B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CATHERINE VIT D'UNE MANIÈRE TOUT A FAIT EXTRAORDINAIRE.


JUSTIFICATION DE SON JEUNE.




L'incomparable et éternel Epoux avait éprouvé son épouse bien-aimée au creuset de tribulations multipliées; il ne lui restait plus qu'à la couronner d'une manière digne de sa munificence. Mais les âmes, que la sainte devait aider dans leur pèlerinage, n'avaient pas encore reçu le fruit de ses oeuvres, dans la mesure que l'Epoux avait éternellement voulue et qu'il avait promise à la vierge. La divine Providence, pour accomplir parfaitement son oeuvre, fut donc obligée de laisser, à cette fin, l'épouse sur la terre, tout en lui donnant des arrhes de l'éternelle récompense. C'est pourquoi Notre-Seigneur fit entrer dès cette vallée de larmes celle qui était à la fois son épouse et sa servante, dans un genre de vie vraiment céleste, tout en la laissant en compagnie Ces habitants de la terre. Voici par quelle révélation il l'instruisit de ses volontés.

Un jour que la sainte priait dans l'intérieur de sa petite chambre, le Sauveur et Seigneur du genre humain lui apparut et lui annonça, en ces termes, les nouvelles merveilles qu'il allait accomplir en elle: " Apprends donc, ma très douce fille, que désormais les jours de ton pèlerinage seront remplis de mes dons. Ces dons seront si nouveaux et si merveilleux qu'ils provoqueront l'étonnement et l'incrédulité des hommes ignorants et charnels. Beaucoup même de ceux qui t'aiment seront hésitants et soupçonneront quelque illusion; tout cela arrivera à cause de l'excès de mon amour. Car j'infuserai dans ton âme une telle abondance de grâces que, dans son débordement, cette grâce rejaillira merveilleusement sur ton Corps, qui en recevra et gardera un mode de vivre tout à fait extraordinaire. De plus ton coeur s'enflammera d'un zèle si impétueux pour le salut du prochain qu'oublieuse de ton sexe, tu changeras complètement toutes tes habitudes. Non seulement lu ne fuiras plus, comme tu avais coutume de le faire, la compagnie des hommes et des femmes, mais, pour le salut de leurs âmes, tu t'exposeras dans la mesure de tes forces à toutes les fatigues. Beaucoup en seront scandalisés, de là des contradictions qui révéleront les pensées de bien des coeurs (Lc 2,25). Pour toi, reste toujours sans trouble et sans crainte. Toujours je serai avec toi et délivrerai ton âme de la langue perfide et des lèvres de ceux qui disent le mensonge (Ps 119,2). Accomplis virilement ce que l'Onction (L'Esprit-Saint, 1Jn 2,27) t'enseignera, car, pour toi, j'arracherai beaucoup d'âmes à la gueule de l'enfer, et je les conduirai, avec le secours de ma grâce, jusqu'au royaume des cieux. "

Catherine m'a secrètement confessé que le Seigneur lui avait très fréquemment répété ces paroles, surtout celles qui lui disaient: " Sois sans crainte et sans trouble. " La sainte répondit: "Vous êtes mon Seigneur et moi je suis votre vile servante; que votre volonté se fasse toujours; mais souvenez-vous de moi, selon la grandeur de vos miséricordes et secourez-moi. " La vision disparut et laissa là la servante du Christ toute pensive, se demandant en son coeur ce que serait ce changement de vie.

Dès lors la grâce de Jésus-Christ alla de jour en Jésus, jour croissant dans l'âme de Catherine. Elle avait en telle abondance l'Esprit du Seigneur qu'elle en était elle-même toute surprise et que, dans son étonnement, elle partageait pour ainsi dire les défaillances du Prophète et chantait avec lui: " Mon coeur et ma chair ont défailli, Dieu de mon coeur, mon partage et mon Dieu pour l'éternité (Ps 72,26) "; et encore: "Je me suis souvenue de Dieu, et j'ai été inondée de joie, j'ai médité, et mon esprit à défailli (Ps 76,4) " La vierge du Christ languissait d'amour pour Lui, sans autre remède que les larmes de l'esprit et du corps. Aussi c'était chaque jour des gémissements, chaque jour des pleurs, sans que cette langueur pût y trouver son plein soulagement. Obéissant à une inspiration que le Seigneur envoya à son âme, notre sainte trouva bon d'aller fréquemment à l'autel de Dieu (Ps 72,4) recevoir le plus souvent possible, des mains du prêtre, dans le sacrement d'Eucharistie, le Seigneur Christ, dans lequel exultaient son coeur et sa chair (Ps 73,3). Ne pouvant pas encore s'en rassasier au gré de ses désirs dans la patrie, elle en ferait du moins, par le sacrement, la joie de son pèlerinage. Mais c'était là semence de plus grand amour, et par conséquent de plus de langueur. La foi lui donnait cependant dans l'Eucharistie de quoi mieux alimenter la fournaise de charité, dont les ardeurs allaient croissant chaque jour en son coeur, sous le souffle de l'Esprit-Saint. De là vint et s'enracina chez elle l'habitude de communier presque chaque jour. Toutefois ses infirmités corporelles et ses travaux pour le salut des âmes y mettaient souvent obstacle. Mais son désir de recevoir fréquemment la sainte Communion était si grand qu'aux jours où il n'était pas satisfait, son corps était durement éprouvé et comme défaillant. Ce corps, qui avait part à l'abondance de l'esprit, ne pouvait aucunement éviter d'en partager l'angoisse. Mais nous traiterons ailleurs ce sujet plus au long; revenons à l'exposé de l'admirable genre de vie, qui était devenu celui du corps de la sainte.

Je rapporte ici ce qu'elle m'a secrètement confessé, et ce que j'ai trouvé dans les écrits du confesseur qui m'a précédé. Après la vision racontée plus haut, les grâces et les consolations célestes, qui descendaient dans l'âme de Catherine, devinrent si abondantes, surtout aux jours de communion, que ces grâces débordant et rejaillissant sur le corps, en consumaient et en desséchaient les sucs vitaux. L'estomac de la sainte fut si profondément modifié que non seulement elle n'avait plus besoin de nourriture matérielle, mais qu'elle ne pouvait en prendre sans douleur physique. Si on la forçait à en accepter, elle éprouvait de très vives souffrances, et les aliments étaient violemment rejetés au dehors. La plume ne saurait rapporter tout ce que le vierge eut à souffrir à cette occasion.

Dans les commencements, ce genre de vie parut en effet inadmissible à tout le monde, même aux personnes de la maison, qui vivaient plus continuellement avec la sainte. Ils traitaient un don de Dieu si singulier de tentations et de mirage de l'ennemi. Le confesseur, que j'ai déjà souvent nommé, partagea l'erreur commune. Inspiré par un zèle qui était bien intentionné, mais qui n'était pas éclairé, il craignait que Catherine n'eût été séduite par le démon, transfiguré en ange de lumière (2Co 11,14),et il lui ordonna de prendre chaque jour de la nourriture et de ne pas croire aux visions qui lui conseillaient le contraire. Catherine en appela à l'expérience: quand elle ne prenait pas de nourriture, elle avait plus de santé et de force, quand, au contraire, elle mangeait, elle était malade et languissante. Son confesseur ne s'émut point de cette observation, il lui renouvela et lui maintint l'ordre de manger. En vraie fille d'obéissance, elle fit tout son possible pour se soumettre à cet ordre, et en vint à un tel point d'affaiblissement qu'on craignait. presque pour sa vie. S'en allant alors trouver son confesseur, elle lui dit: "Père, si, par un jeûne excessif, j'exposais mon corps à la mort, ne me défendriez-vous pas de jeûner, pour m'empêcher de mourir et d'être homicide de moi-même? - Oui, sans aucun doute, lui répondit le confesseur. Elle reprit: "N'est-il pas plus grave de s'exposer à la mort en mangeant qu'en jeûnant? " et, sur la réponse affirmative du prêtre, elle ajouta " Puisqu'une expérience répétée vous a appris que la nourriture me rend malade, pourquoi ne me défendez-vous pas de manger comme vous me défendriez de jeûner en pareil cas? " A ce raisonnement, il ne sut que répondre et, voyant dans la sainte les signes manifestes d'un vrai danger de mort, il lui dit: "Agissez désormais d'après les inspirations de l'Esprit-Saint, car bien grandes sont les merveilles que Dieu semble opérer en vous. "

Et maintenant, lecteur, notez ici, je vous prie, ce qui fut l'occasion des grandes souffrances que la sainte dut éprouver de la part des personnes de sa maison et de sa famille, souffrances que la parole et la plume sont impuissantes à raconter. Catherine me les a révélées confidentiellement, dés les premiers jours où je méritai d'être admis dans son intimité, et elle m'en a souvent parlé dans la suite, quand le sujet de l'entretien l'exigeait. Les gens de son entourage mesuraient ses actes et ses paroles, soit à la mesure des leurs, soit à la mesure commune des actions humaines et non pas à la mesure des grâces spéciales versées par le Seigneur dans l'âme de son épouse. Perdus au fond de la vallée, ils prétendaient donner les limites du sommet des monts. Ils tiraient les dernières conclusions d'un art, dont ils ignoraient les principes et, dans l'aveuglement que leur apportait l'éclat d'une lumière qui les dépassait, ils jugeaient témérairement du jeu de ses couleurs. De là des mécontentements déraisonnables,qui les faisaient se plaindre du rayonnement de cette étoile. Ils voulaient enseigner celle dont ils ne pouvaient comprendre les enseignements; et, tout ensevelis dans les ténèbres, ils reprochaient au jour sa clarté. Leur langue mordait sans bruit, mais pour autant, leurs secrètes détractions, présentées sous couleur de beau zèle, n'en atteignaient pas moins cette sainte, qui était leur proche. Ils poussaient et contraignaient le confesseur de la vierge à la réprimander.

Il ne m'est pas facile de dire les multiples angoisses par lesquelles l'âme de la sainte dut alors passer; je ne pourrais l'exposer aisément, même en un long discours. Tout entière à l'obéissance et toute pénétrée du mépris d'elle-même, Catherine ne savait pas s'excuser et n'osait aucunement résister à la volonté et aux avis de son confesseur. Cependant elle constatait clairement que la volonté du Très-Haut allait à l'encontre des manières de voir de sa famille et de son directeur; dans sa crainte du Seigneur, elle ne voulait ni déserter l'obéissance, ni scandaliser son prochain, et par suite elle ne savait à quoi se résoudre. C'était de toute part de nouveaux sujets d'angoisse: se réfugier dans la prière était son seul soulagement. Elle répandait devant le Seigneur des larmes de douleur et de confiance, le conjurant humblement et instamment de vouloir bien, Lui le Maître, manifester directement sa volonté à ses contradicteurs, surtout au confesseur, qu'elle craignait particulièrement d'offenser. Il ne lui était pas permis d'alléguer la parole des Apôtres disant aux Princes des prêtres: " Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act 5,29)" Car aussitôt se présentait à son esprit cette réponse, que le démon se transfigure souvent en ange de lumière, qu'elle ne devait, ni croire à toute inspiration, ni s'appuyer sur sa propre prudence, mais suivre les conseils qu'on lui donnait. Cependant, le plus souvent, le Seigneur l'exauçait comme d'habitude, illuminait l'esprit du confesseur, et lui faisait modifier ses décisions. Mais, malgré ce secours, aile prêtre, ni les autres personnes qui murmuraient contre la sainte, ne surent se laisser diriger par l'esprit de discrétion.

Notre sainte avait été souvent et très bien instruite par le Seigneur de toutes les ruses de l'ennemi; elle était habituée à lutter fréquemment avec ce même ennemi; elle avait triomphé complètement et dans d'innombrables rencontres de l'adversaire du genre humain; elle avait reçu du Seigneur le don surnaturel d'intelligence qui lui permettait de crier avec l'Apôtre: "Nous n'ignorons pas les ruses de Satan (2Co 2,14). " Si ses contradicteurs avaient donné quelque attention à ces considérations, ils auraient mis un doigt sur leurs lèvres (Jb 19,9); disciples imparfaits, ils ne se seraient pas élevés présomptueusement au-dessus d'une maîtresse aussi parfaite; petits ruisseaux, ils n'auraient pas osé prétendre à remplir de leur goutte d'eau un si grand fleuve. Voilà, avec d'autres semblables, les réponses qu'en ce temps-là je jetais à la face de tous ceux qui murmuraient, et je les note ici à l'intention de certaines personnes qui ont connu ces faits.

