Catherine, Dialogue 86

CHAPITRE LVI Récapitulation de quelques vérités. Et comment Dieu invite cette âme à prier pour toute créature et pour la sainte Eglise.

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Tu as vu maintenant, par l'oeil de l'intelligence, tu as entendu par l'oreille du coeur, en Moi Vérité éternelle, de quel moyen tu peux profiter toi-même, et faire profiter le prochain de la doctrine, et parvenir à la connaissance de ma Vérité, comme je t'avais dit dès le commencement.
C'est par la connaissance de toi-même que tu arrives à la connaissance de la Vérité, non, il est vrai, par la connaissance isolée de toi-même, mais unie à la connaissance de moi-même en toi. Tu as ainsi trouvé l'humilité, la haine et le mépris de toi, et tu as découvert le feu de ma Charité, par la connaissance de moi-même en toi. Par là, tu en es venue à l'amour et dilection du prochain, en le servant par la doctrine et par l'exemple d'une vie honnête et sainte.
Je t'ai aussi montré le Pont: je t'ai expliqué comment il est établi, les trois degrés qu'il faut franchir, représentant en général les trois puissances de l'âme, et comment aucune ne peut avoir en soi la (297) vie de la grâce, si l'âme n'a monté les trois degrés, c'est-à-dire si les trois puissances ne sont pas assemblées en mon nom.
Je t'ai ensuite donné une explication plus particulière de ces trois degrés, par les trois états de l'âme, figurés sur le corps de mon Fils unique. De son corps t'ai-je dit, il a fait comme une échelle, dont je t'ai indiqué les degrés dans ses pieds percés, dans son côté ouvert, et dans sa bouche, où l'âme goûte la paix et le repos, de la manière que je t'ai exposée.
Je t'ai découvert l'imperfection de la crainte servile, puis l'imperfection de l'amour, en ceux qui m'aiment à cause de la douceur qu'ils trouvent en mon amour; enfin, j'ai expliqué la perfection du troisième état, en ceux qui sont arrivés à la paix de la bouche. Ils n'y sont parvenus qu'après avoir parcouru avec un ardent désir le pont du Christ crucifié, en franchissant les trois degrés généraux, c'est-à-dire après avoir recueilli les trois puissances de l'âme et uni en mon nom toutes leurs opérations, puis les trois degrés particuliers, c'est-à-dire en passant de l'état imparfait à l'état parfait.
Tu les a vus alors courir dans la vérité; je t'ai fait goûter la perfection de l'âme, respirer l'odeur des vertus, en même temps que je t'ai mise en garde contre les illusions auxquelles l'âme est exposée, avant d'arriver à la perfection, si elle n'emploie pas son temps à se connaître et à me connaître.
Je t'ai exposé aussi la misère de ceux qui vont se noyer dans le fleuve, pour ne pas vouloir passer (298) par le pont et suivre la doctrine de ma Vérité. Je ne l'ai pourtant établi, ce Pont, que pour vous empêcher de périr; mais eux, comme des fous, ils préfèrent se noyer dans la misère et la fange du monde.
Tout cela je te l'ai expliqué, pour attiser en toi le feu du saint désir, et la compassion et la tristesse de la perte des âmes, afin que la douleur de leur damnation jointe à l'amour, te contraignît à me faire violence à Moi, par tes pleurs, par tes sueurs, par les gémissements de la prière humble et continue, montant vers moi toute enflammée d'un ardent désir pour qu'enfin je fasse miséricorde au monde et au corps mystique de la sainte Eglise pour lesquels tu me pries tant! Ce n'est pas pour toi seule que je l'ai dit, mais aussi pour beaucoup d'autres créatures qui sont mes serviteurs et qui l'entendront. Ils sentiront les étreintes de ma Charité, et, tous ensemble, toi et mes autres serviteurs, vous me prierez pour me forcer de faire miséricorde. Je t'ai déjà dit, il doit t'en souvenir que j'accomplirais vos désirs, en accordant une consolation à vos labeurs, en satisfaisant à vos désirs douloureux par la réforme de la sainte Eglise, à qui je donnerai de bons et saints Pasteurs. Ce n'est pas par la guerre, par le glaive, par la cruauté, que je la réformerai, je te l'ai dit, mais dans la paix et la tranquillité, par les larmes et les sueurs de mes serviteurs.
C'est vous, en effet, que j'ai chargés de travailler au salut de vos âmes et de celles du prochain, dans le corps mystique de la sainte Église, par l'exemple, par la doctrine, par de continuelles (299) prières offertes à Moi, pour lui et pour toute créature, en produisant des actes de vertu à l'égard d'autrui, de la manière que je t'ai expliquée; car, ai-je dit, toute vertu s'exerce et se développe, tout péché se commet et s'accroît au sujet du prochain. C'est pourquoi je veux que vous vous employiez à son service c'est le véritable moyen de faire fructifier votre vigne.
Sans cesse, faites monter vers moi l'encens de prières parfumées pour le salut des âmes; car je veux faire miséricorde au monde. Avec ces prières, avec ces sueurs, avec ces larmes, je veux laver le visage de l'Épouse, la sainte Église. Déjà je te l'ai montrée sous la forme d'une femme dont la face est salie et comme lépreuse. Ces souillures, ce sont les péchés des ministres et de tous ceux de la religion chrétienne, qui se nourrissent au sein de cette épouse. De ces péchés je te parlerai en un autre endroit (300).



