Bernard, Lettres 254

LETTRE CCLIV. A GUÉRIN (a), ABBÉ DE SAINTE-MARIE DES ALPES.

L'an 1136

Saint Bernard loue cet abbé du zèle avec lequel, dans un âge avancé, il entreprend la réforme de sa maison. La brièveté du temps ne nuit en rien aux désirs de la perfection, Dans la vie spirituelle, cesser d'avancer c'est reculer.

1. Je vois maintenant en vous, mon Père, l'accomplissement de, ces paroles du Sage: «Quand l'homme touche au but, il ne fait encore que commencer (Si 18,6),» Vous êtes en âge de vous reposer, vos longs services n'attendent plus que leur récompense; cependant, tel qu'un soldat nouvellement engagé sous les drapeaux du Christ, vous entreprenez une nouvelle campagne, vous provoquez de nouveau l'ennemi au combat, et, montrant dans un corps chargé d'années toute la force et la vigueur de la jeunesse, vous contraignez l'antique ennemi du salut à rentrer en lice avec vous et à recommencer de nouveau la lutte. En effet, il vous voit renoncer maintenant à la coutume que vous avez vous-même suivie, aux usages traditionnels (b) de vos prédécesseurs, et, touché de la grâce d'en haut, vous démettre des églises et des bénéfices que vous possédiez; détruire ces synagogues de Satan, je veux dire ces cellules (c) particulières dans lesquelles des religieux séparés du reste de la communauté vivaient trois ou quatre ensemble sans règle et sans ordre; interdire l'accès de votre monastère (d) aux femmes et veiller avec plus de zèle que jamais à tous les autres devoirs de la vie religieuse. Mais que vous importe la rage de l'antique ennemi, du premier et du plus grand des pécheurs à la vue de toutes vos réformes? Son dépit fait votre joie et vous chanterez à sa honte: «Seigneur, ceux


a Cette lettre est de 1136, époque où le monastère de Sainte-Marie-des-Alpes, dont il est parlé dans la cent quarante-deuxième lettre de saint Bernard, embrassa la règle de Cîteaux.b Saint Bernard veut parler des mitigations de la règle introduites par les religieux antérieurement à l'abbé Guérin; il en est parlé dans la lettre quatre-vingt-onzième.c L'existence de ces sortes de cellules a toujours été préjudiciable à la règle, dont il est plus difficile d'exiger la rigoureuse pratique dans un petit que dans un grand nombre de religieux. Saint Bernard donne à ces cellules, dans sa quatre centième lettre, le nom d'obédiences. Il tient ici le même langage que dans la lettre cent cinquantième, n. 2.d C'est-à-dire de leur église. C'était aussi l'usage parmi les religieux de Clairvaux, de même que parmi les Cisterciens, d'en interdire l'entrée-même aux religieux étrangers, comme on le voit dans Orderic Vital, livre 8, page 714. Les Chartreux n'admettent dans le choeur de leur église que les religieux auxquels il donnent l'hospitalité, ainsi qu'ont le voit dans Guy, chap. X de leurs statuts. Sur la défense de laisser pénétrer les femmes dans les églises des monastères d'hommes, on peut lire la préface du premier siècle, n. 112, et celle du second siècle, n. 53.

qui vous craignent ne peuvent manquer de se réjouir en voyant que j'espère en vous au delà de toute espérance (Ps 118,74).» Il n'est pas à craindre que l'ennemi triomphe de celui sur lequel les années mêmes n'ont pas de prise; son âme est plus forte que l'âge; en vain la vieillesse a glacé tout son corps, alourdi ses membres, couvert de rides sa chair affaiblie; il conserve un coeur embrasé de saints désirs, une âme ardente à poursuivre ses pieux desseins et un esprit supérieur aux défaillances du corps. Après tout, qu'y a-t-il d'étonnant qu'il se mette si peu en peine de l'état de délabrement et de ruine où se trouve la masure qu'il habite, quand il voit s'élever tous les jours davantage l'édifice spirituel qu'il se construit pour l'éternité? Il sait bien qu'il ne perdra sa maison de boue que pour en recevoir de Dieu même une autre qui ne sera pas faite de la main des hommes et qui durera éternellement (2Co 5,1).