Mais, revenons au point où nous avons laissé notre récit, et apprenez, lecteur, que le premier jeûne extraordinaire de la sainte dura depuis le Carême, pendant lequel arriva la vision racontée plus haut, jusqu'à la fête de l'Ascension. Pendant tout ce temps, la Vierge, remplie de l'Esprit de Dieu, ne prît aucune nourriture ou boisson matérielle, sans cesser d'être toujours alerte et joyeuse. Ce n'est pas étonnant, puisque l'Apôtre nous assure, que " les fruits de l'Esprit sont charité, joie et paix (Ga 5,22) ". La Vérité première nous dit elle-même, que "l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4). Et n'est-il pas encore écrit, que " le juste vit de la foi (Rm 1,17) ". Au jour de l'Ascension, Catherine put manger, ainsi que le Seigneur le lui avait annoncé, avertissement dont elle avait fait part à son confesseur. Elle mangea du pain, des légumes cuits et des herbes crues, c'est-à-dire des aliments de Carême, car il était impossible au miracle aussi bien qu'à la nature de faire pénétrer dans ce corps une nourriture plus délicate. Après quoi, elle se remit au simple jeûne ordinaire; puis, après quelques interruptions, elle reprit peu àpeu ce jeûne continu, inouï pour notre temps. Mais pendant que le corps jeûnait, l'esprit était fréquemment et abondamment nourri, car au temps où se passait tout ce que nous racontons ici, Catherine s'approchait avec ferveur de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pouvait. Elle y trouvait tant de grâces que, dans cette mort de tous les sens corporels et de toute activité naturelle pour ainsi dire, son corps et son âme vivaient exclusivement de la vertu surnaturelle de l'Esprit-Saint. C'est pourquoi, quiconque a l'intelligence des choses spirituelles, en conclura que toute cette vie était surnaturelle et miraculeuse. J'ai vu moi-même, et non pas une fois, mais plusieurs, j'ai vu ce faible corps, que ne fortifiait aucune nourriture matérielle, aucune boisson, si ce n'est de l'eau froide, je l'ai vu réduit à la dernière faiblesse, si bien que moi et les autres, nous attendions tremblants son dernier souffle. Se présentait-il alors quelqu'occasion de procurer la gloire du nom divin ou le salut des âmes, immédiatement, sans aucun remède, ce corps défaillant recouvrait non seulement la vie, mais les forces, et des forces plus qu'ordinaires, des forces vraiment robustes et résistantes pour sa condition. Catherine se levait, marchait, travaillait sans difficulté, plus que les personnes bien portantes qui l'accompagnaient, et défiait toute lassitude.

D'où venait cela, je vous prie, si ce n'est de l'Esprit qui se délecte en de telles oeuvres? Il suppléait miraculeusement à l'impuissance de la nature et vivifiait non seulement l'âme, mais le corps. Au temps où la sainte commença de vivre ainsi sans aliments corporels. le confesseur, souvent cité plus haut, lui demanda si parfois elle avait quelque désir de manger. Elle lui répondit: " Le Seigneur me rassasie tellement dans la réception de son très vénérable Sacrement que je ne puis plus désirer aucune nourriture matérielle. " Et, comme le prêtre lui demandait ensuite, si elle sentait la faim, quand elle ne communiait pas, elle ajouta: " Quand je ne puis recevoir le Sacrement, sa seule présence et sa seule vue me rassasient. Bien plus, non seulement la présence de l'hostie consacrée, mais aussi celle du prêtre que je sais l'avoir touchée, m'apporte une telle consolation que tout souci de nourriture disparaît. " C'est ainsi que la vierge du Seigneur était tout à la fois rassasiée et à jeun, l'estomac vide et le coeur plein, toute desséchée extérieurement, et intérieurement tout arrosée d'un fleuve d'eau vive, alerte et joyeuse en tout événement.

Mais l'antique et tortueux serpent ne pouvait supporter un si grand don de Dieu, sans une envie furieuse, toute pleine de venin. Il souleva contre Catherine, au sujet de ce jeûne, tous ceux qui l'entouraient, âmes spirituelles ou charnelles, religieux ou séculiers. Et ne vous étonnez pas, lecteur, de voir au nombre de ces personnes séduites, des âmes spirituelles et religieuses. Croyez-moi, quand l'amour-propre n'est pas complètement éteint en elles, l'envie y règne souvent plus dangereusement qu'en toute autre âme, surtout quand elles voient quelqu'un faire ce qu'elles savent bien leur être impossible. Etudiez les actes et les faits des Pères de la fameuse Thébaïde. Un jour, un des disciples de Macaire, vêtu d'un habit séculier, se rendit dans une nombreuse communauté de moines, que dirigeait Pacôme. Après beaucoup d'instances, il fut admis par ce dernier à revêtir l'habit de cette religion. Mais, quand les moines eurent vu l'admirable et inimitable austérité de sa pénitence, ils se rassemblèrent tous un certain jour, et, tout près de se révolter contre Pacôme, ils lui dirent: " Enlève-nous ce moine, ou bien sache que nous quitterons tous le monastère aujourd'hui même. " Et ceux qui parlaient ainsi étaient des hommes réputés parfaits. Que pensez-vous des spirituels de nos jours? Si je ne craignais d'être trop long, je vous dirais à leur sujet bien des choses que l'expérience seule a pu m'apprendre.

Je vous dis tout cela à propos du murmure général soulevé par le jeûne de la sainte. Les uns disaient: "Nul n'est plus grand que son Maître. Le Christ Seigneur a mangé et bu, sa glorieuse Mère a fait de même, et les Apôtres ont aussi mangé; le Seigneur leur avait même dit " Mangez et buvez ce qui se trouve chez vos hôtes (Lc 10,7). " Qui peut les surpasser ou même les égaler! " D'autres affirmaient que, d'après l'enseignement donné par tous les saints, dans leurs paroles et leurs exemples, il n'était jamais permis de se singulariser par son genre de vie, mais qu'on devait garder en tout la voie commune. Certains murmuraient discrètement, que tous les excès ont toujours été et sont toujours mauvais, et qu'une âme craignant Dieu les fuit. Il s'en trouvait aussi, dont nous avons déjà dit un mot, qui, pour ne pas se départir de leurs charitables intentions, attribuaient cette conduite aux illusions de l'antique ennemi. Enfin, les hommes charnels et les détracteurs notoires répétaient que c'était là pure feinte, pour acquérir de la gloire. A tous ce jugements, aussi faux qu'absurdes, et qui n'avaient aucune raison de se produire, je dois répondre, dans la mesure où je le puis, et selon que le Seigneur me l'a appris, sinon je me croirais justiciable au Tribunal de la Vérité première. Prêtez-moi donc, je vous prie, bon lecteur, toute votre attention.

Si les premiers contradicteurs, qui mettent en cause le Sauveur, sa glorieuse Mère et les saints Apôtres, disaient la vérité, il s'ensuivrait aussitôt, que Jean-Baptiste eût été plus grand que le Seigneur Christ lui-même. Car Notre-Seigneur nous apprend de sa propre bouche, que Jean-Baptiste est venu, ne mangeant ni ne buvant, tandis que lui-même, Fils d'une humanité virginale, mangeait et buvait (Mt 11,18). Il s'ensuivrait de même, qu'Antoine, les deux Macaires, Hilarion, Sérapion et d'autres saints innombrables, ayant jeûné presque continuellement, et par conséquent plus longtemps que ne l'ont fait communément les Apôtres, les auraient dépassés en sainteté. Peut-être ceux qui murmurent ainsi, voudront-ils répondre que Jean dans le désert et les Pères d'Egypte ne gardaient pas un jeûne absolu, mais mangeaient quelque chose à certaines heures. Que diront-ils alors de Marie-Madeleine, qui demeura trente-trois ans sur un rocher (La Sainte Baume), sans aucune nourriture matérielle. Son histoire le dit clairement, et ce témoignage est manifestement confirmé par le site du lieu qu'elle habitait, alors inaccessible. Madeleine est-elle plus grande que la glorieuse Vierge, qui n'est point demeurée sur un rocher, et n'a pas observé pareil jeûne? Que diront-ils aussi de plusieurs saints Pères, qui sont restés pendant un temps plus ou moins long sans prendre aucune, nourriture? On lit même de l'un d'eux en particulier, qu'après avoir reçu le Sacrement du Seigneur, il ne prenait aucun autre aliment pour se soutenir (Le P. Jean, Vie des Pères, par Rufin). Qu'ils apprennent donc, s'ils ne le savent pas encore, que la sainteté ne se mesure pas aux jeûnes, mais au degré de la charité! Qu'ils apprennent, que personne ne doit se constituer juge de ce qu'il ignore! Qu'ils écoutent la Sagesse incarnée de Dieu le Père, disant d'eux et de leurs pareils: " A qui comparerai-je cette génération et à qui ces hommes ressemblent-ils? Aux enfants, auxquels leurs camarades répètent en jouant sur la place publique: " Nous vous avons chanté des chants de fête et vous n'avez pas dansé, des chants de deuil et vous n'avez pas pleuré (Lc 7,32). " Et Notre-Seigneur ajoutait les paroles que nous avons déjà citées: "Jean-Baptiste est venu, ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin, et vous dites... il est possédé du démon. Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites: " C'est là un homme vorace, et qui aime le vin (Lc 7,33 Lc 34). " Cette seule réflexion du Sauveur doit suffire à fermer la bouche à ceux qui font la première objection, que nous avons rapportée.

Quant aux seconds, qui détestent les voies extraordinaires, il est facile de leur répondre. L'homme ne doit pas rechercher de lui-même les singularités; mais quand ces singularités sont l'oeuvre de Dieu, il doit les recevoir avec reconnaissance. Autrement il faudrait mépriser tous les dons extraordinaires de Dieu. La sainte Ecriture nous enseigne que " l'homme juste ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de lui ", mais elle ajoute immédiatement: " Plusieurs des révélations qui te sont faites dépassent ton, intelligence (). " Cela veut dire: " De toi-même, tu ne dois pas chercher ce qui est au-dessus de toi; mais, si Dieu te le révèle, tu dois recevoir cette révélation avec action de grâces. " Or, dans le cas dont nous parlons, le jeûne de la sainte était l'oeuvre d'une providence toute spéciale du Seigneur: qui pourrait donc objecter ici la loi prohibant la singularité? C'était cette même pensée, revêtue du voile d'une humilité sincère, que notre vierge opposait à ceux qui lui demandaient pourquoi elle ne prenait pas, comme les autres, d'aliments corporels. Elle disait: " Dieu m'a frappée, à cause de mes péchés, d'une infirmité toute particulière, qui m'empêche absolument de prendre aucune nourriture. Et moi aussi, je voudrais bien manger, mais je ne puis pas. Priez pour moi, je vous en conjure, afin que Dieu me pardonne les péchés pour lesquels je souffre tout ce mal. " C'était dire ouvertement: " C'est là l'oeuvre de Dieu et non la mienne. " Mais, pour éloigner toute apparence de vanité, elle attribuait tout à ses péchés. Et, en cela, elle ne parlait pas contre sa propre pensée, car elle croyait fermement que Dieu l'avait ainsi exposée aux murmures des hommes, pour la punir de ses péchés. C'est à ses fautes qu'elle imputait tout le mal qui lui arrivait, tandis qu'elle rapportait tout bien à Dieu Cette règle, pleine de vérité, lui servait en tout événement. La même réponse vaut contre ceux qui arguent du devoir d'éviter les excès. Un excès ne peut être mauvais, quand il est l'oeuvre de Dieu, et l'homme, alors, ne peut pas l'éviter. Que ce soit là notre cas, nous l'avons assez montré.

Et maintenant je prie ceux qui prétendent reconnaître ici les illusions de l'ennemi de vouloir bien me répondre. Est-il vraisemblable que Catherine se soit laissé tromper, après avoir triomphé de toutes les ruses de Satan et de toutes les tentations que nous avons décrites? Mais, en admettant qu'elle ait été séduite, quel était donc celui qui gardait au corps de la sainte toute sa vigueur? S'ils veulent que ce soit l'ennemi, qu'ils me disent quel était alors celui qui maintenait l'esprit de la vierge dans une joie et une paix si grandes, au temps ou elle était privée de toute délectation sensible. Le fruit de l'Esprit-Saint ne peut être l'oeuvre du diable, et la charité, la joie et la paix, sont le fruit de l'Esprit, l'Ecriture nous le dit (Ga 5,22). Moi, je ne pense pas qu'on puisse rester dans la vérité, et attribuer tout cela au démon; et si nos contradicteurs persistent dans leurs méchantes interprétations, qui nous assurera, qu'en parlant ainsi, ils n'obéissent pas eux-mêmes aux séductions de l'antique serpent? D'après eux, l'ennemi peut tromper et séduire une vierge, qui l'a si souvent vaincu, dont le corps vit et se soutient dans des conditions qui dépassent toute vertu naturelle, et dont l'âme goûte la paix continue d'une joie toute spirituelle et non charnelle. Mais alors combien plus facilement encore cet ennemi peut-il tromper et séduire ceux qui n'ont jamais connu aucun de ces dons? Ceux qui parlent ainsi paraissent bien plutôt être les victimes des illusions de l'ennemi qu'une vierge, que nous n'avons pas encore vue séduite.

Quant aux calomniateurs notoires, qui ont instruit leur langue à l'école du mensonge, mieux vaut leur opposer le silence que la parole. Ils n'ont droit qu'au mépris des hommes prudents et vertueux, et doivent être jugés indignes de toute réponse. Quel est l'homme, si parfait qu'il soit, qu'ils ne puissent accuser de la même façon? Si leurs pareils ont appelé faussement Béelzébub (Mt 10,25), Notre-Seigneur et Père, quoi d'étonnant à ce qu'ils diffament aussi faussement sa servante? Que notre seul silence les oblige donc à se taire. Nous avons ainsi répondu, autant que le Seigneur nous l'a permis, à tous ceux qui ont accusé l'extraordinaire genre de vie de la sainte.

