Bernard sur Cant. 28

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SERMON XXVIII.

De la noirceur et de la beauté de l'Époux. Prérogative de l'ouïe sur la vue en ce qui concerne la foi.

1. Je pense que vous vous souvenez bien à quelles tentes de Salomon j'ai dit que, selon, moi, la beauté de l'Épouse a été comparée, et quel est ce Salomon, si toutefois on rapporte à sa beauté la comparaison qui en est tirée; mais si on estime qu'elle se rapporte plutôt à sa noirceur, comme celle des tentes de Cédar, (a) il ne me vient rien autre chose à vous dire sur ces tentes de Salomon, sinon que ce sont peut-être celles dont ce roi avait coutume de se servir, lorsqu'il voulait loger dans des pavillons, et. qui, sans doute, si toutefois il en a jamais eu, étaient nécessairement laides et noires, parce qu'elles étaient exposées tous les jours au soleil, et aux injures de l'air. Et cela ne se faisait pas en vain, mais afin que les ornements qui étaient dedans fussent conservés plus propres et plus beaux. Par cet exemple, l'Épouse ne nie pas qu'elle soit noire, mais elle excuse sa noirceur, et elle ne rougit point d'un état q:iela charité relève et que la vérité ne blâme point. Car, comme dit l'Apôtre, qui est infirme sans qu'elle ne le soit aussi (2Co 2,29); qui se scandalise sans que ce scandale ne la touche vivement? Elle prend sur soi la faiblesse de la compassion, afin de soulager ou de guérir dans un autre la maladie de la passion. Elle devient noire par zèle pour la blancheur, et pour acquérir, par-là, la beauté.

2. La noirceur d'un seul eu rend plusieurs blancs, non par la part qu'il prend à leurs fautes, mais par la douleur dont il est touché. «Il est à propos, dit-il, qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute une nation ne périsse pas.» Il est à propos qu'un seul pour tous, soit noirci par la ressemblance de la chair du péché, et que toute une nation ne soit pas condamnée, à cause de la noirceur du péché. Il faut que la splendeur et l'image de la substance de Dieu soit obscurcie par la forme d'esclave pour sauver la vie à l'esclave, que la clarté éternelle s'offusque dans la chair pour purifier la chair; que le plus beau des enfants des hommes perde tout son éclat dans la Passion pour éclairer les enfants des hommes; qu'il soit défiguré sur la croix et couvert des pâleurs de la mort, qu'ils n'ait plus ni grâce ni beauté, pour qu'il s'acquière l'Église comme une belle et charmante épouse exempte de tache et de rides. Je reconnais la tente de Salomon, ou plutôt j'embrasse Salomon lui-même sous sa peau noire. Il est noir, mais quant à la peau seulement. Il n'est noir qu'extérieurement, non point au dedans; car toute la gloire de la fille du roi est intérieure (Ps 44,3). Au dedans c'est l'éclat de sa divinité, la beauté de ses vertus, la splendeur de sa gloire, et la pureté de son innocence. Mais la couleur qui paraît le rend méprisable et couvre comme d'un voile tant de rares qualités, car il est exposé à toute sorte de tentations, à cause de la ressemblance du péché qu'il porte; quoiqu'en effet, il soit exempt de tout péché. Je reconnais la forme de cette nature qui est comme noircie et comme défigurée. Je reconnais ces tuniques de peaux de bêtes qui furent le vêtement de nos premiers parents (Gn 3,21), après qu'ils eurent péché contre Dieu. Car il s'est noirci lui-même, en prenant la forme d'un esclave, et se rendant semblable aux hommes, et en prenant leur chair et leur

a Il y a trois manuscrits qui présentent ici de légères variantes, et qui font dire à sain Bernard: «Il faut vous rappeler les tentes dont Salomon recouvrait autrefois son pavillon. Elles étaient certainement noires, car elles étaient exposées toue les jours aux ardeurs da soleil, et aux intempéries de l'air. Or, cela ne se faisait pus en vain, etc.»

nature (Ph 2,7). Je reconnais sur la peau du chevreau qui est le symbole du péché, la main qui n'a point commis de péché, et la tête qui n'a jamais eu aucune pensée de mal faire. Et c'est pour cela qu'on n'a point trouvé de malice en lui (Is 53,9). Je sais, ô Jésus, que vous êtes d'une humeur facile, doux et humble de coeur, d'un regard agréable et d'un esprit charmant, sacré enfin d'une huile de joie, d'une manière beaucoup plus excellente que tous ceux qui participent à votre gloire (Ps 45,8). D'où vient donc maintenant qu'à l'exemple d'Esaü, vous êtes tout velu et plein de poil? De qui est cette image difforme et hideuse, d'où viennent ces poils? Ils sont à moi; car les mains couvertes de poils sont la marque de la ressemblance du péché qui est en moi. Je reconnais que ces poils m'appartiennent, et c'est Dieu mon Sauveur que je vois dans la chair qui est à moi.

8. Néanmoins ce n'est pas Rébecca, mais Marie qui lui a donné ce vêtement. Et il est d'autant plus digne de recevoir la bénédiction de son père, que celle qui l'a engendré est. plus .sainte. Il a bien fait de,prendre cet habit qui est à moi, car c'est à moi que la bénédiction est réservée; c'est pour moi que l'héritage est réclamé. Il avait entendu, en effet, ces paroles: «Demandez-moi, et je vous donnerai les nations qui sont votre héritage, et toute la terre qui est votre possession (Ps 2,8).» Je vous donnerai, dit-il, «votre héritage et votre possession.» Comment le lui donner, s'il est à lui? Et comment lui dites-vous de demander ce qui lui appartient? Ou comment lui appartient-il, s'il est nécessaire qu'il le demande? C'est donc pour moi qu'il le demandé, et ,c'est pour défendre ma cause qu'il s'est revêtu de ma nature. Car il porte sur lui les gages de notre réconciliation, selon cette parole du Prophète: «Le Seigneur a mis en lui les péchés de nous tous (Is 53,5).» C'est pourquoi «il a dû se rendre en tout semblable à ses frères (),» comme dit l'Apôtre, «afin de devenir miséricordieux.» Aussi sa voix est véritablement la voix de Jacob, mais ses mains sont les mains d'Esaü (Gn 27,22). Ce qu'on entend sortir de lui est à lui, mais ce que l'on voit en lui est à nous. Ce qu'il dit, est esprit et vie, mais ce qu'il paraît est sujet à la mort, c'est la mort même. Autre chose est ce que l'on voit, autre chose ce que l'on croit. Les sens rapportent qu'il est noir, mais la foi témoigne qu'il est blanc et qu'il est beau. Il est noir, mais c'est aux yeux des insensés. Car il parait très-aimable aux yeux des fidèles. Il est noir, mais il est beau. Il est noir dans l'opinion d'Hérode, mais il est beau selon la confession du larron et la foi du centenier.

