Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.1 Art.2

Article 2: L'âme humaine peut-elle arriver à la connaissance de Dieu?

1. Sur le second point on procède ainsi. Il semble que Dieu ne peut en aucune manière être connu de nous.

Objections:

Ce qui nous reste inconnu dans le plus haut degré de notre cognition n’est nullement susceptible d’être connu de nous; mais nous ne sommes unis à Dieu dans le degré le plus parfait de notre cognition que comme à un être inconnu, comme dit Denis, chap. I des Myst. de la Théolog. Donc Dieu ne peut en aucune façon être connu de nous.

2. De même, tout ce qui est connu l’est par une forme quelconque; mais, comme dit saint Augustin, Dieu échappe à toute forme de notre intellect, donc il ne peut en aucune façon nous être connu.

3. De même il doit y avoir une certaine proportion entre le sujet qui connaît et l’objet de la cognition, comme entre une puissance quelconque et son objet. Mais entre Dieu et notre intellect, il ne peut y avoir aucune proportion, pas plus qu’entre l’infini et le fini, donc l’intellect ne peut connaître Dieu en aucune manière.

4. De même la puissance et l’acte se ramenant au même genre, comme divisant tous les genres de l’être, nulle puissance ne peut passer à un acte qui se trouve en dehors de son genre, comme les sens ne peuvent connaître une substance intellectuelle. Mais Dieu est en dehors de tout genre, il ne sera donc susceptible d’être connu par aucun intellect se trouvant dans un genre quelconque; mais il en est ainsi de notre intellect, donc etc…

5. de même, en écartant ce qui est premier principe, il faut nécessairement supprimer toutes les conséquences; mais le premier intelligible est la quiddité de la chose, c’est pourquoi l’on dit que quod quid est est l’objet propre de l’intellect, dans le livre III de l’Âme, et quid est le moyen de démontrer an est, ainsi que toutes les autres conditions de la chose; mais nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, comme dit Jean Damascène. Donc nous ne pouvons rien connaître de Dieu.

Cependant:

Dans l’Epître aux Romains il est dit, (Rm 1,20): "Les choses invisibles de Dieu dès la création du monde, sont rendues intelligibles et visibles, par ce qui a été créé, aussi bien que son éternelle puissance et sa divinité."

De même dans Jérémie (Jr 9,24): "Que celui qui se glorifie le fasse en ce qu’il me conçoit et me connaît. Mais ce serait une vaine gloire, si nous ne pouvions connaître Dieu; donc nous pouvons le connaître.

De même on n’aime que ce que l’on connaît, comme le dit saint Augustin dans le livre II sur la Trinité; mais c’est un devoir pour nous d’aimer Dieu; donc nous pouvons le connaître, puisqu’il ne nous est fait aucun commandement impossible.

Réponse:

co.1. Il faut dire qu’on connaît une chose de deux manières; la première par sa forme propre, comme l’oeil voit une pierre par son apparence. La seconde par une forme étrangère qui lui ressemble, comme on connaît une cause par la similitude de l’effet, comme on connaît l’homme par la forme de son image. Or on connaît une chose par sa forme de deux manières. La première, par la forme qui est la chose même; comme Dieu connaît toujours son essence, et comme l’ange se connaît lui-même. La seconde par une forme différente d'elle-même, soit qu’elle soit abstraite d’elle, quand par exemple la forme est plus immatérielle que la chose, comme la forme de la pierre s’abstrait de la pierre, soit qu’elle soit imprimée par elle à celui qui la conçoit, comme lorsque la chose est plus simple que la ressemblance par laquelle elle est connue, comme dit Avicenne, que nous connaissons les intelligences par l’impression qu’elles font sur nous. Ainsi donc parce que notre intellect secundum statum viae a une habitude déterminée pour les formes qui sont abstraites des sens, étant comparé aux imaginations, comme la vue aux couleurs, ainsi qu’il est dit dans le troisième livre de l’Âme, ne peut connaître Dieu dans cet état par la forme qui est son essence, mais dans la patrie il est ainsi connu des bienheureux.

