Catherine, Dialogue 159

CHAPITRE VI De l'excellence des religieux fidèles à l'obéissance, et de la misère des religieux désobéissants.

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Le lieu de l'obéissance est trouvé: ce sont ces barques que le Saint-Esprit a fait construire par les patriarches. C'est pourquoi je t'ai dit que c'était le Saint-Esprit, le patron de ces barques. C'est à la lumière de la très sainte foi qu'elles ont été édifiées, et la même lumière vous apprend que c'est ma clémence, l'Esprit-Saint lui-même, qui les gouverne.
Après donc t'avoir entretenu du lieu de l'obéissance et de sa perfection, je te parlerai maintenant de l'obéissance et de la désobéissance, et de ceux qui sont sur cette barque, sans descendre dans le particulier, et sans viser un ordre plutôt qu'un autre. J'exposerai parallèlement le vice de la désobéissance et la vertu d'obéissance, pour les faire mieux ressortir l'une et l'autre par cette opposition, et définir comment se doit comporter celui qui veut prendre place dans la barque de la religion.
Quelle voie doit donc suivre celui qui veut arriver à l'obéissance particulière? Qu'il se laisse guider par la lumière de la très sainte foi; elle lui (278) enseignera qu'il doit tuer sa volonté propre, avec le glaive de la haine de la sensualité, en acceptant l'épouse et sa soeur qui lui donnera la charité. L'épouse est la véritable et prompte obéissance; la soeur est la patience. Et il faut de plus la nourrice, qui est l'humilité. Sans cette nourrice, l'obéissance mourrait de faim. Oui, l'obéissance ne peut vivre dans une âme, où ne se trouve pas cette bonne vertu d'humilité. L'humilité elle-même n'est pas seule, elle a pour servante l'abnégation, le mépris de soi-même et du monde, qui fait que l'âme ne se compte pour rien et, an lieu d'ambitionner les honneurs, n'a de convoitise que pour les affronts. C'est avec ces dispositions, dans cet état de mort, que l'on doit entrer en religion, lorsqu'on est en âge de le faire. Mais quelque disposition qu'on y apporte, je te l'ai déjà dit, j'ai bien des manières différentes d'appeler les âmes. Une fois entré, l'on doit acquérir et conserver en soi cette perfection, prendre en main généreusement et sans retard, la clef de l'obéissance de la religion, qui ouvre le portillon qui se trouve dans la porte du ciel. Car il y a, ouvrant dans la porte du ciel, un portillon spécial, réservé à ceux qui ne se sont pas contentés de l'obéissance générale, la grosse clef qui sert à ouvrir la grande porte du ciel. Ils se sont munis d'une clef plus petite qui leur permet d'entrer par cette petite porte basse et étroite (
Mt 7,13 Lc 13,24). Ce portillon n'est pas séparé de la grande porte, il ouvre dans la porte même, comme tu en as fréquemment l'image matérielle sous les yeux. Cette petite clef, ils doivent la conserver (279), puisqu'ils ont pris eux-mêmes l'obligation de s'en servir; et il leur est défendu de la rejeter.
A ces vrais obéissants, la lumière de la foi a fait comprendre, qu'il leur serait impossible de passer par ce portillon, chargés de richesse et avec le fardeau de leur propre volonté; qu'à le tenter ils s'épuiseraient en de vains labeurs, et pourraient y perdre la vie; qu'à vouloir s'y engager, le front haut et sans courber la tête, bon gré mal gré, ils risqueraient de se rompre le cou. Ils ont donc jeté bas tout le fardeau des richesses et de leur volonté propre, pour observer le voeu de la pauvreté volontaire; désormais ils ne veulent rien posséder. La foi leur a fait voir clairement, à quel péril ils s'exposeraient, et ils manqueraient pareillement à l'obéissance, en transgressant le voeu de la pauvreté qu'ils ont librement contracté.
Se laissent-ils aller à la superbe? Leur volonté relève-t-elle la tête? Quand la nécessité de l'obéissance s'impose, ne savent-ils pas incliner le front avec humilité, ne se soumettent-ils qu'avec orgueil, ne baissant la tête qu'à regret, la volonté brisée en quelque sorte par la force? N'obéissent-ils qu'avec, au fond du coeur, le mépris de leur Ordre et de leur supérieur? Oh! alors ils ne tarderont guère à glisser dans un autre péril, et à enfreindre leur voeu de continence.
Ceux qui n'ont pas su régler leurs désirs, ni se dépouiller des biens temporels, recherchent les nombreuses relations et ne manquent pas de trouver beaucoup d'amis qui les aiment par intérêt. Les (280) relations amènent des affections plus étroites; leur corps est avide de plaisirs. Comme ils n'ont point cette bonne nourrice, l'humilité, ni sa soeur l'abnégation, ils se complaisent en eux-mêmes, ils aiment leurs aises, ils recherchent le bien-être, non comme des religieux, mais comme des grands seigneurs. Tous ces soucis mondains remplacent pour eux les veilles et la prière. Ils ne pourraient pas se laisser aller à ces écarts, et à beaucoup d'autres, s'ils n'avaient pas d'argent pour suffire à toutes ces dépenses. C'est ainsi qu'ils se laissent entraîner à l'impureté: impureté du corps, ou tout au moins de l'esprit; car si parfois la honte les arrête, ou s'ils n'ont pas l'occasion de satisfaire leur mauvais dessein, ils ne laissent pas que de commettre le mal dans leur coeur. Et comment pourraient-ils conserver leur âme pure, avec toutes ces conversations mondaines, avec toutes ces délicatesses sensuelles, avec toutes ces recherches dans la nourriture, et sans les veilles, sans la prière (Mt 26,41 Mc 14,38 Lc 22,46)?
