Bernard, Lettres 143

LETTRE CXLIII. A SES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.


Saint Bernard s'excuse de sa longue absence; il en souffre lui-même beaucoup plus qu'eux; il leur rappelle leurs devoirs en quelques mots.



A ses très-chers frères les religieux de Clairvaux, moines, convers (a) et novices, le frère Bernard, salut et joie sans fin dans le Seigneur.

a On donnait jadis le nom de convers aux adultes qui se convertissaient à la vie religieuse, pour les distinguer de ceux qui étaient offerts dès leur enfance aux monastères. Ici on appelle convers les frères lais ou barbas, dont il a déjà été question dans la lettre cent quarante et unième, n. 1. On voit par la lettre trente-sixième, n. 2, «Ils assistaient à l'élection de l'abbé au même titre que le peuple fidèle à celle des évêques. Ils sont nommés Ici avant les novices. Au contraire, dans le vingt-deuxième sermon Sur divers sujets, n. 2, on voit qu'ils n'ont même pas place au choeur. Saint Bernard les distingue des religieux avec lesquels les Cisterciens ne les confondaient pas non plus, comme on le voit par le chapitre XV de l'Exorde de Cîteaux, bien qu'ils fissent une sorte de profession religieuse; aussi le pape Innocent II s'exprime-t-il ainsi dans un privilège ou plutôt dans une lettre qui est la trois cent cinquante-deuxième de notre collection . «De plus nous voulons qu'aucun archevêque, évêque ou abbé ne puisse recevoir ou retenir sans votre consentement aucun frère convers qui aura fait profession dans une de vos maisons, bien qu'ils ne soient point religieux.» Dans le concile de Reims, qui se tint sous le pape Eugène 3, les convers sont appelés profès au canon septième, et sont déclarés inhabiles à contracter mariage s'ils rentrent dans le monde, de même que les autres religieux dont ils sont pourtant distingués. Voir sur les commencements de Clairvaux les notes de la trente et unième lettre.


1. Jugez de la peine que je ressens par celle que vous éprouvez vous-mêmes. Si mon absence vous pèse, croyez qu'elle me pèse plus encore qu'à vous, car la part n'est pas égale entre nous; si vous ne souffrez chacun que de la privation d'un seul, tandis que je souffre seul de votre éloignement à tous, ma peine est donc multipliée eu raison du nombre de vos personnes. C'est à cause de chacun de vous que je regrette mon éloignement et c'est pour chacun de vous que j'en appréhende les suites. Je ne cesserai d'être inquiet et préoccupé que lorsque je serai de retour parmi vous; je suis bien persuadé que vous êtes dans les mêmes dispositions à mon égard, mais il y a toujours. cette différence que je suis seul. Vous ne sentez qu'une peine et moi j'en ressens autant que je compte d'enfants parmi vous. Ce n'est pas tout: non-seulement je suis retenu pour quelque temps loin de vous sans qui la royauté même me paraîtrait un dur esclavage, mais encore je suis contraint de me mêler de choses peut-être bien étrangères à ma profession et, dans tous les cas, toujours bien contraires à mes goûts pour le calme et la retraite.

2. puisque vous savez tous qu'il en est ainsi, compatissez donc à ma peine au lieu de vous plaindre d'un éloignement que les intérêts de l'Eglise réclament de moi et que je ne prolonge qu'à regret. Mais j'espère en voir bientôt la fin. Priez de votre côté pour qu'il n'ait pas été sans quelque utilité, et regardez comme un avantage tout ce que mon absence vous aura causé d'ennui, car c'est pour Dieu que je suis ici. Or il est bon, puissant et miséricordieux, il saura bien parer aux inconvénients de mon absence, et vous en dédommager avec usure. Du courage donc, mes frères, nous sommes tous avec Dieu, je ne vis donc pas loin de vous, quelle que soit la distance qui nous sépare. Si vous êtes exacts à tous vos devoirs, humbles, craignant Dieu, appliqués à la lecture et à l'oraison, et pleins de charité les uns envers les autres, soyez sûrs que je suis tout près de vous, car comment pourrais-je être éloigné de ceux avec lesquels je ne fais qu'un coeur et qu'une âme? Mais s'il se trouve parmi vous, à Dieu ne plaise que cela soit jamais des esprits brouillons, séditieux, mécontents et révoltés, des religieux ennemis de la règle, inquiets, vagabonds et paresseux, quand même je vivrais de corps au milieu d'eux, je serais aussi loin d'eux par le coeur et par l'esprit qu ils sont eux-mêmes loin de Dieu par le dérèglement de leurs moeurs, sinon par la distance des lieux.

3. Mais en attendant que je revienne parmi vous, servez Dieu avec crainte et tremblement, afin que vous le serviez un jour libres de toute crainte et de toute appréhension, quand vous aurez échappé à la main dies ennemis de vos âmes; servez-le aussi avec confiance, car il est fidèle en ses promesses; servez-le enfin comme il le mérite, c'est-à-dire sans calculer avec lui, car il mérite d'être servi de la sorte. En effet, sans parler du reste, n'a-t-il pas acquis un droit à notre vie tout entière en donnant la sienne pour nous? Ne vivons donc plus pour nous, mais vivons tous pour celui qui est mort pour nous; est-il rien de plus juste que de consacrer notre vie à celui sans la mort duquel nous ne vivrions pas? Qu'y a-t-il de plus avantageux que de nous consacrer tout entiers à un Dieu qui promet de nous donner, en échange de notre existence d'un jour, une. vie éternelle? Est-il enfin quelque chose de plus pressant que de vivre pour celui qui nous menace sans cela des flammes éternelles? Mais je sers Dieu librement parce que je le sers dans cet esprit de charité qui chasse toute contrainte; c'est à le servir ainsi que je vous exhorte, vous qui m'êtes plus chers que mes propres entrailles; oui, servez Dieu avec cette charité qui exclut la crainte, empêche de sentir la fatigue, ne songe jamais au prix de ce qu'elle fait et n'en recherche pas le salaire, et qui pourtant agit avec plus de force sur nous que tout autre motif. Ni la crainte, ni l'espérance, ni même la pensée d'une dette à acquitter n'ont -une force pareille à celle de l'amour de Dieu. Puisse cet amour-là m'unir, par des liens indissolubles, à vous, mes frères aussi vivement aimés que regrettés, et me rendre toujours présent à votre pensée, particulièrement à l'heure de la prière.




LETTRE CXLIV. AUX MÊMES.



Vers l'an 1137.



Saint Bernard leur exprime son regret d'une absence si longtemps prolongée et le désir qu'il a de revoir ses enfants bien-aimés, ainsi que sa chère solitude de Clairvaux; il leur dit les consolations qu'il goûte au milieu de ses nombreux travaux pour l'Eglise.



