Bernard, Lettres 22

LETTRE XXII. A HUMBAULD, ARCHEVÊQUE DE LYON ET LÉGAT DU SAINT SIÈGE.

Antérieure à l'an 1128.

Saint Bernard lui recommande la cause de l'évêque de Meaux.


A son très-révérend seigneur et père Humbauld, archevêque de Lyon et légat du saint Siége, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Le hasard a voulu que monseigneur l'évêque de Meaux fût en route pour venir nous voir quand il reçut votre lettre. Comme il a voulu vous répondre avant de nous quitter, il m'a prié de joindre une lettre à la sienne, dans l'espérance qu'ayant l'honneur d'être de vos amis, je pourrais avancer ses affaires auprès de vous.

Je n'ai pu me refuser à son désir; je dirai donc, en deux mots, à Votre Révérence, au nom de l'amitié dont elle m'honore, que si vous écoutez les plaintes de gens égoïstes qui ne songent qu'à leurs intérêts, contre un évêque qui ne pense qu'à ceux de Jésus-Christ, vous n'agissez pas comme il convient à votre dignité et à votre devoir.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXII.


17. A Humbauld, qu'Orderic appelle aussi Humbert. Après avoir été archidiacre d'Autun, il devint primat de Lyon et fut adjoint au cardinal Pierre de Fontaines, pendant sa légation, au commencement du pontificat d'Honorius II; et non pas dé Callixte, comme le dit Sévert dans son Histoire des évêques dé Lyon, lorsqu'il vint mettre un terme à l'insolence de Ponce qui avait été moine de Cluny. Il y réussit en anathématisant Ponce, ainsi que le rapporte en détail Pierre le Vénérable, livre III des Miracles, chap. III. Aussi nous semble-t-il que cette lettre a dû être écrite vers l'an 4125, mais, en tout cas, certainement avant 1129, qui est, selon Sévert, l'année de la mort de Rainaud, successeur de Humbauld, dont il n'occupa le siège que fort peu de temps. (Note de Mabillon.)

18. Monseigneur l'évêque de Meaux, Burehard et non Manassès Il, son successeur. Il n'en peut être autrement, puisque Humbauld mourut, comme nous l'avons vu, en 1129, et que Burchard lui survécut jusqu'en 1133, après l'assassinat de Thomas, prieur de Saint-Victor, près de qui fut enterré, et dont il partagea l'épitaphe tumulaire, comme on le voit dans la Gaule chrétienne et dans Sévert. Il s'est donc glissé une faute dans le Tabulaire de Saint-Martin-des-Champs, cité par Duchesne, dans ses notes sur Abélard, où il est dit que Manassès II céda l'église de Choisy au couvent de Saint-Martin en 1125, au lieu de 4135 qu'il faudrait lire selon l'histoire de ce couvent publiée par le père Marrier. Cette observation conduit naturellement à dire que l'évêque de Meaux dont saint Bernard fait mention au commencement de sa quarante-deuxième lettre à Henri de Sens, n'est pas Manassès 2, comme beaucoup l'ont pensé jusqu'à présent, mais Burchard lui-même. En effet, cette lettre est adressée à Henri, peu de temps après qu'il eut renoncé à ses habitudes de courtisan, comme saint Bernard l'insinue assez clairement en cet endroit et en quelques autres encore, quand il dit: «Une plus agréable nouvelle s'est répandue de vos contrées jusqu'aux nôtres, nous avons entendu dire de vous, des choses bien meilleures que celles auxquelles vous nous aviez habitué; c'était que pour suivre les conseils de l'évêque de Chartres, il. s'était converti à un genre de vie meilleur, comme il le dit plus loin. Or il est constant, par la quarante-neuvième lettre de saint Bernard à Honorius, que cette conversion eut lieu du temps de ce Pape, puisque notre Saint, dans cette lettre, recommande vivement, à ce souverain Pontife, de le protéger contre les persécutions dont il était l'objet de la part de Louis le Gros. On le voit encore parle motif même auquel saint Bernard attribue ces persécutions, et qu'il montre assez clairement n'être autre que la conversion de ce prélat: «Ceux, dit-il; que le roi comblait de distinctions, dont il estimait la fidélité et qu'il honorait, même de son amitié lorsqu'ils étaient dans le monde, sont précisément ceux qu'il persécute à présent comme ses ennemis personnels, parce qu'ils soutiennent la dignité de leur ministère et l'honneur de leur sacerdoce... Il en est de même aujourd'hui pour l'archevêque de Sens, dont il s'efforce d'ébranler la fermeté et de briser la constance.....»




LETTRE XXIII. A ATTON, ÉVÊQUE DE TROYES.

Vers l'an 1128.

L'évêque Atton avait, dans une maladie qu'il croyait mortelle, distribué tous ses biens aux pauvres; quand il fut revenu à la santé saint Bernard le console et le loue de ce qu'il a fait.

A un évêque pauvre, un abbé pauvre, salut et le prix de la pauvreté, qui est le royaume des cieux.