4. Quelle beauté lui trouvait celui qui s'écria: Cet homme était vraiment Fils de Dieu (Mc 15,39)! Mais examinons en quoi il la trouva. Car s'il n'avait considéré que ce qui paraissait au dehors, comment aurait-il pu dire qu'il était beau, et que c'était le Fils de Dieu? Ce qu'il y avait en lui était- il autrement que difforme et noir aux yeux de ceux qui le regardaient, lorsqu'ayant les bras étendus sur la,croix au milieu de deux scélérats, il était un sujet de risée aux impies, et de larmes aux fidèles? Il était seul un objet de moquerie, lui qui seul pouvait être un objet de terreur, et qui devait seul être honoré et respecté. Comment donc peut-il reconnaître la beauté de Jésus crucifié, et que c'était le Fils de Dieu qu'on mettait au nombre des criminels? Ce n'est point à nous de répondre à cette question; et d'ailleurs nous n'avons pas besoin de le faire, puisque l'Évangéliste a soin d'y satisfaire. Car voici ses paroles: «Mais le centenier qui était debout vis-à-vis de la croix, voyant qu'il expirait ainsi en criant d'une grande force, dit a cet homme était vraiment Fils de Dieu (Mc 15,39).» Il crut donc à la voix, il reconnut le Fils de Dieu à sa voix, non à son visage. Après tout il était peut-être de ses brebis, dont il dit: «Mes brebis entendent ma voit; je les connais et elles me connaissent - pareillement (a) (Jn 10,14).»

5. L'ouïe a trouvé ce que la vue n'a pu découvrir. L'apparence ai trompé l'oei1, et la vérité est entrée par l'oreille. L'oeil disait qu'il était infirme, difforme, misérable, condamné à une mort ignominieuse; et l'oreille apprit que c'était le Fils de Dieu et qu'il était très-beau. Mais ce n'était pas l'oreille des Juifs, parce qu'elle était incirconcise. C'est avec raison que saint Pierre coupa l'oreille au serviteur, afin de donner ente à la vérité, et que la vérité le délivrât, c'est-à-dire le rendit libre. Le centenier était incirconcis mais non pas des oreilles, puisqu'à la seule voix d'un mourant, il reconnut le Seigneur de majesté en dépit de tant de marques de faiblesse. Il ne méprisa point ce qu'il vit, parce qu'il crut ce qu'il ne vit point, et il ne le crut point sur ce qu'il voyait, mais, on ne peut en douter, sur ce qu'il entendit, «car la foi vient de l'ouïe (Rm 10,17).» Il serait sans doute plus digne de la vérité, qu'elle entrât dans l'âme par les yeux, qui sont le sens le plus noble, mais cela nous est réservé, ô mon âme, pour le temps où nous le contemplerons face à face. Maintenant il faut que le remède entre par où le mal est entré, que la vie suive la mort, et marche sur ses pas; la lumière, les ténèbres et l'antidote de la vérité, le venin du serpent; que l'oeil qui était malade soit guéri, afin qu'étant guéri il voie celui qu'il ne pouvait voir lorsqu'il était malade. L'oreille a été la première porte ode la mort, qu'elle s'ouvre la première pour la vie. Que l'ouïe qui a ôté la vue la rétablisse. Car si nous ne croyons les mystères, nous ne les comprendrons point. L'ouïe a donc rapport au mérite, et la vue à la récompense; d'où vient ce mot du Prophète: «Vous donnerez à mon ouïe la joie et l'allégresse (Ps 51,40),» attendu que la récompense d'une ouïe fidèle, c'est la bienheureuse vision; et que le mérite de cette bienheureuse vision consiste dans la foi de l'ouïe. «Bienheureux, dit Jésus, sont ceux qui ont le coeur net, car ils verront Dieu (Mt 5,8).» Il faut que l'oeil qui doit voir Dieu soit purifié par la foi, suivant cette parole: «Purifiant leur coeur par la foi (Ac 15,9).»

a Telle est la leçon donné par deux manuscrits: Une des éditions des oeuvres de saint Bernard ajoute: «Et je connais mes brebis et mes brebis me connaissent.» Le manuscrit de la Colbertineporte seulement: «Et mes brebis me connaissent.»

6. Pendant que la vue n'est pas encore préparée, que l'ouïe s'excite donc, qu'elle s'exerce (a) et reçoive la vérité. Heureux celui à qui la vérité rend ce témoignage: «Il m'a obéi en pratiquant ce qu'il a entendu.» Je serai digne de voir, si avant de voir j'obéis. Je verrai avec confiance celui qui aura reçu auparavant le sacrifice de mon obéissance. Qu'heureux est celui qui dit: «Le Seigneur Dieu m'a ouvert l'oreille, et je ne m'y suis point opposé, je n'ai point reculé en arrière (Is 50,5).» Vous avez là un modèle d'obéissance volontaire, et un exemple de persévérance. Car celui qui ne contredit point, agit volontairement; et celui qui ne retourne point en arrière, persévère dans le bien. L'un et l'autre est nécessaire, parce que Dieu aime celui qui donne avec gaieté (2Co 9,7). «Et celui-là seul sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin (Mt 10,22).» Dieu veuille que le Seigneur daigne aussi m'ouvrir l'oreille, que les paroles de la vérité entrent dans mon coeur, qu'elles purifient mes yeux et les préparent à la vision bienheureuse, afin que je puisse dire aussi à Dieu: «Votre oreille a entendu la préparation de mon coeur (Ps 9,17);» et que je puisse aussi, avec ceux qui obéissent à Dieu, entendre ces paroles de sa bouche: «Vous êtes purs à cause des discours que je vous ai faits (Jn 15,3).» Mais tous ceux qui écoutent ne sont pas purifiés, il n'y a que ceux qui lui obéissent. «Bienheureux sont ceux qui écoutent ma parole, et qui la gardent (Lc 11,28).» Voilà quelle ouïe demande celui qui dit: «Écoutez Israël (Dt 6,3);» et voilà celle qu'offre celui qui répond: «Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute (1S 3,9)» Celui qui dit: «J'écouterai ce que le Seigneur me dira intérieurement (Ps 85,9)» en promet une pareille.