CHAPITRE LVII Comment cette âme demande à Dieu de vouloir bien lui faire goûter les fruits des larmes.

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Alors cette âme, angoissée d'un immense désir, était enivrée de son union avec Dieu, et de ce qu'elle avait entendu et goûté de la douce Vérité première. Si l'aveuglement des créatures qui méconnaissent leur bienfaiteur et la profondeur de la Charité divine la brisait de douleur, une espérance cependant la remplissait d'allégresse. De la Vérité divine elle-même elle avait reçu une promesse, quand Dieu lui avait appris ce qu'elle devait faire avec ses autres serviteurs, s'ils voulaient qu'il fit miséricorde au monde. Levant le regard de son intelligence vers la douce Vérité à laquelle elle se tenait unie, elle souhaitait d'avoir une explication au sujet des états d'âme dont Dieu lui avait parlé. Elle voyait que c'est par les larmes, que l'âme parvient à ces états: elle voulait donc apprendre de la Vérité les différences des larmes, ce qu'elles sont, d'où elles procèdent, et les fruits qu'elles produisent.
Comme la vérité ne se peut connaître que dans la Vérité elle-même, c'est la Vérité qu'elle interrogeait (301), et comme aussi bien on ne peut rien connaître dans la Vérité que par le regard de l'intelligence, il faut donc, que quiconque veut apprendre, s'élève par le désir de connaître et par la lumière de la foi, vers la Vérité, et qu'il fixe l'oeil de l'intelligence avec la pupille de la foi sur l'objet de la Vérité. Après donc qu'elle eut connu que la doctrine qu'elle avait reçue de la Vérité divine était présente à son esprit, et qu'elle n'avait pas d'autre moyen de savoir ce qu'elle souhaitait de connaître au sujet des états d'âme et des fruits des larmes, elle s'éleva au-dessus d'elle-même, par un désir immense. L'oeil de son intelligence, illumine des clartés d'une foi vive, était grand ouvert sur la Vérité éternelle, dans laquelle elle vit et connut la vérité de ce qu'elle demandait. Dieu se manifestait lui-même; sa Bonté condescendait à son ardent désir et, pour exaucer sa prière, lui parlait ainsi: (302)




3e LE DON DES LARMES


CHAPITRE I Comment il y a cinq sortes de larmes.

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O Fille très chère et très aimée, tu me demandes de te faire connaître les différentes espèces de larmes et leurs fruits. Je n'ai pas méprisé ton désir. Ouvre donc bien l'oeil de ton intelligence, et par les différents états que je t'ai expliqué, je te ferai voir qu'il y a des larmes imparfaites qui viennent de la crainte. Mais tout d'abord je te parlerai des larmes des hommes pervers ce sont des larmes de damnation. Les secondes sont les larmes de crainte: elles sont versées par ceux qui ne sont conduits que par la peur du châtiment dû au péché, et qui en pleurent d'épouvante.
Les troisièmes, sont de ceux qui, sortis du péché, pleurent avec douceur et commencent à me servir. Mais, comme leur amour est imparfait, imparfaits aussi sont leurs pleurs, comme je te l'ai dit.
Les quatrièmes, sont de ceux qui arrivés à la perfection de la charité envers le prochain, aiment (303) sans aucun intérêt personnel: Car ceux-là aussi pleurent, et leur pleur est parfait.
Les cinquièmes sont unies aux quatrièmes. Ce sont ces larmes de douceur, répandues avec grande suavité, comme je te l'exposerai plus au long.
Je te parlerai encore des larmes de feu, qui ne jaillissent pas des yeux, celles-là, pour donner satisfaction à ceux qui parfois désireraient pleurer et ne le peuvent faire.
Et je veux que tu saches que tous ces différents états peuvent se rencontrer dans une même âme, qui sort de la crainte et se dégage de l'amour imparfait pour parvenir à la charité parfaite du dernier état.
Et donc je commence à t'exposer ce que sont ces larmes. Voici: (304)


CHAPITRE II De la différence des larmes par rapport aux différents états d'âme.

