose d'avoir, en facilitant ainsi la voie, extirpé l'ancienne maladie, en sorte que les hommes ne se glorifient plus et soient sans orgueil « Afin qu'aucun homme ne se glorifie » (1Co 1,29). Car (323) le mal venait de là: de ce que les hommes prétendaient être plus sages que les lois de Dieu et ne voulaient point s'instruire selon ses ordres. Aussi n'ont-ils absolument rien appris.

Et il en a été ainsi dès le commencement. Dieu avait dit à Adam : Fais ceci, et évite cela. Mais Adam voulant trouver quelque chose de plus, n'obéit pas et perdit ce qu'il avait. Dieu dit ensuite aux hommes : Ne vous arrêtez pas à la créature, mais par elle contemplez le Créateur. Et les hommes, comme s'ils eussent trouvé quelque chose de plus sage que ce qu'on leur avait dit, s'engagèrent dans mille labyrinthes. De là des contradictions sans fin et avec eux-mêmes et avec les autres; et ils ne trouvèrent point Dieu, ne surent rien de clair sur la création, n'en eurent pas même une idée raisonnable et vraie. De nouveau pour ébranler vivement leur présomption, il suscita d'abord des ignorants, afin de montrer que tous ont besoin de la sagesse d'en-haut. Et ce n'est pas seulement en matière de connaissance, mais pour toute autre chose qu'il a voulu faire sentir le besoin que les hommes et toutes les créatures ont de lui, afin que les liens de l'obéissance et de la soumission étant plus forts, on ne courût point à sa perte par la résistance. Voilà pourquoi il n'a pas voulu que les hommes se suffisent. Car si beaucoup le dédaignent malgré le besoin qu'ils ont de lui, à quel degré d'orgueil ne seraient-ils pas montés, s'il en eût été autrement?

Ce n'est donc point par jalousie que l'apôtre combat leur vaine ostentation, mais pour les préserver de la ruine qu'elle engendre. « C'est de lui que vous avez été établis en Jésus-Christ, qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption » (1Co 1,30). Ces mots : « De lui », ne se rapportent point ici, ce me semble, à la production, à l'existence, mais à la foi; il veut dire que les enfants de Dieu ne sont point formés du sang et de la volonté de la chair. Ne pensez donc pas qu'après nous avoir guéris de la vaine gloire, il nous laisse là : non ; il nous fournit une raison plus haute de nous glorifier. Il ne faut pas se glorifier devant lui. Vous êtes ses enfants, et vous l'êtes devenus par le Christ. En disant : « Il a choisi les moins sages selon le monde, les plus méprisables selon le monde » (1Co 1,28), il fait voir que la plus grande noblesse est d'avoir Dieu pour Père. Or cette noblesse, nous ne la devons point à un tel ou à un tel, mais au Christ qui nous a rendus sages, justes et saints : car c'est le sens de ces paroles : « Qui est devenu notre sagesse » (1Co 1,30).

503 3. Qui donc est plus sage que nous, qui possédons, non la sagesse de Platon, mais le Christ lui-même, par la volonté de Dieu ? Que veulent dire ces mots : « Qui nous a été donné de Dieu (1Co 1,30)? » Après avoir dit de grandes choses du Fils unique, il ajoute le nom du Père, pour que personne ne pense que le Fils ne soit pas engendré. Après avoir dit qu'il a pu de si grandes choses, et lui avoir tout attribué en disant qu'il est devenu notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, il ramène de nouveau tout au Père par le Fils, en disant : « Qui nous a été donné de Dieu » (1Co 1,30). Pourquoi n'a-t-il pas dit : qui nous a rendu sages, mais « qui est devenu notre sagesse (1Co 1,30) ? » C'est pour nous faire sentir l'excellence du don ; car c'est comme s'il disait : Qui s'est donné lui-même à nous. Et voyez comme il procède. D'abord le Christ nous a rendus sages en nous délivrant de l'erreur; ensuite il nous a rendus justes et saints en nous donnant l'Esprit, et nous a délivrés de tous les maux, de manière que nous soyons à lui, non par l'essence, mais par la foi. En effet, ailleurs l'apôtre dit : Que nous sommes justes de la justice de Dieu, dans ce passage : « Pour l'amour de nous il a traité celui qui ne connaissait point le péché, comme s'il eût été le péché, afin qu'en lui nous devinssions justes de la justice de Dieu » (2Co 5,21). Maintenant il dit qu'il est devenu notre justice, en sorte que chacun peut à volonté y participer abondamment. Car ce n'est pas un tel ou un tel qui nous a rendus justes, mais le Christ. Que celui qui se glorifie se glorifie donc en lui, et non dans un tel ou un tel. Tout est l'oeuvre du Christ. C'est pourquoi, après avoir dit : « Qui est devenu notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption », il ajoute : « Afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur» (1Co 1,31). (Jr 9,23)

