Bernard, Lettres 218

LETTRE CCXVIII. DERNIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU MÊME PAPE, POUR SE JUSTIFIER.

L'an 1143

Saint Bernard ayant remarqué qu'il avait perdu les bonnes grâces du pape Innocent, à l'occasion du testament du cardinal Yves, lui présente humblement la justification de sa conduite.

A son très-révérend père et seigneur le pape Innocent, Bernard, un homme de rien, salut.

1. Je me flattais jadis d'être quelque chose, si peu que ce fût, mais je vois bien à présent que je ne suis absolument rien, et je ne m'en étais pas encore aperçu. Comment aurais-je pu croire à tout mon néant quand mon seigneur et mon maître daignait encore abaisser ses regards sur son serviteur et lui prêter une oreille attentive? quand il recevait mes lettres avec empressement, les lisait avec plaisir et répondait avec tant d'obligeance et de bonté à toutes mes demandes? Mais aujourd'hui je suis moins que rien, depuis qu'il ne me regarde plus. D'où vient ce changement? en quoi vous ai-je offensé? Je devrais sans doute me faire de violents reproches si j'avais disposé à mon gré des biens laissés par le cardinal Yves d'heureuse mémoire, et contrairement à ses dernières volontés, comme je sais qu'on vous l'a dit; mais j'espère vous éclairer complètement sur ce point et me justifier ainsi auprès de vous. D'ailleurs je ne suis pas assez peu instruit pour ignorer que tous les biens dont il n'a pas disposé appartiennent à l'Eglise.

2. Veuillez, je vous prie, entendre comment les choses se sont véritablement passées; si je déguise la vérité dans mes paroles, je me condamne moi-même par ma propre bouche. Quand le cardinal vint à mourir, non-seulement j'étais absent, mais encore je me trouvais fort éloigné. Je sus de ceux qui l'assistèrent dans ses derniers moments qu'il avait fait un testament et même qu'il avait en soin de faire écrire ses volontés dernières. Après avoir disposé d'une partie de ses biens comme il l'entendait, il chargea deux abbés qui l'assistaient de se concerter avec moi, qui étais absent, pour distribuer le reste, dans la pensée que nous connaissions mieux que personne les besoins des différents monastères. Ces deux abbés vinrent à Clairvaux, et ne m'y trouvant pas, attendu que j'étais alors occupé par votre ordre à négocier la paix, ils disposèrent de l'argent qui restait entre leurs mains, non-seulement sans mon aveu, mais même à mon insu. Telle est la pure vérité; aussi vous prié je de ne plus m'en vouloir, de cesser de me regarder d'un oeil sévère et indigné; reprenez ce visage doux et serein, et cette figure rayonnante de bonté que vous avez toujours eue avec moi.

3. J'ai su encore que vous vous plaigniez du nombre de lettres que je vous écris: il me sera bien facile de me corriger de ce défaut-là, et je ne crains pas de vous importuner désormais davantage. J'ai trop présumé de moi, je l'avoue, quand je vous écrivais si souvent, sans tenir compte de la distance qui me sépare de Vous; mais aussi vous ne pouvez disconvenir que, d'un côte, vos bontés pour moi m'encourageaient à le faire, et de l'autre, l'envie d'être utile à mes amis m'y portait. Car, si ma mémoire n'est pas en défaut, vous conviendrez que je ne vous ai presque jamais rien demandé pour moi. Mais il faut en toutes choses savoir se contenir dans de justes bornes; c'est ce que je m'efforcerai de faire désormais si je le puis; je saurai modérer mon zèle et m'imposer silence. Après tout, il me sera moins pénible de mécontenter quelques amis que de déplaire à l'oint du Seigneur par mes prières sans nombre. J'en suis même venu maintenant au point de n'oser vous parler des périls qui menacent l'Eglise en ce moment, du schisme terrible que nous appréhendons de voir éclater, et de beaucoup d'autres choses semblables. J'en informe les évêques qui vous entourent; Votre Sainteté pourra se faire instruire de tout par eux, si elle désire savoir ce que je leur écris.


LETTRE CCXIX. AUX TROIS (a) ÉVÊQUES DE LA COUR DE ROME, AUBRY (b), D'OSTIE, ETIENNE DE PALESTRINE, IGMARE (c) DE FRASCATI, ET A GÉRARD, CHANCELIER DE L'ÉGLISE ROMAINE.

L'an 1143

Saint Bernard leur écrit à l'occasion de l'interdit lancé sur le royaume de France, pour l'affaire de l'archevêque de Bourges.