Quant à Catherine, toute remplie de l'esprit de discrétion, elle ne désirait qu'imiter en tout son Epoux. Elle se souvint de ce qu'avait fait Notre-Seigneur et Maître, quand on demanda pour lui à Pierre l'impôt du didrachme. N'étant point obligé de le payer, et l'ayant bien fait comprendre à l'Apôtre, il ajouta cependant: " Pour ne pas les scandaliser, va à la mer et jette l'hameçon, prends le premier poisson que tu tireras, ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère, que tu donneras pour toi et pour moi (Mt 17,26) Après avoir médité cette action du Sauveur, notre sainte résolut de faire cesser les murmures autant qu'elle le pourrait. Elle se décida donc à venir à la table commune, une fois chaque jour, et à faire tous ses efforts pour essayer de manger comme les autres, afin que personne ne se scandalisât plus de son jeûne. Quoiqu'elle ne mangeât alors ni viande, ni vin, ni poisson, ni oeufs, ni laitage, ni même de pain, le peu de nourriture qu'elle prenait, ou plutôt qu'elle essayait de prendre, devenait pour son corps un tel tourment que quiconque la voyait, si impitoyable fût-il, se sentait le coeur ému de compassion. Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, son estomac ne pouvait rien digérer, sa chaleur n'absorbait plus les principes aqueux des aliments, et il rendait tout ce qu'on y faisait pénétrer. Il s'ensuivait d'intolérables douleurs et des gonflements de tout le corps. La sainte ne faisait cependant que mâcher les herbes ou les autres aliments, et en détournait tout l'élément solide, niais elle ne pouvait empêcher qu'un peu de leur suc ne descendît jusqu'à son estomac, et elle buvait en même temps très volontiers un peu d'eau froide, pour se rafraîchir la gorge. Ce qu'elle avait ainsi avalé, elle était chaque jour obligée de le rendre, et avec de très grandes souffrances. Encore fallait-il introduire jusqu'à son estomac une tige de fenouil ou d'autre herbage, et avec une peine inouïe; sans cela il était impossible, la plupart du temps, de le débarrasser du peu d'aliments dont il était chargé. Elle se soumit à cette pratique, jusqu'à la fin de sa vie, à cause des mécontents et de ceux que son jeûne scandalisait. Ayant un jour vu moi-même tout ce qu'elle souffrait pour rendre ce qu'elle avait essayé de prendre, je fus saisi de compassion et voulus lui persuader de laisser murmurer tous ses détracteurs, sans s'imposer, à cause d'eux, pareil tourment. Elle me répondit joyeuse et souriante: " Ne vaut-il pas mieux, mon Père, que mes péchés soient punis dans ce temps limité que de me voir réservée à une punition éternelle. Tous ces murmures me sont grandement utiles. A leur occasion, j'acquitte à mon Créateur une peine finie, alors que je lui en dois une infinie. Dois-je donc fuir la Justice divine? Jamais. Ce m'est grande grâce que justice me soit faite en cette vie. " Que pouvais-je répondre à pareil langage? ne pouvant le faire dignement, je préférai me taire.

C'est pour ces motifs, que Catherine appelait justice cet acte du repas, si pénible pour elle. Elle disait à ses compagnes: " Allons faire justice de cette misérable pécheresse. " Elle tirait ainsi parti de tout, et des embûches du démon et des persécutions des hommes, nous apprenant chaque jour à faire de même. De là vient que, en parlant avec moi des dons de Dieu, elle disait: " Celui qui saurait utiliser la grâce que le Seigneur met en tout ce qui nous arrive, ferait continuel profit. " Puis elle ajoutait: " Je voudrais que vous agissiez ainsi en tout événement heureux ou malheureux, et que vous rentriez alors en Vous-même, pour vous dire:, Je veux gagner à cela quelque chose. " A vous conduire de cette façon, vous seriez bientôt riche. Et moi, malheureux, je n'ai pas assez gravé dans ma mémoire ces paroles de la sainte et d'autres semblables. Pour vous, lecteur, n'imitez pas mon apathie et souvenez-vous de ce vers:

Heureux l'homme prudent par le malheur des autres (Felix quem faciunt aliena cautum).

Je prie cependant l'Auteur même de toute piété de vous éclairer, et de m'envoyer, à moi aussi, un rayon de sa lumière, qui m'entraîne enfin à une imitation réelle et persévérante de notre vierge. C'est par là que je termine ce chapitre. Il a tout entier pour témoin la sainte elle-même, ses paroles et ses actes accomplis au grand jour, puis les assertions d'un confesseur qui m'a précédé auprès d'elle, ainsi que je l'ai exposé plus haut.




CHAPITRE VI

MERVEILLEUX RAVISSEMENTS DE CATHERINE.


LE SEIGNEUR LUI FAIT DE GRANDES REVELATIONS.




En même temps que le Seigneur élevait la vie corporelle de son épouse à une perfection si extraordinaire, il visitait et consolait son âme par de grandes et admirables révélations. La vigueur surnaturelle du corps procédait bien de cette abondance de grâces spirituelles. C'est pourquoi, après avoir raconté ce qu'il y avait de prodigieux dans la vie corporelle de la sainte, je crois utile de parler des ivresses de son âme.

Vous vous rappelez, lecteur, que la vierge consacrée à Dieu avait puisé un breuvage de vie au côté du Sauveur. Depuis ce jour elle déborda d'une telle plénitude de grâce que sa contemplation devint pour ainsi dire continuelle. Son esprit était si fortement attaché à la considération de son Créateur, Créateur aussi de l'univers, que les facultés inférieures en perdaient, la plupart du temps, l'exercice de leurs fonctions. Nous l'avons déjà dit dans la première partie, et nous en avons fait mille fois l'expérience. Nous avons vu et palpé avec nos mains ses bras et ses mains, tellement raidis qu'on les eût brisés plutôt qu'arrachés aux lieux qu'ils touchaient pendant ses ravissements. Ses yeux étaient complètement fermés, ses oreilles ne percevaient plus aucun son, si fort qu'il pût être. Tous les sens de son corps étaient alors privés de leur activité propre. En cela, rien d'étonnant pour quiconque considérera attentivement ce qui suit.

Depuis la vision rapportée plus haut, le Seigneur se montrait à découvert et familièrement à son épouse, non seulement dans les lieux retirés comme auparavant, mais même en public, soit que la sainte marchât ou qu'elle fût arrêtée. L'amour qui enflammait le coeur de Catherine était tel qu'elle-même, en éprouvant les divins effets, avouait à son confesseur n'avoir pas de parole pour les exprimer. Un jour qu'elle répétait avec plus de ferveur la prière du Prophète: " Créez en moi, mon Dieu, un coeur pur, et renouvelez au plus intime de mon être l'esprit de droiture (Ps 50,42), elle suppliait tout particulièrement le Seigneur de lui enlever son coeur à elle et sa volonté propre. Celui-ci vint en personne la consoler par la vision suivante Elle crut voir son éternel Epoux venir à elle comme de coutume, lui ouvrir le côté gauche, en enlever le coeur, et s'en aller, de sorte qu'elle demeurât sans coeur. L'impression de cette vision fut telle, et le témoignage des sens extérieurs la confirma si bien, que Catherine, en se confessant, disait à son directeur qu'elle n'avait plus de coeur en son corps. Son confesseur se mit à rire de ce propos, et, tout en riant, le reprocha à la sainte, qui lui répéta ce qu'elle venait de dire et l'expliqua en disant: " En vérité, mon Père, autant que j'en puis croire le témoignage de mes sens, il me semble que je n'ai absolument plus de coeur. Le Seigneur m'est apparu, m'a ouvert le côté gauche, en a enlevé le coeur et s'en est allé. " Le confesseur eut beau lui affirmer qu'il était impossible qu'elle pût vivre sans coeur, la vierge du Seigneur continua d'assurer que rien de concevable n'était impossible à Dieu, et qu'elle croyait fermement n'avoir plus de coeur. Pendant plusieurs jours elle répéta la même chose, affirmant qu'elle vivait sans coeur. Quelque temps après, elle se trouvait dans la chapelle des Frères Prêcheurs de Sienne, lieu habituel de réunion pour les Soeurs de la Pénitence de saint Dominique, et elle y était restée en prière après le départ des autres Soeurs. Quand enfin elle s'éveilla du sommeil de son extase habituelle pour se lever et rentrer à la maison, elle se vit tout à coup environnée d'une lumière qui descendait du ciel. Dans cette lumière, le Seigneur lui apparut, ayant dans ses mains sacrées un coeur humain, vermeil et resplendissant. A la vue de son Créateur et de cette lumière, elle tomba effrayée la face contre terre. Le Seigneur, s'approchant alors, lui ouvrit à nouveau le côté gauche, et, y introduisant le coeur qu'il avait dans les mains, lui dit: " Ma très douce fille,. de même que, l'autre jour, je t'ai enlevé ton coeur, de même à cet instant je te livre le mien, qui te fera vivre toujours. " Cela dit, il referma l'ouverture qu'il avait faite dans la chair de la sainte; mais, en témoignage du miracle, cet endroit resta marqué d'une cicatrice que les compagnes de Catherine et plusieurs autres personnes ont vue très souvent, ainsi qu'elles me l'ont assuré. Catherine elle-même n'a pas pu le nier quand je l'ai interrogée à ce sujet, et son aveu m'a confirmé la vérité de ce fait. Elle ajouta que depuis cette heure elle ne put jamais redire l'invocation suivante, qui lui était auparavant habituelle: " Seigneur, je vous recommande mon coeur. "

La grâce qui remplissait ce coeur, acquis par un don non moins aimable que merveilleux, fut la source d'oeuvres extérieures qui dépassent toute louange et d'une foule de révélations intérieures qui défient toute admiration. Jamais Catherine ne venait au saint autel sans avoir plusieurs de ces visions suprasensibles, surtout quand elle recevait la sainte Communion. Souvent elle voyait, caché dans les mains du prêtre, un enfant nouveau-né ou un peu plus grand, ou bien encore une fournaise d'ardente flamme, dans laquelle le prêtre semblait entrer quand il consommait les saintes Espèces. Très fréquemment elle trouvait dans la Communion un parfum si fort et si suave que son corps en était près de défaillir. Toutes les fois qu'elle voyait ou recevait le Sacrement de l'autel, elle sentait son âme envahie de nouveaux et indicibles transports, son coeur en bondissait de joie et faisait résonner son corps d'un bruit assez fort pour être entendu de toutes les compagnes qui entouraient la sainte. Après s'être aperçues plusieurs fois de ce bruit, elles en parlèrent au confesseur de Catherine, Frère Thomas, qui, s'en étant soigneusement informé, put constater la vérité de ce fait, et le consigna par écrit pour en perpétuer le souvenir. Ce son ne ressemblait à aucun des bruits qu'on entend habituellement dans les poitrines humaines. Sa singularité indiquait assez une cause préternaturelle ou plutôt surnaturelle, la vertu même du Créateur de la nature. Rien d'étonnant au reste à ce qu'un coeur donné surnaturellement eût un mouvement surnaturel. Le Prophète ne chantait-il pas déjà: " Mon coeur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant (Ps 83,3) ", c'est-à-dire ont été saisis d'un mouvement extraordinaire. Le Prophète donne ici à Dieu le nom particulier de Dieu vivant, parce que ces tressaillements, ces palpitations de coeur produites par la vie, donnent la vie à l'homme qui les éprouve, au lieu de lui apporter la mort, ainsi que le voudraient les lois de la nature. D'ailleurs, depuis ce merveilleux changement de coeur, il semblait à Catherine qu'elle n'était plus la même. Aussi, disait-elle à Frère Thomas, son confesseur: " Père, ne voyez-vous pas que je ne suis plus la Catherine d'hier, j'ai été changée en une autre personne. " Et elle ajoutait: " O Père, si vous saviez ce que j'éprouve; oui, je le crois fermement, en éprouvant ce que je ressens en moi-même, il n'est pas de dureté qui ne dût s'amollir, d'orgueil qui ne dût s'humilier. Tout ce que je dis n'est rien en comparaison de ce que je sens. " Elle l'exposait cependant comme elle pouvait: " Mon âme est possédée d'une telle joie, d'une telle jubilation, que je suis grandement étonnée qu'elle puisse rester en mon corps. " Puis elle ajoutait: " Mon ardeur intérieure est si grande qu'auprès d'elle le feu matériel extérieur me semble plutôt rafraîchir que brûler. Cette ardeur produit dans mon âme un tel renouveau de pureté et d'humilité que je me crois revenue à l'âge de quatre ou cinq ans; et mon amour pour le prochain en est tellement enflammé que, pour n'importe qui, je souffrirais volontiers la mort avec une grande allégresse de coeur. a Elle racontait ces choses secrètement à son confesseur et les cachait le plus possible à tout autre. Mais ces paroles, ainsi que beaucoup d'autres et de nombreux prodiges, ont assez montré quelle abondance extraordinaire de grâces le Seigneur versait dans l'âme de cette sainte vierge. Si je voulais parler de tout en détail, il me faudrait écrire plusieurs volumes. Aussi ai-je résolu de ne recueillir que quelques faits, rendant plus spécialement témoignage à la sainteté de Catherine.