Voilà pourquoi encore il se déchaîne vivement contre la sagesse des Grecs, afin de persuader par là même aux hommes de se glorifier en Dieu, comme cela est juste. Rien n'est plus fou, rien n'est plus faible que nous, quand nous (324) voulons chercher par nous-mêmes ce qui est au-dessus de nous. Nous pouvons avoir une langue exercée, mais non des croyances solides; par eux-mêmes nos raisonnements ressemblent à des toiles d'araignées. Quelques-uns ont poussé la folie jusqu'à soutenir qu'il n'y a rien de vrai, et que tout est contraire aux apparences. Ne vous attribuez donc rien, mais pour tout glorifiez-vous en Dieu; n'attribuez jamais rien à personne. Car si l'on ne peut rien attribuer à Paul, encore bien moins à tout autre. «J'ai planté », dit-il, «Apollon a arrosé, mais Dieu a fait croître ». (1Co 3,6) Celui qui a appris à se glorifier en Dieu, ne s'enorgueillira jamais, mais il sera toujours modeste et reconnaissant. Tels ne sont pas les Grecs qui s'attribuent tout à eux-mêmes. Aussi élèvent-ils les hommes au rang des dieux, tant leur orgueil les a égarés ! C'est maintenant l'heure d'entrer en lutte avec eux. Où en sommes-nous restés hier? Nous disions qu'humainement il n'était pas possible que des pêcheurs l'emportassent sur des philosophes; et pourtant cela est devenu possible; donc c'est évidemment l'effet de la grâce. Nous disions qu'il n'était pas possible qu'ils imaginassent de tels succès ; et nous avons montré qu'ils ne les ont pas seulement conçus, mais réalisés entièrement et avec une grande facilité.

Aujourd'hui nous traiterons ce point capital de la question, à savoir : d'où leur serait venu l'espoir de triompher du monde entier, s'ils n'avaient pas vu le Christ ressuscité. Dans quel accès de folie auraient-ils rêvé une chose si absurde, si téméraire ? Car espérer une telle victoire sans la grâce de Dieu, c'est assurément le comble de la démence. Et comment, dans le délire de la folie, en seraient-ils venus à bout? Mais s'ils jouissaient de leur bon sens, comme l'événement l'a prouvé, comment douze hommes auraient-ils osé provoquer de tels combats, braver la terre et la mer, songer à réformer les moeurs du monde entier, si affermies par le temps, et soutenir l'assaut avec tant de courage, s'ils n'eussent reçu d'en-haut des gages assurés, et n'eussent obtenu la grâce divine? Bien plus encore : comment, en promettant le ciel et les demeures suprêmes, auraient-ils espéré convaincre leurs auditeurs? Eussent-ils été élevés dans la gloire, dans la richesse, dans la puissance, dans l'instruction, ils n'auraient sans doute pas osé aspirer à une oeuvre aussi hardie ; cependant leur espoir aurait eu quelque apparence de raison. Mais ce sont des pêcheurs, des fabricants de tentes, des publicains ; tous métiers les moins propres à la philosophie, les moins capables d'inspirer de grands projets, surtout quand il n'y a pas de précédents. Or, non-seulement ils n'avaient pas d'exemples qui leur promissent la victoire, mais il y en avait, et de tout récents, qui leur présageaient la défaite. Plusieurs, je ne dis pas parmi les Grecs (il ne s'agissait pas encore d'eux alors), mais parmi les Juifs contemporains, pour avoir essayé d'innover, avaient péri; et ce n'était pas à la tête de douze hommes, mais avec une multitude de partisans, qu'ils avaient mis la main à l'oeuvre. En effet, Theudas et Judas, appuyés de nombreux partisans, avaient succombé avec eux. De tels exemples étaient bien propres à effrayer les apôtres, s'ils n'eussent été parfaitement convaincus qu'on ne peut triompher sans la puissance de Dieu. Et, même avec la confiance dans la victoire, quelle espérance les eût soutenus au milieu de tant de périls, s'ils n'avaient eu les yeux fixés sur l'avenir ? Supposons qu'ils comptaient triompher ! Mais à quels profits aspiraient-ils en menant le monde entier aux pieds d'un homme qui, selon vous, n'était point ressuscité ?