1. Mon âme est triste jusqu'à mon retour parmi vous et ne veut être consolée qu'auprès de vous. N'êtes-vous pas mon unique consolation ici-bas, au milieu de tant d'épreuves qui s'ajoutent à mon exil? En quelque lieu que j'aille, votre souvenir ne quitte pas mon esprit; mais plus j'ai de plaisir à penser à vous, plus je soutire d'en être éloigné. Malheureux que je suis de vivre si longtemps en exil! d'autant plus malheureux que cet exil est double! car, comme dit le Prophète, on a ajouté de nouvelles douleurs à celles de mes blessures, en me séparant de vous. Ce n'est point assez pour moi de souffrir avec tout le monde le commun exil qui consiste à demeurer éloigné du Seigneur tant qu'on est retenu sur cette terre dans ce malheureux corps, il faut de plus que j'en souffre en particulier et que je vive loin de vous; ma peine en devient insupportable. Quel interminable supplice de demeurer si longtemps sujet à l'empire de la vanité, qui s'étend sur tout ce qui existe! enfermé dans l'horrible prison d'un corps de boue, dans les liens de la mort et du péché, privé si longtemps de la société de Jésus-Christ! Au milieu de ces épreuves, Dieu m'avait du moins laissé la consolation de voir en vous son saint temple, jusqu'à ce qu'il me fût donné de le contempler lui-même dans sa gloire; il me semblait que de ce temple mystique il me serait facile de passer à celui dont la gloire et l'éclat inspiraient ces soupirs au Roi-Prophète: «Je n'ai jamais demandé qu'une grâce au Seigneur, c'est de passer tous les jours de ma vie dans sa maison sainte, de voir le règne de sa volonté et de contempler la beauté de son temple (Ps 26,4).»

2. Hélas! cette consolation m'a été bien souvent ravie! Si je ne me trompe, c'est pour la troisième fois a qu'on m'arrache les entrailles en m'éloignant de vous; après vous avoir enfantés par l'Evangile, j'ai été contraint de vous sevrer avant le temps; il ne m'a été donné ni de vous allaiter, ni de vous élever; j'ai dû laisser là mes propres affaires pour soigner celles des autres, et je ne saurais dire lequel des deux me semble plus pénible, d'être enlevé aux miens ou d'être livré aux autres.



a Saint Bernard fit donc trois voyages en Italie. Voir notre Chronologie.



Seigneur Jésus, ma vie entière doit-elle s'écouler ainsi au milieu de la douleur, et mes années dans les larmes et les gémissements? Mieux vaut mourir que de vivre ainsi; mais mourir au milieu de mes frères, de tous les nôtres et de mes plus tendres amis; oui, la mort dans ces conditions est bien plus douce, plus facile et plus sûre. J'ose même dire, Seigneur, qu'il y va de votre bonté de me donner cette jouissance et ce bonheur avant que je quitte la terre pour toujours. Faites-moi la grâce, Seigneur, d'avoir le yeux fermés de la main de mes enfants, c'est le voeu d'un père, quelque indigne que je sois de me regarder comme tel: qu'ils assistent à mes derniers moments, qu'ils me soutiennent à cette heure, qu'ils accompagnent mon âme de leurs voeux jusque dans le séjour des Saints, si je mérite d'y entrer, tandis qu'ils déposeront mes restes mortels à côté de ceux dont j'ai partagé la pauvreté! Voilà, Seigneur, si j'ai trouvé grâce à vos yeux, la consolation que je vous demande; accordez-la-moi à la prière et aux mérites de ces bons frères auxquels je désire être réuni dans la tombe, c'est le. plus ardent de mes voeux; néanmoins que votre volonté se fasse et non la mienne, ô mon Dieu, car je ne veux vivre et mourir que pour vous.

3. Après vous avoir entretenus du sujet de mes peines, il est juste que je vous parle aussi des consolations que je puis goûter. La première, c'est que les peines que je me donne et les fatigues que je supporte n'ont pas d'autre fin que Celui à qui on doit tout rapporter; que je le veuille ou non, ma vie appartient toujours à Celui qui se l'est acquise au pria de la sienne, et qui peut, si nous souffrons quelque chose pour lui, nous en récompenser un jour, dans sa justice et sa miséricorde. Si je ne prête que de mauvaise grâce mon concours aux desseins de la Providence, je n'en coopérerai pas moins à son oeuvre, mais ce sera en serviteur infidèle; au contraire, si je me soumets avec plaisir à sa volonté, j'en recueillerai de la gloire. Cette pensée me soulage un peu dans mes peines. Ma seconde consolation, c'est que Dieu a daigné favoriser mes travaux et mes fatigues d'un succès que je dois beaucoup moins à mon propre mérite qu'à sa grâce, qui n'est pas demeurée stérile en moi, ainsi que je l'ai bien souvent éprouvé, et comme vous avez pu vous-mêmes le remarquer quelquefois. Je vous dirai même pour votre, consolation, s'il ne semblait y avoir une complaisance coupable à le faire, quels services l'Eglise a reçus de mon humble et obscure personne, mais j'aime mieux que vous l'appreniez par d'autres que par moi.

4. En ce moment les pressantes instances de l'empereur; un ordre du saint Siège et les prières des princes de l'Eglise unies à celles des princes de la terre me font aller dans la Pouille; c'est bien malgré moi et à mon grand regret que j'entreprends ce voyage, faible et souffrant comme je le suis, et portant partout sur mon visage les pâles et tristes indices d'une mort prochaine. Demandez à Dieu dans vos prières la paix pour l'Eglise et, pour moi, la santé du corps; puis, par la sainteté de votre vie, obtenez-moi la grâce de vous revoir encore, de vivre et de mourir au milieu de vous. Mes souffrances sont telles que c'est à peine si j'ai pu dicter cette lettre au milieu des larmes et des sanglots. Notre bien cher frère Baudouin (a), qui l'a écrite de sa main, peut vous le dire; vous savez que l'Eglise l'a appelé à d'autres fonctions et élevé à une autre dignité. Priez aussi pour lui, il a été ma seule consolation et le confident de toutes mes pensées. Priez également pour le Pape qui me témoigne, ainsi qu'à notre communauté tout entière, l'affection d'un père; n'oubliez pas non plus auprès de Dieu, son chancelier qui a pour moi des entrailles de mère, ainsi que ceux qui l'accompagnent, dom Luc (b), dom Chrysogone et maître Yves, qui me traitent en frère. Les religieux Bruno (c) et Girard, qui sont avec moi, vous saluent et réclament instamment le secours de vos prières.

