Bernard, Lettres 325

LETTRE CCCXXV. AU MEME ABBÉ AU SUJET DU NOVICE IDIER.

Vers l'an 1139.

Saint Bernard lui donne, à sa demande, des conseils sur la règle de conduite qu'il doit tenir envers un novice d'un caractère difficile nommé Idier.

A son très-aimé frère et confrère Robert, abbé des Dunes, le frère Bernard de Clairvaux, salut.

Je vous donnerai au sujet du religieux dont vous me parlez et que vous croyez devoir être non-seulement inutile, mais à charge à la communauté, sans parler des défauts secrets dont vous le soupçonnez atteint, le conseil que je suivrais moi-même si j'étais à votre place. D'après ce que vous me dites, il me semble que pendant le temps de son noviciat il s'est si mal conduit que non-seulement il n'y a pas lieu à l'admettre à faire profession, mais même que vous pouvez en toute sûreté de conscience le renvoyer du monastère. Si pourtant votre charité répugne à le traiter avec la rigueur qu'il mérite, vous pouvez l'autoriser à rester au milieu de vous, tout le temps que vous jugerez à propos, mais sans lui permettre de faire profession; car je vous engage très-fortement à ne le recevoir qu'après l'avoir éprouvé de nouveau, et vous être bien assuré qu'il peut faire un bon et digne religieux. Autrement, tranchez résolument dans le vif, vous savez qu'il suffit d'une seule brebis malade pour infester tout le troupeau.




LETTRE DE L'ABBÉ GUILLAUME (a) A GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES, ET A BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

a Cette lettre se trouve placée en guise de préface en tète de la controverse de Guillaume, abbé de Saint-Thierry de Reims, avec Abélard. Cette controverse se trouve imprimée dans le tome IV de la Bibliothèque de Cîteaux. On voit aux premières lignes de cette lettre qu'elle est antérieure a tout ce que saint Bernard a écrit contre Abélard; c'est ce qui nous l'a fait placer avant l'année 1140.

L'abbé Guillaume les prie de prendre en main la cause de l'Église contre Pierre Abélard, dont il cite quelques propositions erronées.

A ses révérends seigneurs et pères en Jésus-Christ, Geoffroy, évêque de Chartres, et Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeux ardents de jours longs et heureux.

1. Mes seigneurs et mes pères, Dieu sait toute la confusion que j'éprouve en me voyant contraint, malgré mon néant, d'attirer votre attention sur un sujet dont l'importance intéresse l'Église entière; mais puisque vous gardez le silence, de même que tous ceux pour qui c'était en pareille circonstance un devoir de parler, je le romps et c'est à vous tlue je m'adresse. On porte à la foi sur laquelle reposent nos communes espérances, des coups redoutables; on tend à la corrompre, cependant personne n'essaie de parer les attaques dirigées contre elle, personne? même n'élève la voix pour la défendre; et pourtant Jésus-Christ a versé tout son sang pour nous la donner, les apôtres et les martyrs ont répandu jusqu'à la dernière goutte du leur pour la défendre; les Pères et les Docteurs de l'Église ont consacré peurs travaux et leurs veilles à l'affermir et à la transmettre sans tache et sans souillure à nos siècles dépravés; à ces pensées je me sens l'âme rongée de chagrin, mon coeur se brise, et, dans ma douleur, je veux au moins dire quelques mots en faveur de cette foi pour laquelle je verserais volontiers jusqu'à la dernière goutte de mon sang si cela était nécessaire. Ne croyez pas qu'il ne s'agisse que d'attaques sana portée. Il n'est question de rien moins que du mystère de la sainte Trinité, de la personne de notre divin Médiateur, et de celle du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du sacrement de notre rédemption. Pierre Abélard recommence à professer et à publier des nouveautés: ses livres passent les mers et traversent les Alpes, ses nouveautés en matière de foi et ses nouveaux dogmes se répandent dans les provinces et les royaumes, on les publie, on les soutient librement partout, c'est au point qu'on prétend qu'il, comptent des partisans même à la cour de Rome. Je vous le dis, votre silence est aussi dangereux pour vous que pour l'Eglise de Dieu. Nous ne comptons pour rien les atteintes portées à la foi, quoique ce ne soit que par elle que nous nous soyons renoncés nous-mêmes, et nous noyons avec indifférence les coups dirigés contre Dieu, dès qu'ils ne le sont point contre nous. Je vous en avertis, le mal n'est encore qu'à sa naissance, mais si vous ne le tranchez dans sa racine, il ne tardera pas à s'accroître et à devenir semblable au basilic, que nul enchantement ne peut plus maîtriser. Laissez-moi vous dire pourquoi je m'explique ainsi.