co.2. Quelque similitude même que ce soit qu’il imprime dans l’intellect humain, elle ne suffit pas pour faire connaître son essence, puisqu’il excède à l’infini toute forme créée; c’est pour cette raison que Dieu ne peut être accessible à l’intellect par aucune forme créée, comme le dit saint Augustin. Dans cette vie, Dieu n’est pas connu de nous par des espèces purement intelligibles qui soient sous quelque rapport son image, à raison de la parenté de notre intellect avec les oeuvres de l’imagination, comme nous l’avons dit. Il ne reste donc d’autre moyen de le connaître que la forme de l’effet. Or l’effet est de deux sortes, il en est un qui est adéquat à la puissance de sa cause et la vertu de la cause, et par conséquent sa quiddité est parfaitement connue par un semblable effet. Il y a un autre effet qui n’a point cette égalité, et cet effet ne peut faire connaître la vertu de l’agent, ni son essence non plus par conséquent; on ne peut connaître de la cause rien autre chose, sinon qu’elle est.La connaissance de l’effet, comme moyen de connaître relativement à la cause si elle est, se trouve comme la quiddité de la cause elle-même, lorsqu’elle est connue par sa forme. Il en est ainsi de tout effet par rapport à Dieu. En conséquence, nous ne pouvons parvenir à connaître de lui rien autre chose, sinon qu’il est. Et néanmoins parmi ceux qui connaissent qu’il est, il y en a qui le connaissent plus parfaitement que d’autres, parce que la cause est d’autant mieux connue par l’effet que cet effet fait mieux saisir l’habitude de la cause à l’égard de l’effet.

co.3. Cette habitude, dans un effet qui n’égale pas sa cause, se considère sous trois rapports, à savoir, selon que l’effet progresse de la cause, et suivant ce que l’effet est un résultat de la similitude de sa cause, et suivant qu’il n’en vient pas parfaitement. C’est le triple avantage que l’âme acquiert dans la connaissance de Dieu, quoiqu’elle ne parvienne pas à connaître ce qu’il est, mais seulement s’il est. Et d’abord, suivant que l’on connaît plus parfaitement sa production, sa réalité, son efficacité; secondement, suivant que l’on connaît la cause des effets importants, parce que, produisant son image d’une manière plus parfaite, ils relèvent d’autant plus son éminence; troisièmement, parce qu’on le reconnaît de plus en plus éloigné de toutes les choses qui se rencontrent dans les effets. C’est pourquoi Denis dit, dans les Noms Divins, que sa connaissance résulte de la cause, de l’excédant et de l’ablation de tout.

co.4. Dans l’acquisition de cette connaissance, l’esprit humain tire un grand profit de la force que communique à sa lumière naturelle une nouvelle illumination, telle que la lumière de la foi et du don de sagesse et d’intelligence, par le moyen de laquelle, dans la contemplation, l’âme s’élève au-dessus d’elle-même, par la connaissance qu’elle possède que Dieu est au-dessus de ce qu’elle comprend naturellement. Mais comme il ne suffit pas pour voir son essence de la pénétrer, on dit qu’il se réfléchit en quelque sorte sur lui-même par cette lumière excellente; et c’est ce qui est dit dans la Genèse, (Gn 32,30): "J’ai vu le Seigneur face à face." Dans la Glose de saint Grégoire La vue de l’âme, lorsqu’elle considère la divinité, reproduit une brillante réverbération de l’immensité.



Solutions:

Il faut donc répondre à la première difficulté qu’on dit que pour dernière connaissance nous connaissons Dieu comme inconnu; parce que l’âme se trouve avoir plus parfaitement la connaissance de Dieu, quand elle connaît que son essence est au-dessus de tout ce qu’elle peut concevoir dans cette vie, et ainsi quoique ce qu’il est demeure inconnu, on sait cependant qu’il est.