2. Mais, dira-t-on peut-être, s'il meurt avant d'avoir mis la dernière main à cet édifice spirituel, qu'adviendra-t-il de ses espérances? Car on n'est parfait que quand on n'a plus rien à faire, quiconque peut s'élever encore n'a point atteint le faîte. A cela je réponds hardiment que «cet homme en peu de temps a vécu bien des siècles (Sg 4,13).» Oui, bien des siècles, en vérité, car il les a vécus tous; en preuve, c'est qu'il a fini par l'éternité. Ce n'est pas à la longueur du temps ni au nombre des années et des jours que se mesurent la durée de ce qu'il a vécu et l'étendue de ses mérites, mais à la disposition habituelle de son esprit, à l'ardeur de sa pieuse âme et à sa constante résolution de tendre sans cesse à la perfection. Sa vertu lui donne et lui assure tout ce que le temps lui a refusé, car elle n'est point sujette au temps et n'est point limitée par lui. Voilà pourquoi il est dit: «La charité ne peut périr (1Co 13,8); la persévérance des saints ne meurt point avec eux (Ps 9,19), et la crainte de Dieu qui fait les saints subsiste dans les siècles des siècles (Ph 3,15).» L'homme juste ne croit jamais qu'il est arrivé à la perfection, jamais on ne lui entend dire: C'est assez comme cela! Mais, toujours affamé, toujours altéré de justice, il travaille sans relâche à l'augmenter en lui; il vivrait toujours qu'il ne cesserait de faire de nouveaux efforts pour se rapprocher tous les jours un peu plus de la perfection; car ce n'est pas au jour ou à l'année, comme un mercenaire, «il s'engage au service de Dieu, c'est pour l'éternité. Aussi entendez-le s'écrier: «Seigneur, votre loi m'a donné la vie, je ne l'oublierai jamais (Ps 118,93); j'ai fait voeu de l'observer toujours (Ps 111,3),» et non pas seulement pendant quelques années. Sa justice subsiste donc toujours aussi, et la faim qui ne cesse de le consumer mérite d'être éternellement rassasiée. Il peut ne vivre que quelques jours, il n'en est pas moins regardé comme s'il avait vécu des siècles, parce qu'il était dans la disposition de les employer tous de même.

3. Eh quoi! la brièveté de la vie nous ôterait le mérite d'une vertu qui eût toujours duré si c'eût été possible, quand elle n'empêche pas qu'on impute aux réprouvés leur obstination dans le mal? En effet, leur péché n'a duré qu'un instant et il est puni d'un supplice sans fin; n'est-ce pas parce que dans ses dispositions perverses leur volonté impénitente rend éternel en désir ce qui n'est que temporaire et passager de sa nature? S'ils eussent toujours vécu, ils n'auraient jamais cessé de vouloir le mal, bien plus, ils n'auraient pas voulu mourir afin de pouvoir pécher toujours, de sorte qu'on pourrait dire aussi en parlant d'eux, mais dans un sens tout différent des justes: «En peu de temps ils ont vécu des siècles,» par la raison que, demeurant toujours dans la même disposition, ils ont vécu un jour comme ils en auraient vécu mille. Voilà sur quel raisonnement je me fonde pour dire qu'on est parfait dès qu'on ne cesse pas d'aspirer et de tendre de toutes ses forces à le devenir.

4. Mais si c'est être parfait que d'aspirer sans cesse à le devenir, c'est s'éloigner de la perfection que de cesser d'y tendre. Où sont donc ceux qui disent: C'est assez comme cela pour nous, nous n'avons pas la prétention de valoir mieux que nos pères? O moine, est-ce vous qui tenez ce langage, est -ce bien vous qui ne voulez point avancer dans la vertu? Voudriez-vous donc reculer? Je ne veux ni l'un ni l'autre, me répondez-vous, je ne demande qu'à vivre tel que je suis et à demeurer dans l'état où je me trouve; à Dieu ne plaise que je devienne pire, mais je ne tiens pas à devenir meilleur. Vous voulez tout simplement l'impossible, car il n'y a rien de stable en ce monde et encore moins dans l'homme, dont il est dit. «Il passe comme une ombre, on ne le trouve pas deux fois de suite dans le même état (Jb 14,2).» L'auteur même des hommes et des temps n'est pas demeuré dans le même état quand il apparut sur la terre au milieu des hommes, mais «il passait, dit l'Écriture, en faisant le bien et en guérissant tous les malades (Ac 10,38).» il passait non pas en ne faisant rien, non point dans l'indolence et la paresse, ou d'un pas lent et paisible, mais, selon l'expression d'un Prophète, «il s'avançait à pas de géant dans sa carrière (Ps 18,6).» Il faut courir pour l'atteindre, sans cela que nous servirait-il de le suivre? Voilà pourquoi saint Paul nous crie: «Courez, mais courez si bien que vous arriviez au but (1Co 9,24).» Cardez-vous de fixer à votre course, si vous êtes chrétien, un autre tenue que celui que Jésus-Christ s'est assigné à lui-même lorsque, selon la remarque de l'Apôtre, «il s'est fait obéissant jusqu'à la mort (Ph 2,8).» Si longtemps que vous couriez, si vous ne courez jusqu'à la mort, vous n'atteindrez pas le but et n'obtiendrez pas le prix; or le prix de cette course, c'est Jésus-Christ môme. Si vous vous arrêtez quand il avance à grands pas, non-seulement vous ne vous approchez point du but, mais le but même s'éloigne de vous, et vous vous exposez à cette malédiction du Psalmiste: «Seigneur, ceux qui s'éloignent de vous périront (Ps 72,27).» Si donc c'est courir que d'avancer, en cessant d'avancer vous cessez de courir, et dès qu'on cesse de courir on recule; d'où il suit que ne vouloir plus avancer, c'est effectivement reculer.