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Apprends donc que toute larme procède du coeur: car aucun organe du corps ne sympathise aussi parfaitement que l'oeil avec les affections du coeur. Si le coeur souffre, l'oeil le fait aussitôt paraître. Sa douleur est-elle sensuelle, le coeur fait verser aux yeux des larmes qui engendrent la mort, parce qu'en venant du coeur elles procèdent d'un amour déréglé, et qui par là même m'offense. La douleur qu'il occasionne est mortelle comme lui, et mortelles aussi les larmes qu'il fait verser.
La gravité de la faute, et par conséquent des larmes, peut être plus ou moins grande, il est vrai, suivant que l'amour est plus ou moins déréglé. Mais je n'entends parler ici que de ceux dont les larmes sont mortelles.
Considère maintenant les larmes qui commencent a donner la vie, les larmes de ceux qui, à la vue de leurs fautes et de leurs péchés, par crainte du châtiment, se mettent à pleurer. Ces larmes du coeur procèdent de la sensibilité. L'âme, n'ayant pas (305) encore conçu une haine parfaite de sa faute en considération de l'offense que j'en ai reçue, n'est mue que par la douleur qu'elle éprouve en son coeur, du châtiment qui la menace après la faute commise, et les yeux, en pleurant, ne font que satisfaire à cette douleur du coeur.
Mais en s'exerçant à la vertu, l'âme peu à peu se dégage de la crainte, parce qu'elle connaît que la crainte ne suffit pas à donner la vie éternelle, comme je te l'ai exposé à propos du second état d'âme. Elle s'élève donc, par l'amour, à la connaissance d'elle-même et de ma Bonté en elle, et elle en conçoit de l'espérance dans ma miséricorde. Cette espérance réjouit son coeur. A cette allégresse que lui cause l'espérance en la divine miséricorde se mêle la douleur de la faute, et les yeux alors, commencent à pleurer. Ces larmes jaillissent de la source du coeur. Mais parce que l'âme n'est pas arrivée à la grande perfection, souvent les larmes qu'elle verse ainsi ne sont pas exemptes de quelque sensualité. Si tu me demandes pourquoi et comment, je te répondrai: parce que la racine de l'amour-propre n'a pas été arrachée. Je ne parle pas de l'amour sensitif, car celui-là a été vaincu de la façon que j'ai dite, mais il reste l'amour-propre spirituel, avec ce besoin égoïste des consolations spirituelles, qu'elles viennent de moi directement ou de quelque créature aimée d'une affection spirituelle, comme je te l'ai expliqué longuement.
Quand donc elle se voit privée de ce qu'elle aime, des consolations, soit intérieures qui viennent de Moi, (306) soit extérieures, qui lui viennent des créatures, et qu'elle se trouve en butte aux tentations ou aux persécutions des hommes, son coeur est en souffrance. Aussitôt les yeux, qui sympathisent avec la douleur et la peine du coeur, se mettent à pleurer. Ce sont les larmes de tendresse et de compassion que l'âme répand sur elle-même, d'une compassion spirituelle il est vrai, mais qui n'en procède pas moins de l'amour-propre. Elle n'a pas encore foulé aux pieds et renié entièrement sa propre volonté: voilà pourquoi elle verse ces larmes sensibles, qu'une douleur spirituelle lui fait répandre.
Mais en s'exerçant et en progressant encore dans la connaissance d'elle-même, elle apprend à se mépriser et à se haïr parfaitement, en même temps qu'elle en arrive à une vraie connaissance de ma Bonté, où s'enflamme son amour. Elle commence dès lors à unir et à conformer sa volonté à la mienne, et à éprouver en elle-même, une joie et une compassion toutes nouvelles. La joie qu'elle ressent en elle, c'est de m'aimer, la compassion qui l'émeut c'est sur le prochain qu'elle se porte, comme je te l'expliquai à propos du troisième état. Elle gémit alors dans la charité qu'elle a pour Moi et pour ses frères, en s'affligeant, avec un cordial amour, de l'offense qui m'est faite et de la perte du prochain. Voilà la douleur qui est dans son coeur, et qui lui tire les larmes des yeux. Elle n'a pas un regret pour sa propre souffrance, pour son propre dommage. Bien au contraire, elle se