a Baudouin est le premier cardinal de l'ordre de Cîteaux; il fut élevé au cardinalat parle pape Innocent en l'année 1130, dans le concile de Clermont, il devint ensuite archevêque de Aise. Voir à son sujet la Vie de saint Bernard, livre 2, n. 49. «A Pise, en Toscane, brilla Baudouin, la gloire de son pays et l'une des plus grandes lumières de l'Eglise.» Cet homme illustre ne crut pas indigne de lui de servir de secrétaire à saint Bernard. Voir pour ce qui le concerne la lettre deux cent quarante-cinquième et la deux cent unième.b Tous étaient des cardinaux: Lue fut élevé au cardinalat en 1132 sous le titre des saints jean et Paul; Chrysogone le fut en 1134 sous le titre de Sainte-Marie-du-Portique; Yves, d'abord chanoine régulier de Saint-Victor de Paris, fut fait en 1130 cardinal du titre de Saint-Laurent-de-Damas; c'est à lui qu'est adressée la cent quatre-vingt-treizième lettre.c Que saint Bernard appelle, dans sa deux cent neuvième lettre, a le père de plusieurs saints religieux en Sicile,» On croit que Girard était frère de saint Bernard. Il est encore question de Bruno, dans la lettre cent soixante-cinquième, n. 4.




LETTRE CXLV. AUX ABBÉS ASSEMBLÉS A CITEAUX.



Saint Bernard les prie de compatir à ses peines et à ses douleurs qui doivent excuser son absence à leurs yeux. Il désire bien vivement mourir au milieu des siens, et non pas en pays étranger.

Dieu m'est témoin que c'est l'âme bien triste et le corps bien malade que je dicte cette lettre, moi qui n'ai pas cessé d'être votre frère, tout misérable et tout absorbé que je sois par les affaires. Je m'estimerais bien heureux si l'Esprit-Saint qui vous réunit en ce moment était mon avocat auprès de vous et me faisait la grâce de vous bien pénétrer des maux qui m'accablent, et de graver dans vos coeurs la triste image de ma misère. Je ne lui demande pas qu'il vous inspire une pitié que vous ne ressentiez déjà, je vous connais et je sais assez quelle charité anime votre ordre tout entier; mais je le prie de vous en pénétrer si vivement que vous sentiez jusqu'où doit aller votre compassion pour moi. S'il en était ainsi, je suis sûr que vous fondriez à l'instant en larmes, et que vous pousseriez vers le ciel des gémissements et de soupirs jusqu'à ce que Dieu, vous ayant exaucés, se montrât propice et me dît: Je t'ai rendu à tes frères, tu ne mourras pas en pays étranger, tu iras mourir au milieu des tiens. Je suis tellement accablé par les affaires et par le chagrin, que la vie m'est devenue à charge; mon langage est bien humain, mais je souffre tant! Je voudrais pourtant ne pas mourir avant d'être de retour parmi vous.

Au reste, mes frères, ne vous proposez point d'autre but que d'établir et de maintenir par vos statuts et vos règlements la bon ordre et la piété pour le salut des âmes; mais avant tout ayez soin de vous conserver parfaitement unis de coeur dans liens de la paix, et le Dieu de la paix sera avec vous.




LETTRE CXLVI. A BOURCHARD, ABBÉ DE BALERNE (a).

a Abbaye de l'ordre de Cîteaux, diocèse de Besançon, fondée en 1136. Cette maison eut pour premier abbé Bourchard, dont on voit la censure à la fin du livre Ier de la Vie de saint Bernard.


Saint Bernard se félicite de n'avoir pas essayé en vain de façonner Bourchard à la vie religieuse; il rapporte à Dieu la gloire d'avoir réussi.



1. Votre style est tout de feu, mais de ce feu que Dieu même est venu allumer sur la terre. En vous lisant, j'ai senti mon coeur s'échauffer dans ma poitrine et j'ai béni la fournaise qui dardait vers mon âme de si brûlants rayons. Mais vous, ne sentiez-vous pas en m'écrivant que votre coeur était embrasé? Ce ne peut être que du trésor du coeur qu'un homme de bien tire de si bonnes choses. Si je suis pour quelque chose dans ce que vous êtes devenu, ainsi que vous avez l'humilité de le dire, je m'en félicite; je n'ai semé dans votre âme qu'avec la pensée que je récolterais un jour; mon espérance n'est point déçue et je savoure aujourd'hui, dans les pays étrangers où je me trouve, la douceur des fruits que j'ai cultivés. Ce n'est donc pas, je le vois maintenant, le long du chemin, sur la pierre ou au milieu des épines que j'ai répandu la bonne semence à pleines mains, mais c'est dans une terre excellente. Si je vous ai enfanté avec douleur, la joie d'avoir mis au monde un fils tel que vous me fait oublier tous mes maux passés. Si je vous appelle enfant, c'est que vous en avez la simplicité, sinon la faiblesse. Le Seigneur pourrait vous proposer à l'imitation des vieillards eux-mêmes, en disant: «Si vous ne changez pour devenir comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu (Mt 18,3).» Vous pourriez dire: «J'ai surpassé les vieillards en sagesse, parce que j'ai aimé votre loi, ô mon Dieu (Ps 118,100);» et ajouter encore: «Je suis jeune, et l'on tient à peine compte de moi; mais je n'ai jamais oublié vos préceptes (Ps 118,141).»

2. «Seigneur, je le confesse à votre gloire, vous qui êtes le maître de la terre et des cieux, vous cachez aux sages et aux prudents du siècle ce que vous vous plaisez à manifester aux simples et aux petits; oui, mon Père, il en est ainsi parce que tel est votre plaisir (Mt 11,25-26).» Les hommes ne sont ce qu'ils sont que par un effet de votre volonté, non point par suite de leur propre mérite, car vous prévenez le mérite en eux bien loin de le rechercher pour vous régler ensuite, puisqu'étant tous pécheurs nous avons tous également besoin d'être prévenus de votre grâce. Aussi devez-vous, mon Frère, confesser que vous aussi vous avez été prévenu, mais prévenu de douces et abondantes bénédictions qui n'avaient point leur source en moi, mais en celui qui se servit de moi pour vous prévenir et vous porter au salut. Je ne suis tout au plus, et c'est là ma gloire, que celui qui plante et qui arrose; mais que ferais-je sans celui qui donne l'accroissement? C'est devant lui que vous devez vous abaisser en toute humilité, c'est à lui que votre coeur doit s'attacher avec force. Pour moi, je m'offre à vous servir comme étant son serviteur au même titre que vous, comme le compagnon de votre voyage, et votre cohéritier dans la même patrie, pourvu toutefois que je m'acquitte avec zèle de la mission que j'ai à remplir auprès de vous, et que je travaille de toutes mes forces à vous mettre en possession de l'héritage du ciel. Pour ce qui est des choses dont vous vous plaignez, je vous promets de m'en occuper comme des miennes, dès que je serai de retour.