2. Dernièrement le hasard fit tomber sous mes yeux un opuscule de, cet homme, ayant pour titre: Théologie de Pierre Abélard. J'avoue que ce titre piqua ma curiosité et me fit lire cet ouvrage. J'en avais deux exemplaires à peu prés semblables, sauf quelques développements qui manquaient dans l'un et se. trouvaient tout au long dans l'autre. Comme j'y ai trouvé plusieurs choses qui m'ont particulièrement choqué, je les ai notées en ajoutant les raisons pour lesquelles elles m'avaient blessé; je vous envoie mes remarques et mes notes avec les livres eux-mêmes, afin que vous jugiez si j'ai eu raison d'être choqué de ce quedit fauteur. Les termes insolites dont il fait usage dans les choses de la foi, et le sens tout àfait nouveau pour moi qu'il donne aux expressions reçues, ont jeté un tel trouble dans mon esprit que, n'ayant personne à qui m'en ouvrir, je n'ai vu que vous à qui m'adresser en cette occasion et confier la cause de Dieu et de l'Église. Cet auteur vous craint et vous redoute; si vous fermez les yeux sur ses écrits, je ne vois pas qui peut lui imposer. A quels excès ne se laissera-t-il pas aller, s'il ne craint plus personne? L'Église ayant vu la mort lui enlever presque tous les maîtres de la saine doctrine (a), cet ennemi domestique la prend au



a C'est à peu près dans les mêmes termes que Hugues Metellus s'exprime dans sa quatrième lettre au pape Innocent contre le même Abélard: «Après la mort d'Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux, il semble que le feu de la parole de Dieu perdit de son éclat sur la terre... etc.»



dépourvu en fondant sur elle, et profite de la pénurie de docteurs où il la trouve, pour s'arroger, dans son sein, l'autorité de ceux qui lui manquent. Traitant l'Ecriture sainte comme il a traité la dialectique, il la remplit de ses inventions, il y sème ses nouveautés que chaque année voit renaître sous un nouvel aspect. Au lieu de prendre la foi pour guide, il s'en fait le censeur, il se permet de la redresser, au lieu de se soumettre à ses décrets.

3. Voici la liste des propositions que j'ai extraites de ses oeuvres dans la pensée de vous les soumettre: 1. Il définit la foi: le sentiment des choses invisibles. 2. Il dit que les noms de Père, Fils et Saint-Esprit sont impropres en Dieu et ne servent qu'à rendre la plénitude du souverain bien. 3. Le Père est la toute-puissance, le Fils une certaine puissance, et le Saint-Esprit n'est point une puissance. 4. Le Saint-Esprit n'est pas consubstantiel au Père et au Fils comme le Fils l'est au Père. 5. Le Saint-Esprit est l'âme du monde. 6. Nous pouvons vouloir le bien et le faire par les seules forces du libre arbitre sans le secours de la grâce. 7. Ce n'est pas pour nous délivrer de la servitude du démon que le Christ s'est incarné et qu'il a souffert la mort. 8. Jésus-Christ, Dieu et homme, n'est pas une des trois personnes de la sainte Trinité. 9. Au sacrement de l'autel, la forme de la substance antérieure demeure dans l'air. 10. Le démon inspire ses suggestions aux hommes par des moyens physiques. 11. Ce que nous tirons d'Adam ce n'est pas la coulpe, mais la peine du péché originel. 12. Il n'y a péché que dans le consentement au péché et le mépris de Dieu. 13. On ne commet aucun péché par la concupiscence, la délectation ou l'ignorance; il n'y a pas de péché en cela, mais seulement un fait naturel.