désole de ne pouvoir rendre honneur et gloire à mon nom comme elle le voudrait (307), et dans l'angoisse de son désir, elle trouve délicieux d'être admise à se rassasier à la table de la très sainte Croix, pour ressembler à l'Agneau sans tache, humble et patient, mon Fils unique, dont j'ai fait un pont, comme je te l'ai dit. Après donc qu'elle a si doucement avancé sur ce pont, en suivant la doctrine de ma douce Vérité, elle est passée par ce Verbe, en supportant avec une véritable et douce patience, toutes les peines, toutes les afflictions que je le lui envoyais pour son salut. Elle les reçoit désormais virilement, sans choisir celles qu'elle préfère. Elle ne se contente pas de s'y résigner avec patience, c'est avec allégresse qu'elle les accueille, et elle regarde comme une gloire d'être persécutée pour mon nom. Pourvu qu'elle ait quelque chose à souffrir, elle est heureuse! L'âme est envahie alors d'une si grande joie, d'une si parfaite tranquillité d'esprit, qu'aucune langue ne le saurait exprimer.
Lors donc qu'elle a passé par ce Verbe, par la doctrine de mon Fils unique, et fixé l'oeil de son intelligence sur moi, la Vérité première, elle contemple cette Vérité; en la voyant elle la connaît, et en la connaissant elle l'aime. Son amour suit l'intelligence et goûte ma Divinité éternelle, qu'elle voit unie à votre humanité. Alors elle se repose en moi, l'Océan de paix, son coeur est uni à moi par le sentiment de l'amour, comme je te l'ai dit à propos de ce quatrième état d'union. Cette présence sentie de ma Divinité éternelle, fait alors couler des yeux des larmes de douceur, qui vraiment sont un lait dont l'âme se nourrit dans la véritable patience.
Ces larmes sont comme un onguent parfumé, qui répand une odeur d'une grande suavité. O ma fille bien-aimée, combien glorieuse est cette âme qui a réellement su traverser la mer des tempêtes, et arriver jusqu'à moi l'Océan de paix, pour y remplir le vase de son coeur, dans les flots de ma souveraine et éternelle Divinité. Les yeux, où se déverse le coeur, s'empressent à le satisfaire, et ils répandent des larmes.
C'est la le dernier état, où l'âme est tout ensemble bienheureuse et affligée bienheureuse à cause de l'union qu'elle a faite avec moi par le sentiment de ma présence, en goûtant l'amour divin; et affligée par l'offense qu'elle voit faire à ma Bonté et à nia Grandeur, qu'elle a contemplées et savourées dans la connaissance d'elle-même et de moi, par laquelle elle est parvenue à ce dernier état.
Cette affliction ne fait pas obstacle à l'état d'union ni n'empêche les larmes de grande douceur que lui fait répandre la connaissance d'elle-même. C'est la Charité qu'elle a pour le prochain qui la fait, tout ensemble, pleurer d'amour pour la divine miséricorde, et pleurer de douleur pour les péchés d'autrui. Elle meure avec ceux qui pleurent, elle se réjouit avec ceux qui sont dans la joie (
Rm 12,15). Ceux-là sont dans la joie qui vivent dans la charité, et avec eux l'âme se réjouit, en voyant que mes serviteurs rendent honneur et gloire à mon nom.
Ainsi, loin que les larmes d'affliction empêchent les larmes de douceur que fait verser le sentiment (309) de ma présence, elles en sont comme le condiment. Si les douces larmes que l'âme a trouvées dans l'union avec moi n'étaient pas assaisonnées par celles que fait répandre la charité du prochain, elles seraient imparfaites. Par cette exclusion, l'âme tomberait dans la présomption. Un souffle subtil de vaine gloire la précipiterait de cette hauteur, dans la bassesse de sa première abjection. Il faut donc qu'elle ne sépare jamais la charité du prochain d'avec cette vraie connaissance d'elle-même, et que par ce moyen elle nourrisse en elle le feu de ma charité.
En effet la charité que l'on a pour le prochain dérive nécessairement de la charité qu'on a pour Moi, c'est-à-dire de cette connaissance par laquelle l'âme se connaît et ma Bonté en elle. Elle voit alors que je l'aime ineffablement, et de ce même amour dont elle se voit aimée, elle aime toute créature raisonnable. Voilà la raison pour laquelle l'âme, dès qu'elle me connaît, dilate son amour pour y envelopper le prochain. Dès qu'elle le voit, elle l'aime ineffablement, afin d'aimer ce qu'elle voit que j'aime davantage.