LETTRE (a) CXLVII. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY.

a Saint Bernard écrivit cette lettre en réponse à deux lettres de Pierre le Vénérable, qui sont la vingt-neuvième et la trente-septième du livre II. On peut les lire dans les notes placées à la fin du volume. Cette réponse de saint Bernard manque dans plusieurs manuscrits; et se trouve indiquée comme étant la 307e lettre dans les premières éditions:



L'an 1133



Pierre avait envoyé à saint Bernard, pour le consoler au milieu de se; travaux et des fatigues qu'il supportait pour l'Eglise en pays étranger, l'archidiacre de Troyes, Gébuin; saint Bernard lui en témoigne la plus douce reconnaissance et, en même temps; qu'il lui annonce la fin du schisme, il lui prédit la prochaine prospérité de l'Église.


A dom Pierre, très-révérend père abbé de Cluny, Bernard, salut et tous les voeux que le plus ardent ami peut former pour son ami.



1. Homme excellent! que Dieu vous rende, du haut du ciel, tout le bien que vous m'avez fait ici-bas, et toutes les consolations que vous m'avez procurées pendant mon voyage à l'étranger! Vous avez été bien bon de penser à un malheureux comme moi, de vous souvenir de moi au milieu de vos grandes et nombreuses occupations, malgré mon éloignement et ma longue absence. Je bénis votre ange qui vous a inspiré cette bonne pensée, ainsi que Dieu qui vous a porté à lui donner suite. J'ai bien lieu maintenant d'être fier aux yeux des étrangers, puisque vous avez daigné m'écrire et que vous l'avez fait avec une entière effusion d'âme. Quel honneur pour moi d'occuper une place dans votre souvenir et même d'avoir ma part de votre confiance! Ce m'est une double gloire de recevoir, en même temps que les épanchements d'une telle amitié, les consolations d'un pareil coeur, au milieu des épreuves qui m'accablent. J'ajoute à cet honneur celui d'avoir eu à souffrir pour l'Église; sa gloire est la mienne et son triomphe est le mien, et après avoir travaillé avec elle et pour elle, je me réjouis avec elle. Il fallait bien aussi partager les travaux et les souffrances de cette pauvre Mère, pour ne pas lui donner occasion de se plaindre de nous et de dire: «Mes plus proches voisins se sont tenus à l'écart pendant que j'étais exposée à toute la violence de mes ennemis (Ps 37,73).»

2. Elle a triomphé, grâce à Dieu! elle est sortie à son honneur de toutes ses épreuves, et elle en a vu la fin. Notre tristesse s'est changée en joie, et nos chagrins ont fait place à l'allégresse. L'hiver est passé, les pluies ont cessé, les mauvais temps ont disparu, nos contrées se couvrent de fleurs; il est temps de tailler la vigne, les branches inutiles et le bois mort sont coupés; le malheureux (a) qui avait égaré Israël n'est plus, la mort l'a moissonné, l'enfer l'a englouti; il avait, comme dit le Prophète, fait alliance avec l'une et avec l'autre, aussi a-t-il péri et disparu pour jamais, selon le langage d'Ezéchiel. Quant à l'autre ennemi (b) de l'église, le plus grand et le plus redoutable qu'elle ait eu après le premier, il est aussi retranché du nombre des vivants. Il était pour l'église un de ces perfides amis dont elle se plaint en ces termes: «Ils ne se sont approchés de moi que pour me faire la guerre (Ps 37,12).» J'espère que le reste de ce parti ne tardera pas longtemps à tomber. Je ne tarderai plus beaucoup maintenant à aller retrouver mes frères, et si Dieu me conserve la vie, je me propose de vous faire visite en passant. En attendant, je me recommande à vos saintes prières. Je salue le religieux Henri, votre camérier, vos assistants, et votre sainte maison tout entière.

a L'antipape Anaclet, qui mourut en 1138. Ernald décrit sa mort, livre II de la Vie de saint Bernard, chap. VII. D'après Orderic, page 915, Anaclet mourut subitement. Les adversaires du pape innocent lui donnèrent pour successeur l'antipape Victor, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard.b Sans doute Gérard, évêque d'Angoulême, qui mourut en 1136. Voir les notes de la lettre cent vingt-sixième. Orderic qui rapporte sa mort, page 998, l'appelle «un pomme dise très-grande érudition, qui avait joui d'une certaine réputation et d'un crédit considérable dans le sénat de Rome, du temps des papes Paschal, Gélase, Calixte et Honurius.»


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CXLVII.



124. Puisque vous avez daigné m'écrire et que vous l'avez fait avec une entière effusion d'âme.... Je ne doute pas que le lecteur ne soit charmé d'avoir sous les yeux et de parcourir la lettre que saint Bernard eut tant de plaisir à recevoir et dont il fait un si grand cas; c'est pourquoi nous allons la donner ici afin, qu'on puisse voir quelle amitié unissait ces saintes âmes. Voir à ce sujet les notes de la deux cent vingt-huitième lettre (Note de Horstius).

Voici la lettre de Pierre le Vénérable.

Au vénérable et très-cher dom Bernard, abbé de Clairvaux, le frère Pierre, humble abbé de Cluny, salut éternel dans le Seigneur.

«Celui que je vénère et que j'aime en vous sait tout ce qu'il y a de considération et d'amour pour vous au fond de mon coeur. Ces sentiments, je les avais déjà lors même que l'éloignement ne m'avait pas encore permis de contempler les traits de votre visage, mais la renommée, plus rapide que le corps, avait dépeint, comme elle sait le faire, votre belle âme aux yeux de mon esprit. Mais depuis que j'ai obtenu enfin ce que j'avais si longtemps désiré, et que les imaginations de mon esprit ont fait place à la réalité des choses, mon âme s'est tout entière attachée à la vôtre et n'en peut déjà plus être séparée. Telle est la force de l'amour que je ressens pour vous et l'empire qu'exercent sur moi vos vertus et la connaissance de votre genre de vie, qu'il ne reste plus rien en moi qui ne soit tout à vous, rien en vous qui ne soit entièrement à moi. Depuis cette époque vit en moi, Dieu fasse qu'elle vive également en vous, cette affection mutuelle à laquelle l'amour de Jésus-Christ a donné naissance; c'est la seule qui ne sache point périr, et elle n'a cessé, pour ce qui me concerne, d'agir en moi, selon la loi qui lui est propre. Mais pendant que je serre au fond de mon coeur et conserve comme un trésor cette affection plus précieuse que l'or et plus belle que toutes les pierreries à mes yeux, je m'étonne de n'avoir point encore reçu de vous depuis si longtemps toutes les preuves que je désirerais avoir d'une pareille affection de votre part pour moi. Je vous remercie bien certainement de m'avoir montré par les saluts que vous me faisiez quelquefois donner par les uns ou les autres, que vous n'avez pas tout à fait oublié votre ami, mais je ne suis pas moins peiné pour cela de n'avoir pas reçu, jusqu'à présent, un seul mot de votre main qui ne me permit plus de douter de votre affection; je dis, qui ne me permit plus d'en douter, car, le papier conserve religieusement l'empreinte qu'il a reçue, tandis que dans la conversation un mot de plus ou de moins altère bien souvent la vérité. Mais puisque, semblable au soldat d'élite qui se tient prêt pour le jour de la lutte, vous combattez des deux mains afin d'arracher l'Eglise aux périls qui la menacent, et repoussez les assauts de l'ennemi à votre gauche ainsi qu'à votre droite, avec les armes de la justice, je vous recommande, en toute confiance, au nom de votre amitié pour moi, les messagers que j'envoie an Pape, car je suis convaincu que vous ne sauriez faire défaut à vos amis puisque les étrangers même peuvent compter sur votre assistance; faites-moi donc savoir par eux et par un mot de votre main: vous voulez couper court à mes plaintes. Parlez-moi aussi de l'état de votre santé, du retour du Pape et de la condition dans laquelle il se trouve. Je voudrais bien vous voir hors de cette cour où vous avez tant à faire, et me sentir moi-même dégagé de la responsabilité de mes périlleux devoirs, afin de pouvoir nous retrouver tous deux dans un même endroit où la même charité nous unirait étroitement l'un à l'autre, tandis que le même Jésus-Christ nous recevrait.» (Note de Horstius.)