1. Je vous donnerais des louanges et j'aurais raison de le faire si je n'en étais détourné par cette sentence; «Ne louez personne pendant sa vie (Si 11,30).» Il est certain que vous avez fait une chose digne d'éloges, mais on ne doit louer que celui qui vous a donné la grâce de vouloir et de faire quelque chose de louable. C'est donc à Dieu que je rends gloire, à Dieu qui agit par vous et en vous, et qui n'a voulu être glorifié en vous que pour vous combler vous-même de gloire. Car s'il est admirable dans sa majesté, il daigne le paraître aussi dans ses saints, afin de ne l'être pas seul. Quoiqu'il trouve en lui-même une gloire infinie, il en recherche une encore dans ses saints, sinon pour augmenter la sienne, du moins pour la partager avec eux. Il connaît ceux qui sont à lui, mais nous ne pouvons les connaître, à moins qu'il ne nous les manifeste. Je n'ignore pas qui sont ceux dont il est écrit: «Ils ne sont pas assujettis au travail des hommes, et ils ne seront pas châtiés avec eux (Ps 72,5).» Je sais bien que ces paroles ne vous concernent pas; je sais aussi qu'il est encore écrit: «Dieu reprend celui qu'il aime et il frappe de verges ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants (He 12,6).» Aussi quand je vous vois frappé et amendé, puis-je ne pas soupçonner que vous êtes du nombre de ses enfants? Je ne veux pas de preuve plus claire qu'il vous châtie que votre pauvreté; mais si on y regarde de près, on trouvera un titre de noblesse dans la pauvreté, que Dieu lui-même nous recommande par la bouche du Prophète, quand il dit: «Je suis un homme qui voit sa pauvreté ().» Ce titre vous ennoblit et vous enrichit beaucoup plus que tous les trésors des rois de la terre.

2. Je n'oublie pas que d'après l'Ecriture j'ai dit plus haut qu'on ne doit pas louer un homme avant sa mort, mais je ne saurais m'empêcher de louer celui qui ne court plus après l'or et qui dédaigne de mettre sa confiance dans les trésors du monde. N'est-ce pas de cet homme-là que l'Ecriture parle en disant: «Quel est-il que nous lui donnions des louanges, car il est une espèce de prodige en ce monde (Si 31,9)?»

Peut-être ne doit-on pas louer un homme pendant sa vie, tant qu'elle est un combat sur la terre; mais il n'en est pas de même de celui qui est mort au péché et ne vit déjà plus que pour Dieu. C'est assurément une louange aussi vaine que pleine de séduction que celle qui s'adresse au pécheur, quand on le loue dans ses passions: quiconque l'appelle heureux l'induit en erreur; mais on n'en devra pas moins louer, pour cela, et combler d'éloges celui qui peut dire:. «Pour moi je vis, ou plutôt ce n'est pas moi qui vis, mais c'est le Christ qui vit en moi (Ga 2,20).» Car lorsqu'on loue un homme de ce que Jésus-Christ vit en lui, ce n'est pas de son vivant, mais du vivant de Jésus-Christ qu'on le loue, et dans ce cas on ne va pas contre l'Ecriture qui défend de louer un homme avant sa mort.

3. Pourquoi enfin ne louerai-je pas celui de qui Dieu daigne accepter des louanges, comme David en fait la remarque en disant: «Le pauvre et l'indigent glorifieront votre nom (Ps 73,21)?» Job est loué parce qu'il a supporté patiemment la perte de ses biens, et je ne pourrais pas louer un évêque qui a perdu les siens parce qu'il l'a bien voulu et en a fait un généreux emploi? Il n'a pas attendu qu'il fût mort et qu'il ne lui fût plus possible ni de donner ni de retenir quoi que ce soit. comme font la plupart de, ceux dont le testament n'a de force que lorsqu'ils ont cessé de vivre; mais c'est entre l'espérance de la vie et la crainte de la mort; c'est donc encore en vie et de son plein gré qu'il a donné et partagé son bien aux pauvres, pour faire subsister sa justice dans les siècles des siècles. Aurait-il pu en faire autant pour son argent et le conserver éternellement aussi? Quel excellent trafic que d'échanger l'argent contre la justice, puisque c'est acquérir quelque chose qu'on peut conserver toujours au prix d'un bien qu'on ne peut garder longtemps. La justice est incomparablement préférable à l'argent, qui remplit tout au plus des coffres, elle enrichit l'âme, et je ne sache pas de vêtement qui convienne mieux que la justice au prêtre du Seigneur; je le mets bien au-dessus des plus riches habits d'or et de soie.

4. Mais rendons grâces à Dieu de vous avoir inspiré, dès à présent, un glorieux mépris pour l'éclat passager de toutes ces choses, en vous faisant ressentir une crainte très-salutaire à la vue du péril que courait votre âme. Admirable bonté de Dieu pour vous! Il vous a fait voir la mort de près afin que vous ne mourussiez pas, et vous l'a fait craindre pour vous préserver de ses coups! Il a voulu, par là, empêcher que vos biens vous fussent plus chers que vous-même. Une fièvre dévorante vous consumait jusqu'aux os, et comme la transpiration tardait à paraître, le mal devenait de jour en jour plus inquiétant: pendant qu'au dehors vos membres étaient glacés, au dedans brûlait un feu ardent qui dévorait vos entrailles depuis longtemps déjà épuisées par le manque de nourriture. La pâle et triste image de la mort était là présente à vos regards.

Alors, une voix du ciel semble se faire entendre et dire: «Me voici, je ne viens pas vous perdre, mais effacer vos iniquités (Is 43,25).» Et à l'instant même, le prêtre du Seigneur avait à peine donné tous ces biens aux pauvres afin de mourir dans les bras de la pauvreté, que, contre toute attente, une sueur abondante inonde tout à coup ses membres; le corps et l'âme sont sauvés en même temps et vérifient les promesses que Dieu fait dans l'Ecriture en disant: «C'est moi qui ferai mourir et moi encore qui ferai vivre, je frapperai et je guérirai, et nul ne peut se soustraire à la puissance de mon bras (Dt 32,39).» Il a frappé le corps pour sauver l'âme, il vous a" fait mourir à l'avarice pour vous faire vivre à la justice.