Puis elle connaît qu'elle ne peut me procurer à Moi-même aucune utilité; ni me rendre ce pur amour dont elle sent que je l'aime. Dès lors elle se met à me témoigner son amour, par le moyen que je lui ai donné, c'est-à-dire par le prochain, auquel vous devez vos services. Toute vertu, ai-je dit, s'exerce à l'égard du prochain, en général ou en particulier, selon les dons divers que vous avez reçus de moi et dont je vous ai confié la dispensation. Vous devez donc aimer, de ce pur amour dont je vous ai (310) aimés (Jn 15,12), mais cela, vous ne le pouvez faire vis-à-vis de moi. Parce que je vous ai aimés, je dois être aimé, et aimé sans intérêt personnel; car je vous ai aimés, sans être aimé de vous, et avant même que vous ne fussiez. C'est l'amour qui m'a porté à vous créer à mon image et ressemblance. Or, cela, vous ne pouvez me le rendre à Moi-même. Mais, vous le devez faire aux créatures douées de raison, et les aimer sans en être aimés, et sans viser aucun intérêt personnel, temporel ou spirituel. Il vous faut les aimer, uniquement pour l'honneur et la gloire de mon nom, parce que je les aime. C'est ainsi que vous accomplirez le commandement de la Loi, qui est de m'aimer par-dessus toute chose, et le prochain comme vous-mêmes.
Il est donc bien vrai que l'âme ne peut parvenir à cette hauteur que par le second degré d'union que l'on trouve dans le troisième état. Mais aussi, après y être arrivée, elle ne s'y peut maintenir, si elle s'éloigne du sentiment qui produit les secondes larmes, les larmes de douleur. Il est impossible (311) d'accomplir la loi qui me concerne moi, le Dieu éternel, sans observer celle qui regarde le prochain: ce sont là les deux pieds de l'affection, par lesquels l'on marche dans la voie des commandements et des conseils, que vous a donnés ma Vérité, le Christ crucifié. Ainsi ces deux sentiments, unis ensemble, nourrissent l'âme dans les vertus, accroissent sa perfection, et font de plus en plus étroite son union avec Moi. Arrivée à ce point, l'âme en vérité, ne change pas d'état; c'est dans le même état, qu'elle voit accroître son trésor de grâce par des dons nouveaux et variés, par d'admirables extases, qui lui procurent, je te l'ai dit, une connaissance de la Vérité qui semble convenir aux immortels plus qu'aux mortels, parce que le sentiment de la sensualité propre a été détruit, et que la volonté est morte, par l'alliance qu'elle a contractée avec moi.
O combien est douce cette alliance, pour l'âme qui en jouit, car, en en jouissant, elle voit tous mes secrets! Maintes fois, elle reçoit l'esprit de prophétie, qui lui fait connaître les choses à venir. Ce sont là des faveurs de ma Bonté. Mais l'âme humble n'en doit pas moins mettre toute son espérance dans le sentiment même de ma charité, qui dompte l'appétit des consolations spirituelles, et se regarder comme indigne de la paix et du repos de l'esprit, pour mieux croître dans la vertu intérieure.
L'âme n'est pas établie à demeure à cette hauteur de ce sommet, elle redescend dans la vallée (312) de la connaissance d'elle-même. Ces lumières particulières sont des grâces que je lui accorde, pour qu'elle grandisse toujours. Car, en cette vie, l'âme n'est jamais si parfaite, qu'elle ne puisse encore s'élever à une plus grande perfection d'amour.
Il n'y a que mon très cher Fils unique, votre chef, qui ne pouvait croître en perfection, parce qu'il était une même chose avec moi et moi avec lui. Son âme par conséquent était béatifiée par l'union de la nature divine; mais vous, ses membres, vous encore voyageurs, vous êtes toujours susceptibles d'une perfection plus grande. Vous ne vous élevez pas, pour cela, à un autre état, comme il a été dit, puisque c'est le dernier auquel on arrive, mais vous pouvez à votre plaisir, par le secours de ma grâce, développer sans cesse la perfection de ce dernier état.


