Sur la Trinité de Boèce Pars1


MAGNIFIQUES QUESTIONS SUR LE LIVRE DE LA TRINITÉ

DE BOÉCE



SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE


Opuscules de Saint Thomas d’Aquin, tome septième

Paris, Louis Vivès éditeur, 1858

OPUSCULE 69, pp. 326-511

Traduction Abbé Védrine,

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr,

Les oeuvres complètes de saint Thomas d'Aquin




INTRODUCTION: INTENTION DE SAINT THOMAS

"Je remonterai jusqu’au commencement de sa naissance, je la produirai au jour et la ferai connaître," (Sg 6,22). L’esprit de l’homme embarrassé du poids d’un corps corruptible ne peut fixer son coup d’oeil naturel dans la première lumière de la vérité qui rend tout facile à connaître; c’est pourquoi suivant le progrès de la cognition naturelle, la raison doit aller des choses postérieures aux premières, des créatures à Dieu. (Rm 1,20): "Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent." Et (Sg 13,5): "La grandeur et la beauté de la créature peuvent faire connaître et rendre en quelque sorte visible le Créateur. C’est aussi ce qui est dit dans (Jb 36,25): "Tous les hommes le voient, chacun le considère de loin." En effet les créatures qui servent à faire connaître Dieu naturellement, sont séparées de lui par une distance infinie. Mais comme la vue se trompe facilement à l’égard des choses que l’on considère de loin, ceux qui ont cherché à connaître Dieu par le moyen des créatures, sont tombés dans de nombreuses erreurs. C’est pourquoi il est dit dans la Sagesse, (Sg 14,11), que les créatures sont devenues un filet où les pieds des insensés se sont pris. Et dans le Psaume (Ps 63,6): "Ils ont failli dans leurs investigations." Aussi la providence divine a ménagé aux hommes une voie plus sûre pour arriver à le connaître en communiquant cette connaissance à leurs esprit par la foi, c’est pourquoi il est dit dans la première Epître aux Corinthiens, (1Co 2,11): "L’Esprit de Dieu connaît seul ce qui le concerne; mais Dieu nous l’a révélé à nous par l’Esprit." C’est cet Esprit qui nous inspire la foi. Dans la seconde aux Corinthiens, (2Co 4,13): "Ayant le même Esprit de foi:" comme il est écrit (Ps 115,10): "J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé;" nous aussi nous croyons, c’est pour cela que nous parlons. En conséquence comme les notions reçues par les sens sont pour les créatures le principe de cognition naturelle, de même les connaissances de la première vérité communiquées par la foi sont le principe de cognition surnaturelle; c’est pour cela que de part et d’autre on procède dans un ordre différent. En effet, les Philosophes qui suivent l'ordre de la cognition naturelle font passer la science des créatures avant la science divine, la science naturelle avant la Métaphysique; c’est tout le contraire chez les théologiens, la considération du Créateur passe avant celle de la créature.

Boèce s’étant conformé à cet ordre et ayant l’intention de traiter des matières qui ont trait à la foi, a établi le principe de ses méditations dans la première origine des choses, c’est-à-dire sur la Trinité d’un Dieu simple; c’est pourquoi on peut lui appliquer les paroles citées plus haut: Dès mon entrée, etc. Sur cela on peut noter, relativement au présent Opuscule adressé à Symmaque, patrice de la ville, trois choses, savoir, la matière, le mode et la fin.

La matière de cet ouvrage est la Trinité de personnes dans une essence divine, qui se produit dès l’origine où le Père engendre la sagesse divine de toute éternité. (Pr 8,24): Les abîmes n’existaient pas encore et déjà j’étais conçue," et (Ps 2,7): "Je vous ai engendré aujourd’hui." Cette nativité est le commencement de toute autre nativité, parce qu’elle seule comprend parfaitement la nature de celui qui engendre. Toutes les autres sont imparfaites, toutes celles en vertu desquelles l’engendré reçoit ou une partie de la substance de celui qui engendre, ou seulement une ressemblance, c’est pourquoi il est nécessaire que toute autre nativité dérive de celle-là par une certaine imitation. Ainsi dans l’Epître aux Philip., (Ep 3,15), "Qui donne son nom à toute paternité", à raison de quoi on dit, le Fils premier-né de toute créature;" (Col 1,15). "Afin de désigner l’origine et l’imitation et non la même condition d’origine." Aussi c’est avec raison que l’on dit, Ab initio, etc., et (Pr 8,22): "Le Seigneur m’a possédé au commencement de ses voies." Cette nativité n’est pas seulement l’origine des créatures, elle l’est aussi du Saint Esprit qui procède de celui qui engendre et de celui qui est engendré, comme il ne dit pas initium nativitatis investigabo, mais ab initio, il déclare que l’investigation ne se termine pas à ce commencement de la nativité, mais qu’il passe à d’autres choses après avoir commencé par là.