Je veux donc que vous sachiez, bien-aimé lecteur, qu'au temps où cette abondance de grâces descendit du ciel dans l'âme de notre sainte, du ciel aussi lui vinrent de nombreuses et remarquables visions. Il en est quelques-unes que je ne puis passer sous silence. C'est tout d'abord celle du Roi des rois, de la Reine du ciel sa Mère, et de Marie-Madeleine, qui apparurent une fois à la sainte pour la consoler et la confirmer dans ses saintes résolutions. Le Seigneur lui dit alors: " Que veux-tu que je veuille? " Elle lui fit humblement et tout en pleurant la même réponse que Pierre (Jn 21,15-16): Seigneur, vous savez ce que je veux, vous savez que je n'ai d'autre volonté que la vôtre, d'autre coeur que le vôtre. " Il lui vint alors en mémoire que Marie-Madeleine s'était donnée tout entière au Christ quand elle pleura à ses pieds, et elle commença à ressentir les douces impressions de suavité et d'amour qui furent alors celles de Madeleine, ce qui lui fit arrêter son regard sur cette sainte. A ce moment Notre-Seigneur, comme pour répondre à son désir, lui dit: " Ma très douce fille, voici que, pour ta plus grande consolation, je te donne Marie-Madeleine pour mère, tu pourras recourir à elle en toute confiance, je la charge spécialement de toi. " Notre vierge accepta ce don avec toute la reconnaissance dont elle était capable, et se recommanda dévotement, avec une grande humilité et révérence, à Marie-Madeleine, la suppliant humblement et instamment de vouloir bien veiller avec soin au salut d'une âme que le Fils de Dieu lui avait ainsi confiée. Depuis cette heure, elle considéra Madeleine comme sa mère et l'appela toujours de ce nom.

Ce fait est, à mon avis, d'un symbolisme significatif. Marie-Madeleine, en effet, est restée trente-trois ans sur un rocher, sans aucune nourriture matérielle, et dans une continuelle contemplation, nombre d'années qui représentent toute la vie du Sauveur. De même, notre sainte, à partir des événements que nous venons de rapporter, jusqu'à la trente-troisième année de son âge, date de sa mort, s'appliqua avec tant de ferveur à la contemplation du Très-Haut qu'elle n'eut besoin du secours d'aucun aliment corporel et trouva pour son âme des forces suffisantes dans l'abondance des grâces qu'elle recevait. Sept fois le jour Madeleine était enlevée dans les airs par les anges, et elle entendait alors les secrets de Dieu. La plupart du temps l'esprit de Catherine était si fortement saisi par la contemplation des choses du ciel que la sainte entrait en ravissement; elle chantait alors le Seigneur avec les esprits angéliques, et souvent son corps était soulevé de terre. Beaucoup de personnes l'ont vu et en ont été, en groupes ou individuellement, les témoins oculaires. Nous en parlerons tout à l'heure plus au long. Pendant ces ravissements, Catherine voyait les merveilles de Dieu, et murmurait alors quelquefois des paroles admirables et des pensées bien profondes, dont quelques-unes ont été consignées par écrit, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Un jour, où je la voyais dans une de ces extases dont je viens de parler, je l'entendis murmurer à mi-voix, et, m'étant approché, je perçus fort distinctement ces paroles latines: " Vidi arcana Dei " (j'ai vu les secrets de Dieu). Elle n'ajoutait rien autre chose et ne faisait que répéter ces quelques mots. Quand, après un long espace de temps, elle eut repris ses sens, elle ne cessa pas de redire la même chose et répétait continuellement: " Vidi arcana Del. " Je voulus lui en demander la raison, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, pourquoi répétez-vous avec tant d'insistance ces mêmes mots, sans nous les expliquer comme à l'ordinaire et sans y rien ajouter. " Il m'est absolument impossible, me répondit-elle, de dire autrement ou autre chose. " Je repartis: " Et d'où vient une telle nouveauté? Même quand je ne le demandais pas, vous aviez l'habitude de m'expliquer beaucoup de choses, parmi celles que le Seigneur vous avait montrées. Pourquoi ne répondez-vous plus de la même manière à mes questions? " Elle me dit alors: " J'ai tellement conscience de n'avoir que des mots insuffisants pour vous exposer cette vision que je croirais en quelque sorte blasphémer contre le Seigneur et le déshonorer par mes paroles. Il y a une telle distance entre les concepts de l'intelligence ravie, illuminée, fortifiée par Dieu, et ce que les paroles peuvent exprimer qu'il me semble y voir une contradiction. Aussi rien ne pourrait me décider à vous dire, pour cette fois, quelque chose de ce que j'ai vu. C'est ineffable. C'était donc avec raison que la Providence du Seigneur tout-puissant avait donné Catherine pour fille à Madeleine, et Madeleine pour mère à Catherine. Il était en effet convenable d'associer ainsi celles qu'avaient sanctifiées un même jeûne, un même amour, une même contemplation. Mais, en racontant cette adoption, notre sainte ajoutait confidentiellement, ou plutôt elle disait seulement qu'une pécheresse avait été donnée pour fille à celle qui avait été autrefois pécheresse. Cette mère, se souvenant des fragilités de la nature et des largesses miséricordieuses qu'elle-même avait reçues de Dieu, devait mieux compatir à la fragilité de sa fille et lui obtenir la même abondance de miséricordes.

J'ai trouvé ce récit de la vision de Madeleine dans les écrits de Frère Thomas, premier confesseur de Catherine. Il raconte ensuite, pour l'avoir appris de la sainte en confession, qu'après toutes ces visions il semblait à la vierge que son coeur entrait dans le côté du Sauveur et ne faisait plus qu'un avec le coeur du Christ.

Elle sentait alors son âme se fondre totalement, sous la violence de l'amour divin, et elle s'écriait mentalement: " Seigneur, vous avez blessé mon coeur, Seigneur vous avez blessé mon coeur (Ct 6,9) ". " Frère Thomas dit que cette vision eut lieu en l'an du Seigneur 1370, le jour de la fête de sainte Marguerite, vierge et martyre.

La même année, le lendemain de la Saint-Laurent, ce même confesseur, craignant que les soupirs et les gémissements de Catherine n'apportassent quelque gêne aux prêtres qui célébraient, avait prié la sainte de contenir autant que possible ses gémissements, pendant qu'elle était près de l'autel. En vraie fille d'obéissance, elle se plaça loin de l'autel et pria le Seigneur d'éclairer son confesseur et de lui faire comprendre combien il était impossible de comprimer ces mouvements de l'Esprit de Dieu. Frère Thomas atteste par écrit que cette impossibilité lui fut si parfaitement montrée qu'il n'osa plus, dans la suite, faire à la sainte de pareilles recommandations. Il n'a dit qu'un mot de ce fait, pour ne pas se louer lui-même, mais je suppose qu'il a dû apprendre par Sa propre expérience qu'on ne peut retenir à l'intérieur de telles ferveurs d'âme.

Mais revenons à notre vierge. Elle se tenait donc eucharistiques, loin de l'autel, brûlant d'un souverain désir de recevoir le très saint Sacrement, et son esprit disait de toutes ses forces, et la voix de son corps répétait doucement: " Je voudrais le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. " Le Sauveur lui-même, en réponse à ce désir, lui apparut, comme il avait souvent coutume de le faire. Il appliqua les lèvres de la sainte à la plaie de son divin côté, et lui fit signe de se rassasier à volonté de son corps et de son sang. Catherine ne se fit pas prier et but longtemps des torrents de vie à la source de cette poitrine sacrée. Ce breuvage apporta tant de charme à son coeur qu'elle pensa mourir d'amour. Quand son confesseur lui demanda comment elle se trouvait et ce qu'elle sentait, elle répondit qu'il lui était impossible de raconter ou de dire ses impressions.

Un fait pareil était arrivé la même année, à peu près un mois auparavant, en la fête du bienheureux Alexis. La nuit précédente, Catherine étant en prière, éprouva dans son oraison un ardent désir de la communion. Il lui fut révélé qu'elle communierait infailliblement ce matin-là même, car souvent la communion lui était refusée, à cause du manque de discrétion des Frères et des Soeurs, qui dirigeaient la Congrégation à cette époque. Après cette révélation, elle se mit à prier le Seigneur de vouloir bien purifier son coeur, et le préparer à recevoir dignement un si vénérable Sacrement. Elle priait encore et répétait plus instamment sa demande, quand elle sentit tomber sur son âme une sorte de pluie, abondante comme un fleuve, et qui n'était pas une pluie d'eau ou de liquide quelconque, mais uniquement de sang mêlé de feu. Elle fut si fortement saisie par le sentiment de la purification qu'opérait cette pluie qu'elle en éprouva les effets jusque dans son corps. Son corps, lui aussi, reçut et ressentit une purification nouvelle, qui atteignait non pas les souillures matérielles, mais le foyer même de la concupiscence. Quand vint le jour, le mal dont elle souffrait alors se trouva tellement aggravé qu'il paraissait impossible à toute personne raisonnable qu'elle pût faire un seul pas. Elle n'eut cependant aucun doute au sujet de l'accomplissement de la divine promesse, et, se confiant dans le Seigneur, elle se leva et se dirigea vers l'église, au grand étonnement de tous ceux qui étaient là.

Arrivée à l'église, elle se plaça près de l'autel d'une chapelle et se souvint alors que ses supérieurs lui avaient défendu de recevoir indistinctement la communion de tout prêtre qui célébrait. Aussi désirait-elle que son confesseur vînt dire la messe à cet autel; elle eut bientôt révélation qu'il y viendrait, comme elle le désirait, ce dont elle ne fut pas peu consolée. Or le confesseur, qui a consigné ce fait dans ses notes, avoue que, ce matin-là, il ne s'était pas disposé à célébrer et n'avait pas dessein de le faire. Il ne s'avait pas non plus que la vierge fût à l'église. Tout à coup le Seigneur lui toucha le coeur et lui fit ressentir un désir ardent de célébrer. Pour satisfaire à ce désir et conduit encore par une inspiration de Dieu, il se rendit à l'autel, où la sainte attendait la réalisation de la promesse divine. Ce prêtre n'avait cependant pas l'habitude de dire la messe à cet autel; mais, ayant trouvé là sa sainte fille, désireuse de communier, il comprit pourquoi Dieu l'avait fait revenir sur sa première intention de ne pas célébrer, et l'avait conduit à son insu à cette chapelle, où il ne disait pas la messe habituellement. Catherine s'approcha de l'autel, le visage tout empourpré et resplendissant, couvert de larmes et de sueurs, et, se soulevant à la rencontre du Sacrement, elle le reçut avec une telle ferveur que son confesseur en fut tout stupéfait, et en ressentit lui-même une très vive dévotion. Après cette communion, elle demeura tout absorbée en Dieu et tellement remplie des ivresses divines que, pendant toute cette journée, même après avoir recouvré l'usage de ses sens, elle ne put dire mot à personne.

Dans la suite, son confesseur lui demanda ce qu'elle avait éprouvé, pour que son visage ait paru si empourpré au moment où elle recevait la communion. " J'ignore, dit-elle, mon Père, quelle couleur j'avais; mais sachez qu'au moment de recevoir de vos mains l'ineffable Sacrement, je n'ai plus rien vu de corporel ou de coloré pour les sens. Mais ce que j'ai vu m'a si fortement attirée que tous les autres biens que nous avons ici-bas me sont devenus comme d'abominables ordures. Et je ne parle pas seulement des richesses temporelles, des plaisirs du corps, mais de toutes nos consolations, de toutes nos complaisances quelles qu'elles soient, même de celles de l'esprit. Je souhaitais donc, dans ma prière, d'être privée de toutes ces consolations, même des spirituelles, pourvu qu'il me fût donné de plaire à mon Dieu et, finalement, de le posséder. C'est pourquoi je suppliais le Seigneur de m'enlever toute volonté propre et de me donner seulement la sienne. Et sa miséricorde l'a fait, car il m'a dit dans sa réponse: "Voici, ma très douce fille, que je te livre ma volonté, elle te rendra si forte qu'aucun événement, quel qu'il soit, ne pourra t'émouvoir ou te faire changer. Et, de fait, cette promesse s'est bien réalisée; car nous tous qui avons vécu dans la familiarité de la sainte, nous avons appris par expérience que, depuis cette année-là, elle était contente de tout et ne ressentait aucun trouble, quoi qu'il arrivât.

Après avoir ainsi parlé à son confesseur, la vierge ajouta: " Père, savez-vous comment Dieu a traité mon âme ce jour-là? il l'a traitée comme une mère traite son petit enfant tendrement aimé. Elle lui présente le sein, mais l'en tient éloigné pour qu'il pleure; alors elle sourit aux pleurs de son enfant, elle l'embrasse et, dans ce baiser, elle lui donne son sein, pour qu'il y puise joyeusement et à satiété. C'est ainsi, disait-elle, que le Seigneur a agi avec moi. Ce jour-là, il me montrait son côté sacré, mais de loin, et moi, dans le désir de coller mes lèvres à la sainte plaie, je versais d'abondantes larmes. Après avoir ri un instant de mes pleurs, il me parut enfin accourir à moi, il reçut mon âme entre ses bras, et plaça mes lèvres à côté de sa blessure sacrée, ou plutôt à la blessure de son côté. A ce moment, mon âme, dans l'ardeur de son désir, entrait tout entière dans ce côté divin. Elle y trouvait une connaissance si pleine de la Divinité et une telle douceur que, si vous pouviez vous en faire une idée, vous vous étonneriez que mon coeur ne se fût pas brisé sous la force de cet amour, et vous ne comprendriez pas qu'il me fût possible de vivre dans un corps avec un tel excès d'ardente charité. " Ces faits se passèrent en la fête de saint Alexis.