5. Jacob vit une échelle sur laquelle les anges montaient ou descendaient, il n'en vit pas qui parussent s'arrêter et se reposer; c'est la figure de la vie, où il n'y a point de milieu pour nous entre croître et décroître; voyez notre corps par exemple, il est dans un changement continuel, il perd s'il n'acquiert quelque chose; ainsi en est-il de notre âme, il faut nécessairement qu'elle avance ou qu'elle recule. Mais il y a cette différence entre le corps et l'âme que ce qui affaiblit ou fortifie l'un ne produit pas le même effet sur l'autre. Ainsi, quand le corps est robuste et vigoureux, l'âme est faible et languissante; au contraire elle recouvre toute sa force et sa vigueur dès que le corps souffre et s'affaiblit. L'Apôtre en avait fait l'expérience quand il disait: «Je ne suis jamais plus fort que quand je suis faible (2Co 12,10),» et qu'il se glorifiait de sa faiblesse et de ses infirmités, parce qu'elles permettaient «à la force et à la vertu du Christ d'habiter en lui (2Co 12,9).»

6. Mais à quoi bon citer des exemples à l'appui d'un fait qui se passe sous nos yeux? N'êtes-vous pas, mon révérend Père, une preuve évidente de ce que je viens de dire? A mesure qu'en vous l'homme extérieur se détruit, l'intérieur se renouvelle (2Co 4,16). C'est en effet de ce renouvellement de l'esprit qu'est née l'ardeur qui vous consume de réformer votre maison. C'est ainsi que l'homme de bien tire le bien de son coeur comme d'un trésor, de même qu'un bon arbre produit de bons fruits (Mt 12,33). Nous ne cueillons encore que les prémices de ce que vous promettez, mais en fut-il jamais d'aussi excellents? L'arbre qui les donne n'est autre que la pureté de votre coeur, car il n'y a qu'elle qui ait été capable de vous porter à faire revivre la pureté de votre propre règle; une eau si limpide ne saurait jaillir d'une source bourbeuse, ni de si saintes pensées d'une âme souillée. Evidemment c'est d'un coeur qui surabonde de grâces que s'échappent et s'écoulent au dehors toutes ces choses qui nous charment à voir, et l'éclat qui brille dans votre entreprise n'est qu'un rayon de la lumière de votre âme.

7. O vous, enfants d'un tel père, soyez ses imitateurs comme vous voyez qu'il l'est lui-même de Jésus-Christ; écriez-vous aussi: «Nous vous suivrons dans l'odeur a de vos parfums (Ct 1,3),» car il est partout la bonne odeur de Jésus-Christ (2Co 2,15). Non-seulement il l'est pour vous qui le respirez les premiers, mais l'odeur qu'il exhale vient jusqu'à nous, quelque éloignés que nous soyons de vous, les suaves parfums de son zèle nous gagnent et nous embaument d'une délicieuse odeur de vie, de la vraie vie des saints. Mais que dis-je? ce n'est pas seulement jusqu'à nous qu'elle s'est répandue, elle a pénétré jusqu'aux cieux et les esprits célestes, dans l'enivrement d'une allégresse plus grande que de coutume, ne peuvent s'empêcher de s'écrier: «Quelle est cette âme qui s'élève du désert comme une vapeur d'aromates, de myrrhe, d'encens et de parfums de toutes sortes?... L'odeur que vous répandez est semblable à celle d'un jardin rempli de grenadiers chargés de fruits (Ct 3,6 Ct 4,13).» Il faudrait avoir l'âme rongée par l'envie pour être sourd à ces chants d'allégresse, et répandre déjà l'infection du tombeau, si vous me permettez de parler sans détour, pour ne pas sentir une si suave odeur.

a Saint Bernard, à l'exemple de anciens, dit dans l'odeur... et non à l'odeur, attendu que l'Epouse des Cantiques ne court pas à l'odeur, mais dans les odeurs, vers son Époux. Pierre le Vénérable dit plus bas, dans la lettre deux cent soixante-quatrième: «Attiré par l'odeur de tes parfums.»