504 4. Si maintenant des hommes qui croient au royaume du ciel et à des biens infinis, ont tant de peine à soutenir les épreuves, comment les apôtres auraient-ils supporté tant de travaux sans espoir d'en rien recueillir, sinon des maux? Car si rien de ce qui s'était réellement passé n'avait eu lieu, si le Christ n'était point monté au ciel, ceux qui forgeaient ces contes et cherchaient à les persuader aux autres, offensaient Dieu et devaient s'attendre à être mille fois frappés de la foudre. Que s'ils eussent eu un tel zèle du vivant du Christ, ils l'eussent perdu après sa mort; car, n'étant pas ressuscité, il n'eût plus été à leurs yeux qu'un imposteur et un fourbe. Ne savez-vous pas qu'une armée, même faible, tient ferme tant que le général et le prince vivent; et que, bien que forte, elle se dissout dès qu'ils sont morts ?

Quels motifs plausibles, dites le moi, les auraient déterminés à entreprendre la prédication et à parcourir le monde entier? Quels obstacles ne les auraient pas retenus? S'ils étaient fous (je ne cesserai de le répéter), rien, absolument rien, ne leur eût réussi : car (325) personne ne croit à des fous. Mais s'ils ont réussi, comme le fait l'a prouvé, c'est donc une preuve qu'ils étaient les plus sages des hommes. Mais s'ils étaient les plus sages des hommes, il est évident qu'ils n'avaient point entrepris la prédication au hasard. Et s'ils n'avaient pas vu le Christ ressuscité, à quoi bon commencer une telle guerre? Tout ne les en eût-il pas détournés? Il leur a dit : Je ressusciterai dans trois jours : il leur a promis le royaume des cieux; il leur a annoncé qu'après avoir reçu le Saint-Esprit ils soumettront la terre entière; il leur a dit mille autres choses encore, infiniment élevées au-dessus de la nature. En sorte que, si rien de cela n'était arrivé, eussent-ils cru en lui pendant qu'il vivait, ils auraient cessé d'y croire après sa mort, s'ils ne l'avaient vu ressuscité. Ils auraient dit : Il avait annoncé qu'il ressusciterait après trois jours, et il n'est pas ressuscité; il avait promis d'envoyer l'Esprit et il ne l'a pas envoyé; comment croirons-nous à ce qu'il a dit de l'avenir, quand ce qu'il a dit du présent est convaincu de fausseté? Comment auraient-ils prêché la résurrection d'un homme qui ne serait pas ressuscité? Parce qu'ils l'aimaient, dira-t-on. Mais ils l'eussent dès lors pris en haine, lui qui les avait trompés, et trahis; lui qui, par mille menteuses promesses, les avait arrachés à leurs maisons, à leurs parents, à tout ce qu'ils possédaient, lui qui, après avoir excité contre eux tout le peuple juif, les avait enfin abandonnés. Il l'eût été là un simple effet de faiblesse, ils l'eussent peut-être pardonné; mais il fallait maintenant y voir une grande scélératesse. Car il devait dire la vérité, et ne pas promettre le ciel, puisque, selon vous, il n'était qu'un homme. C'était donc une conduite tout opposée qu'ils auraient dû tenir, c'est-à-dire proclamer qu'ils avaient été trompés et le dénoncer comme un fourbe et un charlatan ; par là ils eussent échappé aux dangers et mis fin à la guerre.