Tous ces maux, tous ces périls qu'entraînent la possession des richesses et l'attachement à la propre volonté, la lumière de la foi les découvre de loin au véritable obéissant. Il voit clairement qu'il faut passer par ce portillon étroit, et qu'il n'y entrerait pas vivant, s'il ne possédait pour l'ouvrir, la clef de l'obéissance. Pas d'autre moyen pour lui de le franchir, je te l'ai dit. Il ne doit pas quitter cette barque de la religion; et, qu'il te veuille ou non, il lui faut passer par la stricte obéissance à son supérieur (281).
Aussi le parfait obéissant s'élève-t-il au-dessus de lui-même, et maîtrise-t-il sa propre volonté. Avec une foi vive, il domine ses propres sentiments. Dans la maison de son âme, il sait se faire de la haine de soi-même un serviteur, qui l'aide à en chasser l'ennemi, l'amour-propre. Car il ne veut pas que la reine obéissance, que sa mère la charité lui a donnée comme épouse, par la lumière de la très sainte foi, reçoive chez lui la moindre offense. Voilà pourquoi il fait appel à la haine de soi-même pour jeter dehors l'ennemi de la reine, l'amour-propre, et rendre à cette épouse, la compagne et la nourrice dont elle ne peut être séparée. L'amour qu'il a pour l'obéissance, lui fait ainsi introduire chez lui les vrais amis de l'épouse, et ses féaux serviteurs, les vertus, les coutumes, les observances de l'ordre. Quand cette aimable épouse prend possession de sa maison, elle y est donc escortée de sa soeur la patience, et de sa nourrice l'humilité, qui est suivie à son tour de l'abnégation ou mépris de soi. Dés qu'elle a fait, ainsi escortée, son entrée dans l'âme, l'obéissance y possède la paix et la tranquillité, parce que tous ses ennemis ont été jetés dehors. Elle habite le jardin de la vraie continence; elle reçoit dans la pupille de la foi, le rayon qui lui vient du Soleil de l'intelligence, et à la lumière duquel elle contemple son unique objet, ma Vérité! Elle y trouve le feu qui réchauffe aussi l'ardeur de tous les serviteurs qui forment son cortège, car c'est avec un ardent amour, qu'elle observe les règles de l'Ordre (282).
Quels sont donc ses ennemis ainsi mis dehors? Le principal est l'amour-propre, qui produit l'orgueil, l'ennemi-né de la charité et de l'humilité; c'est l'impatience qui détruit la patience; la désobéissance qui en veut directement à l'obéissance; l'infidélité qui s'oppose à la foi; la présomption et la confiance en soi, si contraires à l'espérance véritable que l'âme doit mettre en moi; c'est l'injustice qui viole le droit; l'imprudence qui ne s'accorde point avec la prudence; l'intempérance, ennemie de la mesure; la transgression des règles de la religion, fatale à la fidélité à ses observances. Ce sont encore les mauvaises habitudes de ceux qui vivent dans le péché et qui ne peuvent convenir à la vie régulière des bons religieux; elles sont la ruine des usages et des bonnes coutumes de l'ordre. Voilà autant de cruels ennemis de l'obéissance. Et combien d'autres! La colère si contraire à la bienveillance, la haine de la vertu si opposée à l'amour du bien, la luxure qui détruit la pureté de l'âme, la négligence qui étouffe le zèle, l'ignorance qui obscurcit la connaissance, le sommeil, qui prive des veilles et des continuelles oraisons. Dès que l'âme, éclairée par la lumière de la foi, a compris que ce sont là autant d'ennemis prêts à faire affront à son épouse la sainte obéissance, elle fait appel à la haine et à l'amour, à la haine qui jette dehors tous ses ennemis, à l'amour qui assemble autour d'elle tous ses amis. La haine, de son glaive, tue impitoyablement la volonté perverse qui, nourrie par l'amour-propre, donnait vie à tous ces ennemis de la véritable obéissance. Une (283) fois décapité celui qui était le principal et entretenait tous les autres, l'âme est délivrée, elle demeure en paix, sans aucun trouble. Elle n'a plus désormais à craindre la guerre, puisqu'elle s'est affranchie de tout ce qui pouvait être pour elle, une cause d'amertume et de tristesse.