1. Le châtiment mémorable et terrible de ceux (Coré Dathan et Abiron) que la terre engloutit tout vivants et précipita dans les enfers pour avoir voulu diviser Israël, montre assez clairement combien le schisme qui déchire l'Église est un mal affreux, un fléau détestable dont il faut se garder à tout prix. On l'a bien vu aussi dans la persécution de Guibert (d) et dans l'entreprise téméraire de Bourdin, qui de nos jours ont frappé le sacerdoce et l'empire d'une plaie cruelle et d'un mal presque incurable. Nous en avons encore un exemple récent dans les épreuves sans nombre qui ont assailli l'Église avant que la miséricorde de Dieu eût calmé la rage du lion (Le schisme de Pierre de Léon) . C'est donc avec raison que le Seigneur «maudit celui par qui le scandale arrive (Lc 17,1).» Hélas! ne sommes-nous pas maudits nous-mêmes, nous qui n'avons qu'à gémir sur le passé, à déplorer le présent et à trembler pour l'avenir? Et pour comble de malheur, les choses humaines en sont venues au point que les coupables ne veulent pas s'humilier ni les juges se laisser fléchir. Nous crions aux uns: Cessez de faire le mal, ne levez pas la tête avec orgueil dans votre iniquité (Ps 74,5), mais ils se sont endurcis et ne nous écoutent même pas; nous conjurons les autres qui ont pour mission de corriger le péché, en ménageant

a Dans quelques manuscrits, on lit aux quatre, mais la leçon reçue nous semble préférable, puisque Gérard, le chancelier de la cour de Rome, cité en quatrième lieu, n'était pas évêque bien qu'il devint plus tard pape sous le nom de Lucius II.b Abry mourut en France, à Verdun. On rapporte dans la Vie de saint Bernard, livre 1V, que notre saint Docteur offrit sur son tombeau un sacrifice de louanges. Il est parlé de lui dans la lettre deux cent quarante et unième, et d'Étienne, dans la deus cent vingt-quatrième.c Igmare ou Ymare, d'abord moine de Cluny, de Saint-Martin-des-Champs, puis prieur de la Charité-sur-Loire, et enfin abbé de Moustier-Neuf, près Poitiers. On le voit cité avec ce titre dans la convention passée entre Louis le Jeune et Argrime, archidiacre d'Orléans, dans Duchesne, tome 4, page 764. II fut fait cardinal par le pape Innocent. C'était sous l'abbé Pouce un homme d'une rare équité, d'après la Chronique de Cluny. C'est à ces mêmes cardinaux que sont adressées les lettres cent trentième, deux cent trente et unième et deux cent trente-deuxième.
d C'était un évêque de Ravenne, que l'empereur Henri IV fit élire pape pour l'opposer à Grégoire VII et à ses trois successeurs. Maurice Bourdin, archevêque de Braga, fut intrus par Henri V dans la chaire de Saint-Pierre. Le Pape Callixte II l'enferma dans un monastère. Sa vie a été écrite par Etienne Baluze, et se trouve dans le tome III des Mélanges.

le pécheur (Ez 2,5), de ne pas achever de rompre le roseau, à demi brisé, et de ne pas éteindre la mèche qui fume encore, et ils n'en sont que plus ardents à souffler la tempête sur les vaisseaux de Tharsis.

2. Si nous disons, avec l'Apôtre, aux enfants d'obéir en toutes choses à leurs pères (Ep 6,1), ce sont autant de paroles que l'air emporte; et si nous engageons les pères à ne point exaspérer leurs enfants, nous les exaspérons eux-mêmes contre nous. Il est impossible d'amener les pécheurs à réparer leur faute, ni ceux qui doivent les reprendre et les corriger à montrer un peu de condescendance. Chacun n'écoute que ses passions et ne suit que sa pente, de sorte que tout est tendu au point de se rompre. Hélas! la plaie récente de l'Eglise (le schisme d'Anaclet) n'a pas encore eu le temps de se cicatriser, et on est sur le point de la rouvrir, de crucifier le Seigneur une seconde fois, de percer de nouveau soit côté innocent, de recommencer à se partager ses vêtements et même de mettre en pièces, s'il était possible, sa tunique sans couture. Pour peu que vous ayez l'âme sensible, vous devez remédier à de si grands maux, et ne pas permettre que le pays où, vous le savez, les divisions des autres contrées viennent s'éteindre, soit lui-même à présent la proie des factions. Si le souverain Juge frappe l'auteur du scandale de ses redoutables malédictions, sur quelles bénédictions n'auront pas droit de compter ceux qui étoufferont une si pernicieuse discorde?

