Bernard sur Cant. 17

SERMON XVII. Il faut observer avec grand soin le moment où le Saint-Esprit vient dans l'âme,

et celui où il s'en éloigne. Jalousie que le diable a conçue contre les hommes.

1. Croyez-vous que nous nous soyons assez avancés dans le sanctuaire de Dieu, en essayant de pénétrer un mystère admirable; ou bien tenterons nous de suivre l'Esprit Saint plus intimement, pour chercher ce qui reste à découvrir encore? Car cet esprit ne sonde pas seulement le coeur et les reins des hommes, mais il pénètre même ce qu'il y a de plus caché en Dieu. Je le suivrai avec assurance partout où il ira, soit qu'il descende en nous, ou qu'il s'élève à des choses plus élevées. Qu'il garde seulement notre coeur et notre intelligence, de peur que nous ne le croyions présent lorsqu'il sera absent, et qu'ainsi nous nous égarions en suivant notre propre sens au lieu de lui. Car il vient et s'en va selon qu'il lui plaît, et il n'est facile à personne de savoir d'où il vient ni où il va (Jn 3,8). Et pour ce qui est de cette connaissance, on peut ne la point avoir sans courir aucun risque pour son salut; mais quand vient-il, ou quand s'en va-t-il? c'est ce qu'il est très-dangereux d'ignorer. Car lorsqu'on n'observe pas avec grand soin la venue ou la retraite du Saint Esprit, il arrive qu'on ne le désire point lorsqu'il est absent, et qu'on ne le glorifie point lorsqu'il est présent. En effet, comme il ne se retire qu'afin qu'on le cherche avec plus d'ardeur, comment peut-on le chercher si on ne sait pas qu'il est absent? Et au contraire, quand il daigne revenir pour nous consoler, comment le recevra-t-on d'une minière qui soit digne de sa majesté, si on ne sent pas même qu'il est présent. L'âme donc qui ignore son éloignement est exposée à la séduction, et celle qui n'observe pas son retour, ne témoignera point sa reconnaissance pour l'honneur qu'il lui fait en la visitant.

2. Autrefois, lorsque Élisée connut que le départ de son maître était proche, il lui fit une prière, et n'obtint ce qu'il demandait, comme vous savez, que sous la condition qu'il le vît au moment où il serait enlevé d'auprès de lui. Cela leur arriva en figure, et fut écrit pour nous. L'exemple de ce prophète nous enseigne et nous avertit d'être soigneux et vigilants à foeuvre de notre salut, que le Saint Esprit opère sans cesse au fond de notre âme par l'adresse et la douceur admirables de son art divin. Que cette onction sacrée, qui instruit de toutes choses, ne se retire jamais de nous sans que nous le sachions, si nous voulons n'être point privés d'un double présent. Qu'il ne nous surprenne jamais lorsqu'il viendra en nous, mais qu'il nous trouve toujours les yeux levés en haut, et les bras ouverts pour recevoir une abondante bénédiction du Seigneur. C'est ainsi qu'il désire que nous soyons, c'est-à-dire, semblables à des serviteurs qui attendent que leur maître retourne de la noce (Lc 12,36); lui qui ne revient jamais les mains vides des délices ineffables de la table céleste. Il faut donc veiller, et veiller à toute heure, parce que nous ne savons pas quand l'Esprit-Saint doit venir ou s'en aller. Il va et vient, et celui qui, le possédant, est debout. ne peut manquer de tomber lorsqu'il le quitte, mais il ne se fera point de mal parce que le Seigneur le soutient encore de sa main. Il ne cesse point d'aller et de venir ainsi dans ceux qui sont spirituels, ou plutôt, en les visitant dès le matin, et se retirant tout-à-couppour les éprouver. Car le juste tombe sept fois et se relève autant de fois (Pr 24,16), si néanmoins il tombe durant le jour, c'est-à-dire s'il se voit tomber et sait qu'il est tombé, et s'il désire se relever, et cherche la main de celui qui le peut secourir, en s'écriant: «Seigneur, lorsque vous l'avez voulu, vous m'avez donné une beauté et une force extraordinaires; mais vous n'avez pas plus tôt détourné votre visage de dessus moi, que je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Ps 30,8).»

3. Autre chose est de douter de la vérité, ce qui arrive nécessairement lorsque l'Esprit ne souffle point; autre chose de goûter l'erreur, ce qu'on évite facilement, en reconnaissant son ignorance, en sorte qu'on puisse dire aussi: «Si j'ai ignoré quelque chose, mon ignorance ne m'est pas inconnue (Jb 19,4).» Ce mot est de Job, vous le reconnaissez? L'ignorance est une mauvaise mère, qui a deux filles aussi mauvaises qu'elle, la fausseté et le doute. Celle-là est plus misérable, et celle-ci plus digne de compassion. L'une est plus pernicieuse, et l'autre plus incommode. Lorsque l'esprit parle, l'une et l'autre se dissipent, laissent leur place à la vérité, mais à une vérité très-certaine; car c'est l'esprit de vérité à qui la fausseté est absolument contraire. C'est aussi l'esprit de sagesse, comme elle est la lumière de la vie éternelle, et atteint partout, à cause de sa pureté, elle ne souffre ni l'obscurité ni l'incertitude du doute. Lorsque cet esprit ne parle point, il faut bien se donner de garde, sinon de ce doute fâcheux, du moins de cette fausseté exécrable. Car il y a bien de la différence entre n'être pas tout à fait certain de ce qu'on doit croire, et assurer témérairement ce qu'on ne sait pas. Q1; e cet esprit parle donc toujours, ce qui néanmoins ne dépend nullement de notre volonté, ou lorsqu'il lui plaît de se taire, qu'il nous le fasse connaître, et nous avertisse au moins de son silence, de peur que, croyant faussement qu'il marche devant nous, nous ne suivions, au lieu de lui, notre propre erreur par une mauvaise et dangereuse confiance. Et s'il tient notre esprit en suspens, qu'il ne le laisse pas du moins tomber dans le mensonge. Il y en a qui avancent une chose fausse en doutant, ceux-là ne mentent point; mais il y en a d'autres qui assurent une vérité qu'ils ne connaissent pas, et ceux-là mentent. Car les premiers ne disent pas que ce qui n'est point, est, mais qu'ils croient que c'est, et ils, disent vrai, quand même ce qu'ils croient ne serait pas; mais les derniers, quand ils assurent une chose dont ils ne sont pas sûrs, mentent quand même ce qu'ils assurent serait véritable.