Et qui donc la pourrait troubler? Est-ce l'injure? Non: car elle est patiente, et la patience est soeur de l'obéissance! Sont-ce les obligations et les observances de l'Ordre? Non, l'obéissance les lui fait accomplir! Est-ce l'obéissance elle-même qui lui est un lourd fardeau? Non: elle a foulé aux pieds sa propre volonté: elle ne veut pas soumettre à son propre examen, pour la juger, la volonté du supérieur. La lumière de la foi lui fait voir ma volonté dans la sienne; que le prélat commande ou qu'il se taise, en tout, elle n'aperçoit que ma clémence qui ordonne toute chose à son salut. Eprouvera-t-elle du dégoût ou de l'ennui, de se voir imposer les occupations les plus viles de l'Ordre, ou d'avoir à supporter les réprimandes, les railleries, les sarcasmes, les humiliations, les mépris qui lui viendront de la part des hommes? Souffrira-t-elle d'être comptée pour rien? Non: car elle s'est éprise d'amour pour l'abnégation et le mépris d'elle-même; elle n a pour elle qu'une parfaite haine; elle se réjouit dans la patience, elle tressaille de joie, elle est dans l'allégresse, en compagnie de son épouse la véritable obéissance. Elle n'a d'affliction que de l'offense qui m'est faite, à moi son Créateur.
Elle n'a de commerce qu'avec ceux qui me craignent (284) véritablement. Si cependant elle doit converser avec ceux qui sont en révolte contre ma volonté, ce n'est pas pour imiter leurs défauts, mais pour les arracher à leur misère. Sa charité fraternelle voudrait partager avec eux le bien qu'elle porte en elle, car elle voit combien plus de louange et de gloire en reviendraient à mon nom, si elle multipliait autour d'elle les vrais observateurs de la règle. Aussi s'emploie-t-elle de tout son effort, à rappeler à leurs devoirs religieux et séculiers, par la parole, par la prière, par tous les moyens en son pouvoir, n'ayant rien de plus à coeur que de les retirer des ténèbres du péché mortel.
Ainsi, qu'il s'entretienne avec les justes ou avec les pécheurs, toutes les conversations du véritable obéissant sont bonnes et parfaites, dirigées qu'elles sont par une charité généreuse et bien ordonnée. De sa cellule il se fait un ciel, où il se plaît à parler et à converser avec moi, son Seigneur et Père éternel dans un profond sentiment d'amour, fuyant l'oisiveté par d'humbles et continuelles oraisons.
Quand les imaginations, par illusion du démon, viennent l'assiéger dans sa cellule, il ne s'étend point sur le divan de la paresse, en s'abandonnant au repos; il ne s'arrête pas à examiner curieusement avec sa raison, les mouvements de son coeur et ses pensées. Non, il fuit l'oisiveté. Armé de la haine de soi, il se dresse contre lui-même et contre sa sensualité, il se réfugie dans une véritable humilité, il fait appel à la patience pour supporter l'épreuve qui visite son âme, et il résiste (285) à ses assauts par les veilles et les prières. Le regard de son intelligence fixé sur moi, il voit à la lumière de la foi, que tout son secours est en moi, que je puis, que je sais, que je veux le secourir. Je lui ouvre les bras de ma tendresse, et je l'invite à venir y chercher une protection contre lui-même si l'oraison mentale lui semble impraticable, dans le trouble et l'agitation de son esprit, il recourt à la prière vocale, ou à quelque exercice corporel pour ne pas demeurer oisif; et il se tourne vers moi, le coeur plein de foi, persuadé que mon amour ne lui refuse rien. Du fond de son âme, l'humilité véritable lui fait entendre, qu'il est indigne de la paix et du repos d'esprit, dont jouissent mes autres serviteurs, et qu'il a mérité tous les châtiments. Après s'être ainsi abaissé lui-même en son âme, par la haine et le mépris de soi, il lui semble qu'il ne pourra jamais assez souffrir. Son espérance en moi, ne l'abandonne pas plus que ma providence. Par la foi, par l'obéissance, il traverse sans péril, sur la barque de la religion, cette mer des tempêtes. Voilà comment, dans le recueillement de sa cellule, il échappe à l'oisiveté.
L'obéissant veut être le premier à entrer au choeur et le dernier à en sortir. Voit-il un Frère plus obéissant et plus zélé, il en conçoit une sainte envie, et cherche à lui dérober cette vertu à son propre profit, sans vouloir cependant qu'elle diminue en lui; car un pareil désir serait contraire à la charité envers son prochain.
L'obéissant ne déserte pas le réfectoire, il est fidèle à s'y rendre et il a plaisir à s'y trouver en compagnie des pauvres. Pour marquer qu'il aime la table commune et pour s'ôter tout moyen de prendre ses repas en dehors, il ne garde rien par devers lui, il observe strictement son voeu de pauvreté, et avec d'autant plus de perfection qu'il n'a nul souci des besoins du corps. Dans sa cellule, point d'ornements: elle n'est pleine que du parfum de la pauvreté. Il ne craint pas que les voleurs ne viennent le dépouiller, ni que la rouille ou les teignes ne lui rongent ses vêtements (Mt 6,19-20 Lc 12,33). S'il lui est fait quelque présent, il ne songe pas à le mettre de côté, mais il le partage avec ses frères, sans s'inquiéter du lendemain, tranquille quand il a pourvu aux nécessités du jour. Son unique pensée, c'est le royaume du ciel (Mt 6,33-34). Ce qui le préoccupe c'est la véritable obéissance et les moyens de l'observer plus parfaitement. Pour mieux suivre la voie de l'humilité, il se soumet à tous, au petit comme au grand, au pauvre comme au riche; il se fait le serviteur de tous, sans refuser aucun labeur, heureux de servir chacun avec amour.