A la seconde il faut répondre que de ce que l’essence divine échappe à la forme de notre intellect, il paraît qu’on ne peut pas connaître ce qu’il est, mais seulement s’il est.

A la troisième il faut répondre que la proportion n’est autre chose que l’habitude de deux choses s’accordant réciproquement en quelque chose, suivant qu’elles s’accordent ou diffèrent. Or on peut concevoir que des choses s’accordent de deux manières. Premièrement, parce que elles s'accordent dans le même genre de quantité ou de qualité, comme l’habitude de la surface par rapport à la surface, du nombre par rapport au nombre, en tant que l’un l’emporte sur l’autre, ou est égal à lui, ou même de la chaleur par rapport à la chaleur, et de cette manière il ne peut en aucune façon y avoir de proportion entre Dieu et la créature, puisqu’il n’y a pas de genre dans lequel ils s’accordent. On peut entendre l’accord dans un autre sens, comme dans un ordre quelconque, et ainsi on considère qu’il y a proportion entre la matière et la forme, le facteur et le fait: cette proportion est requise entre l’objet cognoscibile et celui qui connaît, puisque l’objet de la cognition est comme un acte de la puissance du sujet qui connaît, et de cette manière il y a proportion entre la créature et Dieu, comme entre l’effet et la cause, le sujet qui connaît et l’objet de la cognition; mais par rapport à la manière infinie dont le créateur surpasse la créature, il n’y a pas proportion de la créature au créateur, de manière à ce que celle-ci reçoive toute son influence suivant toute sa vertu, et à le connaître parfaitement, avec la même perfection qu’il se connaît lui-même.

A la quatrième il faut répondre que l’intellect et l’intelligible sont du même genre, comme la puissance et l’acte. Mais Dieu, quoique n’étant pas dans le genre des intelligibles, est compris sous un genre, comme participant de la nature du genre, et il appartient à ce genre comme principe. Ces effets ne sont pas en dehors du genre des intelligibles, c’est pourquoi il pourra être connu ici par ses effets, et dans la patrie par son essence. C’est pour cela que l’on exprime plutôt l’intelligible par rémotion que par position. Car, en effet, chaque chose est intelligible par cela qu’elle est dégagée de la matière et séparée. Or les négations se vérifient dans les choses divines, quoique les affirmations soient incompactes, comme le dit Denis dans le chapitre II de La Hiérarchie céleste.

A la cinquième il faut répondre, que lorsqu’une chose est connue, non par sa forme mais par son effet, la forme de l’effet supplée à la forme de la chose même, par conséquent on connaît d’après l’effet si la cause existe.



Article 3: Dieu est-il la première chose que l’âme connaît?

On procède ainsi dans le troisième point. Il paraît que la première chose que l’esprit humain conçoit ou perçoit est Dieu lui-même.

Objections.

1. En effet, ce en quoi toutes les autres choses sont connues et pourquoi nous jugeons de tout ce que nous connaissons, est bien la première chose que nous connaissons; ainsi l’oeil connaît la lumière avant de connaître les choses qui se voient par son moyen, et on conçoit les principes avant les conclusions; mais toutes choses sont connues dans la vérité première, et c’est par elle que nous jugeons de tout, comme le dit saint Augustin sur la Trinité et la vraie Religion. Donc la vérité première est la première chose que nous connaissons.

2. De même, lorsqu’il y a plusieurs causes coordonnées, la cause première influe sur l’effet avant la cause seconde et l’abandonne la dernière, comme il est dit dans le livre des Causes; mais comme la science humaine est produite par les choses, l’objet de la science et de l’intellection est pour l’esprit humain la cause de l’intellection, dont le premier des intelligibles influe d’abord sur lui. Mais l’influence de l’intelligible sur l’intellect en tant que tel, se fait en vue de l’intellection; donc Dieu qui est le premier des intelligibles est la première chose que notre intellect conçoit.