En effet sa doctrine se divise en trois parties.

La première sur la Trinité des personnes de la procession desquelles dérive toute autre nativité et procession, est renfermée dans ce livre que nous avons entre les mains pour tout ce qu’il faut savoir sur la Trinité et l’unité; aussi bien que dans un autre livre qu’il adresse à Jean, diacre de l'Eglise de Rome, sur la manière dont nous exposons la doctrine relativement à la distinction des personnes et à l’unité d’essence, et qui commence par ces mots, Quaero an pater.

La seconde partie traite de la procession des bonnes créatures du Dieu bon dans le livre adressé au même Jean de Hebdom., lequel commence par ces mots, Postulas a me.

La troisième partie roule sur la séparation des créatures par le Christ. Celle-ci se divise en deux parts.

Dans la première, on propose la foi enseignée par le Christ, par laquelle nous sommes justifiés, dans le livre intitulé, De Fide Christiana, qui commence par ces mots, Christianam fidem.

Secondement on expose ce qu’il faut croire du Christ, c’est-à-dire comment deux natures se trouvent dans une même personne, dans le livre sur les deux natures et l’unique personne du Christ adressé au même diacre, lequel commence par ces mots, Anxi te quidem.

Il y a deux manières de traiter ce qui concerne la Trinité, comme dit saint Augustin dans le premier De Trinitate, savoir par l’autorité et par des raisonnements. Saint Augustin a employé l’une et l’autre, comme il dit lui-même; quelques saints Pères, comme Ambroise, Hilaire, n’en ont employé qu’une, c’est-à-dire l’autorité; Boèce a mieux aimé la seconde manière, à savoir le raisonnement, supposant ce que les autres avaient établi par l’autorité. C’est pourquoi le mode employé dans cet ouvrage est désigné par ces mots, investigabo où il exprime l’investigation de la raison, (Si 39,1), Sapientiam, c’est-à-dire la notion de la Trinité, antiquorum, c’est-à-dire que les anciens ont établi par l’autorité seule, exquiret sapiens, c’est-à-dire traitera à l’aide de la raison. C’est pourquoi il dit dans la préface, investigatam diutissime.
Le but de cet ouvrage est de faire connaître les choses cachées autant qu’il est possible in statu viae.(Si 24,31): "Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle." C’est pour cela qu’il dit, ponam in lucem scientiam illius. (Jb 28,11): "Il a fouillé la profondeur des fleuves, et il a exposé au grand jour ce qui était caché."



PREFACE DE BOÈCE (textus)

Après avoir fort longtemps examiné cette question dans la mesure des faibles lumières qu’a daigné me communiquer la lumière divine, et l’avoir établie par le raisonnement et nettement formulée, j’ai pris soin de vous l'adresser et de vous l’offrir, autant par le désir d’avoir votre sentiment sur cet écrit que par amour pour mon oeuvre. Il est facile de comprendre, soit par la difficulté de la matière, soit parce que je ne parle qu’à un petit nombre de savants tels que vous, quelle est mon intention en réduisant en écrit le résultat de mes méditations.

Ce ne sont en effet ni les acclamations populaires, ni un vain désir de gloire qui nous ont fait entreprendre notre travail; mais s’il y a quelque avantage extérieur, il ne peut être d’une autre nature que le sujet. En conséquence quelque part que je porte mes regards en dehors de vous, je ne rencontre qu’une lâche paresse ou une maligne envie qui s’efforcent de me donner le tort d’avoir fait outrage aux traités divins en les livrant à la profanation plutôt qu’à l’étude de ces hommes étranges.