LETTRE CCLV. AU ROI DE FRANCE LOUIS (a).

L'an 1146

Saint Bernard engage fortement le roi Louis à n'apporter aucune entrave à la célébration d'un concile devenu aussi nécessaire au bien de l'Etat qu'à celui de l'Église, et dont il ne peut recevoir lui-même qu'un accroissement de gloire.

a C'était Louis le Gros, comme on ne peut en douter, soit parce que dans les manuscrits cette lettre se trouve placée la cent vingt-septième et après celle que notre Saint adressa aux évêques d'Aquitaine, soit parce que le contexte où se lisent ces paroles: «Contre un Pontife... qu'elle a donné comme un autre Samuel à son fils.» Ce qui ne peut s'entendre que du pape Innocent 2, qui sacra, en effet, Louis le Jeune à Reims en 1131.

A Louis, par la grâce de Dieu très-excellent roi de France, Bernard, abbé de Clairvaux, son fidèle sujet, salut de la part du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs, ainsi qu'à son épouse bien-aimée et à ses enfants.



1. Les royaumes de la terre et les empires de ce monde ne demeurent puissants et glorieux entre les mains de ceux qui les gouvernent qu'autant que les princes et les rois ne s'insurgent pas contre ce que Dieu lui-même a réglé et disposé. Pourquoi donc, seigneur, Votre Majesté s'élève-t-elle contre l'élu de Dieu, contre un pontife en qui elle a trouvé un père et qu'elle a donné comme un autre Samuel à son fils? Pourquoi s'arme-t-elle de colère non pas précisément contre des étrangers, mais contre elle-même et contre ses propres sujets? Je ne m'étonne plus après cela que l'Apôtre dise: «La colère de l'homme ne fait pas le compte de la justice de Dieu (Jc 1,20),» puisqu'elle vous aveugle jusqu'à vous empêcher de voir le danger auquel tout le monde voit que vous exposez vos propres intérêts, votre honneur et le salut même de votre âme.

On assemble un concile (a); qu'y a-t-il en cela de préjudiciable à la gloire de Votre Majesté et aux intérêts de votre couronne? Au contraire, on rappellera et on publiera bien haut dans cette assemblée générale de l'Eglise la piété et le dévouement de Votre Excellence; on y dira que le roi de France est le premier ou l'un des premiers princes du monde qui ait eu, en roi très-chrétien, le courage de défendre l'Église sa mère contre la violence de ses ennemis; toute la chrétienté réunie vous rendra mille actions de grâces que vous aurez la gloire d'avoir méritées, et fera mille voeux pour vous et pour les vôtres.

2. D'ailleurs, pour peu qu'on ressentît les maux dont l'Église notre mère est accablée maintenant, on ne saurait méconnaître la nécessité d'un concile général pour y remédier. Mais, dit-on, les chaleurs sont excessives et nos corps ne sont pas de glace! C'est vrai, mais nos coeurs le sont bien certainement, s'ils ne se fondent point de douleur à la vue des malheurs de Joseph, pour emprunter le langage du Prophète (Am 6,6). Mais je me réserve de vous parler de ces choses dans une autre circonstance. Pour aujourd'hui, souffrez que le moindre de vos sujets, par sa condition sinon par sa fidélité, déclare à Votre Majesté qu'il est contraire à ses intérêts de s'opposer à un bien si grand et si nécessaire. Je pourrais le démontrer aussi clair que le jour par des raisons concluantes; mais je me dispenserai de les développer en ce moment, convaincu que ce que je vous ai dit est plus que suffisant pour un prince aussi intelligent que vous. Après tout, si Votre Sérénité croit avoir à se plaindre de la sévérité que le souverain Pontife a déployée contre Elle, ses fidèles sujets qui assisteront au concile ne manqueront pas de faire tous leurs efforts pour faire rapporter ou modifier ce qui a pu porter atteinte. à l'honneur de Votre Majesté. Soyez sûr que de mon côté je n'y manquerai pas, si j'ai quelque pouvoir.

a C'est du concile de Pise, qui se célébra en 1134, qu'il est question en cet endroit le roi de France s'opposait au départ des évêques de son royaume pour ce concile, sous prétexte que la chaleur était excessive en Italie.