CHAPITRE III Récapitulation du chapitre précédent. Comment le démon a peur de ceux qui sont arrivés aux cinquièmes larmes;

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et comment les attaques du démon sont la voie qui conduit à cet état.

Tu as vu maintenant, quelles sont les larmes qui sont propres à chaque état, et leurs différences, suivant qu'il a plu à ma Vénté de satisfaire à ton désir.
Les premières sont les larmes de ceux qui se trouvent en état de mort, par le péché mortel. Tu as vu que, généralement, leur pleur procède du coeur. Mais comme le sentiment qui est la source des larmes est corrompu, il ne peut verser qu'un pleur corrompu et misérable, comme toutes les oeuvres qui dérivent de lui.
Les secondes appartiennent à ceux qui commencent à prendre conscience de leurs maux, par le châtiment personnel encouru par leurs fautes. C'est là un premier mouvement assez commun, que j'accorde généreusement aux faibles qui, dans leur aveuglement, suivent la voie d'en dessous, et vont se noyer dans le fleuve, en faisant fi de la doctrine de ma Vérité. Nombreux cependant, sont ceux qui connaissent leurs maux, sans éprouver la crainte (314) servile de la peine, et se dégagent du péché par une grande haine d'eux-mêmes, qui les fait s'estimer dignes du châtiment. Et quelques-uns, avec une bonne simplicité, s'appliquent désormais à me servir, moi leur Créateur, avec une vraie douleur de l'offense qu'ils m'ont faite.
Cette grande douleur qu'ils éprouvent de leurs péchés les dispose mieux que les premiers à atteindre à la perfection. Cependant, en s'exerçant dans la vertu les uns comme les autres y peuvent parvenir. Mais ils doivent bien se garder de demeurer, ceux-là dans la crainte servile, ceux-ci dans leur tiédeur, c'est-à-dire dans cette première simplicité où l'âme s'attiédit, si elle n'essaye pas d'en sortir par l'exercice de la vertu. C'est là la vocation commune.
Les troisièmes larmes sont le fait de ceux qui, délivrés de la crainte sont parvenus à l'amour et à l'espérance, en goûtant ma divine miséricorde, par l'expérience qu'ils ont de mes faveurs et des consolations spirituelles. Le sentiment qu'ils en éprouvent dans leur coeur, se satisfait par les larmes qui coulent de leurs yeux. Mais ce pleur est encore imparfait, il est mélangé de larmes sensibles spirituelles, comme il a été dit.
En s'exerçant dans la vertu, pendant quelque temps, l'âme sent son désir s'élever et grandir, et elle s'unit à Moi en conformant sa volonté à la mienne, au point qu'elle ne peut désirer et vouloir désormais que ce que Je veux, vis-à-vis de son prochain. C'est alors qu'elle verse, tout à la fois, des larmes, (315) d'amour pour l'union qu'elle sent en elle, et de douleur, pour mon offense et la perte du prochain. Ce sont les quatrièmes larmes.
Cet état est étroitement uni au cinquième, qui est l'ultime perfection, où l'âme s'unit actuellement a Moi, en vérité, et sent croître l'ardeur du saint désir.
Ce désir enflammé met en fuite le démon. Il n'a plus sur l'âme aucune prise; ni par l'injure qui lui est faite, car la charité du prochain l'a rendue patiente; ni par les consolations spirituelles ou temporelles, car, par haine d'elle-même et par humilité véritable, elle les méprise.
Il est bien vrai que, de son côté, le démon ne dort jamais. Son exemple fait la leçon a ces négligents qu'il abuse, et qui emploient à dormir, un temps dont ils pourraient tirer tant de profit. Mais à ces âmes parfaites, sa vigilance ne peut nuire, car il ne peut supporter l'ardeur de leur charité, ni l'odeur de cette union qu'elles ont avec moi, l'Océan de paix.
L'âme ne peut être trompée, tant qu'elle demeure ainsi unie a moi; le démon fuit d'elle, comme la mouche de la marmite qui bout sur le feu, par la peur qu'elle a de s'y brûler. Mais, si la marmite était tiède, la mouche n'aurait plus peur, elle entrerait dedans; bien que souvent, elle en sorte bien vite, parce qu'elle la trouve bien plus chaude qu'elle s'imaginait. Il en va ainsi pour l'âme qui n'est pas encore parvenue à l'état parfait. Le démon la croyant tiède, pénètre en elle par des tentations (316) aussi variées que multiples. Mais il se rencontre, que cette âme est en acte de se connaître elle-même et de concevoir de la douleur et du regret de ses fautes. Elle résiste à l'attaque. Pour qu'elle ne consente pas, elle enchaîne sa volonté dans les liens de la haine du péché et de l'amour de la vertu.
O que toute âme se réjouisse, qui éprouve ces nombreux assauts C'est la voie qui conduit à ce doux et glorieux état!
Je te l'ai déjà dit, c'est par la connaissance et la haine de vous-mêmes et par la connaissance de ma Bonté que vous parvenez à la perfection; aussi, l'âme ne connaît-elle jamais mieux si je suis en elle, qu'au moment de ces combats.
Et comment?
Je te vais te le dire!
Si en se voyant au milieu de ces luttes, elle prend bien conscience que ces assauts lui déplaisent, et qu'en même temps il ne dépend pas d'elle de s'en délivrer tout en refusant d'y consentir, elle peut alors connaître qu'elle n'est rien. Car, si elle était quelque chose par elle-même, elle se mettrait à l'abri de ces tentations, qu'elle voudrait ne pas subir. Ainsi, par ce moyen, elle s'humilie dans la vraie connaissance d'elle-même, et à la lumière de la très sainte Foi, elle accourt à Moi, le Dieu éternel, dont la Bonté garde sa volonté droite et sainte, pour l'empêcher au temps des multiples assauts, de céder à l'ennemi, en consentant aux tentations dont elle se sent assiégée (317).
Vous avez donc bien raison de vous réconforter par la doctrine de mon doux Verbe d'amour, mon Fils unique, au temps des afflictions, ou de l'adversité, ou des tentations des hommes et du démon; car ce sont des moyens d'accroître votre vertu et de vous faire atteindre à la grande perfection (318).