C’est pourquoi j’ai resserré mon style, et je m’étudie à voiler sous des termes nouveaux des matières extraites des profondeurs de la philosophie, afin que vous en ayez seuls avec moi l’intelligence, si vous prenez la peine d’y jeter les yeux, et que les autres en soient écartés, de sorte que ceux qui n’auront pu les comprendre paraissent même incapables de les lire. Il ne faut pas certes exiger de nous toute la hauteur d’intuition dont est capable la raison humaine dans la notion de la divinité; car les autres arts ont aussi leurs limites que peuvent atteindre mais non dépasser les investigations de la raison. La médecine, en effet, ne rend pas toujours la santé aux malades, mais le médecin n’est pas coupable s’il n’a rien omis de ce qu’il devait faire; il en est de même pour les autres sciences. Plus les matières que nous allons traiter sont difficiles, plus aussi nous avons droit à l’indulgence.

Vous devez néanmoins examiner une chose, si les raisonnements dont nous avons tiré les éléments des écrits de saint Augustin ont produit quelque fruit sous notre plume. Nous allons maintenant aborder ici la question proposée.

Boèce fait précéder son travail d’une préface dans laquelle il fait trois choses. D’abord il dit un mot des causes de son travail pour captiver la docilité du lecteur; secondement, il en expose les difficultés et l’imperfection pour gagner sa bienveillance, idcirco stylum; troisièmement, il en montre l’origine, comme étant en quelque sorte la doctrine de saint Augustin, pour exciter l’attention du lecteur, Vobis tamen id inspiciendum.

Dans la première partie il propose quatre causes de son ouvrage,

une matérielle en disant, investigatam diutissime quaestionem, savoir sur la Trinité de personnes en un seul Dieu, où il infirme la difficulté de la matière qui a exigé de longues études, et l’intensité de son zèle, parce qu’il l’a très longtemps étudiée lui-même afin qu’il soit entendu qu’elle a été méditée par nous comme on peut aussi l’entendre de plusieurs autres, par la raison que dès l’origine de l’Eglise cette question a fortement occupé l’esprit des fidèles.

En second lieu, il touche à la cause efficiente et prochaine ou secondaire en disant quantum mentis nostrae igniculum, et la première ou principale, illustrare lux divina dignata est. La cause prochaine de ces recherches était l’intelligence de l’auteur, qui est à bon droit appelée étincelle, igniculus. Le feu, en effet, comme dit Denis, XV, c. Coel. hier., est très propre à signifier les propriétés divines, soit à cause de sa subtilité, soit à raison de sa vertu active qui produit la chaleur, soit à raison de la position et du mouvement, toutes choses qui conviennent parfaitement à Dieu en qui se trouvent la souveraine simplicité et l’immatérialité, la parfaite charité, la toute-puissance et la plus grande sublimité. Il convient médiocrement aux anges, mais bien faiblement aux esprits humains dont la pureté est altérée par l’union à un corps, la lumière obscurcie, la force affaiblie, et le mouvement en haut ralenti, ce qui fait que l'activité de l’âme humaine est justement comparée à une étincelle. C’est pourquoi elle est insuffisante à pénétrer la vérité de cette question sans l’illumination de la lumière divine, et de cette manière la lumière divine est la cause principale et l’âme humaine la cause secondaire.

En troisième lieu, il donne la cause formelle lorsqu’il dit formatam rationibus, et le mode d’action sous trois rapports.

D’abord parce qu’il procède par voie de raisonnement, formatam rationibus, car tant qu’une question n’est étayée que par des raisons probables, elle reste douteuse, elle est comme informe, n’ayant pas encore atteint la certitude de la vérité; c’est pour cela qu’on dit qu’elle est formée quand on y apporte une preuve qui opère la certitude sur la vérité. Et c’est là en faveur de l’intelligence, parce que nous devons à l’autorité ce que nous croyons, et ce que nous concevons à la raison, comme dit saint Augustin.

Secondement en ce qu’il ne s’est pas contenté de disserter verbalement, mais qu’il a écrit, litterisque mandatam. C’est pour la mémoire.