En cette même année, le 18 du mois d'août, le Seigneur accorda à Catherine un autre prodige, pendant la communion qu'elle reçut au matin de ce jour. Le prêtre, tenant en main la sainte Hostie, disait au nom de notre sainte la prière: " Je ne suis pas digne que vous entriez en moi "; elle entendit une voix qui répondait: " Et moi, je suis digne d'entrer en toi ". Quand elle eut reçu le Sacrement, il lui sembla que son âme entrait en Dieu et Dieu en elle, comme le poisson entre dans l'eau et l'eau dans le poisson. Elle se sentait tout attirée par Dieu; elle put à peine rentrer dans sa cellule, et, se jetant sur le lit de planches dont nous avons parlé, elle y demeura longtemps sans mouvement Après un assez long espace de temps, son corps fut élevé en l'air, et y resta suspendu sans soutien matériel, ainsi que les trois témoins nommés plus loin attestent l'avoir vu. Quand elle fut redescendue sur son lit, elle se mit à murmurer des paroles de vie, plus douces qu'un miel (Ps 18,11) de choix et, en même temps, si profondes qu'elles faisaient pleurer toutes les compagnes de Catherine, qui les entendaient. Puis elle pria pour plusieurs personnes, en nommant quelques-unes et en particulier son confesseur. Celui-ci, à la même heure et à ce même moment, était dans l'église des Frères et ne pensait actuellement à rien qui pût exciter particulièrement sa ferveur; bien plus, ainsi qu'il l'écrit lui-même, il ne se trouvait pas, pour l'heure, disposé à la dévotion. Mais pendant que Catherine priait pour lui à son insu, il sentit que l'état de son âme devenait subitement meilleur, il éprouva une dévotion admirable, qu'il n'avait jamais connue jusque-là et qui était pour son coeur une nouveauté inaccoutumée. Tout stupéfait, il considérait attentivement d'où pouvait lui venir une pareille grâce. Pendant qu'il était préoccupé de cette pensée, une des compagnes de la sainte vint à lui et lui dit: " Soyez sûr, mon Père, qu'à telle heure Catherine a beaucoup prié pour vous. " Sur cette parole, il reconnut aussitôt, à l'indication de 1heure, quelle était la cause des ardeurs d'âme extraordinaires qu'il avait ressenties au même moment. En poursuivant ses interrogations, il apprit que la vierge avait demandé à Dieu, tant pour lui que pour les autres personnes aux intentions desquelles elle priait, l'assurance de leur salut éternel. Pour cela, elle avait étendu la main en disant: " Promettez-moi de faire qu'il en soit ainsi. " Pendant qu'elle tenait ainsi la main étendue, elle parut ressentir une vive douleur, et, poussant un profond soupir, elle dit: " Que le Christ Seigneur soit loué! " ainsi avait-elle coutume de dire, quand elle souffrait de ses infirmités. Son confesseur vint alors la trouver et lui demanda le récit de toute cette vision; obligée d'obéir, elle raconta ce que nous venons de dire, puis elle ajouta: " Je demandais instamment la vie éternelle pour vous et pour les autres aux intentions desquels je priais, le Seigneur me promit de l'accorder. " Alors, non pas par incrédulité, mais pour avoir meilleur souvenir de cette grâce, je lui dis: " Quel signe me donnerez-vous, Seigneur, que vous les sauverez? " Il me répondit: " Étends la main vers moi. " Je le fis et il me présenta un clou, dont il appuya la pointe au milieu de ma main, en le pressant si fortement qu'il me sembla avoir la main percée de part en part. J'en ai ressenti une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé la main avec un clou de fer, enfoncé par un marteau. Ainsi, par la grâce de mon Seigneur Jésus-Christ, j'ai ses stigmates à la main droite; et quoique personne ne voie cette plaie, elle me cause cependant une douleur sensible et continuelle. "

La suite du même sujet m'oblige, ô bon lecteur, de vous raconter un autre fait, qui est arrivé longtemps après, en ma présence et sous mes yeux, dans la ville de Pise. Catherine y était arrivée avec une suite nombreuse, dont je faisais partie. Elle reçut l'hospitalité dans la maison d'un Pisan, qui habitait près de l'église de la sainte vierge Christine. Je célébrai la messe un dimanche dans cette église, à la demande de Catherine, que je communiai, comme on dit vulgairement. Après quoi, la sainte resta longtemps, selon son habitude, privée de l'usage de ses sens, car, dans sa soif du Créateur qui est souverain Esprit, son esprit à elle se séparait de son corps autant qu'il le pouvait. Nous attendions qu'elle revint à elle, pensant en recevoir quelque consolation spirituelle, ainsi que nous y étions habitués, lorsque nous vîmes tout à coup son corps étendu par terre se soulever un peu, se redresser sur les genoux, et étendre les bras et les mains. Son visage était resplendissant. Elle demeura longtemps ainsi, complètement raidie et les yeux fermés. Enfin, comme si elle eût été mortellement blessée, elle s'affaissa subitement sous nos yeux et, peu de temps après, son âme revint à ses sens. Elle me fit appeler presque aussitôt et me dit à voix basse: " Sachez, Père, que, par la miséricorde du Seigneur Jésus, je porte ses stigmates dans mon corps. " Je lui repartis, que je l'avais supposé, d'après les mouvements de son corps pendant cette extase, et je lui demandai comment cette grâce lui avait été faite par le Seigneur. " J'ai vu, me dit-elle dans sa réponse, le Seigneur attaché à la croix, descendant sur moi au milieu d'une grande lumière. Sous l'effort que fit mon âme pour aller à la rencontre de son Créateur, mon corps fut obligé de se relever. Je vis alors descendre sur moi, des cicatrices des très saintes plaies, cinq rayons de sang, dirigés vers les mains, les pieds et le coeur de mon pauvre corps. Comprenant le mystère, je me suis aussitôt écriée: " Ah! Seigneur mon Dieu, je vous en prie, que les cicatrices n'apparaissent pas extérieurement sur mon corps. " Je parlais encore, et voilà qu'avant de m'atteindre les rayons changèrent leur couleur de sang en un éclat resplendissant. C'est sous la forme de pure lumière qu'ils arrivèrent à ces cinq endroits de mon corps, qui sont les mains, les pieds et le coeur. " Je lui demandai: " Quelque rayon n'est-il pas arrivé au côté droit? " " Non, me dit-elle, mais au côté gauche, directement sur le coeur; car le trait de lumière, sortant du côté droit du Christ, ne m'a pas frappée obliquement, mais directement. " Je l'interrogeai encore: " Avez-vous senti, en ces parties du corps, quelque douleur sensible? " Après un grand soupir, elle me répondit: "La douleur que je ressens en ces cinq endroits et particulièrement au coeur est si grande que, sans un nouveau miracle du Seigneur, il me semble impossible de garder longtemps la vie du corps, et de ne pas voir bientôt finir mes jours sous un tel tourment. "

Tout en notant ces paroles, et en y réfléchissant, non sans compassion, je me tenais attentif à saisir quelque signe d'une telle douleur. Catherine, ayant fini de me raconter ce qu'elle voulait me dire, nous sortîmes de la chapelle, pour rentrer à la maison où nous étions logés. A peine y étions-nous arrivés que la vierge, entrant dans sa chambre, sentit son coeur défaillir et tomba évanouie. On nous appela tous, et, à la vue de ce nouvel accident, nous pleurions et nous craignions de nous voir abandonnés par celle que nous aimions dans le Seigneur. Nous avions souvent été témoins des ravissements que lui causait sa ferveur intérieure, et de l'affaiblissement considérable qu'occasionnait à son corps la surabondance de l'esprit, mais nous ne l'avions jamais vue jusqu'alors en pareil évanouissement. Au bout d'un instant cependant elle revint à elle, et, quand tous eurent pris quelque nourriture, elle m'appela de nouveau, et m'affirma qu'elle voyait bien qu'à moins d'un nouveau remède apporté par le Seigneur elle allait bientôt quitter son corps. J'eus garde de négliger cet avertissement. Je rassemblai aussitôt tous les enfants spirituels de la sainte, les suppliant et les conjurant avec larmes de s'unir tous dans une même prière pour obtenir du Seigneur qu'il voulût bien nous laisser encore notre Mère et Maîtresse. Dans notre infirmité et notre faiblesse, nous ne voulions pas rester orphelins, au milieu des tempêtes du monde, avant d'être confirmés par la grâce d'En-Haut dans la pratique des saintes vertus. Tous, d'une seule âme et d'une seule voix, promirent de le faire. Tous, alors, nous nous approchons de Catherine, nous lamentant, pleurant et disant: " Mère, nous savons, il est vrai, que vous désirez le Christ votre Epoux; mais votre récompense est assurée, ayez plutôt pitié de ceux que vous allez laisser encore bien faibles au milieu des flots. Nous savons aussi que le très doux Epoux, aimé par vous d'amour si ardent, ne vous refusera rien. Nous vous supplions donc de le prier qu'Il vous laisse encore quelque temps avec nous, de peur que nous ne vous ayons inutilement suivie, si vous nous quittez si tôt. Nous le demandons nous-mêmes de toutes nos forces, et cependant nous craignons que nos prières soient rejetées, à cause de nos démérites, car, hélas! notre indignité est bien grande. Mais vous, qui désirez si ardemment notre salut, obtenez-nous ce que nous ne pouvons obtenir par nous-mêmes. " A ces paroles et à d'autres semblables, entrecoupées de sanglots, elle répondit: " Depuis longtemps j'ai renoncé à ma propre volonté; sur ce point, aussi bien qu'en toute autre chose, je ne veux que ce que Dieu veut. Je désire de tout mon coeur votre bonheur éternel, mais je sais que Celui-là même, qui est votre salut et le mien, saura mieux y pourvoir que toute autre créature. Que sa volonté se fasse donc en tout. Je le prierai cependant volontiers de faire ce qui sera le meilleur. " Ces paroles nous laissèrent tout effrayés, dans la désolation et les pleurs.

Mais le Très-Haut ne méprisa pas nos larmes. Le samedi suivant, Catherine, m'ayant fait appeler, me dit: " Il me semble que le Seigneur se dispose à condescendre à vos prières, et j'espère que vous obtiendrez bientôt ce que vous voulez. " Elle dit et il en arriva ainsi qu'elle avait dit. Le lendemain dimanche, elle reçut la communion de mes indignes mains, et rentra dans un ravissement pareil à celui du dimanche précédent; mais il sembla, cette fois-ci, que son corps, au lieu d'être frappé d'un mal qui le brûlait, retrouvait de nouvelles forces. Ses compagnes étaient tout étonnées de ne pas la voir souffrir, en cette extase, les mêmes douleurs que d'habitude. Elle paraissait plutôt reprendre de nouvelles énergies et une nouvelle vigueur, comme dans le repos d'un sommeil naturel. Je répondis à leur étonnement: " J'espère que Dieu réalisera la promesse que Catherine m'a faite hier. Nos larmes, qui demandaient la conservation de sa vie corporelle, sont montées devant le Seigneur, et celle qui se hâtait vers son Epoux revient à nous, pour soulager notre misère. " Un instant après, ce que je venais de dire nous parut pleinement se vérifier. L'esprit de la sainte ayant repris possession de ses sens, l'absence de toute trace de fatigue ne permit à aucun de nous le moindre doute sur le plein succès de notre prière. O Père d'ineffable miséricorde! que ne ferez-vous pas pour vos serviteurs fidèles et vos fils bien-aimés, quand votre condescendance est si bonne pour les afflictions de ceux qui vous offensent! A ce spectacle, et pour avoir encore une plus grande certitude, je dis à la sainte: " Mère, souffrez-vous toujours des plaies que votre corps a reçues? - Le Seigneur a exaucé vos prières, me dit-elle, mais en affligeant mon âme. Non seulement ces plaies n'épuisent pas mon corps, mais elles le soutiennent et le fortifient; et je sens même que ce qui m'était une cause d'abattement m'est devenu source de réconfort. " C'était pour continuer le sujet commencé, que je vous ai donné maintenant, Ô lecteur, tout ce récit. Vous saurez ainsi de quelle excellence de grâce fut dotée l'âme de notre bonne vierge, et vous aurez appris, que les pécheurs eux-mêmes, priant pour le salut de leur âme, sont exaucés par Celui qui veut le salut de tous les hommes et de toutes choses. Mais, si je voulais raconter toutes les extases de notre sainte, le temps me manquerait plus tôt que la matière. J'en viens donc bien vite au récit d'un seul de ces ravissements, qui, à mon avis, l'emporte sur tous les autres faits qu'on pourrait raconter à ce sujet. Avec la grâce de Dieu, nous finirons par là notre chapitre. J'ai trouvé, en effet, quatre volumes écrits par Frère Thomas, le confesseur de Catherine, si souvent cité, volumes tout remplis de visions magnifiques et de révélations inouïes. Quelques fois le Sauveur lui-même semblait introduire dans son propre côté l'âme de notre sainte, et là il lui accordait des révélations, qui s'élevaient jusqu'au mystère de la sainte Trinité. D'autres fois la glorieuse Mère du Christ paraissait abreuver elle-même Catherine du lait de son sein virginal, et la remplissait d'ineffable douceur. Puis, c'était Marie-Madeleine qui, venant converser familièrement avec sa fille adoptive, lui faisait partager les ravissements qu'elle avait eus elle-même dans le désert, sept fois le jour. A certains jours, le Christ, sa Mère et Madeleine apparaissaient ensemble, se promenaient et parlaient amicalement avec Catherine et apportaient à son âme toutes sortes d'indicibles consolations. Il y avait aussi d'aimables apparitions d'autres saints, en particulier de l'Apôtre Paul, dont Catherine ne prononçait jamais le nom sans une grande et visible joie. C'était encore Jean l'Evangéliste, quelques fois le bienheureux Dominique, assez souvent saint Thomas d'Aquin, très fréquemment et le plus souvent Agnès, la vierge de Monte Pulciano. J'ai écrit la vie de cette sainte, il y a quinze ans. Catherine avait eu révélation qu'elle serait sa compagne dans le royaume des cieux, révélation dont nous parlerons plus loin, avec la grâce du Seigneur.