3. On peut alléguer deux excuses en faveur du roi de France; la première d'avoir fait un serment illicite (a), et la seconde de le tenir, injustement sans doute, mais plutôt par une honte mal placée que par un acte formel de sa volonté, car vous n'ignorez pas que les Français regardent comme une infamie de manquer à un serment, même injuste, quoique la raison dise assez qu'on n'est pas obligé de l'accomplir. Assurément je n'ai pas l'intention de le justifier en ce cas; mais ne peul-on du moins le traiter avec quelque indulgence, à raison de son rang et de son âge, en considérant surtout qu'il n'a agi que dans un premier mouvement de colère? il me semble qu'on le peut aisément, pour peu qu'on incline à l'indulgence plutôt qu'à la sévérité. Vous aurez donc égard à son titre de roi et à sa jeunesse, et vous lui ferez grâce, du moins pour cette fois, à condition qu'il évitera désormais de tomber en pareille faute. Toutefois je ne demande cette grâce que si on peut l'accorder sans blesser les libertés de l'Eglise et le respect qu'on doit à un archevêque (Pierre de Bourges) que le Pape a sacré de ses propres mains. Le roi lui-même ne demande rien de plus, et toute l'Eglise d'en deçà des monts, qui est déjà bien assez affligée d'ailleurs, ne fait point d'autre voeu dans les humbles prières qu'elle vous adresse: Si nous essuyons un refus de votre part, il ne

a Le serment de ne jamais reconnaître pour archevêque de Bourges, Pierre, que le Pape avait consacré de ses propres mains. voir les notes à la fin du volume.

nous reste plus qu'à tendre les mains à la mort. Je suis effrayé et comme glacé d'épouvante à la pensée des maux qui peuvent fondre sur toutes nos contrées. Il y a un an, je vous fis la même prière qu'aujourd'hui; mais alors mes péchés ont été cause que je vous ai vivement indisposés contre moi, au lieu de vous rendre favorables à mes voeux, ce qui a jeté le monde presque tout entier dans la désolation. Si dans un excès de zèle il m'est échappé quelque chose que j'aurais dit supprimer ou dire en d'autres termes, je le désavoue et vous prie de l'oublier; mais si je n'ai rien dit que ce que je devais et comme je le devais, faites en sorte que je n'aie point parlé en vain.


LETTRE CCXX. AU ROI LOUIS.

L'an 1142

Saint Bernard refuse au roi Louis d'appuyer auprès du Pape son injuste demande dans l'affaire du comte Raoul et l'engage en même temps à ne pas opprimer les innocents, s'il ne veut pas irriter le Roi du ciel contre lui.

1. Je n'ai jamais eu d'autre pensée que de concourir à la gloire de Votre Majesté et de travailler au bien de son royaume; elle me fait la grâce d'en convenir et sa propre conscience lui en rend témoignage; je lui proteste aussi que j'aurai toujours les mêmes sentiments. Mais je ne sais comment je puis satisfaire à ses sujets de plaintes et empêcher le pape d'excommunier de nouveau le comte Raoul malgré les suites funestes que Votre Majesté me fait craindre de ce coup d'autorité qu'elle veut me faire conjurer par tous les moyens en mon pouvoir. Je ne puis le faire, et quand je le pourrais, je ne vois pas que raisonnablement je doive: le tenter; je suis peiné certainement des conséquences fâcheuses qui peuvent en résulter, mais on ne doit jamais faire le mal, même pour qu'il en arrive un bien. Il est plus sûr d'abandonner à Dieu les suites de cette affaire; il est assez sage et assez puissant pour faire et maintenir le bien qu'il a résolu de faire et pour empêcher le mal que les méchants méditent, ou du moins pour le faire retomber sur ceux qui en sont les auteurs.