Troisièmement en ce qu’il s’adresse, non à un homme présent par forme de leçon, mais à un absent sous forme d’épître. C’est ainsi qu’Aristote a diversement composé ses livres; quelques-uns étaient pour des personnes présentes qui en recevaient le contenu de sa bouche, et ces livres sont dits de l’ouïe, comme le livre de l’ouïe naturelle; d’autres sont adressés à des absents, tels que les livres qu’il dit avoir écrits sur l’âme dans le livre Ier de l’Ethique où sont exposées les locutions extérieures, comme le dit au même endroit le Commentateur grec. D’où il suit, offerendam vobis, comme pour réclamer le jugement d’un supérieur, communicandamque curavi, comme pour le profit d’un collègue, et en cela il demande un avis, par les paroles suivantes, tam vestri cupidus judicii, quam mei studiosus inventi, parce qu’il a mis du zèle à étudier cette question, il l’a étudiée par des raisonnements, et comme désireux d’avoir le sentiment de Symmaque, il la lui a dédiée après l’avoir bien établie.

Quatrièmement, il touche la cause finale en disant, quoties excogitata, qua in re quid mihi sit animi, etc., c'est-à-dire quelle fin je me suis proposée. Tout cela peut s’entendre après deux choses, ex difficultate materiae, tum ex eo quod colloquor, non pas à la multitude, mais à des hommes sages, c’est-à-dire à vous seulement.

L’auteur n’a pas, en effet, écrit ce livre pour en faire lecture à la multitude, ce qui se fait quelquefois dans l’intention de capter la faveur populaire, mais seulement pour le communiquer à un sage, d’où ces paroles, neque enim excitamur, à écrire, famae jactatione, pour me recommander, et clamoribus vulgi, comme les poètes qui déclament leurs vers avec emphase sur les théâtres, parce que ces acclamations sont souvent peu fondées. Il écarte ainsi un but peu convenable et y substitue une fin légitime, faisant ainsi comprendre la fin principale qui est intérieure, à savoir la perception de la vérité divine et expliquant la fin secondaire, à savoir le jugement d’un sage, d’où il dit, sed si quis est fructus interior, comme s’il disait, c’est surtout l’avantage intérieur qui me sert de mobile. Sed si aliquis est fructus exterior, etc… comme s’il disait, je ne demande d'autre avantage extérieur que celui qui convient à une si haute matière dont on ne doit accorder le jugement ni par lâcheté aux paresseux, ni par adresse aux envieux, mais seulement à la bienveillance d’un sage.

D’où ces mots, quocumque a vobis dejeci oculos, partout ailleurs que sur vous. Je ne trouve partim dans quelques-uns ignava segnities, un sotte paresse, partim livor callidus, c’est-à-dire habile à nuire; Ut contumeliam, etc., parce que j’ai fait connaître contre toute raison, etc... talibus monstris hominum. On appelle monstres ces hommes qui dans un corps humain portent un coeur de bêtes, devenus par le péché semblables aux animaux dans leurs affections: Non agnoscenda haec potius quam conculcanda, parce qu’ils ne cherchent pas tant à connaître qu’à blâmer par envie tout ce qui se dit. C’est pourquoi il est écrit dans saint Matthieu: "Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, ne jetez pas les perles au nez des pourceaux de peur qu’ils ne les foulent aux pieds." (Mt 7,6) Ne ergo, etc…,

idcirco stylum.