3. De même, dans toute cognition dans laquelle les choses premières et les plus simples sont les premières connues, ce qui est premier et plus simple est aussi le premier connu. Mais dans la cognition humaine les choses qui se présentent d’abord sont les premières et les plus simples, comme on le voit, car l’être est ce qui tombe le premier dans la conception humaine, comme le dit Avicenne. Or être est la première entre les choses créées, donc ce qui se présente le premier à la cognition humaine est Dieu qui est le premier et le plus simple des êtres.

4.   De même, la fin qui est la dernière atteinte est la première dans l’intention, mais Dieu est la dernière fin de la volonté humaine à laquelle toutes les autres sont coordonnées. Donc il est le premier dans l’intention, mais cela ne peut être sans qu’il soit connu; donc Dieu est ce qui se présente le premier à la cognition.

5. De même, ce qui n’a pas besoin d’une opération précédente pour que l’opération d’un opérateur s’exerce à son égard, tombe sous l’opération de cet opérateur avant ce qui en a besoin, comme le bois travaillé déjà tombe sous l’opération de celui qui fait un meuble avant le bois non travaillé: mais les choses sensibles ont besoin d’être abstraites de la matière par l’intellect actif avant d’être conçues par l’intellect possible. Or Dieu est par lui-même ce qu’il y a de plus dégagé de la matière, donc il est conçu par l’intellect possible avant les choses sensibles.

6. De même, les choses naturellement connues et qui peuvent être conçues n’existant pas sont celles qui se présentent les premières à notre cognition; mais la notion de l’existence de Dieu est imprimée par la nature dans tous les esprits, comme le dit Jean Damascène; et on ne peut pas concevoir que Dieu n’existe pas, comme le dit saint Anselme. Donc Dieu est la première chose que nous connaissons.

Cependant (Sed contra):

Suivant Aristote, toutes nos connaissances nous viennent des sens, mais Dieu est tout ce qu’il y a de plus étranger aux sens, donc il n’est pas la première, mais bien la dernière chose que nous connaissons.

De même, suivant le même Philosophe, les choses qui sont postérieures suivant la nature, sont les premières connues par rapport à nous; et les moins connues suivant la nature sont les plus connues par rapport à nous. Mais les créatures sont postérieures et moins connues suivant la nature que Dieu; donc il est lui-même connu postérieurement par rapport à nous.

De même, ce qui est promis comme dernière récompense n’est pas ce qui prime et précède tous les mérites; mais la connaissance de Dieu nous est promise comme la suprême récompense de toute connaissance et action, donc Dieu n’est pas la première chose que nous connaissons.

Réponse (Respondeo):

co.1. Il faut dire que certains philosophes ont dit que la première chose que connaît l’esprit humain, même dans cette vie, c’est Dieu lui-même, qui est la vérité première, et par lui toutes choses sont connues. Mais cela est évidemment faux, parce que connaître Dieu par son essence c’est la béatitude de l’homme, d’où il résulterait que tout homme est heureux. C’est pourquoi, comme dans l’essence divine tout ce qui se dit d’elle est un, personne ne tomberait dans l’erreur sur ce qui se dit de Dieu, ce que l’expérience prouve être faux.

De plus, les choses qui sont les premières dans la connaissance de l’intellect doivent être très certaines, d’où il suit que l’intellect est certain qu’il les comprend, ce qui évidemment n’est pas. Cette supposition répugne aussi à l’autorité de l’Ecriture (Ex 33,20). "L’homme ne me verra pas et vivra."