Maintenant que vous êtes rendu à la vie et à la santé, espérons que personne ne pourra vous ravir des mains de Dieu, pourvu toutefois que vous ne perdiez pas de vue ce conseil de l'Evangile: «Vous voilà guéri, ne péchez plus désormais, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire (Jn 5,14).» Si Dieu, comme un bon père, vous avertit de ce qui peut vous arriver, c'est pour vous le faire éviter; car, au lieu de vouloir que le pécheur périsse, il veut, au contraire, qu'il se convertisse et qu'il vive; n'est-ce pas avec raison? En effet, quel avantage aurait-il à la mort du pécheur? L'enfer et la mort ne le béniront jamais, mais vous qui êtes vivant, vous direz ses louanges en vous écriant: «Je ne mourrai pas, mais je vivrai pour raconter les merveilles du Seigneur (Ps 117,17).» J'ai été frappé, je me suis vu sur le point d'être renversé, mais la main du Seigneur m'a soutenu (Ps 117,13).»



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXIII.

19. A l'évêque de Troyes, Atlon, qui fut religieux de Cluny, de l'avis de tous les historiens; mais il est, facile de prouver, par une lettre de Pierre le Vénérable, la cinquantième du livre 2, qu'il ne le fut pas avant son épiscopat; en effet, «qu'est devenue, s'écrie ce saint abbé, qu'est devenue cette dévotion, cette piété tendre et affectueuse qui n'avait d'aspirations que pour le ciel, du haut duquel elle semblait planer, et qui... vous porta à vous attacher â moi non pas comme un frère, mais, pour vous rappeler vos propres paroles, comme un fils et un religieux? Quel souvenir avez-vous gardé de la promesse que vous rivez faite, de l'époque que vous avez fixée, du jour même que vous avez indiqué, quand vous avez résolu de quitter le monde, les grandeurs, les richesses et l'épiscopat lui-même pour embrasser et suivre l'humilité et la pauvreté de Jésus-Christ?» Nous lisons encore dans la vingt-septième lettre du livre IV: «Ce que la jeunesse n'a point donné à l'humilité, la vieillesse du moins le lui accordera.» liais on ne peut plus conserver l'ombre d'un doute à ce sujet quand on voit la lettre de félicitations que Pierre, prieur de Saint-Jean-l'Evangéliste de Sens, a écrite au même Atton, et que Sévert a rendue publique dans son catalogue des évêques de Mâcon, dans Josceran., parag. 4. Nous ne pouvons nous défendre d'en citer les premières lignes: «A son bien-aimé et vénéré seigneur, le frère et pontife Atton, qui a le bonheur de porter la couronne de saint Benoit, Pierre, très-humble serviteur du Christ, salut. On doit oublier sa patrie et la maison de son père. Votre changement de demeure ne peut annuler le serment de votre profession religieuse, mon très-vénéré père; mais plus vous vous approchez de Dieu, plus doit briller la perle de votre vertu. N'est-ce pas en effet, pour empêcher que la lampe ne soit éteinte par le souffle du vent qu'au lieu de la laisser en plein air on la porte dans l'intérieur de la maison; n'est-ce pas pour échapper aux coups de la tempête que le vaisseau battu des vents se retire derrière l'abri que lui offrent les rochers; n'est-ce pas de même pour fuir l'agitation du monde qu'on s'enfuit dans une maison de retraite d'oit l'en contemple, en paix, les hasards auxquels le reste du monde demeure encore exposé? Se retirer du monde, vous le savez bien, mon père, c'est se rapprocher du ciel; et descendre de la chaire épiscopale, c'est monter s'asseoir plus haut encore. Voilà pourquoi on en vit plusieurs abandonner leurs maisons, et chercher à. s'enrichir par ce genre de spéculations que je trouve assez heureuses. Saint Grégoire de Nazianze renonce à son siège épiscopal pour aller mener la vie monastique au fond d'une campagne; Juste de Lyon se retira dans les déserts de l'Egypte, et Vulfran de Sens, l'apôtre des brisons, vint enfin terminer ses jours au monastère de Fontenelle. Les reliques de ces saints sont maintenant exposées à nos respects sur les coussins des reposoirs sacrés, et le souvenir de leur titre d'évêques n'est point descendu avec eux au tombeau. Je pourrais multiplier les exemples, mais en toutes choses on peut se contenter de trois témoignages. Je reviens donc à vous, mon père bien-aimé, qui êtes en même temps mon fils, et je vous félicite de tout mon coeur de ce que vous avez maintenant le bonheur de compter à Cluny parmi les serviteurs et les domestiques de Dieu, après avoir eu l'honneur d'être doyen et archidiacre de Sens, puis évêque, de Troyes.» Cet évêque siégea au concile de Troyes en 1128, puis à celui de Pisc en 1134. A son retour de ce Concile, il fut blessé là la tête près de Pontrémoli, en Italie, et fait prisonnier avec plusieurs autres prélats de France. Pierre de Cluny se plaint de cet acte de violence au pape Innocent, dans une lettre qui est la vingt-septième du livre III. Cependant il survécut longtemps à cet événement, et mourut à Cluny le 28 août de l'année 1145, comme on le voit dans le calendrier du couvent de Moustier-Ramey. Voir Camuzat dans le Promptuaire, et Sévert dans son Catalogue des évêques de Troyes et de Mâcon (Note de Mabillon).