4. Cela posé, pour servir de précaution à ceux qui n'ont pas l'expérience de ces choses, je vais suivre cet esprit, qui, comme je pense, marche devant moi. Néanmoins, je tâcherai d'y apporter la circonspection dont j'ai parlé, et de pratiquer moi-même ce que j'ai enseigné, de peur qu'on ne me dise: «Vous qui instruisez les autres, vous ne vous instruisez pas vous-même (Rm 2,24).» Il faut bien distinguer entre les choses claires, et celles qui sont douteuses; car c'est un aussi grand mal de révoquer les unes en doute, que d'assurer témérairement les autres. Il faut espérer ce discernement de la conduite de l'Esprit Saint. Car nous sommes trop faibles pour cela. Qui peut connaître, par exemple, si le jugement que nous avons dit dans le troisième sermon avant celui-ci, que le Seigneur a rendu entre les hommes, c'est-à-dire entre la Synagogue et les Gentils, a été aussi auparavant rendu dans le ciel? (a)

5. Voici quelle est ma pensée. Croyez-vous que ce Lucifer qui se levait le matin, mais qui se levait par un orgueil présomptueux, ait aussi envié aux hommes l'effusion de l'huile avant qu'il fût changé en ténèbres, et que, dans son indignation et sa jalousie, il ait murmuré en quelque sorte en lui-même, en disant: Pourquoi cette perte? Je ne voudrais pas assurer que cet esprit ait dit cela, mais je ne voudrais pas le nier non plus. Car je n'en sais rien. Il se peut faire, et cela ne paraît pas incroyable, qu'étant plein de sagesse, et élevé au plus haut comble de la perfection, il ait su qu'il devait y avoir des hommes qui arriveraient au même degré de gloire que lui. Mais s'il l'a su, il ne l'a vu sans doute que dans le Verbe de Dieu, et rongé d'envie, il résolut

(a) Dans plusieurs éditions, il y a ici une variante de peu d'importance.

de s'assujettir les hommes et dédaigna de les avoir pour compagnons. Ils sont, disait-il, plus faibles que moi, et mes inférieurs par nature; il n'est pas convenable qu'ils soient mes concitoyens et mes égaux dans la gloire. Peut-être cette élévation présomptueuse, et l'endroit où il allait s'asseoir, qui signifient une espèce d'empire et de supériorité, découvrent-ils cette pensée intime et téméraire, «Je monterai, dit-il, sur la montagne élevée, et je m'asseoiraidu côté de l'Aquilon, (Is 14,13),» afin d'avoir quelque ressemblance avec le Très Haut, et que, de même qu'il est assis sur les Chérubins d'où il gouverne toutes les créatures angéliques, il le fût dans un lieu éminent d'où il régnât sur tout le genre humain. Mais Dieu nous en garde. Il a médité l'injustice dans son lit, que l'iniquité se mente à elle-même. Nous ne connaissons point d'autre juge que celui qui nous a créés. Ce n'est point le diable, mais le Seigneur qui jugera l'univers. C'est lui qui sera notre Dieu, dans tous les siècles, et lui qui régnera sur nous éternellement.

6. Il a donc conçu la douleur dans le ciel, et dans le paradis il a engendré l'iniquité, fille de la malice, mère de la mort et de toutes sortes de misères; et l'orgueil fut la source de tous ces maux. Car si la mort est entrée dans le monde par l'envie du diable (Sg 2,24), néanmoins l'origine de tout péché est l'orgueil (Si 10,15). Mais de quoi cela lui sert-il? Vous n'en êtes pas moins en nous, Seigneur, et nous ne laissons pas d'invoquer votre nom sur nous. Et le peuple que vous vous êtes acquis, l'assemblée de ceux que vous avez rachetés, dit: «Votre nom est une huile répandue (Ct 1,2).» Lorsque je suis rejeté de devant vous, vous la répandez derrière moi, et en moi, car lorsque vous serez en colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. Néanmoins Satan a reçu l'empire sur tous les enfants d'orgueil, il est devenu le prince des ténèbres de ce monde, pour que l'orgueil même combatte en faveur du royaume de l'humilité, alors que, durant sa principauté temporelle et tyrannique, il établit plusieurs personnes humbles dans une royauté souveraine et éternelle. C'est un jugement heureux et agréable, de voir ce persécuteur des humbles leur préparer sans le savoir, des couronnes immortelles, en les attaquant tous, et en succombant sous les efforts de tous. Car le Seigneur jugera les peuples en tout lieu et en tout temps; il sauvera les enfants des pauvres, et abaissera celui qui les tient dans l'oppression. Partout et toujours il protégera les siens, exterminera les coupables, et détruira la domination et la tyrannie, que les méchants exercent sur les justes, de peur que cela ne porte les gens à commettre l'iniquité (Ps 130,3). Il arrivera même un temps où il brisera absolument son arc, rompra ses armes, brûlera ses boucliers. Et toi, misérable, tu t'établis une demeure vers l'Aquilon, cette contrée pleine de frimas et de glace, et voici que les malheureux sont relevés de la poussière, et les pauvres tirés de leur fumier, pour siéger avec les princes, et pour occuper un trône de gloire, pendant que tu ressentiras une vive douleur de voir s'accomplir ces paroles: «La pauvre et l'indigent loueront votre nom (Ps 74,21).»