LETTRE CXLVIII. AU MÊME.

L'an 1138


Saint Bernard ne lui répond que quelques mots; il se propose de lui écrire plus longuement plus tard.

A dom Pierre, abbé de Cluny, Bernard, salut très-humble et très-respectueux.

Votre lettre m'a causé un très-sensible plaisir, je me suis vu avec bonheur, malgré mon peu d'importance, l'objet des prévenances et des bontés d'une personne aussi considérable que vous. Combien serais-je heureux de vous voir et de vous entendre, puisque vous me faites l'honneur de m'en juger digne; mais quelle affaire, quel lieu, quelle occasion nous réuniront jamais? Je ne réponds que par un billet au vôtre, j'attendrai pour vous écrire plus longuement que vous m'ayez donné l'assurance que cela vous fera plaisir, car je me sens si petit que je n'oserai jamais me permettre de m'élever jusqu'à vous, si vous ne souffrez, par humilité, que je vous approche et vous parle.



LETTRE CXLIX. AU MEME.

L'an 1138

Saint Bernard l'engage à pousser moins vivement l'affaire de l'abbaye de Saint-Bertin.

Vous êtes parfaitement convaincu, je pense, que je suis bien loin de vouloir manquer en quoique ce soit à Votre Révérence, aussi n'hésiterai-je pas à vous parler en toute confiance au sujet de l'abbaye de SaintBertin (a). Je crois que vous ne devez pas prendre cette affaire aussi vivement à coeur que vous le faites; car je ne vois pas quel avantage vous trouvez à posséder cette abbaye, quand même vous pourriez sans procès et sans dispute la soumettre paisiblement à votre pouvoir; vous n'aspirez pas sans doute à un titre qui n'est qu'onéreux pour vous. Puis donc que vous ne pouvez vous mettre en possession de ce monastère sans beaucoup de peines, ni le conserver paisiblement ensuite, c'est du moins ce que j'entends dire, il me semble que la crainte d'un procès avec toutes ses conséquences est pour vous un excellent motif de vous désister de vos prétentions.


a De Saint-Omer, selon les uns, et de Sittich, selon les autres. Comme il était tombé à rien, (abbé Lambert le remit entre les mains de l'abbé Hugues de Cluny, en 1101, et on ne tarda pas à voir ses ressources grandir, la vie religieuse refleurir et le nombre de ses habitants s'augmenter, au point que là eh une douzaine de religieux avaient eu bien de la peine à vivre précédemment, on en compta bientôt cent cinquante, dont plusieurs allèrent ranimer l'amour de la vie religieuse dans une foule de monastères de France et de Belgique, ainsi que le rapporte le moine Hermann dans le Spicilége, tome XII, page 413, d'accord en ce point avec Ipérius. A la mort de l'abbé Hugues de Cluny, les religieux de Sittich secouèrent le joug et firent un procès à leur propre abbé, sans avoir auparavant consulté les religieux de Cluny. Ce procès en vint au point que le pape Innocent avait déjà déposé deux abbés, Jean et Simon, à la poursuite de Pierre le Vénerable, quand celui-ci, sur les instances de saint Bernard, renonça à son droit et rendit aux religieux de Saint-Bertin leur indépendance. Voir les notes de l'Apologie.




LETTRE CL. AU PAPE INNOCENT.



L'an 1133



Saint Bernard prend occasion de quelques actes remarquables d'autorité exercés par le pape Innocent pour lui décerner des louanges.; il l'engage ensuite à s'opposer fortement aux desseins ambitieux de Philippe, qui s'était emparé du siège archiépiscopal de Tours par des moyens illégitimes.



1. Quand la tète va bien, tout le corps est en bonne santé, et les parfums dont la barbe et les cheveux sont arrosés embaument ensuite jusqu'aux franges du vêtement. Si les brebis se dispersent quand le pasteur est frappé, elles reviennent paisiblement au pâturage quand il est remis de ses coups et rendu à la santé. Où me proposé je d'en venir avec mes comparaisons? le voici. Le bruit des succès non interrompus de votre pontificat, réjouit tous les jours l'Eglise de Dieu, il est juste que l'amélioration de vos affaires concoure à l'affermir, et que votre triomphe soit aussi le sien; vous ne sauriez être affermi qu'elle ne se sentit elle-même devenue plus forte, car si elle a partagé vos épreuves, il est juste qu'elle soit associée à votre gloire. C'est pour vous un devoir et pour nous une nécessité qu'il en soit ainsi. Et quoi! la crainte et la persécution n'ont pu, aux mauvais jours, affaiblir votre énergie, ralentir votre zèle, amener votre justice à composition, et vous faibliriez sur le point de cueillir la palme de la victoire! Non certes, on ne verra pas s'éclipser dans la prospérité une vertu qui a brillé d'un si vif éclat an sein de l'adversité.