4. Il m'a semblé que je devais extraire ces propositions des livres d'Abélard pour les mettre sous vos yeux, afin de réveiller votre zèle et de vous convaincre que je ne me suis pas ému sans raison en les lisant; et même avec la grâce de celui entre les mains duquel sont nos personnes et nos discours, je me permettrai de les réfuter ainsi que quelques autres qui en dépendent, sans me préoccuper de vous charmer par. mon style, pourvu que je vous plaise par l'exposé de ma foi. J'espère, en vous montrant que ces propositions ne m'ont que trop justement ému, vous émouvoir à votre tour, et vous inspirer le courage, pour sauver la tête, de sacrifier, s'il le faut, un pied, une main ou même un oeil, comme on pourrait appeler cet homme pour lequel j'ai ressenti autrefois une bien grande affection et que je voudrais pouvoir aimer encore; je prends Dieu même à témoin de ce que je vous écris là, mais dans une pareille doctrine il n'y a plus pour moi ni prochain, ni ami. Puisqu'il s'est dévoilé lui-même en rendant ses erreurs publiques, il ne saurait plus être question maintenant de chercher à remédier au mal en prenant à part celui qui en est l'auteur pour le reprendre en secret. D'ailleurs, j'ai appris que, sans compter les opuscules qu'il a intitulés le Oui et le Non et Connais-toi toi-même, il en a composé plusieurs autres encore dont les titres étranges me font craindre des doctrines plus étranges encore. On dit, il est vrai, que ces oeuvres craignent la lumière; toujours est-il que je les ai fait chercher partout sans pouvoir me les procurer. Mais revenons à notre sujet.... etc.




LETTRE CCCXXVII. RÉPONSE DE SAINT BERNARD A L'ABBÉ GUILLAUME.



Vers l'an 1139.



Saint Bernard approuve son écrit sur Abélard et lui promet d'eau conférer avec lui après Pâques.



A son très-cher Guillaume, le frère Bernard.



A mon avis, vous vous êtes ému, avec raison, vous ne pouviez même. pas ne pas l'être, et de plus je vois que votre indignation n'est pas demeurée oisive puisqu'elle vous a fait prendre la plume pour réfuter et confondre les blasphèmes des impies. Je n'ai pas encore eu le temps de lire votre écrit avec toute l'attention que vous demandez, je n'ai fait que le parcourir un peu à la hâte; néanmoins je le goûte fort et je le crois très-propre à confondre les dogmes pervers que vous attaquez. Mais vous savez qu'eu pareilles matières je ne m'en rapporte pas trop à mon propre jugement; aussi, vu l'importance du sujet, je crois qu'il est bon qu'en temps opportun, nous nous donnions rendez-vous pour discuter ensemble de toutes ces choses. Je ne crois pas que cela puisse se faire avant Pâques, si nous voulons vaquer sans trouble à l'oraison comme ce saint temps le demande. Souffrez, en attendant, que je garde patiemment le silence sur toutes ces questions, d'autant plus que la plupart, pour ne pas dire toutes (a), me sont encore un peu étrangères; mais pt Dieu est assez puissant pour accorder à mon esprit la sagesse et la lumière que vous lui demandez pour moi dans vos prières. Adieu.



a On voit,à la manière dont s'exprime saint Bernard,que l'abbé Guillaume fut un des premiers à signaler les erreurs d'Abélard, ce que d'ailleurs il fait lui-même assez clairement entendre dans la lettre précédente, où il reproche à Geoffroy et à saint Bernard, le silence qu'ils ont gardé jusqu'alors.




LETTRE CCCXXVIII. AU PAPE (a).



Contre l'élection d'un évêque de Rodez.