L'obéissant ne veut pas obéir à sa manière à lui, choisir son temps, le lieu qui lui plaît. Non, il obéit à la manière de son ordre et de son supérieur et, si son obéissance est parfaite, il le fait sans le moindre ennui, sans en éprouver la moindre affliction. Cette clef à la main, il passe par le portillon étroit de la religion, sans difficulté, sans violence, parce qu'il a observé et observe toujours, le voeu de pauvreté, l'obéissance vraie et la continence, après (287) avoir abattu la superbe, et s'être soumis au joug de l'obéissance par humilité. Aussi, en passant ce portillon bas et étroit, ne se heurte-t-il point le front par impatience. Il sait tout supporter, avec force et avec persévérance, et ce sont là les amis de l'obéissance. Les assauts du démon, il en a raison en mortifiant et en macérant sa chair, en la privant des délicatesses et des plaisirs qu'elle convoite, en lui imposant toutes les fatigues de la règle, avec foi, sans aucun dédain. Comme un petit enfant qui ne garde aucun ressentiment des corrections de son père ou des injures qui ont pu lui être faites, le vrai religieux ne conserve non plus nulle aigreur des humiliations, des fatigues, ou des réprimandes qu'il a pu recevoir dans l'Ordre, de la part de son prélat. Dès que celui-ci le rappelle, il revient humblement à lui, sans haine, sans colère, sans rancune, mais avec bienveillance et douceur.
C'est de ces petits enfants dont parlait le Christ, ma Vérité, quand devant les disciples, disputant entre eux pour savoir lequel serait le plus grand, il invita un enfant à s'approcher et leur dit: Laissez les petits enfants venir à moi, c'est à eux qu'appartient le royaume des cieux. Qui ne deviendra petit comme un enfant, et ne vivra comme lui, celui-là n'entrera point dans le royaume des cieux. (Mt 19,14 Mt 18,3 Mc 10,14-15 Lc 18,16-17) Car, ma chère fille, c'est celui qui s'abaissera lui-même qui sera exalté, et celui qui s'élèvera lui-même sera humilié ainsi que l'a dit encore ma Vérité (Mt 23,12 Lc 14,11 Lc 18,14) (288).
C'est donc bien justement que ces petits, ces humbles, qui se sont abaissés par amour, qui se sont faits serviteurs par une véritable et sainte obéissance, qui n'ont point enfreint la règle de la religion ni résisté à leur prélat, je les exalterai, moi, le Seigneur et Père éternel, au milieu des vrais citoyens de la vie bienheureuse, où tous leurs travaux trouveront leur récompense. Dès cette vie même ils ont un avant-goût de la vie éternelle (289).



CHAPITRE VII Comment les vrais obéissants reçoivent cent pour un, et la vie éternelle! Ce qu'il faut entendre par cet un et par ce cent.

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C'est en ces vrais obéissants que se vérifie la parole de mon Fils unique, le doux Verbe d'amour. A Pierre qui lui demandait: Maître, nous avons tout quitté pour l'amour de vous, et nous vous avons suivi! Que nous donnerez-vous en retour? ma Vérité fit cette réponse : Je vous donnerai cent pour un et vous posséderez la vie éternelle (
Mt 19,27-30 Mc 10,28-30 Lc 18,28-30). Comme s'il eût dit Pierre, tu as bien fait de tout quitter; c'était l'unique moyen de me suivre. En retour, moi, je te donnerai, en cette vie, cent pour un!
Quel est donc, très chère fille, ce centuple, que doit suivre encore la vie éternelle? Qu'entendait et que voulait dire ma Vérité? Parlait-elle des biens temporels? Pas spécialement, bien que je les multiplie parfois au bénéfice de ceux qui se montrent généreux dans leurs aumônes. Et qu'est-ce donc? -Entends-le bien, celui qui donne sa volonté, me donne une chose: sa volonté. Et moi, pour cette unique chose, je lui donne cent. Pourquoi ce nombre (290) de cent ? Parce que cent est le nombre parfait, auquel on ne peut rien ajouter, à moins de recommencer à compter par un premier. La charité, elle aussi, est la plus parfaite de toutes les vertus; l'on ne saurait s'élever à une vertu plus parfaite, et l'on ne peut ajouter à sa perfection qu'en revenant à la connaissance de soi-même pour recommencer une nouvelle centaine de mérites, mais c'est toujours au nombre cent que l'on arrive et que l'on s'arrête. Voilà le centuple que j'ai donné à ceux qui m'ont apporté l'un de leur volonté propre, soit par l'obéissance commune soit par l'obéissance particulière.