7. Mais afin que vous sachiez que le Saint-Esprit même observe cet ordre dans l'avancement spirituel de l'âme, et qu'il forme .l'ouïe avant de réjouir la vue, «Écoutez, dit-il, ma fille, et voyez (Ps 45,11).» Pourquoi ouvrez-vous les yeux? ouvrez les oreilles. Désirez-vous de voir Jésus-Christ? il faut que vous écoutiez premièrement ce qu'il dit, que vous écoutiez ce qu'on dit de lui, afin que lorsque vous le verrez, vous disiez: «Ce que nous voyons est conforme à ce que nous en avions ouï (Ps 48,9).» Son éclat est extrêmement brillant, votre vue est faible, et vous ne pouvez la supporter. Vous pouvez bien en entendre, parler, mais non pas le voir. Après que j'eus péché, j'entendais bien Dieu qui criait: «Adam, où êtes-vous (Gn 3,10)?» Mais je ne le voyais pas. L'ouïe vous rendra la vue, si elle est soumise, si elle est vigilante, si elle est fidèle. La foi purifiera l'oeil que l'impiété a troublé. Et l'obéissance ouvrira ce que la désobéissance a fermé. Après tout, ce sont «vos commandements, dit le Prophète, qui m'ont donné l'intelligence (Ps 119,104),» parce que l'observation des commandements de Dieu rend l'intelligence que l'on avait perdue

a Dans plusieurs éditions ces mots «que l'ouïe s'exerce,» font défaut, peut-être est-ce une faute du copiste, qui dans le doute, si le texte latin portait excitetur ou exercitetur, a pris le parti de mettre l'un et l'autre.

en les transgressant. Considérez dans le saint homme Isaac, comme le sens de l'ouïe était plus subtil en lui que tous les autres, quoi qu'il fût déjà bien vieux. Les yeux de ce patriarche sont obscurcis, sou goût est surpris, sa main est trompée, mais son oreille ne l'est pas. Quelle merveille que l'oreille entende la vérité puisque la foi vient par l'ouïe (Rm 10,17), que l'ouïe se forme,par la parole de Dieu, et que la parole de Dieu est la vérité? «La voix, dit-il; est la voix de Jacob(Gn 27,22).» Il n'y a rien de plus vrai. «Mais les mains sont les mains d'Esaü.» Il n'y a rien de plus faux. Vous vous trompez, la ressemblance de la main vous a séduit. La vérité n'est pas non plus dans le goût, quoique la douceur y soit. Car est-ce connaître la vérité, que de croire manger de la venaison, lorsqu'on mange de la chair d'un chevreau domestique? Bien moins encore dans l'oei1 quine voit rien. La vérité n'est point dans l'oeil, la sagesse n'y est point.» Malheur à vous, dit-il, qui êtes sages à vos yeux (Is 5,21).» La sagesse qu'on charge de malédictions est-elle bonne? Or, cette sagesse, c'est la sagesse du monde et par conséquent une folie devant Dieu.

8. La vraie sagesse est tout intérieure et toute cachée (Jb 2,18), selon le sentiment du saint homme Job. Pourquoi la cherchez-vous au dehors dans les sens corporels? Le goût a son siège dans le palais, mais la sagesse l'a dans le coeur. Ne cherchez point la sagesse dans des yeux charnels. Car ce n'est pas le sang ni la chair, mais l'esprit qui la révèle. Elle n'est point dans le goût; car elle ne se trouve point dans la terre de ceux qui vivent dans la sensualité; ni dans le toucher, puisque Job dit encore: «Si j'ai baisé ma main avec ma bouche, ce qui est un grand crime et une espèce d'idolâtrie (Jb 31,27).» Ce qui arrive à ce que je crois, lorsqu'on n'attribue pas à Dieu, mais au mérite de ses propres actions, le don de Dieu qui est la sagesse. Isaac était sage, néanmoins ses sens l'ont induit en erreur. Le seul sens de l'ouïe est capable de la vérité, parce que lui seul entend la parole. C'est avec raison qu'il est défendu à la femme de l'Évangile, qui n'avait qu'une sagesse charnelle, de toucher la chair ressuscitée du Verbe, puisqu'elle croyait plus à ses yeux qu'aux oracles divins, c'est-à-dire aux sens corporels, plus qu'à la parole de Dieu. Car elle ne croyait pas que celui qu'elle avait vu mort, dût ressusciter, quoiqu'il l'eût promis. Enfin ses yeux ne furent point en repos, jusqu'à ce qu'ils fussent rassasiés par la vue de l'objet de son amour, parce qu'elle ne trouvait point sa consolation en la foi, et qu'elle ne croyait point à la promesse de Dieu. Le ciel et la terre, et généralement tout ce qui peut tomber sous les yeux du corps, ne doivent-ils point passer et périr, avant qu'il se perde un seul iota ou une seule syllabe de tout ce qu'a dit le Sauveur? Et néanmoins celle qui ne voulait pas se consoler sur la parole du Seigneur cessa de pleurer aussitôt que ses yeux le virent parce qu'elle s'en rapportait plus à cette expérience sensible, qu'à la certitude de la foi. Mais cette expérience est trompeuse,