7. Grâces vous soient rendues, Seigneur, père des orphelins, et juge des pupilles. Une montagne féconde, une montagne grasse et fertile nous a communiqué sa chaleur. Les cieux ont distillé une rosée à la présence du Dieu de Sina; une huile a été versée; un nom que le méchant nous enviait, s'est répandu de toutes parts. Il s'est, dis-je, répandu jusques dans le coeur et dans la bouche des petits enfants, et, comme dit le Prophète, la louange est consommée par la bouche des enfants, et de ceux qui sont encore à la mamelle. Le pécheur verra ces choses, et il entrera en colère, sa fureur sera implacable, et pareille à cette flamme qui ne peut s'éteindre, et qui est déjà préparée pour lui et pour ses anges. Le zèle du Seigneur des armées opérera toutes ces merveilles; que vous m'aimez, ô mon Dieu et mon amour, que vous m'aimez! car en tous lieux vous vous souvenez de moi, en tous lieux vous êtes animé de zèle pour le salut d'un pauvre, d'un misérable, et me protégez non-seulementcontre les hommes superbes, mais encore contre les anges rebelles et présomptueux. Dans le ciel et sur la terre, Seigneur, . vous jugez ceux qui me font du mal; vous domptez ceux qui s'arment contre moi pour me combattre. Partout vous me secourez, partout vous êtes à mes côtés pour empêcher que je ne sois ébranlé. Ce sont ces grandes merveilles qui me porteront à chanter toute ma vie des cantiques au Seigneur, et à célébrer ses louanges tant que je serai de ce monde. Voilà les miracles qu'il a opérés; voilà les prodiges qu'il a faits . Voilà le premier et le plus grand de ses jugements que la vierge Marie, qui participe à ses secrets, et à ses mystères, m'a découvert quand elle s'est écriée: «Il a fait descendre les puissants de leurs trônes, et a élevé les petits; il a rempli de biens ceux qui étaient dans la nécessité et dans l'indigence, et a renvoyé vides et pauvres ceux qui étaient riches (Lc 9,39).» Le second jugement est semblable à celui-ci, et vous l'avez déjà entendu; que ceux quine voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jn 9,39). Que le pauvre se console dans ces deux jugements, et dise: «Je me suis souvenu, Seigneur, des jugements que vous avez exercés depuis le commencement du monde, et j'y ai trouvé ma consolation (Ps 119,52).»

8. Mais tournons nos regards sur nous-mêmes, et examinons notre conduite. Et afin de le pouvoir faire avec vérité, invoquons l'esprit de vérité, et rappelons-le du lieu sublime d'où il nous avait tirés, afin qu'il nous guide encore pour aller à nous-mêmes; parce que nous ne pouvons rien sans lui. Et il ne faut point appréhender qu'il dédaigne de descendre avec nous, puisqu'au contraire, il s'indigne contre nous, lorsque nous tâchons de faire la moindre chose sans son assistance. Car ce n'est pas un esprit qui va et ne revient point, il nous mène et nous ramène de lumière en lumière, comme étant l'esprit du Seigneur, tantôt nous entraînant à soi dans ses divines clartés, tantôt condescendant à nos faiblesses et éclairant nos ténèbres, afin que, soit que nous marchions au dessus de nous, ou dans nous, nous marchions toujours dans la lumière, et comme des enfants de lumière. Nous avons passé les ombres des allégories, et nous sommes arrivés au sens moral. La foi est élevée et affermie, instruisons et réglons les moeurs. L'entendement est éclairé, tâchons de faire suivre l'action. Car nos connaissances ne nous servent que lorsque nous passons à l'action, si néanmoins nos actions et nos connaissances se rapportent à l'honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est le Dieu et le maître souverain de toutes choses, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON XVIII.

Des deux opérations du Saint-Esprit, dont l'une s'appelle effusion et l'autre infusion.

1. «Votre nom est une huile répandue (Ct 1,2).» Qu'est-ce que le Saint-Esprit nous fait connaître de certain en nous à l'occasion de ces paroles? C'est, on n'en peut douter, le fait de deux de ses opérations. L'une par laquelle il commence par nous établir solidement dans la vertu au dedans de nous pour nous sauver; et l'autre par laquelle il nous orne aussi au dehors de ses dons pour gagner les autres à Dieu. Nous recevons la première grâce pour nous, et la seconde, pour le prochain. Par exemple, la foi, l'espérance, et la charité nous sont données pour notre utilité particulière; car sans elles nous ne saurions être sauvés. Mais les paroles de science et de sagesse, le don de guérir les malades, celui de prophétie, et autres semblables dont nous pouvons manquer, sans que cela intéresse en rien notre salut, ne nous sont donnés assurément que pour les employer au service de nos frères. Et pour que ces opérations du Saint-Esprit qui se font en nous, ou dans les autres, aient un nom conforme aux effets qu'elles produisent, appelons-les, si vous voulez, infusion et effusion. A laquelle des deux conviennent donc ces paroles: «Votre nom est une huile répandue? N'est-ce pas à l'effusion? Car s'il avait voulu parler de l'infusion, il aurait dit infuse, non pas répandue (a). D'ailleurs, c'est à cause de cette bonne odeur dont les mamelles sont parfumées au-dehors, que l'Époux dit: «Votre nom est une huile répandue;» attribuant l'odeur même au nom de l'Épouse, comme à de l'huile répandue sur ses mamelles. Et quiconque se sent rempli du don d'une grâce extérieure dont il puisse faire une réfusion sur les autres, peut dire aussi: «Votre nom est une huile répandue.»