2. Ce qui m'afflige le plus, c'est que Votre Altesse me marque dans sa lettre que cette affaire va amener la rupture de la paix conclue entre elle et le comte Thibaut. Peut-elle ignorer qu'elle a fait une faute considérable en contraignant., les armes à la main, le comte Thibaut à s'engager par serment contre toutes les lois divines et humaines, non-seulement à prier le Pape de lever, sales raison et contre toute justice, l'excommunication dont Raoul et ses sujets avaient été frappés; mais encore à user de tous les moyens pour l'y déterminer? Pourquoi Votre Majesté veut-elle accumuler faute sur faute et pousser à bout la patience de Dieu? En quoi le comte Thibaut a-t-il mérité d'encourir une seconde fois votre disgrâce? Ne s'est-il pas employé de toutes ses forces pour faire absoudre le comte Raoul contre les règles de toute justice? Vous n'ignorez pas qu'il n'a reculé pour cela devant aucune difficulté. Or maintenant il ne fait et n'a fait aucune démarche pour le faire excommunier de nouveau, quelque juste que soit cette seconde excommunication, et il a tenu religieusement le serment que vous lui avez arraché par la crainte. Ne vous opposez donc point, Sire, aux ordres manifestes du Roi des rois, votre créateur; ne poussez point l'audace jusqu'à l'attaquer si souvent sur son propre terrain et dans ses domaines; car ce serait vous en prendre à un rude et terrible adversaire que de déclarer la guerre à Celui qui tient la vie des princes dans sa main et fait trembler les rois de la terre eux-mêmes. Si je vous tiens un pareil langage, c'est que je redoute pour vous les plus grands malheurs. Ma crainte est une preuve de l'étendue de mon attachement à Votre Majesté.


LETTRE CCXXI. AU MÊME PRINCE.

L'an 1142

Saint Bernard blâme sévèrement le roi de France de suivre de mauvais conseils et de repousser toutes les ouvertures de paix qui lui sont faites, il lui déclare en même temps que si jusqu'à présent il n'a eu d'autre pensée que la gloire de son règne, désormais il n'aura plus qu'un souci, les intérêts de la vérité, et qu'un rôle, celui de témoin de ses méfaits.

1. Si Dieu m'est témoin de l'attachement que j'ai ressenti pour Votre Majesté dès l'instant que j'ai eu l'honneur de la connaître, et du zèle dont je n'ai cessé d'être animé pour sa gloire, vous savez aussi vous-même la peine et le mal que je me suis donnés l'année dernière, pour aviser avec vos plus fidèles serviteurs aux moyens de rétablir la paix dans votre royaume; mais je crains bien que vous n'ayez déjà rendu tous mes efforts inutiles, car il est évident pour tout le monde que vous avez renoncé avec une promptitude et une légèreté excessives, aux bonnes et sages résolutions que vous aviez prises. J'apprends même que je ne sais quel conseil inspiré par le démon vous pousse à renouveler des maux que vous vous repentiez d'avoir commis et à rouvrir des plaies à peine cicatrisées. Je ne crois pas qu'on puisse attribuer à d'autre qu'à Satan même le dessein de mettre tout à feu et à sang (a),

a Voir à ce sujet ce qui est rapporté de l'incendie de Vitry et du grand nombre de personnes qui y périrent, dans les notes de la lettre 224. Vitry, depuis lors surnommé le Brûlé, est maintenant un village du Pertuis sur la Marine.

de forcer de nouveau les pauvres, les captifs et ceux que le fer moissonne à pousser vers le père et le vengeur de la veuve et de l'orphelin leurs cris plaintifs, leurs gémissements et leurs sanglots (Ps 67,6)? Qui ne sait que l'antique ennemi du genre humain se complaît à de semblables victimes? N'est-il pas appelé le premier homicide (Jn 8,44)?» Que Votre Majesté ne cherche point d'excuse en faisant peser sur le comte Thibaut la cause de tous ces malheurs (Ps 140,4), car ce prince déclare qu'il veut la paix, il la demande avec toutes sortes d'instances et aux conditions dont vous étiez précédemment tombés d'accord ensemble; il est prêt à vous donner satisfaction entière pour toutes les contraventions que les négociateurs du premier arrangement intervenu entre vous et lui jugeront avoir été faites au traité. Or vous savez qu'ils sont entièrement dévoués à votre personne, et il s'engage à vous faire toutes les réparations convenables dans le cas où il l'aurait violé en quelque point, ce qu'il ne croit pas.

2. Cependant, au lieu de prêter l'oreille à ces propositions de paix, d'observer les conventions et d'acquiescer à de sages conseils, Votre Majesté se forme, par un secret jugement de Dieu, de fausses idées de toutes choses; elle regarde comme indigne d'elle ce qui l'honore, et se fait un point d'honneur de ce qui la couvre d'infamie; elle redoute ce qui n'est pas à craindre, et ne craint pas ce qu'elle devrait le plus redouter; de sorte qu'on peut lui faire le même reproche que Job au saint et glorieux roi David, d'aimer ceux qui lui veulent du mal et de n'avoir que de l'éloignement pour ceux qui lui veulent du bien (2S 6). En effet, ne croyez pas que ceux qui poussent Votre Majesté à recommencer la guerre contre un prince qui n'a rien fait pour cela, se préoccupent de votre gloire; ils ne songent qu'à leur avantage ou plutôt ils ne servent que les intérêts du démon, car ces ennemis de votre couronne et ces perturbateurs manifestes de la paix de votre royaume, se sentant trop faibles pour exécuter leurs propres desseins, essaient de faire servir votre puissance royale à l'accomplissement de leurs projets. Dieu veuille qu'ils n'y réussissent pas!