2. Avec quelle vigueur n'avez-vous point fait rentrer dans l'ordre le fameux monastère (a) de Vezelay! Le successeur des apôtres a vu sans s'émouvoir la fureur séditieuse d'une populace qui courait aux armes, ainsi que l'audace effrénée d'une foule de moines furieux et menaçants et elle s'est montrée invincible à la force plus redoutable encore des présents. Quel spectacle nous avez-vous également donné dans le monastère de Saint-Benoît? La colère du prince n'a pu en imposer à votre indépendance, la chair et le sang vous ont trouvé tout prêt pour leur résister et tout armé pour les combattre. Les abbayes de Saint-Memmie et de Saint-Satur sont devenues, malgré tous les efforts de gens mal intentionnés et pervers, des sanctuaires dignes de Dieu, après avoir été de vraies synagogues de Satan. A Liège, l'épée menaçante d'un prince violent et emporté (b) n'a pu affaiblir votre constance et courber votre tête sous le joug de ses injustes volontés. Mais où trouver des termes assez magnifiques pour louer comme il serait juste de le faire, la conduite que vous avez tenue tout récemment encore, contre les perturbateurs (c) de l'Eglise d'Orléans? Si vous les avez frappés de loin, vous ne l'avez pas fait pour cela avec moins de vigueur. On ne peut pas dire jusqu'à présent que les flèches de Jonathas soient revenues sur elles-mêmes sans avoir atteint le but, et que sa hache se soit détournée du point qu'il a menacé: c'est précisément ce qui a fait trembler l'empereur lui-même en rassurant l'église, Nous avons vu ce prince s'adoucir enfin, et, confus de son entreprise, il n'a point osé prendre les armes contre le Seigneur et contre son Christ. Voilà, très-saint Père, ce qui élève votre nom jusqu'aux cieux; puissiez-vous seulement ne pas déchoir (a) maintenant après de si glorieux commencements! C'est la prière et le voeu de tous ceux qui vous aiment, c'est aussi leur attente; il ne vous reste plus qu'à la remplir sans retard.

a On voit dans les notes placées à la fin du volume l'explication de ce que saint Bernard dit ici de la réforme des monastères de Vézelay, diocèse d'Autun; de Saint-Benoit, sur le Pô, et des chanoines réguliers de Saint-Satur de Bourges.b C'était Lothaire, qui demandait au pape Innocent de lui vendre le droit des investitures ecclésiastiques, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard, livre 2, n. 5.c C'étaient des clercs qui s'étaient mis du parti d'un archidiacre intrus, nommé Jean, contre Archembaut, qui fut assassiné victime de ces divisions, ainsi qu'on le peut voir aux notes de la fin du volume.a Quelques éditions ont placé en cet endroit deux vers qui ne se trouvent dans aucun manuscrit.


3. Il y a lieu pour vous de déployer aujourd'hui pour l'église de Tours le zèle et l'énergie dont vous avez fait preuve en d'autres circonstances; c'en est fait d'elle si vous ne vous hâtez de prévenir sa ruine. On dit que Gilbert (b) y fait revivre l'esprit de son oncle Philippe, dont le sang et l'ambition coulent dans ses veines. Si on veut avoir la preuve des désirs dont est consumé le coeur de cet ambitieux jeune homme, il suffit de jeter les yeux sur les tourments que ce fils ingrat et cruel fait endurer depuis si longtemps à une Eglise qu'il devait regarder comme sa mère. Qu'importe à ce misérable de lui déchirer les entrailles, pourvu qu'il s'élève à ses dépens? Mais enfin, grâce à Dieu, il est à bout d'expédients pour échapper aux coups d'une juste sentence, si votre autorité apostolique daigne ratifier un jugement que la justice de la cause, la perversité du coupable et le bien de la paix out fait prononcer contre lui. Non, non, jamais la cruelle ambition de ce jeune homme ne trouvera un refuge protecteur dans votre sein qui n'en est un que pour l'innocence; c'est folie à lui d'espérer l'y trouver, et c'est le comble de l'audace de venir l'y chercher. N'est-ce pas assez déjà qu'il ait deux fois éludé la sentence du saint Siège et se soit soustrait aux coups de la justice, faut-il qu'il pousse à présent l'impudence jusqu'à venir braver vos regards et la justice même de votre tribunal? Qui ne voit qu'ébranlé dans sa confiance en la bonté de sa propre cause, il s'efforce par ses largesses de triompher de la fermeté de votre coeur? Mais nous sommes sans inquiétude, c'est au pape Innocent que cet homme inique ose s'attaquer, il ne lui sera pas donné de le vaincre.

b Gislebert on Gilbert, prédécesseur d'Hildebert, qui passa en 1125 du siège du Mans à celui de Tours, qu'il occupa pendant six ans et six mois, comme nous l'avons vu, lettre cent vingt-deuxième. A la mort de ce dernier, le neveu de Gilbert, nommé Philippe, se fit porter par des manoeuvres coupables et la faveur d'Anaclet sur ce siège qu'avait occupé son oncle. Il donna ainsi occasion à cette lettre et à la suivante, qui est antérieure à celle-ci. Forcé de céder, il laissa la place à Hugues, qui avait les saints canons pour lui. Consulter les Analectes, tome 3, page 338.


4. Au reste, nous pouvons bien dire, très-saint Père, que si les douceurs dont votre éloignement nous prive font soupirer nos coeurs, la pensée de celles que nous avons goûtées auprès de vous nous charme tous. A défaut de votre douce présence, le souvenir que nous en avons conservé fait toute notre consolation; il est trop profondément gravé dans nos coeurs pour qu'il ne nous revienne à tout moment; il fait le sel de toutes nos conversations; il n'est pas d'entretien qui nous paraisse aussi doux que celui qu'alimente ce délicieux souvenir, il n'en est pas qui ranime et réchauffe plus nos coeurs; il domine dans toutes nos réunions, il est l'âme de nos discours, la sève de nos prières et le nerf de nos oraisons. Nous ne cessons d'offrir à Dieu, avec sollicitude, nos voeux et nos supplications pour vous et pour tous les vôtres; que l'Eternel, pour qui vous travaillez dans le temps, vous conserve pour l'éternité selon le voeu de votre âme; Ainsi soit-il.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CL.