C’est ici la seconde partie de la préface où il expose sa manière d’agir. Il allègue d’abord la difficulté de l’ouvrage, secondement son imperfection, sane tantum a nobis, etc. Il fait connaître une triple difficulté qu’il introduit spontanément dans ce travail; la première vient de la concision du style, ce qui lui fait dire, idcirco stylum brevitate contraho, suivant cet axiome d’Horace, en cherchant à être court, je deviens obscur. La seconde difficulté vient de la subtilité des preuves dont il se sert, à raison de quoi il dit, ex intimis disciplinis philosophiae sumpta, lesquelles sont des sciences abstraites, dont il met en usage les principes et les conclusions, la métaphysique, la logique. La troisième difficulté vient de la nouveauté des termes, velo significationibus novorum verborum. Ces termes sont appelés nouveaux ou par rapport à la matière, parce que les autres auteurs qui ont traité cette question ne s’en sont pas servis, ou par rapport à ceux qui lisent l'ouvrage et qui ne sont pas habitués à ces termes. A ces trois difficultés il en ajoute une quatrième, dont j’ai dit un mot plus haut, la difficulté de la matière, de sorte qu’il ne veut s’entretenir de ce qui fait le sujet de ce livre qu’avec les sages qui pourront le comprendre, tel que l’auteur lui-même et celui à qui le livre est adressé. Pour les autres qui ne peuvent le comprendre, ils doivent être éloignés de cette lecture; car on ne lit pas avec plaisir ce que l’on ne comprend pas. Et comme cette raison est liée avec ce qui précède, il dit d’abord idcirco, ce qui dénote la conclusion, c’est clair.
Sane tantum a nobis, il fait ici des excuses pour la défectuosité de l’ouvrage, parce qu’on ne doit pas exiger de lui dans cet ouvrage plus de certitude que ce qu’il est possible à la raison humaine d’atteindre dans la connaissance de la divinité, ce qu’il prouve par les autres arts dans lesquels on ne demande à l’artisan de faire que ce que la raison demande. Car en effet le médecin ne guérit pas toujours, mais il ne sera pas blâmable s’il n’omet rien de ce qu’il doit faire; de même dans les autres arts. C'est pourquoi dans cet ouvrage dont la matière est difficile et surpasse la portée de la nature humaine, on doit être d’autant plus indulgent pour l’auteur s’il n’établit pas la question dans une parfaite certitude. Lorsqu’il dit ensuite, vobis tamen, il déclare sur quelle autorité il se fonde, c’est-à-dire sur saint Augustin, non dans ce sens qu'il dit seulement ce qui se trouve dans saint Augustin, mais bien dans ce sens qu’il prend ce qu’a dit le saint docteur sur la Trinité, que les divines personnes, confondues dans ce qui est absolu, sont distinguées dans ce qui est relatif, comme des éléments et des principes dont il se sert pour résoudre les difficultés de la question, et ainsi l’exposition de la vérité au moyen d’un certain nombre de raisonnements est un fruit de la doctrine de saint Augustin qu’il s’approprie.



En abordant la question, il confie à celui auquel il adresse son écrit le soin d'examiner si cette doctrine y a produit des fruits abondant et convenables.



QUESTION 1: L'ÂME HUMAINE ET SA CONNAISSANCE DE DIEU


Deux questions se présentent ici; la première regarde les choses divines; la seconde leur manifestation.

Sur la première question on demande quatre choses,

l’âme humaine a-t-elle besoin, pour connaître la vérité, d’une nouvelle illumination de la lumière divine?

Peut-elle arriver à la connaissance de Dieu?

Dieu est-il la première chose que l’âme connaît?

Les lumières de la raison suffisent elles à l’âme pour parvenir à la connaissance de la Trinité?

Article 1: L’âme humaine a-t-elle besoin, pour connaître la vérité, d’une nouvelle illumination de la lumière divine?

Objections:

1. Sur le premier point on procède ainsi: Il semble que l'âme humaine, pour connaître une vérité quelconque, a besoin d’une nouvelle illumination de la lumière divine.

Il est dit dans la seconde Epître aux Corinthiens (2Co 3,5): "Non que nous soyons capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée comme de nous-mêmes, mais c’est Dieu qui nous en rend capables." Mais la perception d’une vérité quelconque ne peut avoir lieu sans la pensée, donc l’âme humaine ne peut connaître aucune vérité sans recevoir de Dieu de nouvelles lumières.

2. De même il est plus facile d’apprendre une vérité d’un autre que de la découvrir soi-même. C’est pourquoi ceux qui apprennent d’eux-mêmes sont préférés aux autres qui tiennent d’autrui la science qu’ils possèdent, dans le Ier livre de l’Ethique. Mais l’homme ne peut rien apprendre d’autrui sans que Dieu ne l’éclaire intérieurement, comme le dit saint Augustin, dans le livre de Magistro et saint Grégoire dans l’homélie sur la Pentecôte; donc l’homme ne peut non plus découvrir la vérité de lui-même sans une nouvelle illumination intérieure de Dieu.