C'est avec ce centuple, que vous obtenez la vie éternelle; car seule la charité entre dans le ciel en souveraine, escortée des mérites de toutes les autres vertus qui, elles, restent dehors. La charité pénètre ainsi jusqu'à moi, la Vie qui ne passe pas, où l'on goûte la vie éternelle, parce que je suis la Vie éternelle elle-même. La Foi n'est pas admise au ciel, parce que les bienheureux possèdent par expérience et dans son essence même tout ce qu'ils ont cru par la foi. L'Espérance non plus n'y a point d'accès; car ils ont réellement ce qu'ils espéraient. Ainsi en est-il des autres vertus. Seule, la Charité y fait son entrée, comme une reine, et me possède moi, qui suis son propriétaire.
Tu le vois, ces petits enfants reçoivent donc bien cent pour un, et en plus, avec ce centuple, la vie éternelle. Ce centuple c'est le feu de la divine charité. Et parce qu'ils ont reçu de moi ce centuple, ils sont dans une merveilleuse allégresse qui prend (291) tout leur coeur. La charité ne connaît pas la tristesse, et l'allégresse fait le coeur large et généreux, sans étroitesse ni duplicité. L'âme qui a été transpercée de cette douce flèche, ne manifeste jamais sur son visage ou dans ses paroles, autre chose que ce qu'elle a dans le coeur. Si elle sert le prochain, c'est sans faux-semblant et sans intérêt personnel, uniquement parce que la charité est accueillante à toute créature. Aussi, l'âme qui la possède ne connaît-elle jamais la peine ni la tristesse; elle ne s'afflige de rien. Entre l'obéissance et elle, jamais un désaccord; elle est obéissante jusqu'à la mort (292).



CHAPITRE VIII De la perversité, des misères et des peines du désobéissant; et des fruits amers que produit la désobéissance.

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Tout autre est le sort du malheureux désobéissant, qui a pris passage sur la barque de la religion. Il souffre tant, tout en faisant souffrir les autres, que dès cette vie il a comme un avant-goût de l'enfer. Toujours triste, toujours inquiet, la conscience bourrelée de remords, mécontent de l'Ordre, mécontent de son prélat, il est insupportable à lui-même. Or qu'a donc à voir, ma fille, ce religieux qui a pris en main la petite clef de l'obéissance à la règle, avec la désobéissance dont il s'est fait l'esclave! Le voilà cependant qui a choisi pour épouse, dame désobéissance, avec tout son cortège, l'impatience qui l'accompagne, la superbe qui la nourrit et qui procède de l'amour de soi, le sens propre et le bon plaisir personnel. Toute l'ordonnance est renversée, tout est à rebours de ce que je t'ai dit a propos de l'obéissance.
Comment ce malheureux, privé de la charité, pourrait-il trouver dans la religion autre chose que des peines? L'orgueil lui fait dresser la tête, et il lui faut la baisser de force; toutes ses volontés sont en opposition continuelle avec la volonté de l'Ordre (293). On lui commande l'obéissance; il n'aime que la révolte. On lui impose la pauvreté volontaire; il l'a en horreur; il possède tout ce qu'il peut, et il désire encore davantage. On exige de lui la continence et la pureté; il rêve de luxure. La transgression des trois voeux, ma fille, est pour le religieux la ruine. Si profondes sont ses chutes et si lamentables, que son extérieur même se ressent du désordre de son âme. Son air n'a rien de religieux ,il semble un démon incarné, comme je te l'ai dit ailleurs plus longuement. Je ne laisserai pas cependant de t'exposer son erreur et les fruits que produit sa révolte, pour mieux te convaincre encore de l'excellence de l'obéissance.
Ce malheureux est le jouet de son amour-propre. Sa foi morte n'éclaire plus suffisamment le regard de son intelligence, qui s'est arrêté avec complaisance à la satisfaction de sa propre volonté et aux choses de la terre. Son corps a quitté le monde, son coeur y est demeuré. Comme l'obéissance lui paraît pénible, il s'est mis à désobéir, croyant par là même échapper à la peine. Et voilà que le fardeau s'est fait beaucoup plus lourd; car enfin il lui faut se soumettre, ou par force, ou par amour. Combien plus douce était pour lui, et plus aisée, l'obéissance acceptée par amour.
O l'insensé! Et qui l'abuse, sinon lui-même? Il cherche son plaisir, et son désir même cause sa peine, en lui rendant insupportables ses propres actes dont l'obéissance lui fera une obligation. Il veut jouir, il aime son repos, il souhaiterait de se (294) faire de cette vie même la vie éternelle, et l'Ordre veut qu'il soit voyageur, et sans cesse le lui rappelle. Dès qu'il commence à s'attacher à un lieu, où il serait heureux de se fixer pour son plaisir, il reçoit une autre destination. Le voilà encore dans la peine, parce que sa volonté propre vit toujours, toujours prête à dire non mais, s'il ne se soumet pas, il s'expose aux corrections et aux châtiments, prévus par la discipline de l'Ordre. Et c'est ainsi pour lui un continuel tourment.