Mais les reproches de ma conscience ne me permettent pas de passer au dernier récit, dont je vous ai parlé, avant que je n'aie signalé, pour l'utilité de mes lecteurs, quelques incidents très importants des visions de l'Apôtre Paul. Il arriva qu'une fois, en la fête de la Conversion de cet Apôtre, la vierge eut un ravissement, où son esprit fut si violemment emporté dans les mondes supérieurs que, pendant trois journées et trois nuits tout entières, elle resta sans mouvement, privée de l'usage de ses sens. Plusieurs de ceux qui se trouvaient présents la croyaient morte ou près de mourir, mais d'autres, plus avisés, pensaient qu'elle était ravie au troisième ciel, avec l'Apôtre. Au bout de trois jours, à la fin de cette sainte extase, l'esprit de Catherine, charmé de ses visions célestes, revenait avec tant de regret à la vie d'ici-bas que la vierge en demeurait dans un état de somnolence continue, à la façon d'une personne ivre, qui, sans pouvoir s'éveiller, ne dort cependant qu'à moitié. Sur ces entrefaites, Frère Thomas, son confesseur, et un Frère Donat de Florence, ayant l'intention d'aller visiter un religieux bien connu de l'Ordre des Ermites, qui habitait le voisinage, vinrent d'abord à la maison de Catherine. L'ayant trouvée dans cet état de sainte somnolence et comme tout enivrée de l'esprit de Dieu, ils lui dirent pour l'éveiller: " Nous allons visiter tel ermite dans sa solitude, voulez-vous venir avec nous? " Notre vierge, toujours amie des saints et des serviteurs de Dieu, répondit: " Oui ", tout en dormant. Mais à peine eut-elle prononcé cette parole qu'un violent remords s'éleva dans sa conscience, au sujet de ce léger mensonge, et l'affecta si douloureusement qu'elle en recouvra l'usage de ses sens. Elle avait été trois jours et trois nuits en extase; elle passa le même temps à pleurer continuellement cette faute, s'accusant et disant: " O femme perverse et méchante entre toutes! est-ce là ce que t'avait montré, en ces jours de grâces, l'infinie bonté du Très-Haut? Voilà donc les enseignements que tu as reçus dans les cieux? Etait-ce pour mentir à ton retour sur la terre que tu avais été si grandement honorée des instructions de l'Esprit-Saint? Tu savais bien, cependant, que tu ne voulais pas accompagner ces Frères, et tu as répondu oui, tu as menti à tes confesseurs et aux Pères de ton âme. O crime! ô iniquité des iniquités! " Elle pleura ainsi, sans manger ni boire, autant de temps qu'avait duré l'extase précédente.

Voyez-vous, lecteur, comme la divine Providence a des voies qui surpassent toute admiration, et des procédés qui défient la louange! Pour que la sublimité des nouvelles révélations qu'elle avait reçues n'enorgueillît pas notre vierge, Dieu permit qu'elle tombât dans cette espèce de mensonge de politesse, où il n'y avait aucune intention de tromper; car le vrai sens de ses paroles fut bien saisi par ceux qui les entendirent. Mais cette humiliation, comme le couvercle d'un vase au précieux contenu, servit à la conservation des grâces reçues; et cet abaissement de l'esprit rendit au corps les forces que l'élévation de ce même esprit lui avait ravies. Car, bien que la joie de l'âme rejaillisse sur le corps, à cause de leur union substantielle, la vie végétative (Celle des fonctions inférieures de nutrition, de respirations, etc...) est bien affaiblie par un ravissement de l'âme jusqu'au troisième ciel, c'est-à-dire par une grâce de vision purement intellectuelle. Sans le secours d'un nouveau miracle de Dieu, le corps n'y résisterait pas longtemps et serait bientôt complètement désorganisé. L'acte d'intelligence, en effet, ne requiert de lui-même aucun instrument corporel, si ce n'est pour la présentation de l'objet intelligible. Si donc, par une grâce spéciale, Dieu, dans sa toute-puissance0 présente surnaturellement à l'intelligence son objet, celle-ci, trouvant ainsi dans le Christ sa perfection connaturelle, s'efforce aussitôt de s'unir à Lui, en abandonnant son corps. Mais le Dispensateur souverainement bon qui, par la révélation de sa lumière, entraîne vers les sommets l'intelligence qu'Il a créée, sait aussi, par l'aiguillon de quelque humiliation, la replonger dans les sphères inférieures. L'âme, ainsi ballottée entre la connaissance de la divine perfection et celle de sa propre imperfection, vole d'une aile sûre entre l'un et l'autre abîme, et traverse sans atteintes la mer de ce monde, pour aborder joyeuse, et saine et sauve, au rivage de l'éternelle vie. C'est là, je pense, ce que l'Apôtre voulait dire, quand il écrivait aux Corinthiens: " De peur que la grandeur de mes révélations ne m'exalte, il m'a été donné de sentir l'aiguillon de ma chair (2Co 12,7) ", et plus loin: " La vertu se parfait dans la faiblesse (2Co 12,9). " Mais revenons à notre sujet et apprenez, bon lecteur, que notre vierge, contre son habitude, n'a rien dit à son confesseur de ce qu'elle avait vu alors. Ainsi qu'elle me l'a avoué dans la suite, elle n'avait pas trouvé de mots pour exprimer une vision qu'il n'est donné à personne de raconter en langage humain, comme l'Apôtre lui-même l'enseigne. Mais les ardeurs de son coeur, la continuité de son oraison, l'efficacité de ses avertissements, attestaient manifestement qu'elle avait vu les secrets de Dieu, secrets communicables à ceux-là seuls qui les voient.

Une autre fois, ainsi qu'elle l'a raconté à son confesseur, qui l'a consigné par écrit, le bienheureux Apôtre, dans une apparition, l'avertit de s'appliquer assidûment et sans relâche à la prière. Elle accueillit avec empressement cet avis, le mit en pratique, et il arriva qu'en la vigile du bienheureux Dominique, la sainte priant à l'église eut de grandes révélations au sujet du bienheureux Patriarche et d'autres saints de son Ordre. L'impression de ces révélations et de ces visions fut si profonde et si durable que souvent elle se renouvelait au récit que Catherine en faisait à son confesseur. C'était là, je pense, un signe divin indiquant à notre vierge que Dieu voulait qu'elle fît part de ces révélations à ses confesseurs, pour l'utilité des fidèles.

En ce jour-là donc, un peu avant les Vêpres, tandis que la sainte était tout attentive à ces communications surnaturelles, Frère Barthélemy Dominique de Sienne, aujourd'hui Maître en théologie, entra par hasard dans l'église. Il était alors soeurs du confesseur de Catherine et jouissait pour toutes choses, auprès d'elle, d'une confiance pareille à celle qu'elle avait pour son confesseur. C'était même à lui qu'elle s'adressait en l'absence de Frère Thomas. Son esprit plus que son corps s'étant aperçu de l'approche du religieux, elle se leva aussitôt et, allant à sa rencontre, lui dit qu'elle avait quelques secrets à lui communiquer. Ils s'assirent tous deux dans l'église et elle lui rapporta ce que le Seigneur lui montrait alors, au sujet du bienheureux Dominique: " En ce moment, disait-elle, je vois plus clairement et plus parfaitement le bienheureux Dominique que je ne vous vois vous-même, il m'est plus présent que vous. " Elle parlait ensuite de la singulière excellence de ce saint, comme nous le dirons plus loin. A cet instant, vint à passer un de ses frères, qui s'appelait lui aussi Barthélemy; son ombre ou le bruit de ses pas attira l'attention de notre vierge, qui tourna un peu la tête et les yeux de ce côté; à peine eut-elle reconnu son frère qu'elle reprit sa première position; mais aussitôt de son âme et de son corps s'échappa un tel flot de larmes qu'elle se tut complètement. Frère Barthélemy Dominique attendit longtemps la fin de ces pleurs, et finit par prier la sainte de continuer le récit commencé. Mais elle était toujours si oppressée de soupirs et de sanglots qu'il n'en pouvait avoir aucune réponse. Ce n'est que longtemps après qu'elle put à peine, d'une voix entrecoupée, proférer les quelques paroles qui suivent ou d'autres semblables. " O malheureuse et misérable que je suis! Qui donc tirera vengeance de mes iniquités! Qui donc punira un si grand péché! " Le Frère lui demanda quel était ce péché, si c'était une faute qu'elle venait de commettre. Elle répondit: " N'avez-vous donc pas vu la plus inique des femmes détourner la tête et les yeux, et regarder les passants, au moment même où Dieu lui montrait ses merveilles. " Mais c'est à peine si vous avez détourné les yeux un moment, un instant, je ne m'en suis même pas aperçu ", lui dit le religieux. - " Ah, si vous saviez, reprit Catherine, de quelle façon la bienheureuse Vierge me l'a reproché, vous aussi, vous pleureriez ce péché. " Et elle ne parla plus du sujet de sa vision, mais elle continua de pleurer pendant tout le temps de la confession sacramentelle, qu'elle fit aussitôt, puis elle rentra, toujours en pleurant, à la maison paternelle, dans sa petite chambre. Là, ainsi qu'elle l'a rapporté dans la suite à son confesseur, elle eut une apparition du bienheureux Paul, qui lui reprocha durement la perte du très court instant où elle avait tourné la tête; et elle assurait qu'elle aimerait mieux être couverte d'ignominie devant tous les hommes actuellement vivant en ce monde que de souffrir à nouveau la honte qu'elle éprouva, sous les reproches de l'Apôtre. Cette dernière vision de Paul est peut-être arrivée à une autre époque, ainsi que je l'ai trouvé récemment mentionné dans certains écrits; mais, quelle qu'en soit la date, il reste absolument vrai que le bienheureux Paul n repris très durement Catherine, au sujet de ce qui était plutôt une distraction, de durée bien minime, qu'une vraie perte de temps; et ce reproche lui causa vraiment toute la confusion dont nous avons parlé. Elle disait dans la suite à son confesseur: " Imaginez l'effet qu'auront les reproches du Christ au Jugement dernier, alors que ceux d'un seul de ses Apôtres m'ont ainsi couverte de honte. " Elle ajoutait que, sous le poids d'une telle confusion, le coeur lui eût complètement manqué, si, pendant tout le temps que l'Apôtre lui parlait, elle n'avait pas eu la vision d'un agneau très doux et tout resplendissant. Rendue par cet incident plus prudente et plus humble, elle garda avec le plus grand soin les dons magnifiques qu'elle avait reçus, et n'en soupira qu'avec plus de ferveur et d'avidité après des grâces meilleures encore. J'ai voulu, cher lecteur, pour le banquet qu'offre à votre âme ce chapitre, réunir ces deux récits, parce que je les ai trouvés tout à fait propres à enseigner l'humilité, tant aux parfaits qu'aux imparfaits.