3. De même pour connaître la vérité intelligible il en est de l’intellect comme de l’oeil corporel pour considérer les choses corporelles, comme on le voit dans le livre III, de Anima. Mais l’oeil corporel ne peut voir les choses corporelles sans être éclairé par le soleil matériel, de même l’intellect ne peut apercevoir la vérité sans être éclairé des rayons du soleil invisible qui est Dieu.

4. De même on regarde comme nous étant propres les actes pour l’exercice desquels nous trouvons en nous des principes suffisants, mais nous ne possédons nullement de nous-mêmes la faculté de connaître la vérité, puis qu’il arrive quelquefois qu’on travaille beaucoup pour arriver à la connaissance de la vérité sans pouvoir y parvenir; donc nous n’avons pas en nous des principes suffisants pour connaître la vérité, donc il nous faut pour cela un secours extérieur, qui est celui dont nous avons parlé.

5. De même, l’opération de l’âme humaine dépend plus de la lumière divine que l’opération de la créature sensible ou inférieure de la lumière du corps céleste; mais les corps inférieurs, quoique ayant des formes qui sont les principes des opérations naturelles, ne pourraient néanmoins exécuter leurs opérations s’ils n’étaient aidés par la lumière des étoiles, c’est pourquoi Denis dit dans le quatrième chapitre de divinis Nominibus que la lumière du soleil contribue à la génération des corps visibles, qu’elle détermine la vie, l’entretient et l’augmente, donc la lumière naturelle ne suffit pas non plus à l’âme humaine pour voir la vérité quoiqu’elle soit comme sa forme, sans le secours d’une autre lumière, à savoir la lumière divine.

6. De même dans les causes ordonnées par soi et non per accidens, l’effet ne procède de la seconde cause que par l’opération de la première, comme on l’a établi dans la première proposition, de causis. Mais l’âme humaine est ordonnée dans la lumière incréée dans un ordre essentiel et non accidentel, donc l’opération de l’âme humaine, qui est son effet propre, à savoir la connaissance de la vérité, ne peut en provenir que par l’opération de la première lumière incréée: et son opération ne paraît pas être autre chose qu’une illumination, donc, etc…

7. Il en est de l’intellect pour bien concevoir comme de la volonté pour bien vouloir, mais la volonté ne peut bien vouloir sans le secours de la grâce divine, comme dit saint Augustin. Donc l’intellect ne peut concevoir la vérité sans être éclairé par la lumière divine.

8. De même, c’est à tort que nous attribuons à nos forces ce que ces forces sont impuissantes à faire; mais c’est mal à propos qu’on attribuerait à son génie la connaissance de la vérité que nous avons l’ordre d’attribuer à Dieu suivant ce passage de l’Eccles.: "Je donnerai la gloire à celui qui me donne la sagesse ». Donc nos forces ne sont pas suffisantes pour connaître la vérité, il faut donc ainsi le même secours que nous avons dit.



Cependant:

L’âme humaine est éclairée d’en-haut d’une lumière naturelle suivant ces paroles des Psaumes (Ps 4,7)." La lumière de votre face, Seigneur, est imprimée en nous." Si donc cette lumière qui est créée ne suffit pas pour connaître la vérité, mais a besoin d’une nouvelle illumination, par la même raison la lumière surajoutée ne sera pas suffisante, mais aura besoin d’une autre lumière, et ainsi dans un infini interminable. De cette manière il est impossible de connaître quelque vérité, donc il faut s’en tenir à la première lumière, c’est-à-dire que l’âme humaine puisse parvenir à découvrir la vérité par la seule lumière naturelle sans le secours d’une autre, comme nous l’avons dit.
De même, comme le visible en acte est suffisant pour mettre la vue en action, de même aussi l’intelligible est suffisant pour mettre l’intelligence en action, s’il est proportionné. Mais notre âme a ce qu’il faut pour mettre l’intelligible en acte, à savoir l’intellect actif, et cet intelligible lui est proportionné, donc elle n’a pas besoin pour connaître la vérité d’une autre lumière.
De même l’intellect est par rapport à la vision intellectuelle ce qu’est la lumière corporelle à la vision corporelle; mais toute lumière matérielle, quelque petite qu’elle soit, fait voir matériellement quelque chose, au moins elle-même; de même la lumière intellectuelle, qui est d’une nature semblable à celle de l'âme, suffit pour connaître quelque vérité.
De même, toutes les oeuvres d’art dépendent de la connaissance d’une vérité, puisque leur principe est la science. Mais il est certaines oeuvres d’art dans lesquelles le libre arbitre peut agir par lui-même, suivant saint Augustin, comme construire des maisons et autre chose semblable, donc l’homme a en lu des moyens suffisants pour connaître quelque vérité sans le secours d’aucune illumination divine.