Tu vois donc combien il se trompe lui-même! C'est en voulant fuir les peines qu'il s'y précipite, parce que son aveuglement l'empêche de connaître la voie de la véritable obéissance, qui est une voie de vérité, tracée par l'Agneau obéissant, mon Fils unique, qui en a aplani toutes les aspérités. Et le voilà, s'engageant dans la voie du mensonge, croyant y trouver du plaisir, et il n'y rencontre que souffrance et amertume. Et qui donc l'y entraîne? L'amour, son amour de l'indépendance! Sur cette mer orageuse, il entend naviguer par ses propres bras en s'en fiant à sa pauvre science personnelle; il ne veut pas se laisser porter par les bras de l'Ordre ni gouverner par son supérieur. Il est bien. de corps, dans la barque de la religion, mais son esprit est ailleurs. Il l'a désertée par le désir, en n'observant pas les règles et les coutumes de l'Ordre, et en violant les trois voeux qu'il s'est engagé à garder par sa profession religieuse. Le voilà sur cet océan des tempêtes. à la merci des vents contraires, rattaché à la barque par un morceau d'étoffe seulement (295), par l'habit qu'il porte, puisque son coeur en est absent. Ce n'est pas un religieux, mais un homme vêtu en religieux. Encore est-ce bien un homme? N'est-ce pas plutôt un être à figure humaine, qui n'est pas vraiment homme, puisque, dans sa vie, il est pire qu'un animal? Il ne se doute pas qu'il se donne beaucoup plus de peine, à vouloir ramer seul avec ses propres bras, qu'à naviguer avec ceux d'autrui. Il ne se rend pas compte, qu'il est en péril de mort éternelle; il ne voit pas que, si ce morceau d'étoffe se détachait de la barque, aussitôt cet unique lien rompu par la mort, il n'y aurait plus pour lui de remède! Non il ne voit rien! La nuée de l'amour-propre, qui le conduit à la désobéissance, a éteint chez lui la lumière, et ne lui laisse plus apercevoir son malheur. O illusion! et combien lamentable!
Quels fruits produira cet arbre mauvais, sinon des fruits de mort? Est-ce que ses racines ne plongent pas dans l'orgueil. est-ce qu'il ne tire pas tout son suc de l'estime et de l'amour de soi-même? Aussi, tout ce qui en sort, fleurs, feuilles, fruit, rameaux, tout y est gâté, tout y est corrompu. Les trois rameaux qu'il porte, obéissance, pauvreté, continence, ces trois rameaux sont pourris, par la sève empoisonnée que leur envoie le tronc lui-même, une affection mal placée et nourrie d'orgueil. Les feuilles, ce sont ces paroles malséantes et si libertines qu'on les trouverait déplacées, même dans la bouche d'un laïc débauché. A-t-il à annoncer mon Evangile, il s'applique à le faire, sans doute, en un langage distingué mais qui manque (296) de simplicité, parce que son dessein est beaucoup moins de nourrir les âmes du bon grain de ma parole, que de faire admirer les ressources de sa rhétorique. Et les fleurs, les fleurs de cet arbre, quelle odeur fétide elles répandent! Ce sont toutes ces pensées frivoles, qu'il accueille volontairement, dans lesquelles il se complaît et qu'il entretient avec délices, en se gardant bien d'éviter les lieux et les occasions qui les lui apportent, quand encore il ne les cherche pas lui-même, pour réaliser les désirs qu'elles font naître en lui.
Le voilà dans le péché, ce fruit vénéneux qui tue la vie de la grâce, et donne la mort éternelle. Et quelle infection dans ce fruit, sorti d'une telle fleur! C'est la désobéissance qui le porte à tout examiner, à tout critiquer, à tout juger en mal, dans la volonté de son supérieur! C'est l'impureté qui fait ses délices des longues conservations et des entretiens suspects avec les dévotes!
O malheureux! Tu ne vois donc pas quelle troupe d'enfants sera la conséquence de ces fréquentations, commencées sous couleur de dévotion! Tu n'as pas voulu pour enfants, les vertus, comme le véritable obéissant! - Et voilà ce qu'amène la désobéissance!
Présume-t-il que son prélat lui refusera l'autorisation que désire sa volonté perverse, il cherche dès lors à le circonvenir, usant tour à tour de paroles insinuantes ou aigres, flatteuses ou irrévérencieuses jusqu'à l'insolence. De son frère il ne supporte rien. La moindre parole qui lui sera dite, la (297) moindre observation qui lui sera faite le mettront hors de lui-même. C'est alors qu'on lui voit produire ce fruit vénéneux de l'impatience, ces paroles de colère et de haine contre son frère, attribuant à la malveillance ce que celui-ci n'a fait que pour son bien. Tout lui est ainsi une occasion de scandale, tout concourt à lui faire une vie de tristesse, et pour l'âme et pour le corps. Et pourquoi donc tout ce dépit, pour un mot de son frère? Pourquoi? parce qu'il a pour lui-même trop de sensuelle complaisance.
Il fuit sa cellule comme la peste. Il a commencé par déserter cette cellule intérieure de la connaissance de soi-même. C'est ce premier abandon qui l'a conduit à la désobéissance, et il ne peut maintenant demeurer dans sa cellule extérieure. On ne le voit guère au réfectoire: il l'évite comme un ennemi personnel, tant qu'il a de quoi suffire à sa propre dépense; quand il est à court, c'est la nécessité qui l'y amène.