2. Mais ici il faut bien nous garder, ou de donner aux autres ce que nous avons reçu pour nous, ou de retenir pour nous ce que nous avons reçu pour les autres. Vous retenez certainement pour vous ce

a Horstius, et d'autres avec lui, intercalent ici une phrase tout entière que voici . D'ailleurs c'est de la bonne odeur que les mamelles de l'Épouse exhalent au dehors,non point de ses vertus intérieures qu'il est dit: Votre nom est une huile répandue. Le reste comme nous le donnons. Mais elle se trouve omise dans plusieurs manuscrits, ainsi que dans la première édition. Il est vrai qu'elle se lit dans le manuscrit de saint-Évroul, mais elle y remplace la phrase suivante: «Ainsi c'est de l'odeur douce etc.» Il y en a donc une des deux de superflue.

qui appartient & votre prochain, si, par exemple, étant non-seulement plein de vertus, mais encore orné au dehors des dons de la science et de l'éloquence, la crainte peut-être, la paresse, ou une humilité hors de propos," fait que, par un silence inutile, ou plutôt damnable, vous resserrez une bonne parole qui pourrait servir à plusieurs, et tombez ainsi dans la malédiction des peuples, en cachant votre blé, au lieu de le distribuer libéralement. Au contraire, vous dissipez et perdez ce qui est à vous, si, avant que d'avoir reçu une complète infusion de Dieu, et n'étant encore plein qu'à demi, vous vous hâtez de vous répandre, violant la loi qui défend de faire labourer le premier veau d'une vache, et de tondre le premier agneau d'une brebis (Dt 15,17). Vous vous privez vous-même de la vie et du salut que vous donnez aux autres, lorsque, vide de droiture d'intention, vous êtes enflé du vent d'une vaine gloire, ou infesté du poison d'une cupidité terrestre, et qu'une apostume mortelle que vous nourrissez au dedans de vous est près de vous donner la mort.

3. C'est pourquoi si vous êtes sage, vous serez semblable au bassin, non au canal d'une fontaine. Le canal répand l'eau au dehors presque en même temps qu'il la reçoit, mais le bassin ne se répand que quand il est plein, et communique alors ce qu'il a de reste sans se faire préjudice, sachant bien qu'il y a malédiction contre celui qui détériore la part qu'il a reçue. Et afin que vous ne méprisiez pas le conseil que je vous donne, écoutez une personne plus sage que moi: «Le fou, dit Salomon, découvre son esprit tout à la fois, mais celui qui est sagesse réserve pour une autre occasion (Pr 29,11).» Nous en avons aujourd'hui beaucoup dans l'Église qui ressemblent au canal, et peu qui ressemblent au bassin. Ceux par qui les eaux du ciel découlent sur nous ont tant de charité qu'ils veulent répandre la grâce avant d'en être remplis. Plus disposés à parler qu'à écouter, ils sont pressés d'enseigner ce qu'ils n'ont pas appris, et désirent avec ardeur de commander aux autres lorsqu'ils ne savent pas encore se gouverner eux-mêmes. Pour moi, je crois qu'il n'y a pas de degré de piété, pour parvenir au salut, qui doive être préféré à celui dont le Sage a dit: «Ayez pitié de votre âme en vous rendant agréable à Dieu (Si 30,24).» Si je n'ai qu'un peu d'huile pour mon propre usage, pensez-vous que je doive vous la donner et en demeurer privé? Je la garde pour moi, et suis résolu à ne la répandre que sur l'ordre du Prophète. Si quelques-uns de ceux qui ont peut-être une estime de moi plus avantageuse que ne doit leur en donner ce qu'ils voient en moi, ou ce qu'ils en entendent dire, me pressent trop de leurs prières, ils recevront cette réponse: «De peur qu'il n'y en ait pas assez pour vous et pour moi, allez plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-en.» Mais, direz-vous, la charité ne cherche point les choses qui sont à elles. Savez-vous pourquoi elle ne les cherche point? C'est qu'elles ne lui manquent point. Qui est-ce qui cherche ce qu'il a? La charité a toujours ce qui est à elle, c'est-à-dire ce qui est nécessaire à son propre salut. Non-seulementelle 1'a toujours, mais elle l'a en abondance. Elle veut l'abondance pour soi, afin de pouvoir donner abondamment aux autres. Elle garde pour soi ce qui lui est nécessaire, afin de ne manquer de rien pour personne, autrement si elle n'est pas pleine, elle n'est pas parfaite.