CHAPITRE IV Comment ceux qui désirent les larmes des yeux et ne les peuvent obtenir, ont les larmes de feu; et pourquoi Dieu retire les larmes corporelles.

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Je t'ai parlé des larmes parfaites et imparfaites, et je t'ai dit comment toutes viennent du coeur. C'est de cette source que sortent toutes les larmes, quelles qu'elles soient, et toutes par conséquent peuvent être appelées larmes du coeur. Elles se différencient seulement par le sentiment d'où elles procèdent. Amour réglé ou déréglé, amour parfait ou imparfait, comme je te l'ai expliqué. Il me reste a t'entretenir maintenant, pour répondre à ton désir, de quelques-uns qui souhaitent la perfection des larmes et semblent ne pouvoir l'obtenir.
Y a-t-il donc des larmes, d'une autre espèce que celles qui coulent des yeux? Oui vraiment.
Il y a chez quelques-uns un pleur de feu; je veux dire, un vrai et saint désir qui les fait se consumer d'amour. Ils voudraient fondre leur vie en pleurs, par haine d'eux-mêmes et pour le salut des âmes, et il ne leur semble pas pouvoir y réussir. Ceux-là, oui, ont des larmes de feu, que pleure l'Esprit-Saint devant Moi, pour eux et pour leur prochain. Je dis que (318) ma Charité, avec sa flamme, embrase le coeur qui offre, en ma présence, des désirs ardents, sans une larme dans les yeux. Je dis que ce sont là des larmes de feu, et je répète que ces larmes, c'est l'Esprit-Saint qui les pleure. Ceux-là, ne pouvant pleurer des yeux, m'offrent les désirs que la volonté a formés pour l'amour de moi. S'ils ouvrent l'oeil de l'intelligence, ils verront que, chaque fois que mes serviteurs exhalent devant moi le parfum d'un saint désir, dans leurs humbles et continuelles prières, par eux c'est l'Esprit-Saint qui pleure. N'est-ce pas ce que voulait faire entendre le glorieux apôtre Paul, quand il disait que l'Esprit-Saint m'implorait moi le Père, pour vous, par des gémissements inénarrables (
Rm 8,26).
Tu le vois donc bien, le fruit des larmes de feu n'est pas moindre que celui des larmes d'eau. Souvent même il est plus grand, suivant la mesure de l'amour. L'âme ne doit donc pas avoir l'esprit troublé, ni craindre d'être privée de ma présence, parce que les larmes qu'elle désire, elle ne les peut avoir de la manière qu'elle voudrait. Elle ne les doit souhaiter qu'avec une volonté en accord avec la mienne, soumise au Oui et au Non, suivant qu'il plaît à ma divine Bonté. Parfois, je ne consens pas à lui accorder ces larmes corporelles pour qu'elle se tienne sans cesse devant moi, en humilité et en continuelle prière avec le désir de me goûter, moi. Obtenir ce qu'elle demande ne lui (320)serait pas d'une si grande utilité qu'elle le pense. Elle se tiendrait pour satisfaite de posséder ce qu'elle a désiré, et elle se relâcherait du sentiment et du désir qui le lui faisaient demander. Cette privation n'est pas pour elle un amoindrissement: c'est pour son avancement, que je m'impose à moi-même, de ne pas la favoriser de ces larmes extérieures que ses yeux voudraient verser. Je lui accorde seulement les larmes intérieures, que répand un coeur tout embrasé du feu de ma divine charité. C'est moi le médecin, vous êtes les malades C'est à moi de vous distribuer à chacun, suivant vos besoins, ce qui est nécessaire à votre salut et à l'accroissement de la perfection dans vos âmes.
Voilà la vérité. Tel est l'exposé des états des larmes fait par moi, Vérité éternelle, à toi, ma très douce fille. Baigne-toi donc dans le sang du Christ crucifié, de l'Agneau immaculé si humble, si souffrant! et avance toujours dans la vertu, pour alimenter en toi le feu de ma divine charité (322).