9. C'est pour cela qu'on la renvoie à la connaissance. de la foi qui est certaine, et qui comprend ce que les sens ne sauraient connaître, et ce que l'expérience ne peut trouver. «Gardez-vous de me toucher,» dit le Sauveur; c'est-à-dire désabusez-vous des sens qui peuvent se tromper; appuyez-vous sur mes paroles, accoutumez-vous à la foi. La foi ne saurait être séduite, la foi comprend les choses invisibles et ne se ressent point de la faiblesse des sens. Elle passe même les bornes de la raison humaine, l'usage de la nature et les limites de l'expérience. Pourquoi voulez-vous apprendre de vos yeux ce qu'ils ne peuvent savoir? Et pourquoi votre main s'efforce-t-elle de sonder ce qui est au dessus de sa portée? Tout ce que l'un ou l'autre de ces deus sens vous rapportent est au dessous de la vérité. Ecoutez le rapport que la foi vous fera de moi; elle ne diminue rien de ma majesté. Apprenez à croire avec plus de certitude et à suivre avec plus de confiance ce qu'elle vous dit. «Gardez vous bien de me toucher, car je ne suis pas encore monté à mon Père (Jn 20,17).» Comme s'il ne devait vouloir et pouvoir être touché par elle que lorsqu'il y sera monté. Oui, sans doute, il pourra être touché, mais seulement par le coeur, non par les mains; par les désirs, non par les yeux;par la foi, non parles sens. Pourquoi, dit-il, voulez-vous me toucher à cette heure, vous qui ne me jugez que par les sens de la gloire de la résurrection? Ne vous souvenez-vous point que lorsque j'étais encore mortel, les yeux de mes disciples ne. purent soutenir un moment l'éclat et la gloire de mon corps transfiguré, quoiqu'il dût mourir (Mt 17,7)? J'ai encore quelque condescendance pour nos sens, en prenant la forme d'esclave, afin que vous puissiez. vous reconnaître par l'habitude de m'en voir revêtu. Mais ma gloire est tout à tait merveilleuse, elle est infiniment élevée au dessus de vous, et vous n'y pouvez atteindre en aucune sorte. Différez donc votre jugement, suspendez votre créance, et ne confiez point à vos sens la solution d'une chose si grande, réservez la à la foi. Elle la résoudra plus dignement et plus sûrement, parce qu'elle la comprendra plus parfaitement. Car elle comprend dans sa profonde et mystérieuse intelligence, quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de ce mystère. Elle porte fermé, et garde scellé en soi ce que l'oeil n'a jamais vu, ce que l'oreille n'a jamais entendu, et ce qui n'est jamais tombé dans la pensée de l'homme.

10. Celle-là donc est digne de me toucher, qui me contemplera assis à la droite de mon Père, non plus dans une chair vile et méprisable, mais dans une chair toute céleste, qui sera toujours la même, mais qui ne sera plus de même qu'elle était. Pourquoi voulez-vous toucher une chair difforme? Attendez qu'elle soit belle, et vous la toucherez. Car celui qui est difforme à cette Heure sera beau alors. Il est difforme à toucher, il est difforme à voir, enfin il est difforme à vous qui l'êtes aussi, parce que vous vous attachez plus aux sens qu'à la foi. Soyez belle et touchez-moi quand il vous plaira. Soyez fidèle et vous serez belle. Et quand vous serez belle, vous serez plus digne et plus heureuse de toucher une personne qui sera belle aussi. Vous la toucherez de la main de votre foi, du doigt de vos désirs, et des bras de votre zèle. Vous la toucherez de l'oeil de votre âme. Mais sera-t-il encore noir, celui que vous toucherez ainsi? A Dieu ne plaise. Votre Époux est blanc et rose (Ct 5,10), sa beauté est incomparable, et il est environné des roses et des lis des vallées, c'est-à-dire, des choeurs des martyrs et des vierges. Assis au milieu, j'ai quelque rapport avec ces choeurs, car je suis en même temps vierge et martyr. Comment ne me mêlerais-je pas à la troupe blanche des vierges, moi qui suis vierge, fils d'une vierge. Époux d'une vierge? ou avec les choeurs empourprés des martyrs, moi qui suis la cause, la vertu, le fruit et le modèle du martyre. Soyez telle, et touchez ainsi celui qui est tel, et puis écriez-vous: «Mon bien-aimé est blanc et rose, il est choisi entre mille (Ct 5,10).» Il y en a un million avec mon bien-aimé, un million d'autres sont à l'entour de lui, et nul d'eux ne lui est comparable. Ne craignez-vous point que, par erreur, vous ne vous adressiez à un autre, en cherchant celui que vous aimez au milieu d'une multitude si prodigieuse? Non, certainement, vous n'hésiterez point sur votre choix: vous distinguerez facilement celui qui est choisi entre mille, car il est plus grand et plus majestueux que les autres, et vous direz: «Que celui-là est beau avec sa robe magnifique, et comme on remarque dans son port un air de grandeur et de majesté (Is 63,1)!» Il ne viendra donc point au devant de vous avec une peau noire, sous laquelle il avait été obligé de se montrer jusqu'alors aux yeux de ses persécuteurs, parce que, devant mourir, il fallait qu'ils le méprisassent; ou aux yeux de ses amis, afin qu'ils le reconnussent après la résurrection. Il ne se présentera point, dis-je, à vous sous cette figure, mais avec une robe blanche, et dans une beauté qui surpassera non-seulementcelle des enfants des hommes, mais aussi celle des anges. Pourquoi voulez-vous me toucher dans un état si vil, sous la forme d'un esclave et dans un extérieur si méprisable? Touchez-moi lorsque je serai orné d'une beauté céleste, lorsque je serai couronné de gloire et d'honneur, et redoutable par l'éclat de ma majesté, mais doux et affable par la bonté qui m'est naturelle.

11. Cependant considérez la prudence de l'Épouse et la profondeur des discours de celle qui, sous la figure des tentes de Salomon, a cherché Dieu dans la chair, la vie dans la mort, le comble de la gloire et de l'honneur, au milieu des opprobres, et sous un extérieur vil et abject de Jésus crucifié, la blancheur de l'innocence et la splendeur des vertus, de même que sous ces tentes noires et méprisables, se trouvaient cachés et conservés les ornements blancs et précieux d'un roi tri grand et très-riche. C'est avec raison qu'elle ne méprise pas la noirceur de ces tentes, elle découvre les beautés qu'elles voilent. Et ce qui fait que quelques-uns l'ont méprisée, c'est qu'ils n'ont point connu la beauté qu'elles cachaient. Car s'ils l'eussent connue, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire (1Co 2,8). Hérode ne la connut point, c'est pourquoi il la méprisa. La Synagogue ne la connut point non plus, puisqu'elle lui reprocha la noirceur de sa passion et de son infirmité, en lui disant: «Il a sauvé les autres, et il ne se peut sauver lui-même; que le Christ, roi d'Israël descende de la croix, et nous croirons en lui (Mt 27,42).» Mais le larron le connut du haut de sa croix, quoiqu'il la vit aussi sur la croix, car il confessa sa vertu et son innocence en disant: «Mais celui-ci quel mal a-t-il fait (Lc 22,22)?» Et il rendit aussi témoignage à la gloire de la royale majesté, lorsqu'il dit: «Souvenez-vous de moi, quand vous serez entré dans votre royaume, (Lc 23,42).» Le centenier la connut, lorsqu'il cria que c'était le Fils de Dieu (Mt 27,54). Enfin l'Église la connaît puisqu'elle imite sa noirceur afin de participer à sa beauté. Elle ne rougit point de paraître noire et d'être appelée noire, pourvu qu'elle puisse dire à son Époux: «La honte des opprobres dont vos ennemis vous ont couvert est tombée sur moi (Ps 72,10);» mais elle est noire comme les tentes de Salomon, c'est-à-dire au dehors, non au dedans, car mon Salomon n'est point noir au dedans. Aussi ne dit-elle pas: je suis noire comme Salomon, mais «comme les tentes de Salomon,» parce que la noirceur du vrai Pacifique, n'est qu'à la surface et au dehors. La noirceur du péché est au dedans, et le crime infeste l'âme avant de paraître aux yeux des hommes. Car les mauvaises pensées, les larcins, les homicides, les adultères, les blasphèmes sortent du coeur, et ce sont là, les vices qui souillent l'homme (Mt 15,19); mais à Dieu ne plaise qu'ils souillent notre Salomon. Vous ne trouverez point, n'en doutez pas, de ces sortes de corruptions dans le véritable Pacifique. Car il faut que celui qui efface les péchés du monde, soit exempt de tout péché, afin qu'étant propre à réconcilier les pécheurs, il ait droit de s'attribuer le nom de Salomon.