Réponse:

co.1. Il faut dire qu’il y a cette différence entre les vertus actives et les vertus passives, que les forces passives ne peuvent se traduire en acte d’opération propre sans être mues par leurs actifs, comme les sens ne peuvent sentir sans être mûs par les choses sensibles. Mais les forces actives peuvent opérer sans être mues par une action étrangère, comme on le voit dans les forces de l’âme végétative. Mais dans le genre de l’intellect on trouve une double puissance, la puissance active ou l’intellect actif, et la puissance passive ou l’intellect possible. Des philosophes ont supposé que le seul intellect possible est une puissance de l’âme, et l’intellect actif une certaine substance séparée, c’est l’opinion d’Avicenne. Suivant cette opinion l’âme humaine ne peut faire un acte d’opération propre, qui est la connaissance de la vérité, sans être éclairée d’une lumière extérieure, à savoir de cette substance séparée qu’on appelle intellect actif.
co.2. Mais comme les paroles d’Aristote dans le troisième livre de l’Âme semblent plutôt dire que l’intellect est une puissance de l’âme, et que la sainte Ecriture favorise ce sentiment en enseignant que nous sommes gratifiés d’une lumière intellectuelle à laquelle Aristote compare l’intellect actif, il y a par conséquent dans l’âme par rapport à l’opération intellectuelle, qui est la connaissance de la vérité, une puissance active et une puissance passive.
co.3. C’est pourquoi, comme quelques puissances actives naturelles jointes à leurs passifs suffisent pour les opérations naturelles, de même aussi l’âme de l’homme ayant en elle une puissance active et une puissance passive, suffit à la perfection de la vérité. Mais comme toute puissance créée est finie, son efficacité sera limitée à des effets déterminés. Elle sera donc impuissante pour certains effets, à moins qu’elle ne reçoive une nouvelle vertu. Ainsi donc, il y a certaines vérités intellectuelles auxquelles s’étend l’efficacité de l’intellect actif, comme les principes que l’homme connaît naturellement, et les conclusions qui en sont déduites; pour les connaître, il n’est pas besoin d’une nouvelle lumière intellectuelle, la lumière naturelle suffit pour cela. Il en est d’autres auxquelles ne s’étendent pas les principes mentionnés, telles que les choses de foi et les choses qui surpassent la portée de la raison, comme les futurs contingents et autres choses semblables; l’esprit humain ne peut pas les connaître sans être éclairé d’en-haut d’une nouvelle lumière ajoutée à la lumière naturelle.
co.4. Mais quoiqu’il ne soit pas besoin de l’addition d’une nouvelle lumière, pour connaître les choses qui sont du domaine de la raison naturelle, l’opération divine est néanmoins requise; en effet, outre l’opération par laquelle Dieu a constitué la nature des choses, en donnant à chacune des formes et des vertus propres, par le moyen desquelles elles pussent exercer leurs opérations, il opère aussi dans les choses des oeuvres de providence, en communiquant le mouvement à leurs forces, et en les dirigeant à des actes propres. Car toutes les créatures sont soumises au gouvernement de Dieu comme les instruments le sont à l’action de l’artisan, et les qualités naturelles à la vertu de l’âme nutritive, comme il est dit dans le second livre de l’Âme. C’est pourquoi, comme l’oeuvre de la digestion s’opère par la chaleur naturelle, suivant la règle imposée à la chaleur par la force digestive, et toutes les forces inférieures des corps opèrent en vertu du mouvement et de la direction qu’elles reçoivent des forces des corps célestes, de même toutes les forces actives créées opèrent suivant la direction et le mouvement que leur imprime le Créateur. Ainsi donc l’esprit humain a besoin de l’opération divine dans la connaissance de la vérité, mais dans les choses connues naturellement, il n’a pas besoin d’une nouvelle lumière, mais seulement du mouvement et de la direction de Dieu. Mais dans les autres choses, il a besoin aussi d’une nouvelle illumination. Et comme Boèce en parle, il dit: Quantum divina lux, etc.