4. Mais vous, mon frère, qui n'êtes pas encore suffisamment assuré de votre propre salut, qui n'avez point de charité, ou qui en avez une si faible et si légère que, comme un roseau, elle se laisse aller à tout vent, croit à tout esprit, est emportée par toute sorte de doctrine; ou plutôt qui avez tant de charité que, passant au delà du commandement, vous aimez votre prochain plus que vous-même; et qui d'autre part en avez si peu que, contre le commandement, vous fléchissez sous la faveur, et succombez sous la crainte, que la tristesse vous trouble, l'avarice vous resserre, l'ambition vous excite, les soupçons vous agitent, les injures vous mettent hors de vous, les soucis vous rongent, les honneurs vous enflent, l'envie vous dessèche; vous, dis-je, qui vous sentez tel dans ce qui vous regarde, par quelle folie désirez-vous ou consentez-vous de prendre soin de ce qui concerne les autres? Écoutez le conseil que donne une charité vigilante et circonspecte: «Je n'entends pas, dit l'Apôtre que, tout le bien soit pour les autres, et tout le mal pour vous, mais qu'il s'en fasse un partage égal (2Co 8,13).» Ne veuillez point être trop juste (Qo 7,17). Il suffit que vous aimiez votre prochain comme vous-même, c'est là l'égalité que l'Apôtre demande. Car David dit: «Que mon âme soit comblée de plaisirs, et comme rassasiée des viandes les plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par des hymnes de louange (Ps 62,6);» il veut être rempli avant que de se répandre; non-seulement cela, mais encore il veut être plein afin de donner de sa plénitude, non de son indigence; et certes c'est sagesse à lui. Il a peur en faisant du bien aux autres de se faire tort à lui-même. Ce qui n'empêcherait pas néanmoins qu'il n'imitât parfaitement celui de la plénitude de qui nous avons tout reçu. Apprenez donc aussi à ne répandre que de votre plénitude, et ne soyez pas plus libéral que Dieu. Que le bassin imite sa source, elle ne s'écoule en ruisseaux, et ne forme des lacs, qu'après s'être remplie de ses propres eaux. Le bassin ne doit point avoir honte de ne pas faire de plus grandes profusions que sa source. La source même de la vie, pleine en elle-même, pleine de soi-même, ne commence-t-elle point par sourdre dans les endroits les plus secrets des Cieux, qu'elle remplit de sa bonté? et ce n'est que, après avoir rempli les lieux les plus cachés et les plus hauts, qu'elle se répand avec violence sur la terre, et, selon l'expression du Prophète, sauve les hommes et les bêtes par le débordement de ses eaux, Dieu multipliant ainsi les effets de sa miséricorde? Il remplit d'abord l'intérieur, puis se répandant et débordant ensuite, il a visité la terre par sa bonté infinie; il l'a enivrée, pour ainsi dire, de ses grâces, et l'a enrichie et rendue féconde en toutes sortes de biens. Vous donc faites aussi de même. Soyez plein avant de vous répandre. La charité qui est libérale; mais prudente, afflue ordinairement au lieu de s'écouler. Mon fils, dit Salomon, ne vous écoulez pas. Et l'Apôtre: «C'est pourquoi nous devons faire attention à ce qu'on nous dit, de peur que nous ne nous écoulions (He 2,1).» Quoi? Etes-vous plus saint que Paul et plus sage que Salomon? D'ailleurs je n'aime pas à m'enrichir en vous appauvrissant. Car si vous êtes méchant à vous-même, à qui serez-vous bon? Assistez-moi, si vous pouvez, de votre abondance; sinon, épargnez-vous vous-même.

5. Mais écoutez que de choses et quelles choses sont nécessaires à notre propre salut, quelle et combien grande est l'infusion que nous devons recevoir, avant de penser à nous répandre. Je vais tâcher de vous l'expliquer le plus succinctement possible. Car l'heure est déjà bien avancée, et me presse de finir. Le Médecin s'approche du blessé, l'Esprit-Saint s'approche de l'âme. Car quelle est l'âme qui ne se trouve point blessée par l'épée du diable, même après que la plaie de l'ancien péché a été guérie par le remède salutaire du baptême? Lors donc que l'Esprit s'approche de l'âme qui dit: «L'inflammation et la pourriture se sont formées dans mes plaies à cause de mon égarement et de ma folie (Ps 38,6);» que doit-il d'abord faire? Sans doute il faut avant tout qu'il perce l'enflure et l'ulcère qui s'est engendrée dans la plaie, et qui peut faire obstacle à sa guérison. Que l'ulcère d'une coutume invétérée soit donc retranché par le fer d'une vive componction. Mais comme ce retranchement ne se peut faire sans une vive douleur, que l'onguent de la dévotion l'adoucisse. Cet onguent n'est autre chose que la joie causée par l'espérance du pardon. Or cette espérance naît de l'empire qu'on acquiert sur ses passions, et de la victoire qu'on remporte sur le péché. Ainsi elle rend déjà grâces, et dit: «Vous avez rompu mes liens, je vous sacrifierai une hostie d'actions de grâces (Ps 116,1).» Ensuite on applique le remède de la pénitence, et l'appareil des jeûnes, des veilles, des oraisons, et des autres exercices des pénitents. Il faut qu'elle se nourrisse avec travail, de la nourriture des bonnes couvres, de peur qu'elle ne tombe en défaillance. Jésus-Christ lui-même nous apprend qu'elle doit se nourrir des bonnes couvres, quand il dit: «Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père (Jn 4,34).» Ainsi, que les couvres de piété accompagnent les travaux de la pénitence qui fortifient l'âme, «L'Aumône, dit Tobie, donne une grande confiance auprès du Très-Haut (Tb 4,13).» La nourriture excite la soif, il lui faut donner à boire. Ajoutons donc à la nourriture des bonnes couvres, le breuvage de l'oraison, qui arrose les bonnes actions dans l'estomac de la conscience, et les rend agréables à Dieu. L'oraison est un vin qui réjouit le coeur de l'homme, c'est le vin du Saint-Esprit qui enivre, et fait perdre le souvenir des voluptés éternelles. Il humecte le fond de la conscience qui est aride, fait digérer la nourriture des bonnes couvres, et les distribue dans toutes les parties de l'âme, affermit la foi, fortifie l'espérance, rend la charité agissante et réglée, et répand une onction admirable sur toutes les actions.