125. Le monastère de Vézelay, diocèse d'Autun, fondé vers 821 par Gérard, comte de Nevers, et Berthe, son épouse, pour des religieuses auxquelles on substitua des religieux qui furent eux-mêmes remplacés, en 1537, par des chanoines réguliers. La réforme de ce monastère fut entreprise sur les instances de Henri, duc de Bourgogne, par Guillaume, disciple de saint Mayeul; plus tard, le relâchement s'étant de nouveau glissé dans cette maison, saint Hugues, également abbé de Cluny, entreprit une seconde réforme, à la suite de laquelle le pape Paschal II les soumit tout à fait à l'autorité de l'abbé de Cluny. (Voir Duchesne, dans les notes à la Bibliothèque de Cluny.) Mais les religieux de Vézelay, ayant réussi peu à peu à secouer ce joug, se virent forcés par le pape Innocent II à s'y soumettre de nouveau. Voici comment un historien de Vézelay rapporte ce fait (voir tome III du Spicilége d'Acher): «Dans le principe, les religieux de Vézelay avaient, pendant à peu prés les bois premiers siècles qui suivirent leur fondation, joui en paix et sans conteste de leur indépendance et s'étaient, à leur gré, donné des abbés choisis parmi eux ou tirés d'autres monastères. Les Clunistes, qui sont beaucoup moins anciens qu'eux, s'attribuèrent subrepticement d'abord, le droit de ratifier l'élection, puis celui de faire l'élection elle-même, prétendant faussement que le pape Paschal avait soumis à leur autorité la communauté tout entière de Vézelay. La même prétention causa encore sous le pape Innocent un grand scandale dans cette même abbaye: les religieux réclamèrent leur indépendance originelle, mais, victimes de la violence d'Innocent et du comte de Nevers, ils furent livrés chargés de chaînes à un certain abbé Aubry, que les Clunistes leur avaient imposé.» (Note de Mabillon.)

126. Au monastère de Saint-Benoît, sur le P8, que les papes Gregoire VII et Calixte II avaient astreint, comme l'était celui de Vézelay, à. ne point procéder à l'élection de son abbé avant d'avoir pris l'avis de l'abbé de Cluny, qui devait y pourvoir et ordonner de la faire; une fois élu, l'abbé de ce monastère ne pouvait recevoir la bénédiction de l'évêque s'il n'avait ses lettres de recommandation de celui de Cluny. Les religieux de ce monastère ayant tenté de passer outre, nonobstant ces réserves, Innocent II ordonna par ses lettres, à la demande de Pierre le Vénérable, comme on peut le voir par la bulle de Clément 3, donnée en 1187, que l'abbé Guillaume, élu et institué sans qu'on eût pris l'avis des religieux de Cluny, irait se présenter à eux et témoigner de sa déférence et de sa soumission (Note de Mabillon).

127. De saint Memmie. Saint Memmie était issu de la famille des Memmies, autrefois célèbre à Rome; il fut envoyé en France par saint Pierre et fut le premier évêque de la Champagne; on éleva en son bonheur, près de Châlons-sur-Marne, une abbaye remarquable de chanoines qui embrassèrent, par ordre du pape innocent 2, comme on le toit par le diplôme suivant, la règle des chanoines réguliers de Saint Augustin (Note de Horstius et de Picard).

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-cher fils Etienne, abbé de Saint-Memmie, et à ses successeurs légitimes à perpétuité.

«L'autorité de notre charge nous porte à nous occuper de l'état des maisons religieuses, et a pourvoir avec l'aide du Seigneur, pour le salut des âmes, à ce qui peut assurer leur tranquillité et tourner à leur avantage.

«On sait qu'il est aussi digne que juste et convenable que nous, qui avons été choisi pour régir ces maisons, lions les mettions à couvert de la méchanceté des hommes pervers et les entourions de la protection de saint Pierre et du Siège apostolique.

«En conséquence, abbé Etienne, notre très-cher fils dans le Seigneur, nous prenons sous notre protection apostolique le monastère de Saint-Memmie, dont vous êtes abbé par la volonté de Dieu, le confirmons par les présentes et voulons que tous les biens fonds et autres que, Dieu aidant, ledit monastère tient dès maintenant ou pourra tenir dans la suite, justement et légitimement, de la concession des souverains Pontifes, de la libéralité des princes et de la générosité des fidèles, soient entièrement et à jamais acquis tant à vous qu'à vos successeurs.

«Nous règlons donc par le présent privilège du Siège apostolique qu'il ne sera pas pourvu au remplacement des chanoines réguliers au fur et à mesure de leur mort par d'autres chanoines qui n'auraient pas fait profession religieuse, et que les prébendes des défunts retourneront aux frères réguliers. Quand vous viendrez à mourir, vous qui maintenant êtes abbé de cette maison, on ne pourra vous donner pour successeur qu'un chanoine régulier de Saint-Augustin. Et nous voulons que personne n'ose se permettre dé porter le trouble dans ledit monastère, prendre, retenir ou diminuer ses biens, et lui faire subir aucune vexation. S'il arrive qu'une personne, soit ecclésiastique, soit séculière, ayant connaissance de cette présente constitution, ose aller contre, qu'elle encoure la colère de Dieu et l'indignation des bienheureux Pierre et Paul, et la condamnation au jour du jugement dernier, si elle n'a pas auparavant réparé sa faute par une digne pénitence; mais au contraire que la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit le partage de tous ceux qui observeront la présente constitution en faveur dudit monastère, qu'ils recueillent les fruits de leur bonne action et trouvent auprès du juste juge la paix éternelle pour récompensé. Amen. Donné à Jouarre, de la main d'Haimeric cardinal-diacre et chancelier de la sainte Eglise Romaine, le 25 mars, indiction 9, l'an 1131 de l'incarnation de Notre-Seigneur, et la douzième année de notre saint Père le pape Innocent II.

128. De saint Satur. - Mathilde, épouse de Godefroy de Bouillon ou de Bologne, ville du Boulonais, située sur la mer d'Angleterre, dit Guillaume de Tyr, livre 9, ch. V, premier roi de Jérusalem, reçut du pape Paschal le corps de saint Satur, martyr, dont on célèbre la fête le 7 mars, et institua en son honneur, dans le diocèse de Bourges, un chapitre de chanoines séculiers qui tombèrent en peu d'années, tant nous nous laissons facilement glisser sur la pente du mal, dans un tel relâchement et une vie si mondaine que le pape Innocent les lit chasser de leur collégiale et remplacer par des chanoines de Saint-Augustin. Voici comment le Mémorial historique rapporte le fait: «En 1138 florissait l'ordre des chanoines de Saint-Victor de Paris qui jouissait par tout le monde d'une grande réputation, à cause du rang distingué, de la sainteté et du savoir de ceux de ses membres qu'il répandit dans un grand nombre de monastères, comme les provins d'une vigne féconde. il comptait à cette époque parmi ses chanoines profès, deux prélats de la cour de Rome, les cardinaux dom Hugues, évêque de Frascati, et maître Yves; neuf abbés: Raoul, abbé de Saint-Satur de Bourges, etc .....» Ce récit est confirmé parle Nécrologe de Saint-Victor de Paris, où on lit à la date du 9 février: «Mort de dom André, abbé de Saint-Satur - et chanoine de notre ordre.» Etienne qui, d'abbé de Sainte-Geneviève de Paris, était devenu évêque de Tournai, recommande au pape Luce 3, dans sa lettre commençant par ces mots . Movetur usque ...... etc., la discipline constante et sévère de ce monastère. Dans la liste des revenus des évêchés et des bénéfices de France, cette abbaye est indiquée comme étant de l'ordre des chanoines de Saint-Augustin (Note de Horstius et de Picard).