Solutions:

Il faut donc répondre à la première objection que, quoique nous puissions penser de nous-mêmes sans l’opération divine, il n’est pas cependant nécessaire que nous recevions une lumière nouvelle dans chacune de nos opérations.

A la seconde il faut répondre que Dieu nous éclaire intérieurement dans les connaissances naturelles, en produisant en nous une lumière naturelle, et en la dirigeant à la vérité, et pour les autres choses en nous communiquant une nouvelle lumière.

A la troisième il faut répondre que l’oeil du corps ne tire pas de l’illumination du soleil matériel une lumière qui soit naturelle pour lui, qui lui donne la faculté de rendre les choses visibles en acte, comme l’âme la reçoit des rayons du soleil incréé; c’est pourquoi l’oeil a toujours besoin d’une lumière extérieure, tandis qu’il n’en est pas de même de l’esprit.

A la quatrième il faut répondre que la lumière intellectuelle, lorsqu’elle est pure comme dans les anges, démontre sans difficulté toutes les choses connues naturellement, de façon que l’on connaît tout ce qu’il y a de naturel en elles. Cette lumière est voilée en nous par son union avec le corps et les forces corporelles, de sorte qu’elle ne peut librement éclairer les vérités mêmes susceptibles d’être connues naturellement, suivant ces paroles de la Sagesse (Sg 9,15): "Le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et cette demeure terrestre abat l’esprit dans la multiplicité des soins qui l’agitent." De là vient qu’il n’y a pas possibilité pour nous de connaître la vérité d’une manière absolue, à raison des obstacles. Mais chacun voit plus ou moins clair, suivant que la lumière intellectuelle est plus ou moins vive en lui.

A la cinquième il faut répondre que les corps inférieurs, bien qu’ils aient besoin pour opérer de recevoir le mouvement des corps supérieurs, n’ont pas besoin cependant d’en recevoir de nouvelles formes, pour accomplir leurs opérations propres; et de même l’âme humaine, qui a reçu de Dieu la faculté de connaître les choses connues naturellement, n’a pas besoin d’une nouvelle lumière.

A la sixième il faut répondre ce que dit saint Augustin, livre VIII sur la Genèse : Comme l’air est illuminé par la présence de la lumière dont l’absence l’enveloppe immédiatement de ténèbres, de même l’âme reçoit de Dieu la lumière; de même Dieu ne produit pas dans l’âme une lumière successivement différente, mais bien une lumière toujours la même, car il n’est pas seulement la cause du fieri de cette lumière, mais aussi la cause de son esse. Dieu opère donc continuellement dans l’âme en ce qu’il produit en elle la lumière naturelle et la dirige, et de cette manière l’esprit n’exécute ses opérations qu’avec le secours de la cause première.

A la septième il faut répondre que la volonté ne peut jamais bien vouloir sans l’instinct d’en haut; elle peut vouloir le bien sans l’infusion de la grâce, mais non d’une manière méritoire. De même l’intellect ne peut connaître aucune vérité sans l’action divine; il le peut néanmoins sans l’infusion d’une nouvelle lumière, mais non pas les choses qui excèdent la cognition naturelle.

A la huitième il faut répondre que par-là même que Dieu, en conservant en nous la lumière naturelle, la produit et la dirige à la vision, il est évident que la perception de la vérité doit lui être principalement attribuée, comme l’opération de l’art est plutôt attribuée à l’artisan qu’à l’art.




Sur la Trinité de Boèce Pars1