Jusqu'à présent je n'ai pas hésité à vous écrire à temps et même à contre-temps, pour obliger mes amis; si je balançais à vous écrire aujourd'hui, la religion elle-même m'y contraindrait, en me répétant le mot du Prophète: «Malheur à celui qui ne fait point usage de son épée lorsqu'il doit frapper (Jr 48,10)!» La malice fait tous les jours de nouveaux progrès, les desseins des méchants prospèrent, et personne ne s'y oppose, personne ne se lève pour servir de rempart à la maison d'Israël. On voit aux jours de votre pontificat des hommes corrompus qui ont fait un pacte avec la mort et se sont alliés à l'enfer, faire des pieds et des mains pour entrer de force dans le saint des saints. Jusqu'à quand le souffrirez-vous avec cette patience? Ainsi le clergé de Rodez (b), après avoir élu pour évêque un homme qui ne le troublera pas dans ses désordres, a porté l'audace jusqu'à vous déguiser la vérité à vous-même, et à vous en imposer tant sur la personne de l'élu que sur la forme de l'élection. Cet homme que les hommes ont choisi, mais que Dieu n'a point appelé, compte de nombreux témoins de la vie infâme qu'il a menée, on n'en cite pas un seul de la pénitence qui aurait dû la suivre; mais je ne veux point déchirer le voile qui cache sa conduite, ni courir le risque de manquer à la décence en en disant davantage. Mais que Dieu nous préserve de voir promus, sous votre pontificat, à la garde des âmes; de pareils monstres qui foulent aux pieds le sang du Sauveur et ne font aucun cas de leur âme dont il fut le prix! Que signifient ces insinuations subtiles par lesquelles ils espèrent se rendre la cour de Rome favorable, quand ils allèguent en faveur de leur cause qu'on s'est moqué et qu'on n'a tenu aucun compte de l'appel qu'ils avaient interjeté à votre tribunal? Il y a dans tout ce qu'ils disent à ce sujet autant de mensonges que de mots, car, au rapport



a Cette lettre était placée immédiatement après celle d'un certain A... A l'abbé de Rieti, et était précédée de ces mots Au même; maison voit parla lettre suivante, qui traite également de l'élection d'un successeur d'Adémare au siége de Rodez, que celle-ci est aussi de la main de saint Bernard et fut adressée au pape Innocent ou au pape Eugène. Dans sa deux cent quarantième lettre, n. 1, saint Bernard félicite le pape Eugène d'avoir enfin terminé la cause de l'Eglise de Rodez en déposant, comme il le donne à entendre, le sujet indigne dont l'élection avait fait un évêque de Rodez. C'est précisément de cette élection qu'il est question dans cette lettre et dans la suivante.



b Il est évident qu'il est ici question du clergé de Rodez et non pas des religieux de Rutila, près de Trèves, dont il est parlé n,47 du livre IV de la Vie de saint Bernard.



de gens dignes de foi, il n'y a jamais eu d'appel, par conséquent on n'a pas pu s'en moquer. Il est important que vous confirmiez du poids de votre autorité ce que le métropolitain a a fait de concert avec les religieux du diocèse. Je vous prie en même temps d'affectionner de plus en plus ce prélat, ce que je ne vous demanderais certainement pas s'il ne faisait honneur à son ministère par la manière dont il en remplit les devoirs.




LETTRE CCCXXIX. A L'EVEQUE DE LIMOGES.



Vers l'an 1140.



Contre l'élection d'un évêque de Rodez.



Je ne viens pas vous parler de moi ni vous entretenir de vos intérêts, c'est pour vous que je vous écris. Vous savez que la vie de l'homme est bien courts, remplissez donc vos devoirs d'évêque pendant que vous occupez la chaire épiscopale de Limoges, de manière à nous édifier par le spectacle de vos bonnes oeuvres. J'ai eu la consolation d'apprendre que le souverain Pontife vous a renvoyé l'affaire de l'élection de l'évêque de Cahors b avec plein pouvoir de la terminer selon les canons, sans qu'il pût être fait appel du jugement que vous aurez porté. Voilà pour vous une belle occasion de montrer à l'Eglise que son chef suprême a en une bonne inspiration en prenant ce parti; on va voir si la crainte de Dieu vous inspire, si les saints canons sont une règle pour vous et quelle estime vous faites de la justice. Il s'agit de donner à l'Eglise de Rodez un vrai pasteur des âmes, un véritable évêque, un digne successeur de Jésus-Christ, un prélat enfin dont les oeuvres fécondes fassent oublier la stérilité de celui qui l'a précédé dans la chaire de cette Eglise. Qui choisira-t-on pour cela? Sera-ce un homme dont la vie n'est qu'une infamie, la conscience un remords, et la réputation une honte

un homme qui est tombé d'abbaye en abbaye, ou plutôt d'abîme en abîme, et qui n'a pas eu honte de violer les vierges auxquelles il avait lui-même donné le voile? Serait-ce là tenir compte de la recommandation de l'Apôtre disant: «Il faut qu'un évêque soit exempt de crime, attendu qu'il est le dispensateur des trésors de Dieu (Tt 1,7)?» Ne vous mettez pas en contradiction avec vous-même en parlant d'une manière et en agissant d'une autre; que vos actes répondent constamment



a C'était l'archevêque de Bourges, dont Rodez était suffragant.



b Le texte porte Catane, nous préférons Cahors. II est probable en effet que c'est plutôt de cette dernière ville qu'il est question dans cette lettre que de la première. Si on partage notre manière de voir, il semble que l'élection dont il est ici question n'est autre que celle de Raymond que Guillaume de la Croix aurait eu tort, par conséquent, de rayer de la liste des évêques.