A Liège, l'épée menaçante. Il nous semble qu'il s'agit ici des. investitures ecclésiastiques que revendiquait l'empereur Lothaire, et que le pape Innocent refusait de lui accorder. En effet, d'après l'abbé d'Usperg, «à cette époque le pape Innocent vint trouver Lothaire et lui demander son appui contre Pierre de Léon et ses partisans:» Il est à croire qu'en réponse l'empereur réclama du Pape le droit d'investitures ecclésiastiques, tel que ses prédécesseurs l'avaient possédé longtemps avant lui. Le souverain Pontife fut vivement contrarié de ces exigences; il était fâché d'être venu trouver l'empereur, et ne savait comment il s'en retournerait, car il ne pouvait acquiescer au désir de Lothaire. sur ce point qui avait été pour l'Eglise une cause de tant de maux. Cependant, aidé des conseils et des prières de saint Bernard, le, Pontife se retira sans être inquiété. Othon de Frisingen, livre VII, chap. XVIII, dit à peu près la même chose, mais en termes moins précis. (Note de Picard.)

129. Contre lès perturbateurs de l'Eglise d'Orléans, que nous font connaître quelques lettres publiées par notre Acher dans le Spicilége, tome III. En premier lieu, une lettre d'Archambaud, sous-doyen de l'église d'Orléans, à l'archevêque de Sens, Henri, nous montre le premier auteur de ces troubles dans un certain Jean d'Orléans, qui plus tard fit tuer Archambaud, Spicil. 161. Cet homme, intrus dans la charge d'archidiacre, rencontra une vive opposition de la part d'Archambaud et de quelques autres ecclésiastiques; aidé de ses partisans Barthélemy Capicer, l'archidiacre Zacharie Païen, Jacques, sous-diacre de, Saint-Aignan, etc., il leur fit souffrir les plus grandes injustices et les dépouilla de presque tous leurs biens. Aussi, en terminant sa lettre, Archambaud prie-t-il l'archevêque Henri, auquel il s'était adressé, parce quo le siège d'Orléans était vacant, «de lui rendre pleine et entière justice contre ses oppresseurs, de faire fermer ou d'interdire l'église qu'il avait polluée par l'effusion du sang et souillée d'une foule de sacrilèges, et de punir sans retard une injustice qui retombait sur le Pape lui-même.» On voit aussi dans le même recueil une lettre que Geoffroy, évêque de Chartres, écrivit sur le même sujet à l'archevêque Henri. Peut-être l'intrus Jean tenait-il son titre de l'autorité du roi; mais enfin le pape Innocent, prenant en main la défense des opprimés, confia l'examen et le soin de cette affaire au légat du saint Siège, Geoffroy, l'évêque de Chartres dont nous avons parlé plus haut. Mais comme les choses traînaient un peu trop en longueur, il lui adressa ce rescrit: Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Geoffroy, évêque de Chartres, légat du saint Siège, et Etienne, évêque de Paris, salut et bénédiction apostolique.

«Votre Fraternité sait que nous avons remis à votre appréciation et à votre jugement la connaissance des dommages et des injustices que nos chers fils Archambaud, sous-doyen d'Orléans, maître G. et leurs compagnons ont eu à souffrir, avec mission de les rétablir dans les titres et dignités dont ils ont été dépouillés. Informé que cela n'a point été fait, nous mandons et ordonnons à Votre Charité que de même que vous avez bien commencé, vous continuiez au nom du Seigneur et meniez cette affaire à bonne fin. Donné à Plaisance le 5 de novembre l'an 1132.»

130. Une autre lettre du même pape Innocent, que j'ai extraite du Cartulaire de l'Église d'Orléans, nous fait connaître la suite de cette affaire.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Geoffroy, évêque de Chartres, légat du saint Siège apostolique, et Etienne, évêque de Paris, salut et bénédiction apostolique.

«Votre Charité saura que Geoffroy de Neuvy s'est présenté dernièrement devant nous et nos frères, s'engageant par serment à faire, sous la réserve de la fidélité qu'il doit à notre très-cher fils le roi de France Louis, hommage-lige à nos chers fils le sous-doyen Saint, au prévôt Sy, et aux autres parents et neveux d'Archambaud de bonne mémoire, sous-doyen d'Orléans, qui voudront bien recevoir son serment.

«Il engage par serment sa vie, ses membres et ses biens, à eux ainsi qu'à tous ceux qui ont été en exil avec le défunt, et de plus les membres les plus importants de sa famille prendront le même engagement que lui. Il est convenu encore qu'il fera tous ses efforts pour déterminer Henri à prêter le même serment et à agir comme lui, et que l'un et l'autre feront pleine satisfaction à l'Eglise d'Orléans qu'ils ont gravement offensée. En outre, Hervé de Neuvy, Hugues, son neveu, Thihauld, neveu d'Hervé, cent hommes d'armes avec lui, et cent quarante des meilleurs bourgeois d'Orléans qu'ils pourront trouver, feront hommage-lige avec lui aux susdits parents du sous-doyen Archambaud. Si Henri se refuse à faire ce serment, le susdit Geoffroy ne le fera pas moins en ce qui le concerne. Puis, le jour de la Toussaint prochaine, ils se présenteront devant nous pour recevoir la pénitence que nous jugerons à propos de leur imposer et s'entendre absoudre de l'excommunication. Enfin les susdits sous-doyen Saint et le prévôt Sy ont pardonné audit Geoffroy en présence de nos frères et pour l'amour de Dieu, la mort dudit Archambaud de bonne mémoire, et sont disposés à donner le même pardon à tous les hommes d'armes qui ont contribué à la mort du sous-doyen, s'ils donnent satisfaction tant à l'église d'Orléans qu'aux parents du défunt. Cependant tous les meurtriers seront en pénitence hors de l'église; mais si l'un d'eux tombe en danger de mort on ne lui refusera ni l'absolution de l'excommunication ni le saint Viatique, Nous voulons encore que l'église d'Orléans ne soit plus interdite désormais pendant l'office divin à ceux qui auraient fait la satisfaction exigée. Si quelques-uns des meurtriers se refusent à donner cette satisfaction, nous voulons qu'aussi longtemps qu'ils demeureront dans le diocèse d'Orléans, en pays du domaine royal de notre cher fils Louis, roi de France, la ville entière et l'archidiaconé de Saint-de-Garlande soient frappés d'interdit jusqu'à ce qu'ils aient complètement satisfait, Nous enjoignons donc à votre sollicitude, comme elle connaît mieux que nous l'état du pays, de pourvoir en notre place à l'absolution de l'église mise en interdit, quand la réparation aura été convenable. Donné à Pise le 8 janvier.





Bernard, Lettres 143