3. Pour moi, quelque résolution que vous preniez contre le bien de votre royaume, le salut de votre âme et l'intérêt de votre couronne, je ne puis, comme enfant de l'Eglise, me montrer insensible aux injustes traitements, aux mépris et aux humiliations dont on veut de nouveau abreuver ma mère; n'est-ce point assez des maux dont le souvenir fait encore couler nos larmes? Faut-il que nous les voyions se renouveler maintenant et que l'avenir nous en fasse craindre de semblables? Je suis résolu à tenir bon et à combattre jusqu'à la fin, sinon l'épée à la main et le bouclier au bras, du moins avec les armes qui me conviennent, c'est-à-dire avec mes prières et nies larmes. Hélas! jusqu'à présent, j'en atteste le Ciel qui a reçu mes voeux, je n'ai cessé de prier pour la paix de votre royaume et pour le salut de votre âme, j'ai plaidé votre cause auprès du saint Siège par mes lettres et par mes agents, au point, je le confesse, au point, dis-je, que j'ai indisposé le Pape contre moi et presque blessé ma propre conscience. Mais à la vue des violences que vous ne cessez d'exercer, je commence à me repentir d'avoir toujours voulu n'imputer vos torts qu'à votre jeunesse; c'était folie de ma part, désormais je suis résolu à ne plus défendre, selon mon faible pouvoir, que le parti de la vérité.

4. Je ne dissimulerai donc plus que vous cherchez à renouer vos rapports et à renouveler votre alliance avec des excommuniés, que vous conspirez avec des voleurs et des brigands, comme on dit, pour répandre le sang humain, incendier la demeure des hommes, détruire celle de Dieu, et ruiner les pauvres, et que, selon le langage du Prophète: «Vous courez au pillage avec les voleurs et faites alliance avec les adultères (Ps 49,18),» comme si vous n'étiez pas assez puissant vous-même pour faire le mal tout seul. Je proclamerai que, non content d'avoir imprudemment fait contre l'Eglise de Bourges, ce serment illicite qui a été la source de si grands et si nombreux malheurs, vous expiez maintenant votre péché en ne laissant pas à l'Eglise de Châlons-sur-Marne la liberté de s'élire un pasteur, et en permettant contre toutes les lois de la justice que votre frère a envoie en garnisaires, ses hommes d'armes, ses archers et ses arbalétriers, dans les maisons épiscopales, et que les biens des églises soient audacieusement pillés et employés à des fins profanes et criminelles. Si vous continuez, j'ose vous prédire que votre conduite ne demeurera pas longtemps impunie; aussi je vous exhorte, Sire, avec le zèle d'un sujet fidèle et dévoué, à sortir au plus vite de la voie mauvaise où vous vous êtes engagé, à vous convertir et à vous humilier à l'exemple du roi de Ninive, afin de détourner de vous le bras de Dieu déjà levé pour vous frapper. Je crains pour vous les plus grands malheurs. Voilà pourquoi je vous fais entendre un langage aussi sévère; mais souvenez-vous de ces paroles du Sage: «Les coups d'un ami valent mieux que les baisers d'un ennemi (Pr 27,6).»


a C'était Robert, dont il est parlé dans la lettre deux cent vingt-quatrième, n. 2, et dans la trois cent quatrième. Les Pères du chapitre de Cîteaux se plaignent au roi Louis le Jeune, dans la deux cent quatre-vingt-treizième lettre de Duchesne, que le comte Robert, son frère, «mange de la viande dans leurs granges» contre la règle de leur ordre. Pour ce qui concerne l'église de Châlon-sur-Marne, on peut consulter la lettre deux cent vingt-quatrième.




LETTRE CCXXII. A JOSSELIN (a), ÉVÊQUE DE SOISSONS, ET A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS.


Saint Bernard se plaint à ces deux conseillers du roi des injustes projets qu'il nourrit contre Thibaut au mépris des traités et de la paix conclue entre eux.