à vos paroles si vous ne voulez qu'on ne vous applique ce que le Psalmiste disait de certaines gens: «Leur langue s'est contredite (Ps 63,9).» Toute l'affaire est maintenant entre vos mains, gardez votre âme exempte de souillures et ne vous chargez point des péchés d'autrui. Vous êtes le maître de confirmer ou d'annuler cette élection, mais en prenant ce dernier parti, vous consacrerez vos mains au Seigneur.


CCXXXVII-CCXLILET. CCXLII-CCXLIVLET. CCXLIV-CCXLVIIILET. CCL-CCLIIILET. CCLIV-CCLVLET. CCLXXIV-CCLXXVIIILET. CCLXXIX-CCLXXXIILET. CCCXXX-CCCXXXVIII

LET. CCCXXXIX-CCCXLVLET. CCCXCII-CCCXCVIIILET. CDXXI-CDXXXILET. CDXXXII- CDXXXVIIILET. CDXXXIX-CDXLILET. LETTRE CCCXXX. AU PAPE INNOCENT.

LETTRE CCCXXXI. AU CARDINAL ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE PALESTRINE,

LETTRE CCCXXIII. AU CARDINAL G...

LETTRE CCCXXXIII. AU CARDINAT. G... (a).

LETTRE CCCXXXIV. A GUY (a) DE PISE.

LETTRE CCCXXXV. A UN CERTAIN CARDINAL PRÊTRE.

LETTRE CCCXXXVI. A UN CERTAIN ABBÉ, SUR LE MÊME SUJET.

LETTRE CCCXXXVII. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DES ÉVÊQUES DE FRANCE (a).

LETTRE CCCXXXVIII. A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA COUR DE ROME.








LETTRE CCCXXX. AU PAPE INNOCENT.



Contre Pierre Abélard.



A son bien-aimé père et seigneur le pape Innocent, B..., abbé de Clairvaux, ses très-humbles hommages.