co.2. C’est pourquoi d’autres disent que l’essence divine n’est pas la première chose que nous connaissons dans cette vie, mais bien l’influence de sa lumière, et en conséquence de cela, Dieu est la première chose que nous connaissons. Mais cette assertion n’est pas soutenable, parce que la première lumière introduite dans l’âme est la lumière naturelle qui constitue la vie intellectuelle. Or cette lumière n’est pas la première chose connue de l’esprit, et la connaissance qu’on en a n’est pas une connaissance qui apprend ce qu’elle est, puisqu’il a besoin de faire bien des recherches pour connaître ce que c’est que l’intellect; ce n’est pas non plus une connaissance qui apprend s’il est, car nous ne percevons que nous avons l’intellect qu’en tant que nous percevons que nous comprenons, comme il est évident par ce que dit le Philosophe livre IX de l’Ethique. Or nul ne comprend qu’il conçoit quelque chose qu’en tant qu’il conçoit quelque chose d’intelligible. D’où il résulte évidemment que la connaissance de quelque intelligible précède celle par laquelle on connaît que l’on conçoit, et par conséquent celle par laquelle on connaît que l’on a l’intelligence. Ainsi l’influence de la lumière intelligible naturelle ne peut être la première chose connue de nous; et bien moins encore toute autre influence de lumière.

co.3. En conséquence il faut dire que ce que l’homme connaît le premier peut se prendre de deux manières, ou suivant l’ordre des diverses puissances, ou suivant l’ordre des objets dans la vraie puissance.

Sous le premier rapport, la connaissance de notre intellect dérivant tout entière des sens, ce que nous pouvons connaître par le moyen des sens nous est connu avant ce que nous pouvons connaître par le moyen de l’intellect, à savoir le singulier ou le sensible intelligible.

Sous le second rapport, c’est-à-dire suivant l’ordre des objets dans une puissance, chaque puissance connaît d’abord son propre objet. Or, comme il y a dans l’intellect humain une puissance active et une puissance passive, l’objet de la puissance passive, c’est-à-dire l’intellect possible sera ce qui est mis en acte par la puissance active, c’est-à-dire, l’intellect actif, parce que à une puissance passive doit répondre l’actif qui lui est propre. Or l’intellect actif ne rend pas intelligibles les formes séparées qui sont intelligibles d’elles-mêmes, mais bien les formes qu’il abstrait des créations de l’imagination, et c’est de ce genre que sont les choses que notre intellect conçoit.

co.4. Et entre celles-ci les premières sont celles qui se présentent d’abord à l’intellect abstracteur. Elles comprennent plusieurs choses, ou par manière d’un tout universel, ou par manière d’un tout intégral, et par conséquent les choses les plus universelles sont celles qui sont les premières connues de l’intellect, les choses composées par ce qui les compose, comme le défini par les parties de la définition. Suivant cela il y a dans les sens une certaine imitation de l’intellect, puisque les sens reçoivent aussi d’une certaine manière des choses abstraites de la matière. Dans les sens aussi les choses singulières, plus communes, sont les premières connues, comme tel corps plus tôt que tel animal. D’où il est évident que Dieu et les autres substances séparées ne peuvent être en aucune manière la première chose conçue, mais elles sont conçues par le moyen des autres choses, comme il est dit dans l’Epître aux Romains, (Rm 1,20): "Ce que l’on ne peut voir de Dieu est rendu intelligible et visible par les créatures."

Solutions.

Il faut répondre à la première difficulté qu’il ne faut pas entendre par ces paroles de saint Augustin et d’autres semblables, que la vérité incréée est le principe le plus prochain que nous concevons et jugeons, mais bien que nous connaissons et jugeons par le moyen de la lumière qui nous est communiquée. Et cette lumière tire toute son efficacité de la lumière première, de même que dans les démonstrations les seconds principes n’opèrent la certitude qu’en vertu des premiers. Il n’est pas nécessaire néanmoins que la lumière communiquée elle-même soit la première chose connue de nous. Car nous ne connaissons pas les autres choses par elle comme par une chose susceptible d’être connue et qui soit un moyen de cognition, mais comme par une chose qui rend les autres cognoscibles; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’elle soit connue si ce n’est dans les cognoscibles, de même qu’il n’est pas nécessaire que la lumière soit vue de l’oeil autrement que dans la couleur qui a reçu l’illumination.