LETTRE XXIV. A GILBERT (a), ÉVÊQUE DE LONDRES, DOCTEUR UNIVERSEL.

(a) Il était ainsi appelé, parce qu'il excellait et se jouait dans toutes les connaissances des savants de ce monde, comme le dit saint Bernard lui-même. Avant d'être évêque, il avait été chanoine d'Autun, dont le nécrologe porte a que le 4 août mourut le docteur Gilbert, d'honorable mémoire, interprète distingué de l'Ancien et du Nouveau Testament, chanoine de cette Eglise - d'Autun -,et plus tard évêque de Londres. Sans compter toutes les choses précieuses qu'il envoya d'Angleterre à notre église, il lui fit don de quatre-vingt-deux livres.... etc.» Il fut évêque de Londres de 1128 à 1133.

Vers l'an 1130.

Saint Bernard loue Gilbert de pratiquer la pauvreté dans l'épiscopal.

Le bruit de votre conduite s'est répandu au loin, et, comme un parfum d'une odeur excellente et suave, il a charmé tous ceux auxquels il a pu parvenir. L'amour des richesses est mort, quelle douce odeur il exhale! La charité règne, quelles délices pour tout le monde! qui ne reconnaîtrait en vous un vrai philosophe dans toute la force du terme, quand vous écrasez le plus grand ennemi de la vraie sagesse? Quoi de plus digne de votre double titre de docteur et d'évêque? Il vous sied bien de faire briller ainsi votre amour de la sagesse et de couronner tant de savoir par un tel dénoûment.

En effet, la vraie sagesse foule aux pieds les biens sordides de la terre et croit indigne d'elle d'habiter sous le même toit que l'idolâtrie. Qu'on ait fait un évêque du savant Gilbert, je n'en suis pas surpris, mais je ne sais rien de plus beau et de plus surprenant que de voir un évêque de Londres embrasser une vie de pauvreté (b). Si l'épiscopat dans sa grandeur n'a pu rien ajouter à la gloire de votre nom, l'abaissement de la pauvreté l'a singulièrement exalté. Il ne faut que de la patience pour supporter la pauvreté avec résignation, mais c'est le comble de la sagesse de l'embrasser volontairement. On admire et on comble d'éloges celui;lui ne court point après l'or, mais combien le mérite de celui qui s'en dépouille me semble plus grand! Peut-être votre, rare intelligence ne trouve-t-elle pas qu'on doive s'étonner de voir un sage agir en sage, surtout quand, après avoir acquis toute la science des savants du monde et s'être joué dans les études qui les captivent, il a pénétré à fond les saintes Ecritures et en a fait revivre jusqu'à l'esprit. Comment cela, dites-vous? En donnant votre argent aux pauvres. Mais, après tout, qu'est-ce que l'argent comparé à la justice que vous avez reçue en échange? N'est-il pas écrit: «Sa justice demeure à jamais (Ps 111,9)?» En peut-on dire autant de l'argent? Il n'est pas, à mon avis, de commerce plus avantageux et plus honorable que d'échanger une chose qui passe contre une autre qui demeure éternellement. Je vous souhaite, admirable et cher Docteur, de faire toujours de semblables marchés; soutenez de si beaux commencements, et, comme on dit, à la tête de la victime, ajoutez encore la queue (a).

J'ai reçu de bien bon coeur votre bénédiction, que me rend encore plus chère et plus précieuse la haute estime que j'ai de votre vertu. Quoique le porteur de ma lettre se recommande assez par lui-même, je tiens pourtant à le recommander personnellement à votre bonté, car j'ai pour lui l'affection la plus vive, à cause de ses bons sentiments et de sa piété.


(b) Dans une lettre sur le mépris du monde, éditée dans le Spicilège, tome 8, Henri d'Huntington attribue cela de la part de Gilbert à un sentiment d'avarice. Voilà comment jugent les hommes.a Tournure familière à saint Bernard pour indiquer la persévérance; il l'a empruntée au Lévitique,3,7. Voir les notes de la lettre soixante-dix-huitième. Pierre de Celles, dans sa huitième lettre du livre V, dit: «Remarquez ce mot la queue; ce n'est qu'à la queue, c'est-à-dire à la fin des choses qu'on peut les louer ou les blâmer.»




LETTRE XXV. A HUGUES (b), ARCHEVÊQUE DE ROUEN.

b On a sur son élection, qui se fit en 1130, une lettre du clergé de Rouen au pape Honorius 2, citée dans le Spicilège, tome 3, p.151. On y lit: «Nous avons élu tout d'une voix pour évêque votre fils Hugues, abbé de Reding.» Il avait d'abord été moine à Cluny, puis premier abbé de Reding, au diocèse de Salisbury, en Angleterre. Voilà pourquoi il est dit encore dans la lettre que nous avons citée plus haut: «Après quoi nous avons demandé à notre seigneur Henri, roi d'Angleterre, de donner son consentement à notre élection, ce qu'il fit; puis nous avons prié l'évêque de Salisbury, sous l'autorité duquel il exerçait sa charge d'abbé, de le délier, pour nous, des liens de dépendance qui le rattachaient à lui; il y consentit et le laissa libre de venir parmi nous.... etc.» Orderic, à la fin de son douzième livre, place son élection en 1130: «La même année, dit-il, Hugues d'Amiens, moine de Cluny, abbé de Reding, devint évêque de Rouen.» Le mène auteur, livre 13, p. 900, nous apprend le dévouement qu'il montra pour le pape Innocent II.