L'Épouse du Christ passe ses nuits au milieu des sanglots, ses joues sont inondées de larmes, et pas un de ses nombreux amis ne se présente pour la consoler. Cette Sunamite vous est confiée, très-saint l'ère, pendant les jours de son pèlerinage, jusqu'au retour de son Époux, et comme elle vous sait aimé de lui, il n'est personne à qui elle fasse avec plus d'abandon la confidence des injustices dont elle est l'objet; personne à qui elle ouvre plus intimement le fond de son coeur pour lui en montrer les chagrins et les tortures. L'amour que vous avez pour l'Époux fait qu'en toute occasion l'Épouse vous trouve prêt à la soutenir au milieu des épreuves; car, semblable au lis qui pousse art milieu des épines, l'Église est environnée d'ennemis; mais de tous ceux qui l'assaillent, ceux dont les blessures lui sont le plus cruelles et les coups le plus sensibles, ce sont ceux qu'elle a portés dans son sein et nourris de son lait. Ce sont eux qui lui arrachent contre eux-mêmes cette plainte empruntée au Prophète: «Mes proches et mes amis se sont levés contre moi et ont résolu de me perdre (Ps 37,12).» Qu'est-ce qui peut faire plus de mal qu'un ennemi domestique? On peut en juger par la fausse amitié d'Absalon et par le baiser de Judas. Voilà qu'on veut poser un autre fondement de la foi que celui qui à été établi (1Co 3,11). On nous fabrique en France une nouvelle foi; on n'envisage plus les vertus et les vices au point de vue de la morale, ni les sacrements selon les règles de la foi; enfin il n'est pas jusqu'au mystère de la sainte Trinité dont on ne parle, m'assure-t-on, en termes bien éloignés de la simplicité et de la réserve que réclame un pareil sujet. Maître Pierre et Arnaud, dont vous avez purgé l'Italie comme d'un fléau, s'entendent parfaitement l'un l'autre pour faire la guerre à Dieu et réunissent leurs efforts contre son Christ; leur liaison est telle que. ces deux monstres semblent couverts par les mêmes écailles dont l'étroit rapprochement ne permet pas même à l'air de pénétrer jusqu'à eux. Ils se sont corrompus l'un l'autre, leur science les a rendus abominables, elle est devenue dans leur âme un levain de corruption qui perd la foi des simples, pervertit les règles de la morale et souille la robe virginale de l'Église. Semblables à celui qui sait se changer eu ange de lumière, ils se parent des dehors de la piété, mais se gardent bien d'en conserver l'esprit; on dirait à les voir des sanctuaires chargés de décorations, et ce sont des antres d'où se décochent des flèches mortelles contre les hommes au coeur droit. A peine avons-nous cessé d'entendre le rugissement du lion contre la chaire de Pierre, que nous sommes menacés des atteintes du dragon, qui s'en prend à la foi du môme apôtre; ces deux ennemis portent aussi le nom de Pierre, mais tandis que le premier s'attaquait ouvertement à l'Église comme un lion qui cherche une proie à dévorer, le second, semblable au dragon, se tient en embuscade et tend en secret ses piéges à l'innocence. Mais vous, Seigneur mon Dieu, vous saurez troubler les visées de l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort a mis fin à ses ravages; mais l'autre, par les écrits où il consigne: ses nouveautés dogmatiques, a pourvu à la perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas encore nées. Mais je veux en deux mots vous donner une idée de ce théologien nouveau. Il a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité. Après tout cela, il se vante d'avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués dans ceux mêmes en qui il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Par quelle audace et de quel front peux-tu bien en appeler à la protection du défenseur de la foi, toi qui sapes cette vertu par la base? de quel oeil oses-tu regarder en face l'ami de l'Époux quand tu déshonores l'Épouse? Pourquoi faut-il que le soin d'une communauté et le faible état de ma santé me forcent de rester dans mon monastère? Avec quel empressement partirais-je pour aller voir le zèle que l'ami de l'Époux déploie à la garde de son Epouse bien-aimée pendant qu'il est absent! Pourrais-je souffrir qu'on attaque et qu'on déchire l'Église même quand je n'ai pu me taire lorsqu'on en persécutait le chef? Quant à vous, bien-aimé Père, ne tardez point à prendre sa défense, préparez vos armes et ceignez-vous du glaive que vous avez reçu. Déjà la charité se ressent des coups de l'iniquité et diminue à proportion que celle-ci augmente, et je prévois le jour où l'Épouse du Christ va se mettre à la suite de troupeaux étrangers et se laisser conduire par les faux pasteurs qui les mènent, si vous n'y mettez bon ordre.




LETTRE CCCXXXI. AU CARDINAL ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE PALESTRINE,



Sur le même sujet que la précédente.



A son très-vénéré seigneur et bien-aimé père E..., par la grâce de Dieu évêque de Palestrine, le fière Bernard, abbé de Clairvaux; il faut servir le Seigneur avec force et courage.