Oh! combien plus avisés ces obéissants, qui ont voulu observer leur voeu de pauvreté, et ne rien avoir pour leur entretien, afin de demeurer fidèles toujours à cette douce table commune où, dans la paix et la tranquillité, ils trouvent tout à la fois le pain de l'âme et celui du corps. Ils n'ont point le constant souci de chercher à se procurer des mets à leur goût, comme le malheureux qui fuit le réfectoire, parce qu'il n'y trouve rien que d'amer.
Au choeur, il est toujours le dernier entré et le premier sorti. Si ses lèvres disent qu'il est près de (298) moi, son coeur est demeuré très loin (
Mt 15,7-8). Le chapitre, il l'évite volontiers et tant qu'il peut, par peur des pénitences qu'on y donne; quand il ne peut faire autrement que de s'y trouver, il aimerait autant rencontrer son ennemi mortel; il a l'esprit troublé, il y éprouve une honte qu'il n'a pas eue, certes, pour enfreindre les observances, et qu'il n'a pas même de commettre le péché mortel. La raison? la désobéissance! Il ne connaît pas les saintes veilles de la prière. Il néglige non seulement l'oraison mentale, mais encore, maintes fois, il omettra de dire l'Office qu'il est cependant tenu de réciter. Chez lui, point de charité fraternelle: il n'aime que lui seul, et encore d'un amour bestial où la raison n'a point de part. Si grands sont les maux, si amers les fruits qui tombent sur la tête du désobéissant que la langue humaine ne les saurait dire!
O désobéissance, qui dépouilles l'âme de toute vertu pour la revêtir de tous les vices! O désobéissance, qui prives l'âme de la lumière de l'obéissance! Tu lui ôtes la paix pour lui laisser la guerre, tu lui prends la vie pour lui donner la mort! Tu la jettes hors de la barque des observances de l'Ordre, tu la précipites dans la mer, où elle doit nager seule, à la force des bras, sans l'appui de ceux de la religion! Tu la couvres de toutes les misères, tu la fais mourir de faim, en la privant du mérite de l'obéissance, qui doit être sa nourriture. Continuellement tu l'abreuves d'amertume, tu lui retires toute consolation, tu la sèvres de toute douceur, tu lui dérobes tout bien, en la livrant à tous les maux. Dès cette vie tu lui fais subir l'apprentissage des cruels tourments. Si elle ne se corrige pas, avant que ne soit déchiré par la mort le pan d'étoffe qui la rattache encore à la barque, c'est toi, ô désobéissance, qui aura conduit cette âme à l'éternelle damnation, en compagnie des démons qui, pour s'être révoltés contre moi, tombèrent du ciel jusqu'au fond des abîmes. O désobéissant, c'est là ton sort, à toi, qui toujours fus rebelle à l'obéissance! Cette clef qui te devait servir à ouvrir la porte du ciel, tu l'as rejetée loin de toi. C'est la clef de la désobéissance que tu as voulue elle t'a ouvert l'enfer (300).




CHAPITRE IX De l'imperfection de ceux qui vivent avec tiédeur dans la religion, tout en se gardant du péché mortel.

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Remède pour sortir de cette tiédeur.

O très chère fille, combien donc sont ceux, qui, aujourd'hui, sur cette barque de la religion, cherchent leur intérêt personnel? Ils sont multitude; et, en regard de ceux-là, bien petit est le nombre des vrais obéissants. Il est vrai qu'entre les parfaits et les malheureux dont je viens de parler, il se rencontre une catégorie considérable, formée de ceux qui vivent dans l'Ordre, d'une façon quelconque. Ils sont assez loin de la perfection qu'ils devraient avoir, sans être absolument mauvais. Leur conscience est assez vigilante, pour se garder du péché mortel: mais pour tout le reste leur coeur n'a que tiédeur et indifférence.
Cependant, s'ils ne règlent pas leur vie suivant les observances de l'ordre, ils demeurent en grand péril. Ils ont besoin de stimuler leur zèle, de secouer leur torpeur, pour se réveiller de leur engourdissement; à s'y endormir, ils risquent des chutes faciles. Si par hasard ils réussissent à les éviter, ils n'en continueront pas moins à se laisser conduire en (301) bien des occasions par leur sens propre et leur satisfaction personnelle, sous couleur de religion. Ils s'attacheront aux pratiques et aux cérémonies extérieures de la religion plus qu'ils ne s'inspireront de son esprit, et souvent ils se laisseront aller, par défaut de lumière, à juger témérairement de ceux qui se conforment plus parfaitement qu'eux à l'esprit de la règle, mais sont moins assidus dans l'accomplissement des actes extérieurs, qu'ils observent eux-mêmes.