Si les Juifs ont payé des soldats pour dire que le corps avait été enlevé, quel honneur n'eussent pas obtenu les disciples s'ils avaient dit en passant : C'est nous qui l'avons enlevé, il n'est point ressuscité? Ils pouvaient donc recevoir des honneurs et des couronnes. Pourquoi alors auraient-ils préféré les injures et les périls, si une force divine, plus puissante que tout le reste, ne les y eût déterminés? Et (325) si ce raisonnement ne vous convainc pas encore, faites celui-ci : Si les choses n'eussent pas été ainsi, quelque décidés qu'ils y fussent d'abord, ils ne l'auraient point pris pour sujet de leur prédication; ils l'auraient au contraire pris en aversion : car vous savez bien que nous ne voulons pas même entendre prononcer le nom de ceux qui nous ont ainsi trompés. Et pourquoi l'auraient-ils prêché, ce nom ? Dans l'espoir de vaincre par lui ? C'était tout le contraire qu'ils devaient attendre puisque, même après la victoire, ils seraient morts en prêchant le nom d'un imposteur. Que s'ils voulaient jeter un voile sur le passé, il fallait se taire : car engager le combat, c'était donner un nouvel aliment à la guerre et au ridicule. D'où leur serait venue la pensée de forger de telles inventions? Ils avaient perdu le souvenir de tout ce qu'ils avaient entendu. Et si, au rapport de l'évangéliste, ils avaient oublié bien des choses et n'en avaient pas compris d'autres, alors même qu'ils n'avaient rien à craindre ; comment tout ne leur aurait-il pas échappé, au milieu d'un si grand péril? Mais à quoi bon dire cela, quand leur affection pour le maître était déjà affaiblie par la crainte de l'avenir, ainsi qu'il le leur reprocha lui-même un jour. Car comme suspendus à sa bouche, ils lui avaient souvent demandé auparavant : Où allez-vous? et qu'ensuite après l'avoir entendu longuement exposer les maux qu'il devait subir dans le temps de sa passion, ils restaient bouche béante et muette de terreur, écoutez comme il le leur fait sentir, en disant : « Aucun de vous ne me demande : Ou allez-vous? mais parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse a rempli votre coeur » (
Jn 16,6, 6.) Si donc ils étaient déjà tristes quand ils s'attendaient à sa mort et à sa résurrection ; comment, ne le voyant pas ressuscité, auraient-ils pu vivre? Comment, découragés par la déception et épouvantés des maux à venir, n'auraient-ils pas désiré rentrer dans le sein de la terre?

505 5. Mais d'où leur sont venus ces dogmes sublimes? Et il leur avait annoncé qu'ils en entendraient de plus sublimes encore. « J'ai encore bien des choses à vous dire », leur disait-il, « mais vous ne pouvez les porter présentement ». Ce qu'il ne disait pas était donc encore plus élevé. Mais un des disciples, entendant parler de dangers, ne voulait pas même aller en Judée avec lui. «Allons-y aussi (326) nous», disait-il, «afin de mourir avec lui » (Idem, Jn 11,16). L'attente de la mort lui était pénible. Mais si, étant avec lui, il s'attendait à mourir et s'en effrayait pourtant, à quoi, séparé de lui et des autres disciples, n'aurait-il pas dû s'attendre ? Et c'eût été d'ailleurs une grande preuve d'impudence. Qu'auraient-ils eu à dire? Le monde entier connaissait la Passion; le Christ avait été suspendu au gibet en plein jour, dans une capitale, pendant la fête principale, celle dont il était le moins permis de s'absenter; mais aucun étranger ne connaissait la résurrection : ce qui n'était pas un petit obstacle au succès de leur prédication. La rumeur disait partout qu'il avait été enseveli; les soldats et tous les Juifs affirmaient que son corps avait été enlevé par ses disciples; mais aucun étranger ne savait qu'il fût ressuscité. Comment auraient-ils espéré en convaincre l'univers? Si on avait pu déterminer des soldats, malgré des miracles, à attester le contraire, comment sans miracle auraient-ils eu la confiance de prêcher, et pu croire, eux qui n'avaient pas une obole, qu'ils persuaderaient le monde entier de la résurrection ?