6. Quand le malade a bu et mangé, que lui reste-t-il à faire, sinon à se reposer et à se délasser dans la contemplation après le travail de l'action? Étant ainsi dans ce sommeil sacré, il voit Dieu en songe, dans un miroir et en énigme, ne pouvant pas encore le contempler face à face. Et néanmoins, quoiqu'il le connaisse plutôt par conjecture que par une vue distincte, et ne le voie qu'en passant, et comme une petite étincelle qui disparaît en un moment, cette vue passagère et presque insensible, ne laisse pas de l'enflammer d'amour, et il dit: «Mon âme vous a désiré passionnément durant la nuit, et l'esprit qui est au dedans de moi brûle aussi du même désir (Is 26,9).» Cet amour est un amour de zèle. Il est digne d'un ami de l'Époux. C'est de cet amour qu'un serviteur fidèle et prudent, que le Seigneur a établi sur sa famille, doit se sentir touché et animé. Il remplit, il réchauffe, il bouillonne, il se répand hardiment, il se déborde et sort avec impétuosité; et il dit: «Qui de vient faible, sans que je le devienne aussi? qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (1Co 11,29)?» Que celui qui est possédé de cet amour prêche, porte du fruit, fasse des merveilles, opère des miracles; la vanité ne trouvera point de place là où la charité occupe tout. Car la charité est la plénitude de la loi et du coeur, si toutefois elle est pleine (Rm 13,10). Dieu est charité, et il n'y a rien qui puisse remplir la créature faite à l'image de Dieu, que Dieu, qui est la charité même, et qui est seul plus grand qu'elle. Il est très-périlleuxd'élever aux fonctions ecclésiastiques celui qui n'a pas encore acquis cette pleine charité, quelque vertu au reste qu'il paraisse avoir. Quand il aurait toute la science du monde, quand il donnerait tout son bien aux pauvres, quand il livrerait son corps aux flammes, il est vide, s'il n'a la charité. Vous voyez dé combien de choses nous devons être remplis, si nous voulons répandre de notre abondance, non point de notre pauvreté. Premièrement, nous devons avoir la componction. En second lieu, la dévotion. En troisième lieu, le travail de la pénitence. En quatrième lien, les oeuvres de piété. En cinquième lieu, l'assiduité de l'oraison. En sixième lieu, le repos de la contemplation. Et enfin, la plénitude de l'amour. C'est un même esprit qui opère toutes ces choses en nous, par cette opération que l'on appelle infusion; et alors, celle que nous avons appelée effusion peut être exercée avec pureté d'intention et pleine sécurité, à la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON XIX.

Nature, mode et propriété de l'amour de Dieu qui est dans les anges, selon les divers degrés de gloire qu'ils possèdent.

1. L'Épousecontinue encore ses discours amoureux. Elle continue de célébrer les louanges de l'Époux; et elle l'excite à lui faire de nouvelles grâces, en faisant voir que celles qu'elle s déjà reçues ne sont pas demeurées stériles. Car, écoutez ce qu'elle ajoute ensuite: «C'est pourquoi, dit-elle, les jeunes filles vous aiment avec excès (Ct 1,2).» Comme si elle disait: Ce n'est pas en vain et inutilement, ô mon Époux, que votre nom est comme anéanti et répandu sur mes mamelles, car c'est pour cela que les jeunes filles vous aiment avec excès. Pourquoi l'aiment-elles? A cause de l'effusion de son nom, parce qu'il l'a répandu sur ses mamelles. C'est ce qui les excite à l'amour de l'Époux, et cause leur affection pour lui. Lorsque l'Épouse reçoit le présent de cette infusion, elles en sentent aussitôt fadeur, elles qui ne peuvent être bien éloignées de leur mère; et, toutes remplies de la douceur de ce parfum, elles disent: «L'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rm 5,5).» L'Épouserelevant donc leur zèle: Voilà, dit-elle, ô mon Époux, le fruit de l'effusion de votre nom, les jeunes filles vous aiment avec excès. Elles le sentent répandu, elles n'étaient pas capables de le sentir lorsqu'il était entier, et c'est pour cela qu'elles vous aiment. En effet, l'effusion de ce nom le rend capable d'être reçu, et on ne peut le recevoir qu'on ne le trouve aimable; mais il n'en est ainsi que pour les jeunes filles; ceux qui sont plus capables n'ont pas besoin qu'il soit répandu, ils en jouissent tout entier.

2. La créature angélique contemple fixement l'abîme profond des jugements de Dieu. Elle prend un souverain plaisir, et met tout son bonheur à en admirer l'équité suprême, et elle se glorifie de ce qu'ils sont exécutés et connus par son ministère; et c'est pour cela qu'elle a grand sujet d'aimer Jésus-Christ notre Seigneur. «Tous les esprits célestes, dit saint Paul, ne sont-ils pas ministres des volontés de Dieu, et envoyés pour servir ceux qui travaillent à acquérir l'héritage du salut (He 1,14)?» Je crois que les archanges, qui sans doute ont quelque chose de plus que les anges, sont ravis de joie de ce qu'ils sont admis plus familièrement aux conseils de la Sagesse éternelle; et ils exécutent aussi les mêmes ordres avec beaucoup de prudence et de sagesse selon qu'ils jugent que les temps et les lieux y sont propres. Et c'est pour ce sujet qu'ils aiment aussi le Seigneur Jésus-Christ. De même, ce n'est pas sans raison que ces esprits bienheureux, qui sont appelés Vertus, peut-être parce qu'étant établis de Dieu pour sonder par une heureuse curiosité, et admirer en même temps les causes secrètes et éternelles des miracles et des prodiges, ils font paraître sur la terre telles merveilles qu'il leur plaît, et, lorsqu'il leur plait, en changeant par leur puissance la nature de tous les éléments; ce n'est pas, dis-je, sans raison, qu'ils brûlent d'amour pour le Seigneur des vertus et pour Jésus-Christ, qui est la vertu de Dieu. Car il est infiniment doux et agréable pour eux de contempler dans la sagesse même les raisons obscures et incertaines. de la sagesse; et il ne leur est pas moins honorable et glorieux que Dieu daigne se servir de leur ministère, pour faire connaître et admirer aux hommes les effets des causes qui sont cachées dans son Verbe adorable.