12. Mais il y a une noirceur de la «repentance» qui afflige lorsqu'on pleure ses péchés. Peut-être mon Salomon ne la haïra-t-il pas en moi, si toutefois je m'en revêts de bon coeur pour mes péchés. Car Dieu ne saurait rejeter un coeur contrit et humilié. Il y a aussi celle de la «compassion» qui touche le coeur, lorsqu'on compatit aux maux des affligés, et qu'on prend part aux souffrances du prochain. Notre Pacifique croit sans doute que celle-là n'est pas non plus à rejeter, puisqu'il a daigné lui-même la prendre pour nous, car il a porté en lui sur la croix tous nos péchés (1P 2,24). Il y a encore la noirceur de la «persécution» qui est même estimée comme un riche ornement, lorsqu'on la soutire pour la justice et la vérité.. D'où vient que «les apôtres s'en allaient pleins de joies du tribunal, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des affronts et des outrages pour le nom de Jésus (Ac 5,41).» Car «bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice (Mt 5,10).» C'est, je crois, principalement de cette noirceur que l'Église se glorifie, et de toutes les tentes de l'Époux, c'est celle qu'elle imite le plus volontiers. Aussi est-ce celle-là que le Sauveur lui a promise, lorsqu'il lui a dit: «S'ils m'ont persécuté, vous devez vous attendre qu'ils vous persécuteront aussi (Jn 5,20).»

13. C'est pourquoi l'Épouse ajoute: «Ne vous étonnez pas de ce que je suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée (Ct 1,5).» C'est-à-dire ne relevez pas ma laideur, car c'est la violence de la persécution qui me rend moins éclatante et moins belle de la gloire du siècle. Pourquoi me reprochez-vous une noirceur dont est cause la fureur de la persécution, non pas le dérèglement de ma conduite? Peut-être entend-elle par le «soleil,» le zèle de la justice dont elle est armée et consumée contre les méchants, quand elle dit à Dieu: «Le zèle de votre maison me consume (Ps 19,10)» «Mon zèle m'a fait sécher, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Ps 119,139).» «Je suis toute saisie d'horreur, quand je considère l'état des méchants qui abandonnent votre loi (Ps 119,53).» Ou bien encore: «N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animée de zèle contre ceux qui s'élèvent contre vous (Ps 139,21)?» Elle observe avec grand soin cette parole du Sage: «Si vous avez des filles, ne vous familiarisez pas trop avec elles (Si 7,26),» en sorte que lorsqu'elles sont lâches et tièdes, et qu'elles fuient le travail, elle ne leur fasse pas paraître la sérénité d'un visage gai, mais la tristesse noire et sombre d'une mine sévère. Ou bien, «être décolorée par le soleil,» c'est, pour elle, être enflammée d'une charité ardente envers le prochain, pleurer avec ceux qui pleurent, être infirme avec les infirmes, et touché du scandale de quiconque se scandalise. Ou bien, c'est Jésus-Christ, le Soleil de justice, pour qui je languis d'amour, qui m'a décolorée. Cette langueur fait perdre la couleur du visage; et cette défaillance vient de la violence des désirs de l'âme. C'est pourquoi le Prophète dit: «Je me suis souvenu de Dieu, et ce souvenir m'a comblé de joie; Je me suis appliqué fortement à cette pensée, et mon esprit est tombé dans la défaillance (Ps 77,3).» Aussi l'ardeur de ses désirs, comme un soleil brûlant, efface les couleurs de son teint, tant qu'elle est étrangère ici bas, et qu'elle soupire après le visage glorieux et immortel de son Dieu,: le refus qu'elle reçoit la jette dans l'impatience, et ce délai lui fait souffrir des tourments proportionnés à la grandeur de son amour. Qui de vous se sent si embrasé de l'amour de Dieu, que le désir qu'il a de voir Jésus-Christ, lui donne des dégoûts et du mépris pour toute la gloire et toutes les joies de la vie présente et lui fait dire avec le Prophète: Je n'ai point désiré les grandeurs du siècle, vous le savez, Seigneur (Jr 17,16);» et, avec David: «Mon âme refuse toute consolation (Ps 77,3),» c'est-à-dire méprise la vaine joie des biens présents. Ou au moins, «le soleil m'a décolorée,» c'est-à-dire en comparaison de sa splendeur; parce que, en m'approchant de lui, je me trouve basanée, je me trouve noire, je me trouve laide. D'ailleurs je suis belle. Pourquoi m'appelez-vous noire quand je ne le cède en beauté qu'au soleil? Mais ce qui suit semble mieux convenir au premier sens. Car elle ajoute: «Les enfants de ma mère ont combattu contre moi;» ce qui fait voir clairement qu'elle a souffert persécution; mais ce sera le sujet d'un autre discours, car ce que nous avons reçu de la gloire de l'Époux de l'Église notre Seigneur Jésus-Christ, par le don de la grâce, peut suffire pour cette heure. Qu'il soit béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON XXIX.

Plaintes de l'Église contre ses persécuteurs, c'est-à-dire contre ceux qui sèment la division entre les frères.»