Ainsi donc c'est tout préjudice pour eux, de se contenter de cette obéissance quelconque. Cette tiédeur leur rend l'observance très laborieuse, et ils ne s'y soumettent qu'à grand'peine, parce que leur coeur indifférent trouve ce fardeau trop lourd; à le porter, ils se fatiguent beaucoup, pour en retirer peu de mérite. Ils manquent ainsi à la perfection qu'ils ont embrassée et qu'ils sont tenus d'observer, et s'ils font moins de mal que les autres dont je t'ai parlé, cependant ils font mal. Ils n'ont pas quitté le siècle pour garder la clef de l'obéissance commune; c'est avec la petite clef de l'obéissance religieuse qu'il leur faut ouvrir le ciel; et cette petite clef, ils la doivent porter attachée, par le cordon de l'abnégation et du mépris d'eux-mêmes, à la ceinture de l'humilité, et la tenir toujours à la main du fervent amour, comme je te l'ai dit.
Sache bien, ma très chère fille, qu'ils sont capables d'arriver à la grande perfection, s'ils le veulent, car ils en sont bien plus près que les autres qui sont pêcheurs. Mais aussi, dans leur (302) état, il leur est moins aisé de sortir de leur imperfection qu'au pécheur, dans l'état de péché, de s 'arracher à sa misère.
Sais-tu pourquoi? c'est que le pécheur voit évidemment qu'il fait mal, la conscience le lui montre. S'il ne renonce pas à sa faute, bien que la lumière naturelle lui découvre que ce qu'il fait est mal, c'est l'amour-propre qui en est cause, c'est l'amour de ses aises qui l'a tellement débilité, qu'il ne se sent plus capable de cet effort. Si on lui demandait Ne sais-tu pas que c'est mal de faire cela? il répondrait oui, mais ma fragilité est si grande, qu'il ne me semble pas que je puisse en sortir. Cependant, ce disant, il ne dit pas vrai; avec mon aide, s'il le veut, il en peut sortir mais il n'en sait pas moins qu'il fait mal, et, avec cette connaissance, il lui est aisé de se retirer du péché, s'il le veut. Mais, ces tièdes, qui ne font ni grand mal ni grand bien, n'ont pas conscience de leur état de torpeur, ni ne sentent dans quel péril ils se trouvent. Ne le voyant point, ils n'ont point souci d'y échapper, ni même qu'on les en avertisse. Si on leur ouvre les yeux, l'indifférence de leur coeur est telle qu'ils demeurent encore retenus par les liens d'une longue habitude.
Comment donc pourront-ils s'arracher à cette tiédeur? Qu'avec la haine de leur propre estime et réputation, ils prennent ce bois de la connaissance d'eux-mêmes et le jettent dans le feu de ma divine charité en épousant à nouveau, comme s'ils entraient dans l'Ordre pour la première fois (303), la sainte obéissance, avec l'anneau de la très sainte foi. Qu'ils ne s'endorment plus dans cet état qui m'est si odieux à moi et si dangereux pour eux-mêmes. C'est à ces religieux surtout que l'on pourrait dire cette parole:"Malheur à vous, les tièdes! Que n'étes-vous de glace! Si vous ne changez point, vous m'obligerez à vous vomir de ma bouche" (
Ap 3,15-16).
Je les vomirai en effet et de la manière que j'ai dite; car, s'ils demeurent dans leur torpeur, ils sont tout près de tomber et, s'ils tombent, je les réprouverai. J'aimerais mieux que vous fussiez glacés, c'est-à-dire que vous fussiez restés dans le monde avec l'obéissance commune, qui est comme une glace en regard de l'obéissance religieuse. C'est en ce sens que j'ai dit: "Puissiez-vous être de glace!"
Je t'ai interprété cette parole pour que tu ne tombes pas en cette erreur, de croire que je préférerais la glace du péché mortel à la tiédeur de l'imperfection. Non, je ne puis vouloir le péché; je suis exempt de ce poison. Il me déplaît tellement, même dans l'homme, que je n'ai pas voulu le laisser sans châtiment. Comme l'homme ne suffisait pas à porter la peine due à sa faute, j'envoyai le Verbe, mon Fils unique, qui l'infligea à son corps par l'obéissance.
Qu'ils sortent donc de leur engourdissement et qu'ils s'adonnent aux saints exercices, aux veilles, à l'humble et persévérante prière (Mt 26,41 Mc 14,38); qu'ils aient toujours (304) le regard fixé sur la règle et sur les patrons de cette barque, qui ont été des hommes comme eux, nés de la même manière et nourris du même pain.
Et moi! Ne suis-je pas toujours le même Dieu que j'étais alors? Ma puissance n'est pas affaiblie, ma volonté ne s'est pas lassée à vouloir votre salut, ma sagesse ne s'est pas épuisée à vous distribuer la lumière, pour vous faire connaître ma Vérité. Ils peuvent donc bien, s'ils le veulent, s'arracher à leur engourdissement, pourvu qu'ils consentent à voir leur état. Pour ce, il leur faut purifier le regard de leur intelligence de la nuée de l'amour-propre; une fois éclairés de ma lumière, c'est à eux de se lancer dans la voie, à l'exemple des parfaits obéissants. Ils réussiront par ce moyen; autrement, non. Mais toujours est-il que ce moyen est à leur disposition. Le voici (305).





Catherine, Dialogue 159