S'ils agissaient par ambition de la gloire, ils se seraient attribué leur doctrine bien plutôt qu'à un mort. Mais on ne l'aurait point acceptée, dit-on. Et de qui l'eût-on plutôt acceptée ou d'un homme qui avait été pris et crucifié, ou d'eux qui avaient échappé aux mains des Juifs? Et pourquoi, de grâce, s'ils devaient prêcher, ne pas quitter aussitôt la Judée, et se rendre dans les villes étrangères, au lieu de rester dans le pays? Et comment auraient-ils fait des disciples, s'ils n'eussent opéré des miracles? Or, s'ils faisaient des miracles (et ils en faisaient), ce ne pouvait être que par la puissance de Dieu; et s'ils eussent triomphé sans en faire, c'eût été bien plus étonnant encore. Ne connaissaient-ils pas, dites-moi, le peuple juif, ses mauvaises dispositions, son esprit de jalousie?

Ils avaient lapidé Moïse après le passage de la mer à pied sec, après cette victoire, après ce trophée remporté contre les Egyptiens, leurs oppresseurs, par les mains de ce grand homme sans effusion d'une goutte de sang; après avoir mangé la manne; après avoir vu des torrents d'eau couler du rocher; après les mille prodiges de l'Egypte, de la mer Rouge et du désert, ils avaient jeté Jérémie dans la citerne et mis à mort beaucoup de prophètes.

Ecoutez ce que dit Elie, quand il est forcé de s'éloigner du pays, après la terrible famine et la pluie miraculeuse, et la flamme qu'il a fait descendre du ciel, et le merveilleux holocauste : « Seigneur, ils ont tué vos prophètes, ils ont détruit vos autels; je suis demeuré seul, et ils en veulent encore à ma vie » (1R 19,10). Et pourtant ceux-là ne touchaient point à la loi. Comment donc, dites-le moi, aurait-on écouté les apôtres? Car ils étaient les plus misérables des hommes, et ils prêchaient les nouveautés qui avaient valu la croix à leur maître.

Du reste, ce n'était pas une grande preuve d'habileté chez eux que de répéter ce que le Christ avait dit. On avait pu croire que le Christ agissait par amour de la gloire; on n'en aurait que plus haï ses disciples qui reprenaient la guerre au profit d'un autre. Mais, objectera-t-on, la loi romaine les favorisait. Ils y trouvaient, au contraire, un nouvel obstacle : car les Juifs avaient dit : « Quiconque se fait roi, n'est pas l'ami de César ». (Jn 19,12) Ainsi cela seul eût suffi à les entraver, d'être les disciples d'un homme qui était censé avoir voulu se faire roi et de soutenir son parti. Où donc auraient-ils puisé le courage de se jeter dans de tels dangers ? Que pouvaient-ils dire de lui qui fût propre à leur attirer la confiance? Qu'il avait été crucifié? qu'il était né d'une pauvre mère juive, mariée à un charpentier juif? qu'il appartenait à une nation haïe du monde entier? Mais tout cela était plus propre à irriter qu'à persuader et qu'à attirer des auditeurs, surtout dans la bouche d'un fabricant de tentes et d'un pêcheur. Et les disciples n'avaient-ils pas songé à tout cela? Les natures timides (et telles étaient les leurs) savent s'exagérer les choses. D'où auraient-ils pu espérer le succès ? Ils en auraient désespéré au contraire, quand tant de raisons les détournaient de l'entreprise, si le Christ n'était pas ressuscité.