3. Ces autres esprits bienheureux qu'on nomme Puissances, et qui mettent tout leur bonheur à contempler et à glorifier la toute-puissance divine de Jésus-Christ crucifié, qui s'étend partout avec une force invincible, reçoivent le pouvoir ale chasser et de dompter les puissances ennemies des hommes et des démons, pour le bien de ceux qui doivent recueillir l'héritage du salut. N'ont-ils donc pas encore un sujet très-légitime d'aimer le Seigneur Jésus? Au dessus d'eux sont les Principautés, qui l'envisagent d'un lieu plus élevé, et voient clairement qu'il est le principe de l'univers, et engendré avant toutes les créatures

ils reçoivent un empire si grand et si souverain, que leur puissance s'étend sur toute la terre, et que du lieu sublime et éminent où ils sont, ils peuvent changer à leur gré les royaumes et les principautés, disposer des hommes et des charges, mettre au dernier rang ceux qui étaient au premier, et au premier ceux qui étaient au dernier; selon les mérites de chacun, faire descendre les grands de leurs trônes, et y faire monter les petits. Et c'est là aussi le sujet qu'ils ont d'aimer Jésus-Christ. Mais lés Dominations l'aiment aussi. Et quel est le sujet de leur amour? C'est que, par une louable présomption, ils s'efforcent de découvrir encore quelque chose de plus grand et de plus sublime de la domination de Jésus-Christ, qui n'est bornée par aucune limite, ni arrêtée par aucun obstacle. Ils considèrent qu'il remplit tout le monde, non-seulement par sa puissance, mais encore par sa présence, que toutes choses, depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes, obéissent à l'équité de ses commandements, qu'il règle avec un ordre parfait le cours des temps, le mouvement des corps, et l'activité des esprits; et cela avec un soin et une vigilance si exacts, qu'aucune de ces choses ne peut cesser, même en un point, en un iota, de faire sa fonction; et d'ailleurs avec tant de facilité, que celui qui les gouverne n'en souffre aucun trouble ni aucune inquiétude. Voyant dore que le Seigneur des armées juge toutes choses avec tant de tranquillité, ils sont comme transportés hors d'eux-mêmes par l'étonnement extraordinaire où les met une contemplation si sublime et si agréable, ils s'abîment, pour ainsi dire, dans ce vaste océan des splendeurs divines, et se retirent tout à fait à l'écart dans un calme merveilleux, où ils jouissent d'une paix et d'une sùreté si parfaite, que, par une excellente prérogative, tandis qu'ils se reposent, il semble que tous les autres esprits soient employés à les servir et à les défendre, comme étant véritablement des rois et des souverains.

4. Dieu s'assied sur les Trônes. Et je crois que ces esprits ont une plus juste cause, et une plus ample matière de l'aimer que tous les autres dont nous avons déjà parlé. Car, de même que lorsqu'on entre dans le palais d'un roi, qui n'est qu'un homme, on voit son trône placé en un lieu éminent, au milieu des bancs, des chaises, et des sièges de toutes sortes dont la maison est remplie , sans qu'il soit besoin de demander où il a coutume de s'asseoir, puisque son siège royal se présente d'abord à la vue, parce qu'il est plus élevé et plus riche que les autres; ainsi il est aisé de juger que ces esprits, que la divine majesté, par une faveur singulière et étonnante, a daigné choisir pour le trône où elle s'assied, surpassent tous les autres en beauté et en magnificence. D'être assis est le symbole de l'autorité, je pense que celui qui est notre unique maître dans le ciel et sur la terre, Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui atteint partout à cause de sa souveraine pureté, éclaire particulièrement et principalement, par sa présence, ces esprits bienheureux, comme son propre trône, et que, de là, comme d'un solennel auditoire, il enseigne la science aux anges et aux hommes. C'est de ce lieu qu'il donne aux Anges la connaissance de ses jugements, et aux Archanges celle de ses conseils. C'est là que les Vertus apprennent quand, en quel lieu, et quels miracles ils doivent opérer. C'est là que les Puissances, les Principautés, et les Dominations, apprennent ce qu'elles doivent faire, ce qu'elles peuvent présumer d'elles-mêmes, selon la dignité de leur nature, et ce qui leur est principalement recommandé à toutes, comment elles doivent se servir de leur puissance et n'en point abuser, soit en la faisant dépendre de leur propre volonté, soit en la rapportant à leur propre gloire.

5. Toutefois, je pense que ces célestes troupes qu'on appelle Chérubins, suivant même la signification de leur nom, n'ont rien qu'ils reçoivent des Trônes ou par les Trônes, mais ils peuvent puiser autant qu'il leur plaît dans la source même, le Seigneur Jésus qui daigne lui-même et par lui-même les introduire dans toute la plénitude de la vérité, et leur révéler abondamment les trésors de sagesse et de science cachés en lui. Ceux qu'on nomme Séraphins jouissent du même avantage. Car la charité, qui est Dieu, les attire et les absorbe tellement en lui, et les échauffe de telle sorte de son ardeur, qu'ils semblent ne faire qu'un même esprit avec lui, de même que le feu qui enflamme l'air, en lui imprimant toute sa chaleur et sa couleur, ne semble pas tant lui communiquer ces qualités que le transformer en sa propre nature. Ils. aiment donc surtout à contempler en Dieu, les premiers, la science, qui est en lui sans mesure et sans bornes; et les derniers, la charité, qui ne fait jamais défaut. C'est pourquoi ils ont des noms qui sont propres pour exprimer les choses en quoi chacun d'eux excelle par dessus les autres. Car chérubin signifie la plénitude, la science, et séraphin, enflammant ou enflammé.