Mais puisqu'à dire vrai je suis entré moi-même indigne dans un Ordre, où le bienheureux Dominique m'a miraculeusement appelé, je paraîtrais bien ingrat envers un Père si grand, si je passais sous silence la révélation de Sa gloire, faite à notre sainte. Je vais donc encore insérer ici la vision mentionnée plus haut. Frère Barthélemy, déjà nommé, et qui demeure actuellement avec moi, m'a raconté que la vierge, en lui parlant ce jour-là, affirmait avoir en même temps sous les yeux la vision imaginative suivante. Elle voyait le Père tout-puissant et éternel, de la bouche duquel semblait, sortir le Fils coéternel, apparaissant lui aussi manifestement avec la nature humaine qu'il s'est unie. Pendant que la sainte était attentive à cette apparition, elle vit d'autre part sortir de la poitrine du Père le bienheureux Patriarche Dominique, tout resplendissant de lumière, et elle entendit de la bouche du Tout-Puissant une voix qui prononçait les paroles suivantes: " Ma très douce fille, j'ai engendré ces deux fils, l'un par l'acte générateur de ma nature, l'autre par une adoption toute de charme et d'amour. " Et comme elle s'étonnait grandement, que même un saint pût être l'objet d'une telle comparaison et d'une assimilation si sublime, pour mettre fin à cet étonnement, Celui qui venait de prononcer les paroles que nous avons rapportées en donna l'explication suivante: " Le Fils que j'ai engendré par nature et de toute éternité, ayant pris une nature humaine, m'a obéi parfaitement en toutes choses, jusqu'à la mort. Dominique, mon fils adoptif, a mis lui aussi, dans toutes ses oeuvres, depuis son enfance jusqu'à la fin de sa vie, la règle de l'obéissance à mes préceptes. Il n'a jamais une seule fois transgressé aucun de mes commandements, il a gardé intacte la virginité de son corps et de son âme, et toujours conservé la grâce du Baptême, en laquelle il avait trouvé sa renaissance spirituelle. Mon Fils par nature, Verbe éternel de ma bouche, a publiquement annoncé au monde les enseignements dont je l'avais chargé. Il a rendu témoignage à la Vérité, ainsi qu'il l'a dit à Pilate (Jn 18,37). Dominique, mon fils adoptif, a de même prêché publiquement aux hommes la vérité de mes paroles, tant aux hérétiques qu'aux catholiques, par lui-même ou par d'autres, non seulement pendant Sa vie, mais par ses successeurs, car par eux il prêche et prêchera encore. Mon Fils par nature a envoyé ses disciples, mon fils adoptif a envoyé ses Frères. Mon Fils par nature est mon Verbe, mon fils adoptif est le héraut, le porte-parole de mon Verbe. Voilà pourquoi, par une grâce toute spéciale, il lui a été donné, ainsi qu'à ses Frères, de comprendre la vérité de mes paroles et de ne s'en point écarter. Mon Fils par nature a consacré toute sa vie, toutes ses actions, ses enseignements comme ses exemples, au salut des âmes. Dominique, mon fils adoptif, a mis toute sa passion, tous ses efforts, à délivrer les âmes des lacets de l'erreur et du vice. Sauver les âmes, telle est la fin principale pour laquelle il a plante et arrosé son Ordre. Voilà pourquoi je te dis qu'en tous ses actes il peut être comparé à mon Fils par nature; voilà pourquoi je te montre aujourd'hui l'image de son corps, qui a eu beaucoup de ressemblance avec le très saint Corps de mon Fils unique. n C'est pendant ce récit de la sainte à Frère Barthélemy qu'arriva l'incident exposé plus haut tout au long. Venons-en maintenant à la dernière vision dont le récit doit clore ce chapitre.

Je tiens à vous apprendre, bien-aimé lecteur, qu'à cette époque la sainte eut l'âme remplie d'une telle abondance de grâces, et qu'elle fut favorisée de tant de révélations et de visions des plus manifestes que, sous le poids de son amour, elle devînt toute languissante et maladive. Cette langueur augmenta au point que la vierge ne pouvait plus se lever de son lit, bien qu'elle ne souffrît pas d'autre mal que de sa charité pour sou éternel Epoux. Elle en était comme folle et le nommait continuellement en disant: " O très doux et très aimant jeune homme! O Fils de Dieu " et elle ajoutait quelquefois: " Fils de Marie ". Au milieu de ces pensées, qui s'échappaient en paroles tout embaumées de fleurs d'amour, elle restait sans sommeil et sans nourriture. Mais l'Epoux qui, lui avait envoyé ce feu sacré, pour l'enflammer davantage, la visitait sans cesse. Toute brûlante des ardeurs de la charité, elle lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant! pourquoi permettez-vous que ce corps si vil me prive plus longtemps de vos embrassements? Hélas, en cette vie, rien ne peut plus me plaire, je ne cherche rien, si ce n'est Vous, je n'aime rien, en dehors de Vous, car tout ce que j'aime, je l'aime uniquement à cause de Vous. Pourquoi donc ce corps si misérable suffit-il à m'empêcher de jouir de Vous. O Maître clément entre tous, arrachez mon âme à cette prison, délivrez-moi de ce corps de mort. " A cette prière et à d'autres semblables qu'elle entrecoupait de sanglots, le Seigneur répondait: " Ma très chère fille, quand j'étais parmi les hommes je n'ai pas eu souci de faire ma volonté, mais celle de mon Père. Ainsi que je l'ai attesté à mes disciples, j'ai désiré d'un grand désir manger la dernière Pâque avec eux (LC 21,15), et cependant j'ai attendu avec patience jusqu'au temps fixé d'avance par mon Père. C'est pourquoi, toi aussi, malgré ton souverain désir de m'être parfaitement unie, tu dois attendre patiemment jusqu'au temps que j'ai moi-même fixé. " Catherine lui dit alors: " Puisque tel n'est point votre bon plaisir, que votre volonté soit faite, mais je vous en supplie, daignez exaucer seulement une toute petites demande. Puisque vous avez décrété que je resterais encore quelque temps en ma chair, accordez-moi de partager pendant ce temps toutes les douleurs que vous avez supportées, jusqu'à la dernière. " Le Seigneur lui fit gracieusement une réponse affirmative, qui eut son plein effet, on n'en peut pas douter, car, à partir de ce moment, Catherine éprouva chaque jour, tant en son coeur qu'en son Corps, les tourments que le Seigneur Sauveur avait autrefois endurés; c'est elle-même qui me l'a secrètement avoué. Pour plus ample explication, je vais raconter ce qu'elle avait coutume de me dire à ce sujet.

Souvent elle me parlait des souffrances du Sauveur, et m'assurait qu'il avait porté la croix dans son âme, dès le premier instant de sa conception, à cause du désir sans mesure qu'il avait du salut des hommes. " Il est en effet certain, me disait-elle, que le Médiateur entre Dieu et les hommes, cet homme qui est le Christ Jésus, a été, dès le premier instant de sa conception, rempli de grâce, de sagesse et de charité. Sous ce rapport, pas de progrès possible, pour Celui qui était parfait dès le commencement. Mais parce qu'il aimait très parfaitement Dieu et le prochain et parce qu'il voyait Dieu privé de son honneur et le prochain de sa fin, il fut cruellement tourmenté, jusqu'à ce que sa Passion eût rendu à Dieu le culte de l'obéissance et le salut au prochain. Ce tourment du désir, disait encore la sainte, n'était pas légère affliction; ceux qui l'ont expérimenté le savent bien; c'était la plus grande croix du Sauveur. De là vient qu'en la dernière Cène il disait à ses disciples: " J'ai désiré d'un grand désir ", paroles qu'il leur adressa à ce moment, parce que, dans cette Cène, il leur donna les arrhes du salut, qu'il allait opérer pour eux avant de manger de nouveau avec eux (Lc 22,15). A ce propos Catherine citait encore les paroles de la prière du Sauveur, avec un commentaire que je ne me rappelle pas avoir lu ou entendu autre part. Elle disait que les forts et les parfaits ne doivent pas donner à ces mots: " Mon Père, faites que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26,39) " le sens qu'y trouvent les âmes faibles et craintives. Le Sauveur ne demandait pas que sa Passion fût différée ou éloignée; dès l'instant de sa conception, il avait bu au calice du désir de sauver l'humanité, et plus le terme approchait, plus il y buvait, avec la soif de voir bientôt s'accomplir, ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur, depuis si longtemps, et de vider la coupe, à laquelle il s'était abreuvé toute sa vie. Il ne demandait donc pas que sa Passion et sa mort fussent différées, mais hâtées. Il s'en est au reste, lui-même, assez clairement expliqué, quand il a dit à Judas: " Ce que tu fais, fais-le promptement (Jn 13,27) ". Ce calice du désir était pour Notre-Seigneur bien amer à boire, et néanmoins, en Fils très obéissant, il ajoutait: " Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui s'accomplisse (Lc 22,42) ". Il s'offrait ainsi à souffrir tous les retards qu'il plairait à son Père d'apporter à l'accomplissement de son désir. D'après ce commentaire, les paroles de Notre-Seigneur, " Eloignez ce calice ", ne devraient donc pas s'entendre du calice de sa Passion future, mais de celui de ses souffrances passées et présentes. Je fis observer à Catherine que les Docteurs donnaient habituellement une autre explication de ce passage. D'après eux, Notre-Seigneur aurait ainsi prié, comme quelqu'un qui est vraiment homme, et dont la sensibilité craint naturellement la mort. Chef de tous les élus, des faibles comme des forts, il devait servir d'exemple à tous et prévenir le désespoir, auquel seraient exposés les faibles, quand leur sensibilité éprouverait une frayeur naturelle de la mort. La sainte me répondit: " Les actions du Sauveur sont si fécondes en enseignements, pour qui les considère attentivement, que chaque âme, selon son point de vue, peut y trouver la part de nourriture qu'il lui faut pour sou salut. Puisque les faibles trouvent, dans la prière du Sauveur, la consolation de leur faiblesse, il semble bien que les parfaits et les forts doivent pouvoir y trouver la confirmation de leur force. Mieux vaut donc en donner plusieurs explications profitables à tous, qu'une seule, pour une seule classe de fidèles. " A ces paroles, j'ai gardé le silence, n'ayant rien à répliquer dans mon admiration pour la sagesse et la grâce qui étaient en Catherine.

En lisant les écrits de Frère Thomas sur les paroles et les actions de notre sainte, j'ai trouvé encore un autre commentaire des mêmes paroles. A ce qu'il raconte, Catherine apprit dans une extase que le Sauveur avait éprouvé sa tristesse, sué le sang, et prié au Jardin des Oliviers pour ceux qu'il prévoyait ne devoir pas participer aux fruits de Sa Passion (Saint Ambroise expose la même idée en son commentaire sur saint Luc, Livre X, chap. 21: On peut affirmer, sans s'éloigner de la vérité, que Jésus était triste à cause de ses persécuteurs et des peines qu'ils auraient à subir pour leur horrible sacrilège. Il avait donc dit: " Éloignez de moi ce calice ", non parce qu'il craignait la mort, Lui, qui était Dieu et Fils de Dieu, mais parce qu'il ne voulait pas que les méchants eux-mêmes périssent à son occasion.). Mais, dans son amour pour la justice, il ajouta à sa prière cette condition: " Que votre volonté soit faite et non la mienne. " S'il ne l'avait pas ajoutée, au dire de la sainte, tous les hommes auraient été sauvés, car il était impossible que la prière du Fils de Dieu restât sans effet. Cette pensée est pleinement d'accord avec la parole de l'Apôtre aux Hébreux: " Il a été exaucé à cause du respect qui lui est dû () ", parole que les Docteurs entendent communément de la prière faite au Jardin des Oliviers.

Catherine me disait encore et enseignait qu'aucun homme ne pourrait supporter les souffrances endurées pour notre salut par Celui qui était Fils de Dieu et Fils de l'homme sans mourir mille fois si c'était possible. L'amour que le Sauveur nous portait, et qu'il nous porte encore, étant au-dessus de ce que nous pouvons penser, les souffrances endurées sous les ordres et la motion de cet amour dépassent, elles aussi, notre imagination. Ces souffrances n'ont pas eu seulement pour mesure les forces de la nature et la malice des bourreaux, elles sont allées beaucoup plus loin. Qui croirait qu'un homme pût vivre avec des épines pénétrant à travers le crâne jusqu'au cerveau, ou avec des os tirés jusqu'à en être disjoints. Il est cependant écrit " Ils ont compté tous mes os. " L'amour souverain qui était l'unique motif de ces souffrances a su trouver de souveraines douleurs pour se manifester parfaitement à nous. Car une des principales causes de la Passion fut la manifestation de l'amour très parfait du Fils de Dieu pour nous, et cet amour ne pouvait mieux nous être montré. Ce ne sont pas les clous qui ont tenu Notre-Seigneur attaché à la croix, c'est l'amour; ce ne sont pas les hommes qui ont vaincu, c'est l'amour; comment les hommes auraient-ils vaincu Celui qui, d'un mot, les aurait tous renversés par terre.

Voilà, avec d'autres pensées encore, ce que notre très prudente vierge disait de la Passion du Sauveur en termes aussi profonds que bien choisis. Elle ajoutait qu'elle avait expérimenté dans son propre corps quelque chose de chacune des douleurs du Seigneur; mais elle croyait impossible qu'on en fît l'épreuve complète. Elle affirmait que le plus grand supplice du Sauveur en croix avait été la dislocation des os de la poitrine. En preuve et en signe de cette affirmation, elle assurait qu'ayant éprouvé elle-même en son corps, à certains moments, toutes les douleurs de la Passion, elle ne sentait de façon permanente que celles de la poitrine. C'était là qu elle souffrait le plus, disait-elle, quoique, chaque jour, elle fût tourmentée de douleurs d'entrailles et de tête, et je le crois facilement, pour elle aussi bien que pour le Seigneur Sauveur, à cause du voisinage du coeur. Les os du thorax, dont la fonction naturelle semble être de protéger le coeur et les poumons, ne peuvent se disjoindre sans une grande souffrance de ces mêmes organes; et peut-être faudrait-il un miracle pour que tout autre homme pût souffrir, sans mourir, pareille violence.