1. «Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Anne, Caïphe et Judas Iscariote étaient enfants de la Synagogue; et ils ont fait une cruelle guerre à l'Église dans son commencement, quoiqu'elle fût aussi fille de la Synagogue, en attachant sur un bois infâme Jésus qui la rassemblait de toutes parts. Car dès lors Dieu accomplit, par eux, ce qu'il avait prédit longtemps auparavant par le prophète en disant:» Je frapperai le pasteur, et les brebis seront dispersées (Za 13,7).» Et peut-être cette parole qui est dans le cantique d'Ezéchias est-elle aussi d'elle: «Ma vie est comme une trame de fil, que le tisserand a coupée lorsqu'il ne faisait que commencer à l'ourdir (Is 38,12).» C'est donc de ceux-là et de ceux qui leur ressemblent et qui se sont opposés à la religion chrétienne, que l'Épouse dit; u Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Et c'est avec beaucoup de raison qu'elle les appelle les enfants de sa mère, non point de son père, puisqu'ils n'avaient point Dieu pour père, mais le Diable. Car ils étaient homicides comme il en a été un depuis le commencement du monde. C'est pour cela qu'elle ne dit pas, mes frères ou les enfants de mon Père, mais, cc les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Autrement, si elle ne faisait cette distinction, il semblerait que l'apôtre saint Paul même serait compris au nombre de ceux dont elle se plaint, car il a aussi persécuté l'Église de Dieu pendant un temps. Mais il en a obtenu miséricorde, parce qu'il l'avait fait par ignorance, lorsqu'il n'avait pas encore la foi (1Tm 1,9); et il a montré qu'il avait Dieu pour Père, et qu'il était frère de l'Église, tant du côté de son Père que de celui de sa Mère.

2. Mais remarquez qu'elle n'accuse nommément que les enfants de sa mère; comme s'il n'y avait qu'eux de coupables. Cependant combien a-t-elle souffert des étrangers, suivant cette parole du Prophète; «Ils m'ont souvent persécutée dès ma jeunesse, et les pécheurs ont mis sur moi des fardeaux insupportables (Ps 129,1)?» Pourquoi donc accusez-vous particulièrement les enfants de votre mère, puisque vous n'ignorez pas, que vous avez été souvent persécutée par beaucoup d'autres encore? «Lorsque vous êtes appelé à la table d'un homme riche, dit le Sage, considérez attentivement les viandes que l'on sert devant vous (Pr 23,1).» Mes frères, nous sommes assis à la table de Salomon. Qui est plus riche que lui! Je ne parle pas des richesses de la terre, quoiqu'il les possède en abondance. Mais regardez cette table qui est devant nous, de combien de mets délicieux n'est-elle pu couverte? Les mets qui nous y sont servis sont spirituels et divins. «Considérez donc, dit-il, attentivement les viandes qu'on vous sert, et sachez qu'il faut que vous en serviez aussi de pareilles.» C'est pourquoi je considère aussi attentivement que je puis ce qui m'est servi dans les paroles de l'Épouse; car c'est sans doute pour mon instruction qu'elle ne parle que de la persécution qu'elle reçoit de ceux de sa maison, et qu'elle passe sous silence tant de maux qu'on sait qu'elle a soufferts par toute la terre et de toutes les nations qui sont sous le ciel, tant des hérétiques que des schismatiques. Je connais trop la prudence de l'Épouse pour croire que c'est par hasard ou par oubli qu'elle n'en a fait aucune mention. Mais sans doute elle pleure plus particulièrement, ce qu'elle sent plus vivement, et croit nous devoir avertir d'éviter avec plus de soin. Qu'est-ce donc? Ce sont des maux intérieurs et domestiques. C'est ce qui vous est marqué clairement dans l'Évangile par la bouche du Sauveur, même lorsqu'il dit: «Les ennemis de l'homme sont ses domestiques (Mt 10,36).» On voit la même chose dans le Prophète: Un homme, dit-il, qui vivait en paix avec moi, et qui mangeait mon pain, a usé d'une insigne perfidie contre moi. Et encore: si c'était mon ennemi qui m'eût outragé, j'aurais tâché de le souffrir en patience; et si celui qui me haïssait eût tenu de moi des discours hautains et insolents, peut-être me serais-je caché, pour laisser passer sa colère; mais c'est vous à qui je témoignais tant d'affection et de bonne volonté, sans le conseil de qui je ne faisais rien, à qui j'avais découvert le fond de mon coeur, et qui mangiez à ma table des mes excellents et délicieux (Ps 55,13).» C'est-à-dire, ce que vous rue faites souffrir, vous qui mangiez à ma tabla, et qui viviez chez moi, je le ressens beaucoup plus vivement et j'ai bien plus de peine à le supporter. Vous savez de qui est cette plainte et à qui elle s'adresse.

3. Reconnaissez donc que l'Épouse se plaint des enfants de sa mère dans le mêmes sentiments de douleur, parce qu'elle s'en plaint dans un même esprit, quand elle dit: «Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» C'est pourquoi le Prophète dit encore ailleurs: mes amis et mes parents se sont approchés pour me perdre (Ps 38,12).» Éloignez toujours de vous, je vous prie, un mal si abominable et si détestable, vous qui avez éprouvé, et qui éprouvez encore tous les jours, combien c'est une chose bonne et agréable que des frères demeurent ensemble (Ps 133,1),» pourvu toutefois que ce ne soit pas pour se diviser et se scandaliser: car alors, au lieu d'être une chose agréable et bonne, c'en serait plutôt une très-fâcheuseet très-funeste. Malheur à celui qui est cause que le lien si doux de l'unité se rompt. Quel qu'il soit, il en portera la peine. Que je meure plutôt que d'entendre jamais un de vous s'écrier avec raison: «Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» N'êtes-vous pas tous les enfants de cette congrégation et comme les enfants d'une même mère? N'êtes-vous pas tous les frères les uns des autres? Que peut-il donc venir du dehors qui soit capable de vous troubler et de vous attrister, si vous êtes bien unis au dedans, si vous jouissez de la paix fraternelle? «Qui pourra vous nuire, dit l'Apôtre, si vous êtes animés d'une émulation louable (1P 3,13)?» C'est pourquoi, n'ambitionnez pas les dons de la. grâce les plus éminents (1Co 12,34), pour que votre émulation soit louable. Or, le plus excellent de tous es dons, c'est la charité. Il faut qu'il soit incomparable pour que l'Époux céleste de la nouvelle Épouse ait pris tant de soin pour le lui inculquer, en disant: «Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez l'un l'autre (Jn 13,35).» Ou bien encore: «Je vous donne un nouveau commandement, de vous entr'aimer (Jn 15,12);» et enfin: «Voici mon précepte, de vous aimer les uns les autres (Jn 17,11),» et en demandant à Dieu qu'ils ne fussent tous qu'un, comme son Père et lui ne sont qu'un. Et voyez si saint Paul lui-même, qui vous invite aux dons les plus excellents (1Co 13,32), ne met pas la charité au dessus de tous les autres, soit lorsqu'il dit qu'elle est plus grande que la foi et que l'espérance, et qu'elle surpasse infiniment toute science; soit lorsqu'ayant fait une énumération de plusieurs merveilleux dons de la grâce, il nous fait entrer enfin dans une voie beaucoup plus noble, qui n'est autre que la charité. En effet, que croyons-nous qu'on puisse comparer à une vertu qui est préférée au martyre, à la foi même qui transporte les montagnes? Voilà donc ce que je vous dis. Que votre paix vienne de vous, et tous les dangers qui semblent menacer du dehors ne vous épouvanteront point, parce qu'ils ne vous peuvent nuire: au contraire, tout ce qui semble flatter au dehors ne vous donnera aucune satisfaction, si, ce que à Dieu ne plaise, les semences de la division et de la discorde croissent au milieu de vous.