1. J'ai écrit au roi pour lui exposer les désordres qui se commettent dans son royaume et qu'on dit même qu'il autorise; comme vous êtes membres de son conseil, il m'a semblé que j e devais vous communiquer sa réponse. J'ai peine à croire qu'il soit convaincu de ce qu'il avance, et s'il ne l'est pas, comment peut-il espérer me convaincre, moi qui suis, comme vous le savez, parfaitement au courant de tout ce qui s'est fait pour le rétablissement de la paix. Afin de me persuader que, de son côté, le comte a manqué à ses engagements, il me dit en propres termes dans sa lettre, ainsi que vous pourrez le voir: «Mes évêques sont encore suspens et mon royaume est toujours en interdit,» comme si la levée des censures ecclésiastiques était au pouvoir du comte, ou qu'il se fût engagé à la procurer par tous les moyens en son pouvoir! Le roi continue: «On s'est moqué du comte Raoul en renouvelant son excommunication.» En quoi cela regarde-t-il le comte Thibaut? N'a-t-il pas travaillé de bonne foi à faire ce qu'il avait promis et n'a-t-il pas complètement dégagé sa parole? L'autre, il est vrai, a été victime de ses fautes et s'est laissé tomber dans la fosse qu'il s'était creusée; est-ce là une raison suffisante aux yeux du roi pour rompre un arrangement auquel vous avez travaillé? Y avait-il là matière à s'emporter comme il l'a fait contre Dieu et contre l'Eglise, au préjudice de ses propres intérêts et de ceux de son royaume? Fallait-il qu'il s'oubliât pour si peu de chose jusqu'à se précipiter sur les terres de son vassal, non-seulement sans lui avoir déclaré la guerre, mais encore sans lui signifier les raisons de cette rupture? Fallait-il enfin qu'il envoyât son propre frère s'emparer de la ville de Châlons-sur-Marne, au mépris de la convention qu'il avait faite avec le comte Thibaut au sujet même de cette ville, comme vous ne l'ignorez pas vous-mêmes?

2. Mais le roi fait encore un grief au comte Thibaut de chercher à s'attacher contre lui, par des mariages, les comtes de Flandre (b) et de

a Orderic le surnomme le Roux, page 889. C'est à lui qu'est adressée la lettre trois cent quarante-deuxième, ainsi que les lettres deux cent vingt-troisième, deux cent vingt-quatrième et deux cent vingt-cinquième.b Saint Bernard leur donne le titre de barons du roi dans la lettre deux cent vingt-quatrième, n. 3. Hérimann de Tournay nous donne la clef de ce passage, en disant, page 394: «Thierry, comte de Flandre, avait promis sa fille en mariage au fils du comte Thibaut; mais le roi de France faisait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher cette union en disant que le deux futurs époux étaient parents au troisième degrés.» De son côté, le comte Thibaut avait aussi en vue un mariage pour sa propre fille avec le comte de Soissons, Voir plus loin la lettre deus cent vingt-quatrième, n,4.

Soissons; je veux bien qu'il doute de sa fidélité, mais des soupçons ne sont pas une certitude; or je vous demande si de simples doutes lui donnent le droit de fouler aux pieds des engagements formels. D'ailleurs rien n'autorise à douter de la fidélité d'un homme tel que le comte Thibaut. Au reste. ceux dont il recherche l'alliance, loin d'être les ennemis du roi, ne sont-ils pas ses amis et ses vassaux? Le comte de Flandre est son parent, et,comme il le dit lui-même, un des appuis de sa couronne; en quoi donc la fidélité d'un vassal de Sa Majesté pourra-t-elle être légitimement soupçonnée, s'il cherche à s'allier par des mariages à ses sujets les plus fidèles? Il est bien certain que quiconque considérerait la conduite du comte Thibaut d'un oeil non prévenu, y verrait plutôt un gage de paix et un accroissement de force et de sécurité pour le royaume.

3. Au reste, je ne suis pas peu surpris d'apprendre que Sa Majesté dit à mon sujet, «qu'elle sait bien que j'étais informé des projets du comte Thibaut d'entraîner le comte Raoul dans son parti.» Si le roi ne m'a pas écrit ces choses, il l'a dit en propres termes à la personne qui lui a remis ma lettre, en ajoutant que j'avais plus d'une fois répété au comte Raoul que je me chargeais de la plus grande partie de ses péchés, s'il consentait à se rallier au comte Thibaut. Je défie qui que ce soit au monde, d'oser soutenir en ma présence que je l'aie chargé de faire de pareilles propositions au comte Raoul, ou de produire une lettre de ma main qui renferme rien de pareil. C'est au roi de voir de qui il tient cette nouvelle; pour moi, je suis très-certain que je suis innocent de ce qu'on m'impute là, et je réponds également de l'innocence du comte Thibaut en ce point, car il désavoue ce bruit de toutes ses forces. Après cela que Dieu prononce, il est notre juge; toujours est-il que le comte Thibaut, sur un simple soupçon, se voit accusé par un prince qui viole ses engagements d'une manière visible en attirant le comte Raoul dans son parti, qui méprise la loi de Dieu, ne tient aucun compte de la sentence du saint Siège et s'associe avec un adultère et un excommunié.