Quoi qu'il en soit, revenons à notre sainte. Après que son corps eut été ainsi tourmenté pendant plusieurs jours, il perdit sans doute une partie de ses forces; mais, dans l'âme de Catherine, L'amour fut de beaucoup augmenté. Elle avait appris, par une expérience sensible, combien le Sauveur l'avait aimée, elle et tout le genre humain; de là, dans son coeur, une telle impétuosité d'amour et de charité que cet organe ne pouvait plus garder son intégrité, et qu'il devait se briser complètement. Ainsi en arrive-t-il d'un vase plus faible que la force expansive de la liqueur qui le remplit, il cède à la poussée du liquide qu'il contient, et la force qu'il avait un instant comprimée se répand en brisant les parois qui l'enfermaient, le contenant n'étant pas proportionné au contenu., Mais pourquoi en dire davantage et m'attarder plus longtemps? La force de l'amour fut telle en notre sainte que son coeur se fendit du haut en bas, oui, d'une extrémité à l'autre; et ces veines qui portent la vie s'étant rompues, elle expira sous la seule violence de l'amour divin, sans l'intervention d'aucune autre cause naturelle. Cela vous étonne, lecteur? Eh bien, sachez qu'il y a eu et qu'il y a encore plusieurs témoins de ce fait, témoins qui ont assisté au dernier soupir de Catherine, qui m'ont tout raconté, et dont je citerai plus loin les noms. Encore hésitant malgré leur témoignage, je me suis adressé à la vierge elle-même, je me suis informé avec soin de ce qu'elle pensait à ce sujet, et je l'ai suppliée de me dire la vérité. Eclatant en soupirs et en sanglots, elle a longtemps refusé de me répondre, puis elle a fini par me dire: " Père, n'auriez-vous pas compassion d'une âme, qui, après avoir été délivrée de son obscure prison et avoir joui d'une lumière des plus agréables, aurait été enfermée à nouveau dans ses ténèbres habituelles? Je suis, me dit-elle, la malheureuse à qui cela est arrivé; la providence de Dieu en ayant ainsi disposé à cause de mes fautes. " En entendant ces paroles, je n'en devins que plus avide d'apprendre, de la bouche même de la sainte, la vérité sur tous les détails d'un fait aussi étonnant; c'est pourquoi je continuai: " Est-il bien vrai, Mère, que votre âme ait été séparée du corps. " - " Ah! me dit-elle, le feu de l'amour divin et de mon désir d'union à mon Bien-Aimé était si ardent, que même un coeur de pierre ou de fer se fût pareillement fendu et ouvert. Non, nulle force créée, je crois, n'eût permis à mon coeur de résister à la poussée d'un tel amour. Tenez donc pour certain que le coeur de ce chétif corps s'est fendu de haut en bas et complètement ouvert sous la seule violence de la charité. Il me semble encore sentir en mon corps les marques de ce déchirement. De là il vous est facile de conclure que mon âme a été complètement séparée de mon corps. J'ai vu alors les secrets de Dieu, que nul homme en ce monde ne peut raconter, car la mémoire n'a pas la puissance de les garder, et les mots humains ne suffisent pas à exprimer convenablement de si hautes réalités. Tout ce que je dirais serait de la boue à côté de cet or. Ce qui me reste, c'est une grande affliction toutes les fois que j'entends parler de ce sujet. Quand je considère combien j'ai dû descendre pour revenir d'un état si sublime à ma bassesse actuelle, je ne puis dira ma douleur que par des larmes et des sanglots. "

A l'entendre parler ainsi, je n'en devins que plus désireux d'être instruit de tous les détails, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, puisque vous me révélez vos autres secrets, ne me cachez pas celui-ci, mais daignez me raconter comment s'est passé un fait si surprenant. " - " En ces jours-là, me dit-elle, j'avais reçu du Seigneur plusieurs visions spirituelles et corporelles, et d'innombrables consolations d'âme. Sous le seul poids de l'amour, je tombai languissante sur mon lit, ne cessant de prier le Seigneur qu'il voulût bien m'enlever à ce corps de mort (Rm 7,24), pour me permettre de m'unir plus parfaitement à Lui. Je ne pus l'obtenir, mais j'obtins au moins de partager ses souffrances, autant que cela m'était possible. " C'est alors qu'elle me raconta ce que j'ai rapporté plus haut tout au long au sujet de la Passion du Sauveur, puis elle ajouta: " Cette expérience de la Passion me fit comprendre plus clairement et plus parfaitement combien mon Créateur m'avait aimée. Mon amour grandit et me rendit encore plus languissante. Mon âme n'avait plus qu'un désir, sortir du corps. Mais pourquoi en dire davantage? Le Seigneur activait chaque jour le feu qu'il avait envoyé dans mon coeur; ce coeur de chair succomba, l'amour devint fort comme la mort (Ct 7,6), et mon coeur s'étant brisé comme je l'ai dit, mon âme fut délivrée de sa chair, mais hélas! pour un temps bien trop court! " - Je demandai alors: " Combien de temps, ma Mère, votre âme est-elle demeurée hors du corps? " - " Ceux qui ont été témoins de ma mort, me répondit-elle, disent qu'il s'est écoulé quatre heures entre mon dernier soupir et ma résurrection. Les voisines vinrent en grand nombre consoler ma mère et les autres personnes que cette mort affectait; quant à mon âme, elle se croyait entrée dans l'éternité et ne pensait plus au temps. "

Je lui dis encore: " Qu'avez-vous vu, ma Mère, pendant ce temps? et pourquoi votre âme est-elle revenue à son corps? Je vous en prie, ne me cachez rien. " Elle me répondit: " Sachez, Père, que mon âme a vu et compris tout ce qui nous attend dans cet autre monde que nous ne voyons pas, c'est-à-dire la gloire des saints et les peines des pécheurs. Mais, comme je vous l'ai dit, ma mémoire ne se souvient pas de tout, et mes paroles ne sauraient tout exprimer. Je vous dirai cependant ce que je pourrai. Tenez donc pour certain que mon âme a vu l'Essence divine, et c'est la raison pour laquelle je souffre si impatiemment d'être retenue dans la prison de ce corps. Si je n'étais pas liée par l'amour de Dieu et du prochain, pour lequel le Seigneur m'a renvoyée à mon corps, je mourrais de chagrin. Mais ma suprême consolation, quand je souffre de quelque mal, est de savoir que cette souffrance me procurera une vision plus parfaite de Dieu. Voilà pourquoi les souffrances, bien loin de m'être à charge, sont la joie de mon âme, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir chaque jour, vous et les autres qui vivez avec moi. J'ai vu aussi les peines des damnés et de ceux qui sont en purgatoire. Nulle parole ne saurait les exprimer parfaitement. Si les pauvres humains voyaient ce qu'est un seul de ces tourments, le plus léger, ils aimeraient mieux mourir dix fois, si c'était possible, que de l'endurer un seul jour. J'ai vu punir tout spécialement ceux qui ont péché dans le mariage, en n'en observant pas les lois, mais en y cherchant les satisfactions de leur concupiscence. " Je demandai pourquoi ce péché, qui n'est pas plus grave que les autres, était si durement puni. Elle me répondit qu'on en avait moins de remords, par conséquent moins de contrition, et qu'on y retombait plus souvent. Elle ajouta: " Une faute, si petite qu'elle soit, est toujours très dangereuse, quand celui qui la commet, n'a pas souci de s'en défaire par la pénitence. " Puis elle poursuivit en ces termes, le récit commencé: "Pendant que mon âme considérait tout cela, l'Époux éternel que je croyais pleinement posséder lui dit: " Tu vois de quelle gloire sont privés et de quelles peines sont punis ceux qui m'offensent. Retourne donc à eux, pour leur montrer leur erreur, leur péril, et le tort qu'ils se font. " Et comme mon âme avait grande horreur de revenir à la vie, le Seigneur ajouta: " Le salut de beaucoup demande ton retour; tu n'auras plus le genre de vie que tu as gardé jusqu'ici, tu ne te confineras plus dans une cellule; il te faudra même, pour le salut des âmes, quitter ta ville natale; mais je serai toujours avec toi, je te conduirai et te ramènerai (2R 5,2). Tu porteras l'honneur de mon nom devant les petits et les grands, devant les laïcs comme devant les clercs et les religieux; car je te donnerai une parole et une sagesse, auxquelles personne ne pourra résister. Je te présenterai aux Pontifes, à ceux qui gouvernent l'Église et le peuple chrétien, car je veux, selon mon habitude, avec ce qui est faible, confondre l'orgueil des forts. " Pendant que Dieu disait à mon âme ces choses et d'autres semblables, dans un langage tout intellectuel; elle se trouva tout à coup ramenée en son corps, de quelle façon? Je n'en sais rien, impossible de m'en rendre compte. Mais aussitôt que j'ai eu conscience de ce retour, ma douleur a été si intolérable que j'ai passé trois jours et trois nuits à pleurer continuellement, sans aucune interruption. Il ne m'est pas possible d'arrêter mes larmes, chaque fois que ce souvenir me revient en mémoire. Ce n'est pas étonnant, mon Père, ce qui l'est bien davantage, c'est que mon coeur ne se brise pas à nouveau chaque jour, quand je considère l'excellence de la gloire que je possédais à ce moment et qui, hélas, est aujourd'hui bien loin de moi. C'est le salut du prochain qui est cause de tout cela. Que personne donc ne s'étonne, si j'aime à l'excès ceux et celles que le Très-Haut m'a chargée d'avertir et de convertir du mal au bien. Ils m'ont coûté assez cher; car, à cause d'eux, je suis devenue anathème pour le Seigneur, et la jouissance de sa gloire a été pour moi remise à une époque que je ne connais pas encore. C'est pourquoi, comme le disait saint Paul, ces fidèles sont ma gloire, ma couronne et ma joie (Phil 4,1). Je vous dis cela pour que votre coeur ne partage pas la peine de ceux qui murmurent en me voyant devenue la servante de tous. "

Ayant entendu ces paroles, et les ayant comprises autant que la grâce me le permit, je pensai, après les avoir pesées dans mon coeur, qu'il ne fallait pas les publier, à cause de l'aveuglement de nos temps et de l'incrédulité de tous les esclaves de l'amour-propre. Je défendis donc aux Frères et aux Soeurs d'en rien dire, du vivant de la sainte. J'en ai même vu quelques-uns, jusque-là dociles aux avis de Catherine, la quitter au récit de ce fait, parce qu'ils étaient incapables de comprendre une telle révélation. Mais maintenant qu'elle a été emportée en paradis, d'où elle ne doit plus revenir avant la résurrection générale, maintenant qu'elle a terminé le cours de cette vie fragile, je me suis cru et me crois obligé de parler, pour qu'un miracle si grand et si éclatant, don de la divine piété, ne reste pas caché, à cause de ma négligence. D'ailleurs, pour que vous voyiez, lecteur, comment la puissance de Dieu a su mettre en pleine lumière la réalité de ce prodige, je vais vous apprendre ce qui s'est passé à l'heure de cette mort. Les femmes qui se trouvaient là, et qui étaient les compagnes de Catherine et ses filles dans le Seigneur, appelèrent son confesseur, Frère Thomas del Fonte, déjà souvent nommé, pour assister l'agonisante, comme on a coutume de le faire, et recommander l'âme qui s'en allait ainsi au Seigneur. Frère Thomas prit avec lui un religieux nommé Frère Thomas d'Antonio, accourut au plus vite, et, tout en pleurant, il se mit en prière auprès de la sainte. Un autre Frère, nommé Frère Barthélemy de Montucio, en eut connaissance, et prenant pour compagnon Frère Jean, convers du couvent de Sienne, et qui est encore actuellement en cette ville, il vînt lui aussi en toute hâte. Ces quatre Frères, qui tous ont survécu et vivent encore, assistaient, l'âme navrée, à l'agonie de la vierge. Quand elle eut expiré, le Frère convers Jean en ressentit au coeur une telle douleur que la violence de ses sanglots et de ses gémissements lui rompit et lui ouvrit complètement une veine de la poitrine. Dans l'accès de toux qui s'ensuivit, ainsi qu'il arrive en pareil cas, il rendait par la bouche de nombreux et gros caillots de sang. On craignait, et avec raison, une suffocation du coeur ou quelque lésion interne incurable. A la douleur des assistants, s'ajouta une nouvelle douleur: Ceux qui pleurent la vierge morte durent pleurer en même temps le Frère qui allait bientôt mourir. C'est alors que Frère Thomas, confesseur de Catherine, dit à Frère Jean ces paroles pleines de foi: " Je suis sûr que cette vierge est d'un grand mérite auprès de Dieu, prends la main de son corps sacré et pose-la sur l'endroit où tu souffres si horriblement, tu seras certainement guéri. " Le malade le fit sous les yeux de tous les assistants, et il fut aussitôt si pleinement guéri qu'il ne lui resta pas trace de son mal. Frère Jean raconte encore ce fait à tous ceux qui veulent l'entendre, et le confirme par serment toutes les fois qu'il en est besoin.

Outre les Frères nommés plus haut, il y avait à cette agonie une compagne de Catherine, nommée Alexia, sa fille spirituelle, qui vit aujourd'hui dans les cieux avec la sainte, je le crois fermement, car elle a survécu peu de temps au trépas de la vierge. A cette mort miraculeuse assistaient aussi presque toutes les voisines, et même une foule de personnes de connaissance, hommes et femmes, qui accoururent aussitôt, ainsi qu'on le fait en pareil cas, et personne ne douta que la défunte n'eût définitivement quitté ce monde.

J'ai raconté aussi, au commencement de ce chapitre, que le corps de la sainte avait été miraculeusement élevé et soutenu en l'air; j'en ai pour témoins quelques Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, en particulier, Catherine, fille d'un certain Thecco de Sienne, longtemps compagne intime de notre vierge, puis, si ma mémoire est fidèle, Lysa sa cousine, encore vivante aujourd'hui, et enfin, Alexia, déjà nommée plus haut.





B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE IV