4. C'est pourquoi, mes très-chers frères, conservez la paix parmi vous, et ne vous offensez point les uns les autres, ni par actions, ni par paroles, ni même par quelque signe que ce soit; de peur que quelqu'un d'entre vous, se sentant aigri et abattu par sa propre faiblesse, et par la persécution qu'il endure, ne soit obligé d'appeler Dieu à son secours contre ceux qui le blessent ou l'attristent, et n'en vienne à dire cette parole fâcheuse: «Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Car, en péchant contre votre frère, vous péchez contre Jésus-Christ, qui a dit: «Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi-même que vous le faites (Mt 25,45).» Et il ne faut pas seulement se donner de garde des offenses considérables, telles que les injures et les outrages publics, mais encore des. médisances secrètes et empoisonnées. Non, dis-je, il ne suffit pas de se garder de ces choses et autres semblables, il faut encore éviter les fautes les plus légères, si toutefois on peut appeler léger ce qu'on fait contre son frère pour lui nuire, puisque, selon la parole du Sauveur, on est criminel au jugement de Dieu pour se mettre seulement en colère contre lui (Mt 15,22). Et certes c'est justice, car ce que vous croyez léger et que, à cause de cela, vous dites avec moins de retenue, souvent un autre le prend tout autrement que vous, parce qu'il ne juge que ce qu'il voit et croit volontiers qu'un fêtu est une poutre, et qu'une étincelle est une fournaise. Car tout le monde n'a pas cette charité qui croit tout. L'esprit de l'homme est naturellement plus porté à soupçonner le mal qu'à croire le bien,surtout lorsque la règle du silence ne vous permet pas, à vous qui êtes cause du désordre, de vous excuser, ni à lui de découvrir la plaie qu'un soupçon téméraire a faite dans son âme, afin qu'on puisse la guérir. Ainsi il est brûlé au dedans et il meurt, parce que sa blessure n'ayant point d'air devient mortelle; il soupire et gémit en lui-même, parce que son âme aigrie; et blessée ne songe à autre chose dans son silence qu'à l'injure qu'il a reçue. Il rue saurait ni prier, ni lire, ni rien méditer de saint et de spirituel. Voilà comment il arrive que l'esprit qui donne la vie, se trouvant comme intercepté, cette âme, pour qui Jésus-Christ est mort, meurt misérablement, parce qu'elle est privée de nourriture. Quels sont cependant les mouvements de votre coeur? Et comment pouvez-vous prendre aucun plaisir à l'oraison ou à quoi que ce soit, taudis que Jésus-Christ crie contre vous avec douleur dans le coeur de votre frère que vous avez attristé? Le fils de ma mère combat contre moi, et celui qui mangeait à ma table des mets délicieux m'a rempli d'amertume.

5. Si vous dites qu'il ne devait pas se troubler si fort pour un sujet si léger, je réponds que plus la chose est légère, plus il vous était facile de vous abstenir de la commettre, quoique, après tout, je ne sais comment vous pouvez appeler léger, comme j'ai dit, ce qui est plus que de se mettre en colère, puisque vous avez appris de la bouche même de votre juge, que la seule colère doit s'attendre à subir la rigueur de son jugement (Mt 5,22). Et, en effet, appellerez-vous léger ce qui offense Jésus- Christ et doit vous traîner devant le tribunal de Dieu; puisqu'il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (He 10,50)? Lors donc que vous avez souffert une injure, et il est difficile que cela n'arrive pas quelquefois parmi tant de personnes qui sont dans un monastère, ne vous hâtez pas aussitôt, comme les gens du monde, de la repousser par une réponse outrageuse à votre frère. N'ayez pas même la hardiesse, sous prétexte de le reprendre, de percer, par une parole piquante et amère, une âme pour laquelle Jésus-Christ a daigné être attaché à la croix, ni de gronder sourdement comme pour la blâmer, ni de murmurer entre vos dents, ni de prendre un air narquois, ni de ricaner en vous moquant de lui, ni de froncer les sourcils d'un air agressif et menaçant. Que votre émotion meure là où elle naît; ne lui permettez pas de se montrer; car elle porte la mort avec elle, et pourrait tuer quelque âme; et vous pourrez dire avec le Prophète: «Ému de colère, je n'ai pas dit un seul mot (Ps 87,4).»

6. Il y en a qui interprètent ces paroles de l'Épouse d'une manière plus élevée, et les entendent du Diable et de ses anges, qui sont aussi les enfants de la Jérusalem céleste, notre mère, et qui eux aussi, depuis qu'ils sont tombés, ne cessent de faire la guerre à l'Église qui est leur soeur. Je ne m'éloignerais pas non plus de l'opinion de ceux qui entendent ces paroles dans un bon sens, et disent qu'elles indiquent les personnes spirituelles qui sont dans l'Église et qui combattent contre leurs frères charnels avec le glaive de l'Esprit (Ep 6,17), c'est-à-dire avec la parole de Dieu, qui les blessent pour leur salut, et les portent à goûter les choses spirituelles par cette sorte de combat. Dieu veuille que le Juste me reprenne dans sa miséricorde, me corrige de mes péchés, me frappe pour me guérir, et me tue pour me donner la vie, afin que j'ose dire moi aussi: «Ce n'est plus moi qui vis maintenant, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Ga 4,20).» «Demeurez en paix, dit Jésus-Christ,avec votre adversaire, tandis que vous êtes dans le chemin, de peur qu'il ne vous livre au juge, et que le Juge ne vous livre au bourreau (Mt 5,25).» C'est un bon adversaire celui avec qui je n'ai qu'à vivre en paix, pour ne pas tomber entre les mains du juge ou du bourreau. Certainement, si quelquefois il m'est arrivé d'attrister quelques-uns de vous pour de tels sujets, je ne m'en repens point. Car ceux-là ont été attristés pour leur salut. D'ailleurs, je ne crois point l'avoir jamais fait, sans en ressentir moi-même beaucoup de peine, suivant ces paroles: «Lorsqu'une femme accouche, elle sent une vive douleur (Jn 16,21).» Mais à Dieu ne plaise que je me souvienne encore de ma douleur lorsque j'en recueille le fruit, et vois Jésus-Christ formé dans mes entrailles. Je ne sais même comment il se fait que j'aime plus tendrement ceux qui, par le moyen de ces corrections charitables, se sont relevés de leurs faiblesses, que ceux qui ont toujours été forts, et n'ont point eu besoin de ces remèdes.