LETTRE CCLVI. AU PAPE EUGÈNE.



L'an 1134

Saint Bernard engage le pape Eugène à venir au secours de l'Eglise d'Orient et à ne pas se laisser décourager par la perte d'Edesse; il s'étonne qu'on ait songé à lui, dans l'assemblée de Chartres, pour le mettre à la tête de la croisade.



1. Une bien grande et bien triste nouvelle vient de frapper mes oreilles; que d'âmes en sont affligées! Je me demande même quelle âme ne l'est pas? Il n'y a que les enfants de colère qui ne s'en sont ni émus ni affliges; elle n'est indifférente qu'à ceux que le mal le plus affreux comble de joie et de bonheur. Au reste, la tristesse est générale, parce que la cause en est commune à tous. Vous avez bien fait d'écrire aux évêques de France pour encourager leur bon vouloir et leur donner les éloges qu'ils méritent. C'est bien dans une cause de cette importance pour la chrétienté tout entière, que plus que tout autre vous êtes tenu à faire preuve de zèle et de courage. J'ai lu chez un sage (Senec., epist. XXII ad Lucil.) «que l'homme de coeur sent son courage grandir avec les difficultés.» Je vais plus loin, moi, et je dis que dans un chrétien la confiance s'accroît au milieu des épreuves. Le flot des revers s'élève jusqu'à l'âme du Christ, et ses ennemis en ce moment le blessent à la prunelle même de l'oeil. Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera si ce n'est vous? Or, si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine; lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne devait pas se servir, le Seigneur lui dit: «Remettez votre glaive dans son fourreau (Jn 18,11).» Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir.

2. Or le temps est venu pour vous d'employer ces deux glaives (a) à défendre l'Eglise d'Orient. Vous devez imiter le zèle de celui dont vous tenez la place, ce serait une honte pour vous d'avoir les mêmes armes que lui en main et de n'en point faire usage. N'entendez-vous pas Jésus-Christ qui vous dit: «Je retourne à Jérusalem pour y être crucifié une seconde fois (Egésip., liv. III de Excid., chap. II).» Si les autres se montrent indifférents ou sourds à cette voix, ce n'est toujours pas au successeur de

a On peut lire sur ces deux glaives de Pierre le livre IV de la Considération; chap. 3, et l'Opuscule de notre saint aux chevaliers du Temple, chap. II.



Pierre qu'il convient de faire comme s'il ne l'entendait pas. Il doit s'écrier au contraire: «Quand même tous les autres seraient scandalisés, moi je ne le serai point (Mt 26,33),» et au lieu de se laisser abattre par les premiers désastres de l'armée, il s'efforcera d'en rassembler les débris. Parce que Dieu fait ce qu'il veut, l'homme est-il dispensé de faire ce qu'il doit? Pour moi, je vois dans la grandeur même des maux qui nous accablent un motif de plus pour un chrétien digne de ce nom, d'espérer en un meilleur avenir, et dans les épreuves qui fondent sur nous, une raison de nous réjouir davantage (Jc 1,2). Il est bien vrai que nous mangeons aujourd'hui le pain de la douleur et que notre breuvage est détrempé de nos larmes; mais faut-il que l'ami de l'Epoux perde toute espérance, et ne sait-il pas que Celui dont il est l'ami a pour habitude de réserver le vin le meilleur pour la fin? Qui sait? peut-être le Seigneur, touché de nos misères, jettera-t-il sur nous un regard de bonté et nous sera-t-il plus favorable que par le passé (Jl 2,14). C'est ainsi qu'il a coutume de faire, ce sont là les retours de sa justice, vous ne l'ignorez pas. A-t-il jamais accordé de signalés bienfaits qu'il ne les ai fait précéder d'éclatantes disgrâces? Pour n'en citer qu'un exemple, la grâce unique. et singulière de la rédemption n'a-t-elle pas été précédée de la mort du Sauveur?