CHAPITRE V Comment de ces cinq sortes de larmes, quatre sont d'une infinie variété. Et que Dieu veut être Servi comme Etre infini.

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Ces cinq sortes de larmes dont je viens de te parler sont comme des canaux principaux. Il en est quatre qui en contiennent une infinie variété, et toutes donnent la vie, si elles sont répandues selon la vertu. Quand je parle d'infini, je ne veux pas dire que les pleurs que vous versez, soient eux-mêmes infinis, mais je les appelle infinis, parce que infini est le désir de l'âme qui les fait répandre.
Je t'ai expliqué précédemment comment les larmes procèdent du coeur et comment le coeur les transmet aux yeux, après les avoir recueillies dans un ardent désir. Quand le bois est jeté au feu encore vert, la chaleur du feu le fait pleurer, parce qu'il est vert; s'il était sec, on ne l'entendrait pas gémir. Le coeur, lui, reverdit sous l'action de la grâce retrouvée, qui te tire de l'aridité de l'amour-propre qui dessèche l'âme. Les larmes sont aussi provoquées par le feu, c'est-à-dire par l'ardeur du désir. Comme le désir, ne finit jamais, il ne peut être rassasié en cette vie; mais plus l'âme aime, moins il lui semble aimer. Elle produit donc sans cesse ce (322) désir saint, fondé sur la charité, qui est pour les yeux une source de larmes.
Quand l'âme est séparée du corps, et unie à Moi sa fin, elle ne cesse pas de me désirer; elle n'a pas laissé sur terre son désir ni la charité du prochain. La charité est entrée au ciel, comme une Reine portant avec elle le fruit de toutes les autres vertus. C'est fini, il est vrai, de tout ce qu'il y avait de souffrance dans ce désir, car, je te l'ai dit, si l'âme me désire, elle me possède en toute vérité, sans aucune crainte de perdre ce qu'elle a si longtemps désiré. De cette manière, sa faim s'avive toujours, mais si elle a faim, elle est aussi rassasiée, et tout en étant rassasiée elle a toujours faim. Elle n'éprouve ni le dégoût de la satiété, ni la peine de la faim, parce qu'aucune perfection ne lui manque.
Tu le vois donc bien, votre désir est infini. Et il le faut bien.
Aucune vertu n'aurait de prix pour la vie éternelle, Si vous aviez seulement pour me servir quelque chose de fini. Parce que je suis le Dieu infini, je ne veux rien d'autre que l'amour et le désir de l'âme.
C'est en ce sens que j'ai dit qu'il y a une infinie variété de larmes. Rien de plus vrai, à cause du désir infini, qui est en union avec elles. Après que l'âme a quitté le corps, les larmes restent sur terre, mais l'amour de la charité a absorbé le fruit des larmes et l'a consumé en elle, comme l'eau qui est en dehors de la fournaise est absorbée par le (323) feu et attirée dans le brasier. Ainsi donc, l'âme qui est parvenue à éprouver le feu de la divine charité et est sortie de cette vie, avec l'amour de Moi et du prochain, avec cet amour d'union qui lui faisait verser des larmes, ne cesse jamais d'offrir ses désirs bienheureux. Toujours elle pleure, mais sans affliction, non les larmes des yeux, qui ont été consumées dans le brasier, mais les larmes de feu de l'Esprit-Saint.
Tu as vu comme ces larmes sont infinies. En cette vie, la langue ne saurait raconter toutes les diversités de pleurs que l'on répand en cet état. J'ai voulu seulement t'exposer quelle pouvait être la variété de ces quatre sortes de larmes (324).

Il me reste maintenant à te parler du fruit des larmes que fait répandre le désir.



Catherine, Dialogue 86