4. Puis le roi ajoute dans sa lettre: «Il s'en est fallu de peu que je n'eusse sur les bras deux ennemis formidables.» A cela le Prophète se charge de répondre pour moi par ces paroles, mais en riant: «Ils ont tremblé quand ils n'avaient aucun sujet de craindre (Ps 13,5).» «On m'attaque, dit-il, quand je ne menace personne, et on me persécute quand je ne trouble la paix de qui que ce soit.» Or je vous demande quel est ici l'agresseur véritable et le vrai provocateur: est-ce le comte? Mais il supplie humblement le roi de lui accorder ses bonnes grâces, il se montre disposé à le servir et à lui obéir comme à son souverain, lui demande la paix avec instance, et recherche tous les moyens de se réconcilier avec lui. Mais supposons qu'il n'en soit pas réellement ainsi, et que le comte Thibaut nourrisse en effet de mauvais projets contre Sa Majesté; pourquoi n'avoir pas recours à l'expédient dont on était convenu? Vous savez qu'il était stipulé dans le traité que s'il survenait quelque différend ou quelque difficulté au sujet de l'arrangement fait entre eux ils ne feraient ni l'un ni l'autre aucun acte d'hostilité avant de nous avoir soumis leurs griefs pour que nous les examinions de concert, vous, Monseigneur. d'Auxerre (Hugues) et moi, qui avons été les médiateurs de la paix, et que nous terminions à l'amiable les difficultés qui pourraient naître. Or le comte demande qu'on suive cette marelle, et le roi ne veut point y consentir.

5. Après tout, que le comte ait réellement tous les torts possibles à l'égard de Sa Majesté, pourquoi s'en prendre à l'Église? Quelle cause de mécontentement ont donné au roi non plus seulement l'Église de Bourges, mais celles de Châlons (a), de Reims et de Paris? Qu'il se fasse justice à l'égard du comte, il est dans son droit; mais prétendra-t-il s'y trouver encore quand il ravage les terres et les biens des églises, quand il empêche les brebis de Notre-Seigneur de se donner des pasteurs, en s'opposant au sacre de ceux qui sont élus, ou bien, ce qui ne s'est jamais vu jusqu'à présent, en ordonnant de retarder l'élection, jusqu'à ce qu'il ait consommé tous les biens des Eglises, dissipé le patrimoine des pauvres et ravagé le diocèse tout entier? Sont-ce là les conseils que vous lui donnez je vous le demande, car il est peu, croyable qu'il agisse en ces circonstances contre votre avis? Et pourtant j'ai bien de la peine à me persuader que vous lui inspiriez de si mauvais desseins. En effet, ce serait évidemment souffler le schisme, déclarer la guerre à Dieu même, asservir l'Église et changer sa liberté en servitude, Tout chrétien zélé, tout enfant de Dieu et de l'Église s'opposera comme un mur pour la défense de la maison de Dieu. Et vous, si vous aimez la paix ainsi qu'il convient à des enfants de paix, comment pouvez-vous, je ne dis pas traiter de telles affaires dans le conseil du roi, mais même assister aux conseils où elles se décident. Sachez qu'on est en droit de faire remonter la responsabilité du mal que fait un roi jeune encore, à ses conseillers, que leur âge rend inexcusables.

a On a vu dans les notes de la lettre deux cent seize ce qui concerne l'église de Bourges. Ce qui a rapport aux trois autres se trouve rapporté dans la lettre deux cent vingt-quatrième.




LETTRE CCXXIII. A JOSSELIN, ÉVÊQUE DE SOISSONS.

Vers l'an 1143

Saint Bernard présente ses humbles excuses à cet évêque qui lui avait écrit une lettre commençant par ces paroles: Salut en Notre-Seigneur sans esprit de calomnie, et l'engage à venger le Christ et son Eglise.