3. Êtes-vous l'ami de l'Epoux? faites-le voir dans le besoin. Si vous vous sentez au coeur, le triple amour qu'il réclamait de celui dont vous tenez la place, si vous l'aimez aussi de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces comme cela doit être, ne ménagez rien, mettez tout en oeuvre pour sauver son Epouse en péril, employez pour Elle tout ce que vous avez de force, de zèle, de sollicitude, d'autorité et de puissance. Plus le péril est grand, plus grand aussi doit être votre concours. Un coup terrible vient d'être porté à l'édifice tout entier, c'est à vous de mettre tout en oeuvre pour en conjurer la ruine. Il faut que je vous sois dévoué comme je le suis, pour vous parler avec cette hardiesse.

4. Au reste, Votre Sainteté (a) sans doute appris que l'assemblée de Chartres a m'a élu chef de cette nouvelle croisade, ce dont je ne saurais trop m'étonner; veuillez croire que je ne suis pour rien dans ce choix, d'ailleurs aussi contraire à tous mes désirs que hors de proportion avec mes forces, si je me connais bien. Qui suis-je en effet pour marcher à la tête d'une armée et pour commander dans les camps? En supposant même que j'en aie la force et le talent, est-il rien de plus étranger à ma profession? Votre Sainteté est trop sage pour que je lui suggère ce qu'elle doit penser de tout cela; je la prie seulement, au nom de la charité dont elle m'est tout particulièrement redevable, de ne pas m'abandonner aux caprices des hommes; qu'elle veuille bien implorer les lumières du ciel, comme c'est son devoir en cette circonstance plus qu'en toute autre encore, et travailler ensuite à faire accomplir la volonté de Dieu sur la terre comme on l'accomplit dans le ciel.


a On peut consulter sur cette assemblée, qui se réunit en 1146, les lettres de Pierre le Vénérable et de l'abbé Suger.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCLXVI.



178. A Suger, abbé ..... Saint Bernard l'exhorte à recevoir la mort avec courage. Il mourut en effet en 1152, d'après la chronique de Saint-Denys, qui en parle en ces termes: «Cette année vit mourir l'abbé Suger d'heureuse mémoire. Comme personne ne peut se soustraire à la nécessité de mourir, l'abbé Suger, se sentant atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, se fit porter par ses frères dans la salle du chapitre: là, après quelques mots d'édification, il se prosterna avec larmes et gémissements aux pieds de tous les religieux, se soumit à leur jugement et les pria de lui pardonner charitablement les fautes qu'il pouvait avoir à se reprocher à leur égard et ses négligences dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, ce que tous les religieux firent au milieu d'un torrent de larmes et avec les témoignages du plus affectueux attachement. Ce vénérable père expira en récitant les paroles de l'Oraison dominicale et du Symbole, le 13 janvier, à l'âge de soixante-dix ans, après cinquante ans de profession religieuse, et vingt-neuf de prélature. Six évêques et une foule d'abbés assistèrent à ses funérailles, où l'on vit le roi très-chrétien de France, Louis VII, pénétré du souvenir des services qu'il en avait reçus, pleurer amèrement comme un simple mortel.» Là s'arrête le récit de la chronique de Saint-Denys. Pour épitaphe on ne mit que ces mots sur sa tombe: Ci-git l'abbé Suger; le nom seul de Suger dit plus en son honneur que ne le pourrait faire une épitaphe plus longue. Francois Chifflet nous en a conservé une autre que voici; on la doit à la plume d'un chanoine de Saint-Victor de Paris, nommé Chèvre-d'Or. «L'Eglise a perdu sa fleur, sa perle, sa couronne et son soutien, son étendard, son bouclier, son casque, sa lumière et son auréole, en perdant l'abbé Suger, qui fut un modèle de vertu et de justice, un religieux aussi grave que pieux. Magnanime et sage, éloquent, généreux et distingué, on le vit siéger dans les conseils sans jamais quitter le conseil intérieur de sa pensée.

«C'est par ses mains prudentes que le roi tenait les rênes du gouvernement, il régnait sur le roi, on pourrait dire qu'il fut le roi du roi.

«Tout le temps que le roi de France fut éloigné de son royaume pour la conduite de l'expédition d'outre-mer, il fut le chef de l'Etat et régent de France.

«Il sut allier en lui deux qualités presque inconciliables pour tout autre, ce fut de plaire aux hommes par son équité et à Dieu par sa sainteté.

«Il ajouta par sa propre gloire au lustre d'une abbaye déjà fameuse; il en réforma les abus avec énergie et il en augmenta le nombre des habitants.

«L'octave de la Théophanie qui le vit fermer les yeux à la lumière, fut pour lui une vraie Théophanie.»

Les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont conservé cette longue mais élégante épitaphe écrite en lettres d'or.