A la seconde, il faut répondre que l’influence de toutes les causes ordonnées n’est pas la même sur l’effet dernier. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le premier intelligible influe sur notre intellect de manière à être conçu, il faut seulement qu’il nous donne la puissance de concevoir. Ou bien il faut dire que quoique Dieu soit le premier simpliciter, dans l’ordre des intelligibles, il n’est pas néanmoins le premier dans l’ordre des intelligibles pour nous.

A la troisième il faut répondre que les choses, qui sont dans le genre les premières de celles que l’intellect abstrait des créations imaginaires, soient les premières connues de nous comme être et unité, ce n’est pas nécessaire néanmoins pour les choses qui sont premières simpliciter, et qui ne sont pas contenues dans le genre de l’objet propre, comme celles-ci (1)...

(1) Il doit manquer ici quelque chose. Note du Trad.

A la quatrième il faut répondre que quoique Dieu soit la dernière fin où l’on aboutit, et la première chose dans l’intention de l’appétit naturel, il n’est pas cependant nécessaire qu’il soit la première dans la connaissance de l’esprit humain qui est coordonnée pour cette fin, mais dans la connaissance de l’ordonnateur, comme pour les autres choses qui tendent à leur fin par l’appétit naturel. Il est néanmoins connu dans le principe et l’objet de l’intention dans une certaine généralité, suivant que l’âme désire le bien-être, une vie heureuse, ce qui ne se réalise pour elle que dans la possession de Dieu.

A la cinquième il faut répondre que les substances séparées, quoique susceptibles d’être conçues sans abstraction, ne sont pas cependant intelligibles par la lumière de l’intellect actif, c’est pour cela qu’elles ne sont pas connues d’abord par notre intellect.

A la sixième il faut répondre que l’existence de Dieu en tant qu’existant en lui-même est quelque chose de connu per se, parce que son essence est son être, et c’est ainsi que s’exprime saint Anselme. Mais il n’est pas tel pour nous qui ne voyons pas son essence, on dit pourtant que sa connaissance nous est innée en tant que nous pouvons facilement percevoir l’existence de Dieu par le moyen des principes qui nous sont innés.



Article 4: Les lumières de la raison suffisent elles à l’âme pour parvenir à la connaissance de la Trinité?

Sur le quatrième point on procède ainsi.

Objections.

1. Il semble que l’Esprit humain peut arriver à la connaissance de la Trinité divine par la seule raison naturelle.

En effet tout ce qui convient à l’être en tant qu’être doit se trouver nécessairement dans le premier être; mais la Trinité convient à l’être en tant qu’être, puisqu’elle se trouve dans tous les êtres, par la raison que tous ont l’espèce, le mode et l’ordre comme dit saint Augustin. Donc on peut connaître par les lumières naturelles de la raison ce que c’est que la Trinité.

2. De plus il ne faut enlever à Dieu aucune perfection; mais le nombre trois est le nombre de perfection de toute chose, comme il est dit dans l’ouvrage, Coeli et mundi [Le ciel et le monde], donc la Trinité doit être attribuée à Dieu, donc, comme ci-dessus.

3. De plus toute inégalité se ramène à la première égalité, comme la multitude à l’unité mais il y a inégalité entre Dieu et le premier être créé, il doit donc y avoir antérieurement une autre égalité, qui n’appartenant qu’à plusieurs, doit être une pluralité dans les choses divines.

4. De plus, tout équivoque se ramène à l’univoque; mais la provenance de la créature de Dieu est équivoque, il faut donc avant cela mettre une procession univoque par laquelle Dieu procède de Dieu, d’où résulte la Trinité des personnes.

5. De plus, la possession d’un bien ne peut être agréable sans être partagée; mais en Dieu il y a de toute éternité une possession délicieuse du bonheur, il y a donc un éternel partage qui ne peut avoir lieu qu’entre les personnes divines, parce que nulle créature n’est éternelle, il faut donc admettre plusieurs personnes en Dieu.