7. C'est donc en ce sens que l'Église, ou l'âme qui aime Dieu, pourra dire, que «le Soleil l'a décolorée,» en envoyant et en armant quelques-uns des enfants de sa mère pour lui faire une guerre salutaire, l'entraîner et la captiver à sa foi et à son amour, après l'avoir percée des flèches dont il est dit: «Les flèches du Tout-Puissant sont aigues et acérées.» Et ailleurs: «Vos flèches m'ont percé de toutes parts (Ps 120,4).» Voilà pourquoi le même Prophète ajoute: «Et je n'ai pas une seule partie saine dans tout mon corps (Ps 38,3);» mais quant à l'âme, elle est rendue par ces épreuves plus saine et plus vigoureuse, en sorte qu'elle peut dire: «L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Mt 26,42). Et quand je suis plus infirme, c'est alors que je suis robuste et fort (2Co 42,11).» Voyez-vous comme la faiblesse de la chair augmente la vigueur de l'esprit et lui donne de nouvelles forces? au contraire, la force du corps diminue celle de l'esprit. Pourquoi s'étonner après tout que vous soyez plus fort à mesure que votre ennemi l'est moins? à moins peut-être que vous soyez assez insensé pour croire que celle qui ne cesse de se révolter contre l'esprit est votre amie. Dites-moi donc si le saint homme qui demande à Dieu de le percer de ses flèches, et de le combattre pour son bien, lorsqu'il dit dans sa prière: «Frappez et pénétrez mon corps de votre crainte,» n'avait pas raisons de parler ainsi (Ps 119,170)? La crainte qui perce et tue les désirs de la chair pour sauver l'esprit est une chose précieuse. Mais ne vous semble-t-il pas aussi que celui qui châtie son corps et le réduit en servitude, aide et conduit lui-même la main de celui qui le combat?

8. Il y a encore une autre flèche, c'est la parole de Dieu vive, efficace et plus perçante qu'un glaive à deux tranchants, c'est d'elle que le Sauveur a dit: Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive (Mt 10,14). Il en est une autre encore, une flèche choisie: c'est l'amour de Jésus-Christ qui, non-seulement a fait une plaie à l'âme de Marie, mais l'a percée de part en part, afin qu'il n'y eût dans ce coeur virginal aucun endroit qui fût vide d'amour, mais qu'elle aimât de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, et qu'elle fût pleine de grâce. Ou du moins elle la transperça, pour qu'elle vînt jusqu'à nous, que nous reçussions tous quelque chose de la plénitude de grâce qui était en elle, qu'elle devint la mère de l'amour dont Dieu qui est amour est le père, qu'elle enfantât et mîtson tabernacle dans le Soleil, et que cette parole de l'Écriture fût accomplie: «Je vous ai donné aux nations pour leur servir de lumière, afin que vous soyez mon salut jusqu'aux extrémités de la terre (Is 49,6).» Or cela s'est fait par Marie, qui a mis au monde et rendu visible, dans la chair, celui qui était invisible, et qu'elle n'a conçu ni de la chair ni par la chair. Quant à elle, elle a reçu dans tout son être une profonde et douce plaie d'amour. Combien je m'estimerais heureux si seulement je me sentais piqué de la pointe de ce glaive, et si mon âme, atteinte de cette légère blessure d'amour, pouvait s'écrier aussi: Je suis blessée des traits de l'amour. Qui me donnera non-seulement d'être blessé de cette sorte, mais d'être frappé jusqu'à l'entière destruction de la couleur et de la chaleur qui font la guère à mon âme.

9. Si les filles du siècle font des reproches à une pareille âme, et disent qu'elle est pâle et sans couleur, ne vous semble-t-il pas qu'elle pourra fort bien leur répondre: «Ne faites point attention si je suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée.» Et si elle se souvient qu'elle est arrivée à cet état parles exhortations ou parles corrections de quelques serviteurs de Dieu, qui faim aient véritablement et selon Dieu, ne pourra-t-elle pas dire ensuite avec beaucoup de vérité: «Car les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Le sens donc de ces paroles, comme nous l'avons dit, et que l'Église, ou toute âme vertueuse le dit, non en gémissant ou en se plaignant, mais dans un sentiment de joie, d'actions de grâces, et même de saint orgueil, est de ce qu'elle a mérité la grâce d'être noire et décolorée pour le nom et l'amour de Jésus-Christ, et qu'on lui en fasse le reproche. Elle n'attribue pas cette faveur à son mérite, mais à la grâce et à la miséricorde qui l'ont prévenue et qui ont envoyé quelqu'un vers elle pour cet effet. Car comment croirait-elle si personne ne lui avait prêché la vérité? Et comment la lui aurait-on prêchée si personne n'avait reçu mission de le faire (Rm 10,14)? Si donc elle rapporte que les enfants de sa mère ont combattu contre elle, ce n'est pas dans un esprit de colère, mais dans un mouvement de reconnaissance. Aussi lisons-nous ensuite: «Ils m'ont mise dans les vignes pour les garder.» Car, à mon avis, cette parole, si on la prend dans un sens spirituel, ne paraît renfermer ni plainte, ni aigreur, mais plutôt marquer quelque chose de favorable. Mais avant d'entreprendre d'expliquer ce passage qui est saint, il faut nous concilier par nos prières accoutumées et consulter cet Esprit qui pénètre les secrets de Dieu, ou au moins le Fils unique qui est dans le sein du Père, l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui étant Dieu est infiniment élevé au dessus de toutes choses et mérite d'être béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 28