On trouve d'autres détails encore sur l'abbé Suger dans les notes des lettres soixante-dix-huitième et trois cent soixante-troisième (Note de Mabillon).




LETTRE CCLVII. AU MÊME PAPE POUR LE FRÈRE PHILIPPE.



1. Je vous écris séparément (a) pour une affaire qui m'intéresse et me touche beaucoup, et que je vous recommande tout particulièrement. Un de nos frères nommé Philippe s'est vu abaissé, pour avoir voulu s'élever, mais il s'est ensuite abaissé de lui-même et personne n'a songé à l'élever, comme si l'un ne devait pas être la conséquence de l'autre, d'après ce que le Seigneur lui-même a dit (Mt 13,12). On traite ce religieux avec une rigueur que rien ne tempère, et on le punit sans pitié; la plupart des juges ont pensé, je l'avoue, qu'on devait en agir ainsi à son égard, mais voudraient-ils qu'on les traitât de même? Or il est certain qu'on ne nous appliquera pas d'autre mesure que celle dont nous aurons fait usage envers les autres (Mt 7,2); celui donc qui se sera montré. sons pitié dans sa justice. ne trouvera point non plus de pitié pour lui-même. Le successeur des apôtres est en position d'exercer en même temps la justice et la miséricorde; si le souverain pouvoir dont il est revêtu éclate dans la, première, il ne peut aller sans la seconde; que dis-je? l'économe dont l'Évangile se plaît à nous parler avec éloge n'a-t-il pas mieux aimé manquer de fidélité à son maître que de charité envers le prochain; ne le voyons-nous pas remettre à l'un vingt, à l'autre cinquante pour cent de sa dette, et sacrifier l'intérêt de son maître à l'amitié de ceux qu'il voulait gagner? Sa conduite lui valut des louanges et il en fut récompensé en se faisant en effet autant d'amis que son maître comptait de serviteurs.

a On pense, d'après ce début, que cette lettre pour le frère Philippe fut envoyée au pape Eugène en même temps que la précédente. Quant à Philippe, voici ce qu'on lit à son sujet dans la liste des prieurs de Clairvaux: «Philippe, ayant suivi le parti d'Anaclet, fut fait par lui évêque de Tarente pendant la durée du schisme; plus tard, ayant été déposé, il se retira à Clairvaux, où il ne lui fut permis d'exercer que les fonctions de simple diacre.» - C'est ce qui donna lieu à notre Saint d'écrire au Parc en sa faveur. - «A la mort de saint Bernard, il était prieur de Clairvaux.»


2. Mais à quoi pensé-je? Je m'aperçois que je vous parle moins en suppliant qui demande une grâce qu'en avocat qui plaide sa cause; ce n'est pas là ce que je devais foire, et si je continue sur ce ton, je me trouve face à face avec la justice au lieu d'avoir affaire à la miséricorde. Laissons donc de côté toutes ces plaidoiries sur lesquelles je ne saurais faire plus de fond que sur des toiles d'araignées. A quoi bon tendre des piéges sous les pas de ceux qui ont des ailes pour les éviter (Pr 1,17)? Il est inutile que j'essaie d'éblouir un esprit aussi pénétrant que le vôtre, il trouverait à l'instant même mille raisons meilleures que les miennes à m'objecter. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est de recourir aux armes des faibles, à la prière, et d'en user largement; je me flatte d'avoir ainsi plus de succès dans l'attaque d'un coeur que je sais inexpugnable à tout autre moyen. Le Père des pauvres ne saurait être insensible à la voix des pauvres qui l'implorent avec moi, car je ne suis pas seul à le prier. Si j'ose me flatter que même seul je saurais toucher votre coeur, que ne puis-je espérer quand je sens mes prières monter vers vous appuyées sur celles de tous vos enfants, tant de ceux qui sont ici avec moi que d'une infinité d'autres qui, quoique absents, se joignent à moi en ce moment? Parmi tant de religieux, Philippe est le seul qui ne s'unisse point à moi et qui ne demande rien; bien loin de me presser de prier pour lui, je ne sais s'il voudrait qu'on le fit; ce qu'il désire par-dessus tout, c'est d'être compté pour le dernier dans la maison de Dieu. D'ailleurs, la dispense que nous vous demandons pour lui l'intéresse moins que notre ordre tout entier qui doit eu profiter beaucoup plus que lui.