6. De plus, on peut comprendre par les seules lumières de la raison que Dieu est intelligent; mais s’il est intelligent il s’ensuit qu’il conçoit un verbe, parce que c’est une opération commune à tout être intelligent. On peut donc connaître par les lumières de la raison la génération du Fils, aussi bien que la procession de l’amour.

7. De plus, Richard de Saint-Victor dit dans son livre sur la Trinité: Je crois qu’il existe indubitablement des raisons non seulement probables, mais même nécessaires pour mettre en lumière certaines choses qui doivent être nécessairement; mais il est nécessaire que Dieu soit trine et un, parce qu’il est éternel; il y a donc pour cela des preuves nécessaires, il faut donc conclure comme ci-dessus.

8. De plus, les platoniciens n’ont connu Dieu que par la raison; mais ils ont admis eux-mêmes deux personnes, à savoir le Père, et l’Esprit engendré par lui, lequel contient les raisons de toutes choses, ce que nous disons du Fils, donc la pluralité des personnes peut être connue par les lumières de la raison.

9. De plus, il est dit dans le premier livre De coelo et mundo [Le ciel et le monde], par ce nombre nous avons eu l’intention de glorifier Dieu créateur, etc… Donc même conclusion que ci-dessus.

10. De plus, dans les conditions de la vie présente nous ne pouvons en aucune manière connaître de Dieu ce qu’il est, mais seulement s’il est: mais nous connaissons d’une certaine façon que Dieu est trine et un, par la foi; donc cela n’appartient pas au quid est de Dieu, mais seulement à l’an est; mais par les seules lumières de la raison nous pouvons connaître de Dieu s’il est, donc nous pouvons connaître aussi par les lumières de la raison que Dieu est trine et un.



Cependant:

La foi s’exerce sur ce qui échappe à la raison, comme on le voit dans l’Epître aux Hébreux, (He 11,1). Mais la Trinité et l’unité de Dieu sont un article de foi, donc la raison ne suffit pas pour faire connaître cette vérité.
De plus, toute raison naturelle tire son efficacité des premiers principes naturellement connus; mais on ne peut déduire la Trinité et l’unité de Dieu de principes connus naturellement qui tombent sous les sens, puisqu’on ne trouve dans les choses sensibles rien de semblable, une essence ayant trois suppôts; donc on ne peut connaître par la raison l’unité et la Trinité de Dieu.

De plus, saint Ambroise: il est impossible à tout homme de connaître le secret de cette génération; l’esprit tombe en défaillance, toute voix est muette, non seulement la mienne, mais même celle des anges, donc la raison naturelle ne suffit pas pour connaître la génération divine et par conséquent la Trinité des personnes.

Réponse:

co.1. La Trinité de Dieu est une chose que l’on ne fait que croire et que l’on ne peut prouver par raison démonstrative, quoique l’on puisse avoir pour cela certaines raisons non nécessaires, et n’offrant qu’un faible degré de probabilité, si ce n’est au croyant. Ce qui est évident, par la raison que dans les conditions de la vie présente nous ne connaissons Dieu que par ses effets comme on peut le voir par ce que nous avons dit. En conséquence nous ne pouvons connaître de Dieu par les lumières naturelles que ce que l’on perçoit de lui d’après l’habitude des effets par rapport à lui, comme ce qui désigne sa causalité, son élévation au-dessus de toutes les choses créées, et ce qui le dégage des conditions imparfaites des effets. Or la Trinité des personnes ne peut être conçue d’après la causalité divine, puisque cette causalité est commune à la Trinité tout entière. On ne dit pas non plus suivant la distraction seulement (secundum remotionem tantum), ce qui fait que personne ne peut prouver démonstrativement la Trinité et l’unité de Dieu.

Solutions.