Persuadé que Vous êtes l'ami de l'Époux et que vous vous plaisez à entendre sa voix, je viens vous entretenir avec confiance des épreuves et des désolations de l'Épouse du Christ. Si je ne me trompe sur les dispositions de votre âme, je sais que le Seigneur peut compter sur vous et que vous n'avez en vue que les intérêts de Jésus-Christ. Pierre Abélard se déclare dans sa vie, dans ses moeurs et jusque dans les ouvrages qu'il publie, le persécuteur de la foi catholique et l'ennemi de la croix du Sauveur. Sous l'habit religieux il cache un hérétique déclaré, car il n'a de religieux que l'habit et le nom. Il rouvre les vieilles citernes et les sources à demi fermées des hérésies pour y faire tomber les boeufs et les ânes. Après avoir longtemps gardé le silence, il ne sort de sa solitude de Bretagne où il a conçu la douleur, que pour enfanter l'iniquité (Ps 7,15)» dans, la France entière. Le serpent aux mille replis est sorti de la caverne et, pareil à l'hydre de la fable, il semble qu'il lui est poussé sept têtes à la place de celle qu'on lui avait coupée. Pour une hérésie, pour une tête tranchée à ce monstre au concile de Soissons, il en pousse sept autres; pour ne pas dire un plus grand nombre; je m'en suis procuré la liste et je vous l'envoie. A peine a t-il sevré ses écoliers du lait de la logique encore nécessaire à leur jeunesse et à leur ignorance qu'il 'applique ces esprits encore incapables des premiers éléments de la foi, au mystère de la sainte Trinité, à la contemplation du Saint des saints, et de la demeure impénétrable de celui qui se plaît au milieu des ombres et des mystères. Notre nouveau théologien a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité; et, poussant jusqu'au bout dans cette voie, il parcourt à peu près tous les sacrements, touche à tout avec audace et traite de tout d'après son damnable système. De plus, il se vante d'avoir infesté la cour de Rome elle-même du venin de ses nouveautés, d'avoir fait recevoir et goûter des Romains ses livres et ses maximes, et de compter enfin des partisans dévoués dans tous ceux dans lesquels il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Que Dieu veille lui-même au salut de cette Eglise pour laquelle il a donné sa vie afin qu'elle fùt à ses yeux sans souillure et sans ride, et qu'il fasse condamner à un silence perpétuel un homme dont la bouche ne vomit que malédiction, amertume et erreur.




LETTRE CCCXXIII. AU CARDINAL G...



L'an 1140.



Encore contre Pierre Abélard.



A son vénéré seigneur et bien-aimé père G..., cardinal diacre de la sainte Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et esprit de conseil et de force.



Je ne saurais vous taire l'injure qu'on fait à Jésus-Christ, les douleurs et les angoisses où se trouve l'Eglise, la misère qui pèse sur les indigents et les gémissements que font entendre les pauvres. Nous vivons dans un temps fécond en périls qui voit se lever des docteurs uniquement occupés à flatter ceux qui les écoutent, et des disciples qui ferment les oreilles à la vérité et ne les ouvrent qu'aux fables qu'on leur débite. Il paraît en France un homme dit nom de Pierre Abélard, qui se donne pour religieux et vit sans règle; pour prélat, et n'a point charge dames; pour abbé, et n'a point d'abbaye; il dispute avec des enfants et converse avec les femmes. Dans ses livres, il repaît ses disciples d'une nourriture inconnue et les enivre d'un breuvage clandestin, tandis que dans ses leçons orales il captive par un néologisme profane et des expressions aussi nouvelles que le sens qu'elles expriment, et essaie de percer, non pas comme Moïse seul et sans témoin, mais avec la foule entière de ses nombreux disciples, les mystérieuses obscurités dont Dieu s'environne. On ne voit dans les rues et les places publiques que des gens qui disputent de la foi catholique, de l'enfantement de la Vierge, du sacrement de l'autel et de l'insondable mystère de la sainte Trinité. Nous n'avons cessé d'entendre les rugissements du lion que pour avoir les oreilles déchirées par les sifflements du dragon; mais vous, Seigneur mon Dieu, vous saurez confondre les visées de l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort mit fin à ses ravages; mais l'autre a pourvu à la perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas encore nées. Il a écrit et publié ses nouveautés pestilentielles; je me suis procuré ses livres et je vous les envoie, vous pourrez ainsi le juger par ses oeuvres. Vous verrez que notre nouveau théologien a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité; or je ne cite là qu'un petit nombre de ses erreurs. Eh quoi! n'y aura-t-il donc personne parmi vous qui gémisse sur les coups dirigés contre le Sauveur, personne qui prenne le parti de la justice et se lève contre l'iniquité? Si l'on ne ferme la bouche à ce méchant, je mets les conséquences de toute cette affaire entre les mains de celui qui considère le travail et la douleur dont le juste est accablé par le méchant (Ps 9,35).




LETTRE CCCXXXIII. AU CARDINAT. G... (a).



L'an 1140



Sur le même sujet.



A son ami G.,., vénérable cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et amitié.