LETTRE CCLVIII. AU MEME PAPE, POUR LE FRÈRE RUALÈNE (a).


a Il était prieur de Clairvaux quand il fut appelé à succéder à l'abbé de Saint-Anastase devenu pape sous le nom d'Eugène, comme on l'a vu lettre deux cent quarante-cinq. Nicolas de Clairvaux, - qu'il avait puissamment contribué à faire entrer à Clairvaux, déplore son absence dans sa quarante-troisième lettre. Dans la suite, ce même Nicolas de Clairvaux écrivit plusieurs lettres sous son nom, et particulièrement la vingt-troisième et la vingt-cinquième, qui portent à tort le nom de Rivaux au lieu de celui de Rualène.


Saint Bernard prie le pape Eugène de vouloir bien consentir au rappel de Rualène qu'il avait contraint d'accepter le titre d'abbé de Saint Anastase malgré toutes ses répugnances.

Il est évident pour moi que notre cher Rualène, loin de prendre son parti du poste dans lequel on l'a placé, s'en désespère tous les jours davantage. Je crois donc qu'on ne saurait trop se hâter de remédier au mal dont il se plaint et dont je ne souffre pas moins que lui; car je ne puis vous dissimuler que je me sens malheureux de son tourment, et que je ne serai tranquille que quand il sera lui-même rendu à la tranquillité. Ne vous étonnez pas de ce que je vous dis là, nous ne formons, lui et moi, qu'un coeur et qu'une âme, et nous ne différons l'un de l'autre qu'en ce qu'il est mon fils et que je suis comme sa mère; je dirais son père si je ne vous en avais transmis le titre et le pouvoir, bien que j'en conservasse tous les sentiments dont je ne puis me défaire et qui sont aujourd'hui la cause de mon tourment. Or vous le savez, une mère ne saurait oublier le fruit de ses entrailles (Is 49,15). On a beau me dire que je ne suis plus sa mère, je sens bien qu'il n'a pas cessé d'être mon fils, et mon coeur, mon triste coeur, ne me le dit que trop par la douleur qui le consume sans trêve ni repos. Mais à qui la faute, me direz-vous, s'il en est ainsi? A moi seul, vous répondrai-je; je ne m'en prends pas, mais je m'en plains à vous. Mère tendre et cruelle tout à la fois, j'ai sacrifié de mes propres mains le fruit de mes entrailles au devoir de l'obéissance et de la charité; c'est moi-même qui ai arraché de mon sein et immolé comme une victime ce précieux objet de mon amour; bien plus, je ne saurais dire que je l'ai fait contre mon gré, car si je l'ai livré, c'est de plein gré et pour obéir à une volonté qui pourrait contraindre qui il lui plaît si elle le voulait. Mais il n'en était pas de même pour lui; ce n'est qu'à regret qu'il a cédé à votre volonté et à la mienne réunies et parce qu'il n'a pas pu faire autrement. Devais-je penser que sa répugnance durerait toujours? Mais puisqu'elle subsiste plus invincible que jamais, il ne vous reste plus qu'à céder avec bonté; car un homme qu'on oblige à rester dans un poste qui lui déplaît, non-seulement s'y trouve malheureux, mais encore n'y fait aucun bien. Or cela n'est convenable ni pour la place qu'il occupe sans la remplir, ni pour vous et pour moi qui l'y maintiendrions. Vous connaissez le mot de saint Ambroise: «On ne fait rien de méritoire dès qu'on agit à contre-coeur, et le bien même qu'on fait alors ne nous est point imputé, attendu que Dieu ne compte que ce qu'on fait en esprit de charité et non ce que la crainte seule inspire (Amb. III (Ps 1).» Je vous conjure donc, par les entrailles de la miséricorde divine, d'avoir pour ce cher enfant un coeur de père et de le remettre, tandis qu'il vit encore, dans le sein de sa mère; peut-être n'est-il si malade que pour en avoir été trop tôt arraché. Mieux vaut, après tout, le laisser vivre que de le partager en deux. Quel profit nous reviendrait-il de sa mort? Je suis bien sûr d'une chose, c'est que ce ne sera jamais ni son père ni sa mère qu'on entendra dire: «Eh bien! qu'il ne soit ni à l'un ni à l'autre, qu'on nous en donne à chacun la moitié (1R 3,26).» Peut-être vos craintes ne vont-elles point jusqu'à appréhender que nous ne le perdions, mais il me tombe souvent entre les mains des lettres et il arrive à mes oreilles de vagues rumeurs qui m'inspirent les plus vives appréhensions à son sujet; on me fait craindre qu'il ne nous quitte et ne s'enfuie, et qu'il ne rompe définitivement non-seulement avec vous, mais avec nous aussi.





Bernard, Lettres 254