Vers l'an 1130

Saint Bernard exhorte Hugues à faire tous ses efforts pour ne rien perdre de sa patience et de son amour de la paix au milieu de ses Rouennais et lui conseille en même temps de régler son zèle sur la prudence.


1. Si tous les jours la malice s'accroît, il ne faut pas qu'elle triomphe; si elle s'émeut, il ne faut pas qu'elle vous trouble. Si l'agitation de la mer est grande, le Seigneur, dans les cieux, est plus grand encore, et ce Dieu, dans sa miséricorde, vous a traité jusqu'à présent, si vous voir lez bien en convenir, mon très-illustre Père, avec une extrême bonté; car son aimable providence, vous l'avouerez, n'a pas commencé par vous jeter au milieu des méchants, elle vous a d'abord fait vivre au milieu des bons, pour qu'à leur exemple et dans leur société vous apprissiez à devenir bon vous-même et vous vous missiez en état de demeurer ensuite au milieu des méchants sans cesser d'être bon. Etre bon parmi les bons, c'est assurer son salut; mais l'être au milieu des méchants, c'est le faire avec honneur. L'un est aussi facile que sûr, mais l'autre est aussi méritoire que difficile. La difficulté n'est-elle pas, en effet, de toucher à la poix sans se salir les mains, de passer dans le feu sans en souffrir les atteintes, et d'être dans les ténèbres sans ressentir les effets de l'obscurité? Ainsi, pendant que les Égyptiens étaient dans les ténèbres les plus profondes, le peuple de Dieu, au rapport de la sainte Ecriture, «était en pleine lumière en quelque lieu qu'il se trouvât (Ex 10,23).» De même, David, ce véritable Israélite, disait avec raison qu'il habitait non dans Cédar, mais «avec les habitants de Cédar (Ps 119,5),» parce qu'il ne cessait pas de vivre par l'esprit dans la lumière, quoique son corps fût avec les habitants de Cédar. Voilà pourquoi il reproche à quelques faux Israélites de s'être laissé corrompre par les Gentils, au milieu desquels ils ont vécu, et d'avoir succombé au scandale qu'ils en ont reçu.

2. Après cela, je vous déclare qu'il vous suffisait quand vous étiez à Cluny, de vous conserver innocent, car il est écrit: «Vous serez saint avec les saints (Ps 17,26).» Mais à présent que vous êtes à Rouen, il vous faut de la patience, suivant le conseil de l'Apôtre, qui nous dit: «Le serviteur de Dieu ne doit pas aimer la chicane, mais il faut qu'il soit armé de patience envers tout le monde (2Tm 2,24);» qu'il se montre patient, s'il veut être vaincu par le mal, et pacifique s'il veut triompher du mal par le bien; avec la patience vous saurez supporter les méchants; avec une âme pacifique, vous guérirez les plaies de ceux que vous aurez supportés. Si vous êtes patient, vous serez maître de vous, mais si vous ôtes pacifique, vous serez maître de ceux que vous avez à gouverner, Quelle gloire de pouvoir dire: «d'étais doux et pacifique au milieu des ennemis de la paix (Ps 119,7).» Soyez donc doux et pacifique puisque vous avez à conduire des hommes qui ne le sont pas. Que votre charité soit zélée, mais, eu égard au temps, que votre zèle soit plein de ménagements. Il faut souvent reprendre, et c'est bien de le faire, mais il est quelquefois bien aussi de fermer les yeux.

La justice ne doit jamais s'endormir, il est vrai, mais il ne faut pas non plus qu'elle soit précipitée. De même que ce qui plait n'est pas toujours permis, ainsi ce qui est permis n'est pas toujours bon à faire sur-le-champ. Vous savez tout cela mieux que moi, aussi je n'insisterai pas davantage. Je me recommande instamment à vos prières, à cause des fautes dans lesquelles je ne cesse de tomber.




LETTRE XXVI. A GUI, ÉVÊQUE DE LAUSANNE.



Vers l'an 1130

Vous avez entrepris de grandes choses (a), il vous faut du courage. Vous êtes devenu le surveillant de la maison d'Israël, vous avez besoin de prudence; vous vous devez également aux sages et aux insensés; soyez donc riche d'équité; et enfin vous avez le plus grand besoin de tempérance et de modération, pour ne pas vous damner, ce qu'à Dieu ne plaise! après avoir prêché l'Evangile aux autres.

a On retrouve les mêmes expressions dans la troisième lettre que Nicolas de Clairvaux écrivit au nom de saint Bernard à l'évêque de Luçon. Voir parmi les lettres de saint Bernard.




LETTRE XXVII. A ARDUTION, ÉVÊQUE ÉLU DE GENÈVE.



Vers l'an 1135

Saint Bernard l'invite à rapporter son élection à Dieu, et l'engage et coopérer désormais avec fidélité d la grâce.

J'aime à croire que votre élection, qui a réuni un si grand nombre de voix parmi le clergé et le peuple, à ce qu'on nous a rapporté, est l'oeuvre de Dieu. C'est à sa grâce et non pas à vos mérites que je me plais à l'attribuer; oui, pour ne pas vous donner de louanges exagérées, il faut reconnaître que ce qui s'est passé est l'oeuvre de sa miséricorde à votre égard et non pas la récompense de vos mérites. Si vous pensez autrement, Dieu vous en garde? votre élévation sera votre ruine; mais si vous considérez votre élévation comme un effet de la grâce, appliquez-vous à n'avoir pas reçu cette grâce en vain; rendez bonnes les voies où vous marchez, purifiez vos affections et sanctifiez votre ministère.