1. Je ne me reconnais pas le moins du monde coupable de calomnie; non-seulement je ne crois avoir dit du mal de personne; mais je sais très-certainement que je n'en ai pas même eu la pensée, surtout en ce qui concerne un prince de l'Église. Cependant, quelle que soit la prétendue offense dont vous me croyiez coupable à votre égard, j'en demande pardon à Votre Grandeur, car je me rappelle ces paroles de l'Apôtre: «On nous calomnie et nous répondons par des prières (1Co 4,13);» et je dis avec Job: «Plût à Dieu que j'eusse gardé le silence comme je le ferai désormais (Jb 39,35)!» J'espérais vous avoir donné complète satisfaction en écrivant à l'abbé de Saint-Denis au sujet des plaintes que vous faisiez l'un et l'autre entendre contre moi; mais je vois que votre indignation est loin d'être apaisée; mieux vaudrait peut-être qu'elle se tournât contre les persécuteurs de l'Église que contre moi; en tous cas ce serait plus juste. Je vous répète donc que je n'ai jamais ni dit, ni écrit, ni pensé que vous aimez la division et semez le scandale; j'en suis si sûr que je ne crains pas d'en appeler aux expressions de ma lettre: veuillez la relire, et si vous y trouvez rien de semblable, je veux être coupable de sacrilège et je confesse, comme vous me le reprochez, que j'étais effectivement possédé du démon de la calomnie quand je l'ai écrite.

2. Mais à présent que je vous ai fait humblement mes excuses, ne croyez pas que je renonce au droit de dire ce que je pense. J'ai donc vu, je l'avoue, et je vois encore avec douleur que vous ne preniez pas en main la cause du Christ et ne défendiez point la liberté de l'Église avec cette indépendance dont vous devriez faire preuve. Voilà pourquoi je n'ai pu m'empêcher de vous écrire en termes un peu vifs, il est vrai, mais pourtant non pas tels que vous me le reprochez. Je croyais et je croirais encore si je ne craignais de vous blesser que ce n'est pas assez pour vous de ne point être cause des divisions qui règnent parmi nous, mais que vous devez de plus résister avec autant d'indépendance que de fermeté à ceux qui le sont, quels que soient d'ailleurs leur rang et leur dignité, et témoigner toute l'horreur que leurs projets et leurs cabales vous inspirent. Oui, je le répète, je croirais encore qu'il y va de votre honneur de dire avec le Prophète: «Seigneur, je ne puis souffrir l'assemblée des méchants, jamais je ne consentirai à prendre place dans leurs conseils (Ps 25,5).» Ce zèle ne convenait-il qu'au prophète, et ne sied-il pas aussi au prêtre du Seigneur de dire avec lui: «Je suis l'ennemi de vos ennemis, et je me sens consumé de zèle contre eux (Ps 138,21)?» Plût à Dieu, je le dis en toute déférence pour votre sérénissime personne (a), que vous eussiez montré de semblables dispositions à un roi que sa jeunesse pousse à ne tenir aucun compte de vos conseils ni de ses propres engagements qu'il foule aux pieds plus encore en jeune homme (b) emporté qu'en prince cruel. Il trouble sans motif la paix de son royaume, déclare la guerre au ciel et à la terre, jette le trouble dans les églises de sa domination, profane les sanctuaires, favorise les méchants, persécute les gens de bien et fait mourir les innocents. Oui, voilà, je le répète, les maux dont je voudrais vous voir, gémir, et arrêter le cours autant qu'il est en vous. Mais il ne m'appartient pas d'apprendre à maître Josselin ce qu'il a à faire, encore moins de reprendre un évêque dont le devoir, au contraire, est de corriger les autres quand ils se trompent et de les ramener dans la bonne voie quand ils s'en écartent. Au reste, veuillez remarquer que par égard pour vous j'ai cacheté cette lettre parce gale vous avez trouvé mauvais que je vous eusse envoyé la première décachetée, ce que je n'ai fait que pour me conformer à l'usage de ne point cacheter (c) les lettres destinées à plusieurs personnes. Si je vous ai encore offensé en agissant ainsi, je vous prie de lue le pardonner, comme le reste.

a Saint Bernard donne ici te titre de Sérénissime qu'il a employé aussi en s'adressant au roi, lettre cent soixante-dixième, n. 3, et au pape innocent, lettre trois cent trente-septième, n. 1. Il est vrai que Josselin était membre du conseil du roi.
b Saisit Bernard, empruntant le style de l'Écriture sainte, parle de louis le Jeune comme d'un roi encore enfant, bien qu'il fat alors âgé de vingt-deux ans. Il s'est exprimé de même dans la lettre cent soixante-dixième et ailleurs encore.
c Dans sa lettre trois cent quatrième, saint Bernard dit: «Je n'avais pas mon cache sous la main.». Il s'exprime de même dans la lettre quatre cent deuxième. Ce cachet, comme on le voit, par la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième, portait le nom et le portrait de saint Bernard.


Bernard, Lettres 218