6. Dieu est donc aimé des Anges à cause de l'équité souveraine de ses jugements; des Archanges, à cause de la sagesse adorable de ses conseils; des Vertus, à cause des miracles qu'il daigne faire pour attirer à la foi ceux qui sont incrédules; des Puissances, à cause de cette puissance également juste et suprême, par laquelle il a coutume de protéger les gens de bien contre les violences des méchants; des Principautés, à cause, de cette vertu éternelle et primordiale, par laquelle il donne l'être et le principe de l'être à toute créature supérieure et inférieure, spirituelle et corporelle, depuis le plus haut des cieux jusqu'aux plus profonds abîmes de la terre, avec force et puissance; des Dominations, à cause de l'extrême bonté par laquelle il tempère sa puissance souveraine, et qui fait que, bien qu'il domine sur toutes choses par la force de son bras, néanmoins, par une vertu plus puissante, suivant les mouvements de cette bonté naturelle, et de cette tranquillité merveilleuse qui n'est agitée d'aucun trouble, il ordonne toutes choses avec une douceur incomparable. Il est aimé des Trônes, parce qu'il est la suprême sagesse qui, comme un bon maître, se communique sans envie et répand cette onction divine qui enseigne gratuitement toutes choses. Il est aimé des Chérubins, parce qu'il est le Dieu et le Seigneur des sciences, et que, connaissant ce qui est nécessaire à chacun pour son salut, il distribue ses dons avec discernement et prudence à ceux qui les lui demandent comme il faut, selon qu'ils en ont besoin. Enfin il est aimé des Séraphins, parce qu'il est charité, qu'il ne hait aucun de ses ouvrages, et qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et viennent à la connaissance de la vérité.

7. Tous ces esprits aiment donc Dieu selon le degré de connaissance qu'ils en ont. Mais les jeunes filles, parce qu'elles le goûtent moins, le connaissent moins aussi, et ne sont pas capables de choses si sublimes. Car elles sont encore petites en Jésus-Christ, et doivent être nourries de lait et d'huile. Il, faut donc qu'elles reçoivent des mamelles de l'Épouse de quoi l'aimer. Elle a une huile répandue, et l'odeur qu'elle exhale les excite à goûter et à sentir combien le Seigneur est doux. Aussi quand elle les voit embrasées d'amour, se tournant vers l'Époux, elle s'écrie: «Votre nom, est une huile répandue, c'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès.» Qu'est-ce à dire avec excès? C'est-à-dire, beaucoup, fortement, ardemment. Ou plutôt ce discours s'adresse indirectement à vous, qui êtes ici depuis peu de temps, et reprend cette ferveur indiscrète et ce zèle immodéré que vous suivez avec tant d'obstination, et que nous avons tâché si souvent de réprimer. Vous ne voulez pas vous contenter de la vie commune. Les jeûnes réguliers, les veilles solennelles, la règle ordinaire, et la mesure fixée pour les vêtements et pour le vivre ne vous suffisent pas. Vous préférez les choses particulières à celles qui sont communes. Puisque vous nous avez une fois abandonné le soin de votre âme, pourquoi. voulez-vous en reprendre la conduite? Car ce n'est plus moi que vous suivez, c'est votre propre volonté, qui, vous le savez, vous a fait offenser Dieu si souvent. C'est elle, dis-je, qui vous enseigne à ne point épargner la nature, à ne vous rendre point à la raison, a ne suivre le conseil ni l'exemple des plus anciens, et à ne nous point obéir. Ne savez-vous pas que «l'obéissance vaut mieux que le sacrifice (1S 15,22)?» Et n'avez-vous pas lu dans votre règle, que tout ce qui se fait sans la volonté ou sans le consentement du père spirituel, sera imputé à vaine gloire et ne mérite point de récompense (V. Reg. sanc. Benedicti, C.)? N'avez-vous pas lu dans l'Evangile quelle manière d'obéir, l'enfant Jésus a laissée aux saints enfants? Car, lorsqu'étantdemeuré à Jérusalem, il dit à ses parents qu'il fallait qu'il s'employât aux choses qui concernaient son Père, comme il vit qu'ils n'acquiesçaient point à ses paroles, il ne dédaigna pas de les suivre à Nazareth; le maître suivit ses disciples, un Dieu suivit un artisan et une femme. Mais qu'ajoute encore l'Histoire sacrée? «Et il leur était soumis (Lc 12,54),» dit-elle. Jusques à quand serez-vous sages devant vos propres yeux? Un Dieu s'abandonne et se soumet à des hommes mortels, et vous marcherez encore dans vos voies et sous votre conduite? Vous avez reçu un bon esprit, mais vous n'en usez pas bien. J'appréhende qu'au lieu de lui, vous n'en receviez un autre qui, sous de spécieuses apparences, vous fasse trébucher, et, qu'ayant commencé par l'esprit, vous n'acheviez par la chair. Ne savez-vous pas que le mauvais ange se transforme souvent en ange de lumière? Dieu est sagesse; il ne veut pas qu'on l'aime seulement avec bonheur, mais avec sagesse. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre: «Que votre culte soit raisonnable (Rm 12,4).» Autrement si vous négligez la science, l'esprit d'erreur se jouera bientôt de votre zèle. Cet ennemi artificieux n'a point de plus forte machine pour ôter l'amour d'un coeur, que lorsqu'il peut faire en sorte qu'il manque de prudence et de raison dans sa conduite. C'est pourquoi je pense à vous donner quelques règles, qu'il est nécessaire d'observer quand on aime Dieu. Mais comme il est temps de finir, je tâcherai de vous les expliquer demain, si Dieu me donne vie et me laisse le loisir que j'ai à présent. Car lorsque nous aurons repris une nouvelle vigueur par le repos de la nuit, et, ce qui est le principal, par les prières que nous adresserons à Dieu, nous nous assemblerons avec plus d'ardeur et d'allégresse, comme il est juste, pour entendre le discours de l'amour, moyennant la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 17