Puisqu'une vie sainte n'a pas précédé votre élection, faites du moins vos efforts pour qu'elle la suive; alors je ne douterai plus que vous n'ayez été prévenu des bénédictions de la grâce, et j'espérerai même que vous en recevrez de plus grandes et de meilleures encore. Je serai dans l'allégresse et dans la jubilation, en voyant que Dieu a établi sur sa maison un serviteur prudent et fidèle qui aura le bonheur d'être regardé un jour comme son fils et d'hériter de tous les biens du père de famille.

Mais si vous aimez mieux être élevé que bon, c'est votre chute et non votre récompense que je m'attends à voir. Je souhaite ardemment et je prie Dieu qu'il n'en soit jamais ainsi. Je m'offre, s'il en est besoin, à venir à votre aide, dans la mesure de ce que je puis faire, et à seconder vos efforts dans tout ce que vous jugerez bon et utile d'entreprendre.




LETTRE XXVIII. AU MÊME, APRÈS SA CONSÉCRATION.

L'an 1135

Saint Bernard l'exhorte à se rendre maintenant digne de l'épiscopal, auquel il était loin d'avoir mérité d'être élevé, par sa vie antérieure.

1. La charité, mon cher ami, me donne la hardiesse de vous parler avec la plus grande liberté. La chaire que vous venez d'obtenir réclame un homme de beaucoup de mérites, et je vois avec douleur que vous n'en avez aucun, ou du moins que vous n'en avez pas assez pour être digne de l'occuper. Car votre genre de vie et vos occupations précédentes me semblent n'avoir aucun rapport avec la charge épiscopale.

Mais quoi! direz-vous, Dieu ne peut-il d'une pierre faire un enfant d'Abraham, ne peut-il faire que les mérites qui n'ont pas précédé mon épiscopat le suivent? Certainement il le peut, et je ne demande pas mieux qu'il en soit ainsi; je vous assure même que ce changement soudain de la main du Très-Haut me réjouira plus encore que tous les mérites que vous auriez pu avoir précédemment, je m'écrierai alors: «Le Seigneur a fait un miracle sous nos yeux!» C'est ainsi qu'on vit saint Paul de persécuteur devenir apôtre des nations; saint Matthieu être appelé du comptoir du receveur des impôts, à l'apostolat; et saint Ambroise passer du palais de l'empereur dans la chaire épiscopale. J'en connais même plusieurs autres encore qui ont été ainsi utilement élevés de la vie et des habitudes du siècle à l'épiscopat, car il arrive bien des fois que la grâce surabonde là où les iniquités abondaient.

2. Eh bien, mon cher ami, excité par ces beaux exemples et par d'autres semblables préparez-vous à les suivre en homme de coeur, réformez désarmais vos moeurs et vos inclinations, qu'une vie nouvelle fasse oublier celle que vous avez menée jusqu'ici, et que les fautes de votre jeunesse soient effacées par la régularité de l'âge mûr. Imitez saint Paul, rendez comme lui votre ministère honorable, vous y réussirez par la gravité de vos moeurs, par la sagesse de vos pensées et par la décence de vôtre conduite. Voilà quels sont les plus beaux ornements de la charge épiscopale. Ne faites rien sans prendre conseil, non pas des premiers venus, ni de tout le monde, mais des gens de bien; n'en ayez que de cette sorte dans votre intimité, à votre service, sous votre toit et à votre table; qu'ils soient les témoins et les garants de votre vie et de vos moeurs. Vous montrerez que vous êtes vertueux si vous jouissez de l'estime de ceux qui le sont. Je recommande à votre bienveillance mes pauvres religieux de votre diocèse, en particulier ceux de Bonnemont dans les Alpes, et de Haute-Combe. Les bontés que vous aurez pour eux me donneront une idée de l'affection que vous avez pour moi.




LETTRE XXIX. A ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE METZ.


a En 1120, il succéda, sur le siège épiscopal de Metz, à Adalbéron, le quatrième évêque de ce nom à Metz, lequel avait été déposé, comme je le vois d'après un abrégé des annales de Saint-Vincent de Metz, ajouté au cycle pascal, et dans lequel il est dit que l'évêque Etienne mourut le 29 décembre 1163. Saint Bernard se plaint beaucoup de lui dans ses cent soixante-dix-septième et cent soixante-dix-huitième lettres sur la mort de cet évêque. On peut consulter l'histoire de Laurent de Liège, tome XII, p. 318 et 319 dix Spicilège.


Vers l'an 1126.

Saint Bernard le félicite de la paix qu'il a rendue à soit Eglise, avec l'aide de la grâce de Dieu.

A Etienne (a), par la grâce de Dieu, très-digne évêque de l'Eglise de Metz, ses humbles frères en Jésus-Christ, les religieux de Clairvaux, salut et prière.

Depuis le jour où, s'il vous en souvient, vous avez daigné vous associer à notre communauté et vous recommander humblement à nos prières, je ne cesse et ne cessai jamais de m'informer des nouvelles de votre santé et de l'état de vos affaires auprès de tous ceux qui peuvent nous en instruire, souhaitant de toutes mes forces et demandant dans toutes mes prières que vous accomplissiez avec succès l'oeuvre de Dieu pour laquelle vous avez été appelé, et que vous ne cessiez de vous avancer dans les sentiers du salut. Je bénis Dieu qui, dans sa miséricorde, n'a pas rejeté ma prière: il m'a comblé de joie par l'arrivée du vénérable frère Guillaume, en qui j'ai autant de confiance qu'en moi-même, car il m'a appris que vous vous portez bien et que vous avez réussi à pacifier votre Eglise.