506 6. Les moins intelligents ne comprennent-ils pas que si les apôtres n'avaient reçu une grâce abondante et n'avaient eu des preuves certaines de la résurrection, non-seulement ils n'eussent pas formé et entrepris un tel dessein, mais qu'ils n'en auraient pas même eu la pensée? Et si, malgré tant d'obstacles, je ne dis pas à la réussite, mais à l'idée même de l'entreprise, ils l'ont cependant formée et réalisée au-delà, de toute espérance, n'est-il (327) pas évident pour tout le monde que ce n'est point là l'effet de la puissance humaine, mais de la grâce divine?

Méditons donc ces sujets, non-seulement avec nous-mêmes, mais aussi avec les autres; ce sera le moyen d'arriver plus facilement à ce qui doit suivre. Et ne dites pas que vous n'êtes qu'un artisan, et que ces études vous sont étrangères. Paul était fabricant de tentes, et pourtant (il nous le dit lui-même) il fut rempli d'une grâce abondante, et ne parlait que par son inspiration. Avant de l'avoir reçue, il était aux pieds de Gamaliel, et il ne la reçut que parce qu'il s'en était montré digne; puis après, il reprit son métier. Que personne ne rougisse donc d'être ouvrier; mais que ceux-là rougissent qui vivent dans l'inutilité et la paresse, qui ont besoin de beaucoup de soins et de nombreux serviteurs. Car il y a une sorte de philosophie à ne gagner sa nourriture que par son travail; l'âme en devient plus pure, le caractère plus ferme. L'homme oisif parle bien plus au hasard, agit souvent sans but, passe des journées entières à ne rien faire, engourdi par la paresse; chez l'ouvrier, au contraire, il y a peu d'actions, de paroles ou de pensées inutiles : car une vie laborieuse tend tous les ressorts de l'âme. Ne méprisons donc point ceux qui gagnent leur vie par leur travail; félicitons-les plutôt. Quel mérite avez-vous, dites-moi, à passer votre vie à ne rien faire et à dépenser inutilement l'héritage que vous avez reçu de votre père? Ne savez-vous pas que nous ne rendrons pas tous le même compte? que ceux qui auront joui d'une plus grande abondance seront jugés plus sévèrement, tandis qu'on traitera avec plus d'indulgence ceux qui auront supporté les travaux, la pauvreté ou d'autres incommodités de ce genre? La parabole de Lazare et du mauvais riche est là pour le prouver. Vous serez justement accusé, vous qui n'employez vos loisirs à la pratique d'aucun devoir; mais le pauvre qui consacrait au devoir le temps que le travail lui laissait libre, recevra une riche couronne.

M'objecterez-vous que vous êtes soldat et que cet état ne vous laisse pas de loisir? Mais cette excuse n'est pas raisonnable. Corneille était centurion, et cela ne l'empêchait point de remplir exactement ses devoirs. Quand il s'agit de fréquenter les danses et les comédies, de passer toute votre vie au théâtre, vous n'objectez plus l'état militaire ni la crainte des magistrats; mais quand nous vous appelons à l'église, mille obstacles se lèvent. Et que direz-vous en ce jour terrible où vous verrez les torrents de flamme, les chaînes qui ne se brisent plus, où vous entendrez les grincements de dents ? Qui est-ce qui prendra votre défense, quand vous verrez l'ouvrier qui aura bien vécu, nager au sein de la gloire; tandis que vous, jadis si mollement vêtu et respirant l'odeur des parfums, vous subirez des supplices sans fin? A quoi vous serviront vos richesses et votre opulence? En quoi la pauvreté nuira-t-elle à l'artisan? Afin donc d'éviter ces malheurs. Méditons ces paroles en tremblant, et employons tous nos loisirs aux oeuvres nécessaires. Ainsi, après avoir obtenu de Dieu le pardon de nos fautes passées, et au moyen de nos bonnes oeuvres à venir, nous pourrons obtenir le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel, gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur 1Co 400