Puisque vous avez l'habitude de. vous lever devant moi toutes les fois que je me présente à la cour, je vous engage à le faire en ce moment; ne croyez pas que je plaisante, je parle très-sérieusement; en ce moment même je me présente devant la cour, sinon en personne, du moins dans le procès qui lui est actuellement déféré. Veuillez donc m'honorer dans la. cause que je plaide, car c'est celle de Jésus-Christ lui-même et de la vérité. Oui, levez-vous, ou plutôt soulevez-vous, le coeur indigné, contre un hérétique qui parle de foi, contre toutes les règles de la foi, et qui se sert des propres termes de la loi pour détruire la loi. Il lève la main contre tous et chacun la lève contre lui. Je veux parler de Pierre Abélard, qui écrit, dogmatise et dispute à sa fantaisie, sur la morale, les sacrements, ainsi que sur le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Après avoir jeté le trouble et l'agitation dans l'Église, il se présente à la cour de Rome, non pour chercher un remède aux maux qu'il a causés, mais pour justifier les erreurs auxquelles il s'est abandonné. Défendez, eu véritable enfant de l'Église; le sein qui vous a porté et les mamelles qui vous ont nourri.



a C'était Grégoire de Tarquinie; il fut créé cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus par le pape Callixte II.




LETTRE CCCXXXIV. A GUY (a) DE PISE.



L'an 1140



Contre le même Abélard.



A Guy, abbé de Pise, Bernard, abbé de Clairvaux, un esprit sain dans un corps sain.



Je sais que vous avez pour moi tant d'affection que je n'hésiterais pas un instant à remettre entre vos mains le soin de mes intérêts les plus chers, mais c'est avec plus de confiance encore que je vous recommande ceux de Jésus-Christ même, qui mérite votre amour infiniment plus que moi. Il s'agit d'une affaire qui le regarde; que dis-je? où il est lui-même en question, car la vérité est en péril. On se partage ses vêtements en mettant les sacrements en lambeaux, mais sa robe sans couture demeure toujours entière, car elle n'est autre que l'unité de l'Église qui ne connaît ni déchirures, ni partage; l'homme ne saurait diviser ce que le Ciel a tissu et dont l'Esprit-Saint lui-même a disposé la trame. En vain les hérétiques aiguisent leurs langues de serpents et s'arment des armes les plus pénétrantes de l'esprit pour troubler la paix de l'Église; ce sont eux qu'on appelle les portes de l'enfer, et ils ne prévaudront jamais contre elle. Si vous êtes véritablement son fils, si vous reconnaissez le sein qui vous a porté, n'abandonnez pas votre mère au milieu du danger, ne lui refusez pas votre appui dans la tribulation. Maître Pierre Abélard a recours à Rome, il se flatte que l'autorité du saint Siège lui servira de mur et de rempart pour abriter les erreurs qu'il a semées dans ses livres et qu'il. propage dans ses leçons contre la foi catholique.




LETTRE CCCXXXV. A UN CERTAIN CARDINAL PRÊTRE.



L'an 1140



Toujours contre Pierre Abélard.



Au cardinal prêtre..., Bernard, abbé de Clairvaux, affectueux salut en notre-seigneur Jésus-Christ.



Quoique jeune, vous n'en commandez pas moins le respect, parce dite ce ne sont ni les cheveux blancs, ni le nombre des années qui rendent respectable, mais la maturité de l'esprit et des moeurs irréprochables. Voilà pourquoi Jérémie et Daniel, tout jeunes qu'ils étaient,



a Il se nommait Guy Moricot de Vico, était né à Pise et fut fait cardinal du titre des saints Cosme et Damien par le pape Innocent.



n'éprouvèrent ni embarras ni crainte en présence des vieillards impudiques non moins chargés de crimes que de jours. J'aurais peut-être raison de traiter aussi d'impudique un homme qui tente de corrompre la beauté de l'Église et de souiller la pureté de la foi, je veux parler de Pierre Abélard, qui écrit, dogmatise et dispute à sa fantaisie, en dépit de la tradition, sur la foi, les sacrements et le mystère de la sainte Trinité. Après avoir jeté le trouble et l'agitation dans l'Église, il se présente à la cour de Rome, non pour chercher un remède aux maux qu'il a causés, mais parce qu'il a confiance dans les détours et les prétextes qu'il sait multiplier pour colorer ses erreurs. C'est bien dans cette conjoncture que les vrais enfants de l'Église se lèveront avec zèle et confiance pour la défendre.





Bernard, Lettres 325