Je vous en félicite, mais j'en rends grâce à Dieu surtout, parce que je sais fort bien que c'est à lui, non à vous que vous êtes redevable de ce que vous êtes et de ce que vous pouvez; j'ose même, en qualité d'ami, vous engager à vous bien pénétrer de cela, de peur que vous ne tombiez dans une sorte d'impuissance et de néant si vous pensiez autrement et si vous attribuiez, ce qu'à Dieu ne plaise, le moindre de vos succès à votre mérite et à vos propres forces. Car alors il serait à craindre que votre paix ne se changeât en trouble et votre prospérité en revers, par un juste jugement de celui qui se plait non-seulement à accorder sa grâce aux humbles, mais encore à résister aux superbes; qui n'est pas seulement, comme dit le Psalmiste. «Saint avec les saints, mais qui sait aussi avec les hommes pervers agir d'après leur perversité (Ps 17,28-29), ou bien encore, selon l'expression d'un autre Prophète: «Qui peut souffler la guerre aussi facilement qu'il rétablit le calme et la paix (Is 45,7).»




LETTRE XXX. AU PRIMICIER (a) DE METZ, ALBÉRON.

a Je trouve trois personnages du même nom qui ont l'un après l'autre porté ce litre à cette époque. Je crois que cette lettre est adressée au second Albéron, qui devint plus tard archevêque de Trèves, car saint Bernard l'aimait beaucoup, et c'est pour lui qu'il écrivit sa cent soixante-seizième lettre et les suivantes. Voir la grande note de la fin du volume.




Vers l'an 1120.

Saint Bernard engage Albéron à attendre les temps marqués de Dieu pour l'exécution d'une affaire qu'il avait hâte de voir se conclure, et à se mettre plus en peine du bien à faire que du plaisir de le faire.

Au très-honorable Albéron, par la grâce de Dieu, primicier de l'Église de Metz, les frères qui servent Dieu du mieux qu'ils peuvent à Clairvaux, salut et prière.



Nous avions entendu dire et même nous avions vu, par nous-mêmes, autrefois, quels sont votre zèle et votre fidélité dans les choses de Dieu, nous en ressentons aujourd'hui les effets par notre propre expérience. Cependant, quoique vous nous soyez favorable et que l'évêque accède au projet que, d'après` votre conseil, les religieux, que nous vous avons dernièrement envoyés, lui ont proposé, comme notre premier devoir est de consulter Dieu et de nous assurer de sa volonté, surtout en matière de religion, et de connaître quel est son, bon plaisir en cette circonstance, nous avons pensé qu'il fallait, comme il a été convenu entre nos religieux et votre évêque, non pas abandonner, mais ajourner jusqu'après la moisson (cette époque vous est plus commode et convient mieux à notre dessein), l'exécution d'une affaire dont votre précieux concours prépare et facilite la solution, et que vous avez la bienveillante intention de mener le plus vite possible à une honorable conclusion. Après cela, si vous et votre évêque, vous êtes toujours dans les mêmes dispositions qu'aujourd'hui, nous croirons que c'est lit la volonté de Dieu et qu'il n'y a rien de mieux à faire que ce que vous proposez, et nous espérons satisfaire vos pieux désirs à tous deux, selon ce qui a été réglé. Je pense que, pour plaire à Dieu, nous devons éviter, autant qu'il nous sera possible, de froisser personne, car il ne faut pas, Dieu nous en préserve! qu'on puisse croire que nous recherchons moins sa gloire que nos intérêts: d'ailleurs, nous sommes bien persuadés que ce serait lui déplaire et manquer à l'esprit. de notre état que de vous importuner sans nécessité, pour une affaire de cette nature, et de vous détourner de choses plus utiles et plus importantes.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXX.

20. Au primicier de Hel; Albéron. Je remarque qu'il y eut, à la suite, trois primiciers de ce nom dans l'église de 'Metz. Eloi, moine d'Orval, de l'ordre de Citeaux, parle ainsi, dans son Histoire des rails et gestes des évêques de Liége, du premier d'entre eux, de la famille des ducs de Louvain, lequel fut plus tard évêque de Liège: «Au seigneur Frédéric succéda en 1122, monseigneur Albéron, primicier, du clergé de l'église Saint-Etienne de Metz, frère du duc de Louvain Geoffroy, homme d'un grand poids et d'une grande sainteté.... etc., qui mourut le jour de la Circoncision de Notre-Seigneur, de l'année 1128.» Je trouve un autre Albéron qui, de primicier de Metz, devint évêque de Trèves, et concourut avec Gérard, légat du saint Siège, à faire nommer saint Norbert, au siège de Magdebourg. Voici comment Robert en parle dans son supplément à Sigebert, sous la rubrique de 1127. «A la mort de l'archevêque de Magdebourg, en 1132, tout le clergé et les citoyens de cette ville, réunis à Spire, sous les yeux de l'empereur Lothaire pour élire un archcvêque, firent choix de Norbert, abbé de Prémontré, à la suggestion du légat du pape., Gérard, qui fut pape lui-même sous le nom de Lucius, et d'Albéron, primicier de Metz, qui devint dans la suite archevêque de Trèves.» On lit la même chose dans la Vie de saint Norbert par Surius, chapitre XI. Saint Bernard écrivit en son nom sa cent soixante-seizième lettre, adressée au pape Innocent II. Il n'est pas rare de trouver de vieux parchemins où il signe indifféremment Albéron ou Adalbéron, de même qu'un archidiacre qui portait le même nom que lui; ainsi on lit dans une vieille charte de saint Arnoulphe de Metz: «Moi, soussigné, Adalbéron, primicier;» je lis encore dans une autre charte: «approuvé et soussigné Richer, doyen, et Adalbéron, archidiacre, etc., l'an de Notre-Seigneur 1126.» Une charte de saint Pierre-Mont, de l'année 1127, porte: «Les témoins de cette donation sont Albéron, primicier, et le doyen Richer, etc...» On peut voir toutes ces chantes dans l'Histoire des évêques de Metz, de Meurice qui confond, usais à tort, cet Albéron avec un autre primicier du même nom, fils de Conrad, duc de Luxembourg, primicier en 1086, comme on le voit par l'épitaphe de Conrad, son frère, dont le même auteur fait mention à la page 386, tandis que celui dont nous nous occupons en ce moment, selon la plupart des historiens, ne fut primicier qu'en 1122, à la mort d'Albéron de Louvain auquel il succéda.

21. Sans compter Albéron de Luxembourg, il y en a encore un autre qui, de primicier, devint, en 1135, évêque de Liège, et fut le second de ce nom sur le siège épiscopal de cette ville; Eloi en parle ainsi: «A l'époque où la ville de Liège devint la fable et la risée de tous les pays, voisins, par suite de l'humiliante déposition de son évêque Alexandre, le clergé et les habitants de la ville élurent d'un commun accord pour le remplacer, Albéron, le second évêque de Liège de ce nom, primicier de l'église de Metz: il était bien jeune encore à ne compter que ses années, les colonnes de l'Église. firent tomber leur choix sur lui parce qu'il était d'une ancienne famille de Namur, ce qui leur donnait bon espoir.»

Nous avons donc trois Albéron qui furent successivement primiciers de Metz, sans compter celui dè Luxembourg; mais il n'est pas facile de dire auquel des trois est adressée la lettre de saint Bernard; toutefois, autant qu'on peut le conjecturer d'après les autres lettres, il semble que ce doit être au second qui devint plus tard archevêque de Trèves et qui fut lié d'une étroite amitié avec notre Saint, comme on le voit par les lettres qu'il écrivit en sa faveur au pape Innocent, et à la cour de Rome. Bien plus, le sujet même de cette lettre-ci qui parle de la fondation d'un monastère qu'un évêque de Metz, nommé Etienne, avait projeté de faire et qu'accomplit Albéron, favorise notre hypothèse. En effet, il ne peut pas être question d'un monastère construit par Etienne, ce ne peut donc être que du couvent des Capets que saint Bernard reçut d'Étienne et abandonna à des religieuses de son ordre, vers l'an 1130, en lui donnant le nom de Clairvaux, ou bien de la maison de Beaupré près Lunéville, construite par Folmar, comte de Metz; Etienne ratifia et confirma la fondation de cette abbaye, ainsi qu'on le voit par un diplôme commençant de la sorte: «Moi Etienne certifie à tous présents et à venir, que Folmar, comte de Metz, a construit une abbaye de religieux de Citeaux, dans le lieu dit Morasme, à laquelle a été donné le nom de Beaupré,.... etc., donné l'an 1130.» II est vrai qu'une autre charte d'Henri, évêque de Toul, rapporte la fondation de cette abbaye: à l'année 1134, mais cela doit peut-être s'entendre de l'achèvement des édifices de cette abbaye (Note de Mabillon).

23. Le nom de primicier que nous voyons très-fréquemment employé chez les anciens, ne désigne pas un dignitaire ou un officier particulier de l'Église. il s'applique, en général, à tous ceux qui sont les premiers de leur ordre. Ainsi dans les Novell., const. 8, on lit souvent: «Le primicier des notaires et le primicier de la fabrique,» voir livre 2, chap. de Fahric. liv. II; «Le primicier des chevaliers domestiques et des gardes du corps,» voir livre 2, et livre dernier, chap. des Domestiques et des gardes du corps: «Le primicier des arpenteurs,» chap. I des Arpenteurs, livre XII; «Le primicier des gardes;» et dans Véget. livre 2, chap. XXI, «Le primicier des gardes;» dans Ammien-Ma rcellin, livre XVII, «Le primicier des fonctionnaires, les gardes du corps, des prêtres d'Auguste, des archivistes, des répartiteurs de 'l'impôt et des chambellans,» livre I, qui est donné par Proeb. Tyro dans le cod. de Théod. et dans Cassiod., livre II avec ces variantes: «Le primicier de la légion,» dans Guill. de Tyr, livre II de la Guerre sacrée, chap. XIX; et celle-ci: «Le primicier des défenseurs et le cardinal-primicier,» dans Luitprand, liv, VI des choses d'Europe. De même saint Augustin appelle saint Etienne «le primicier des martyrs,» serm. XXI selon le Temps (Note de Horstius). Dans saint Bernard, le titre de primicier désigne la première dignité de l'église de Saint-Etienne de Metz, qui donnait le droit de porter la croix pastorale, comme cela se fait encore de notre temps; d'avoir un vêtement de pourpre et de tenir le premier rang au choeur et au chapitre (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 22