Il faut donc répondre à la première difficulté que la pluralité dans les créatures est l’unité réelle en Dieu; par conséquent quoique l’on trouve en tout être créé une Trinité quelconque, on ne peut pas en conclure nécessairement qu’il y a en Dieu une Trinité quelconque, si ce n’est rationnellement, et cette pluralité ne suffit pas pour la distinction des personnes.

A la seconde il faut dire que la perfection du nombre ternaire se trouve en Dieu, même suivant l'unité d’essence, non que l’essence soit nombrée, mais parce que elle contient virtuellement la perfection de tout nombre, comme il est dit dans l’Arithmétique de Boèce.

A la troisième il faut dire que même en écartant la distinction des personnes, il y a égalité dans les choses divines, en tant que la justice de Dieu est égale à sa puissance. On peut aussi qu’il faut considérer deux choses dans l’égalité, à savoir la pluralité des suppôts entre lesquels on considère l’égalité, et l’unité de la quantité qui est la cause de l’égalité. Donc la réduction de l’inégalité à l’égalité ne s’opère pas à raison de la pluralité des suppôts, mais à raison de la cause, parce que de même que l’unité est la cause de l’égalité, de même aussi l’inégalité est la cause de la pluralité. En conséquence il faut que la cause de l’égalité existe avant la cause de l’inégalité, non qu’il y ait des choses égales avant toutes celles qui sont inégales, autrement il faudrait dans l’ordre des nombres qu’il y eût quelque chose avant l’unité et la dualité qui sont des choses inégales, ou que l’on trouvât la pluralité dans l’unité elle-même.

A la quatrième il faut répondre, que quoique tout équivoque soit ramené à l’univoque, il n’est pas nécessaire néanmoins que la génération équivoque soit ramenée à l’univoque, mais au générateur qui est en soi univoque. En effet, nous voyons que dans les choses de la nature les générations équivoques précèdent les générations univoques, par la raison que les causes équivoques ont de l’influence sur toute l’espèce, mais non les causes univoques qui n’en ont que sur un individu; ce qui fait qu’elles sont comme les instruments des causes équivoques, comme les corps inférieurs le sont des corps supérieurs.

A la cinquième il faut dire que l’homme ne peut trouver de bonheur dans la vie sans le partager, par la raison qu’il ne trouve pas en lui de quoi se suffire en tout; c’est pour cela que les animaux qui ont en eux de quoi se suffire, ne cherchent pas de compagnie dans leur vie, et vivent solitaires. Mais Dieu se suffit au plus haut degré, c’est pour cela qu’en écartant même la distinction des personnes, il se trouve encore en lui une suprême félicité.

A la sixième il faut dire qu’en Dieu l’intellect et la chose conçue sont la même chose; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que, par la raison qu’il conçoit, on suppose en lui quelque chose de conçu réellement distinct de lui, ainsi qu’il se fait en nous: or la Trinité des personnes demande une distinction réelle.

A la septième il faut dire que l’intelligence de ces mots se trouve dans ce qui suit, quoiqu’il arrive que notre habileté ne puisse le saisir. Donc toutes les choses nécessaires en elles-mêmes ou sont connues per se, ou sont cognoscibles par d’autres choses, il n’est cependant pas nécessaire qu’il en soit ainsi par rapport à nous ; c’est pourquoi nous ne pouvons trouver dans les ressources de notre raison des preuves nécessaires pour démontrer toutes les choses nécessaires.

A la huitième il faut dire que la supposition des platoniciens ne fait rien ici pour la vérité de la chose, quoique d’après les paroles il semble le contraire. Ils n’ont pas, en effet, supposé que cet esprit était de la même essence que Dieu le Père, mais bien que c’était une autre substance séparée, procédant de la première, et ils en supposaient une troisième comme l’âme du monde, comme on le voit dans Macrobe Et comme ils appelaient dieux toutes les substances séparées, c’est pour cela qu’ils les appelaient ou disaient trois dieux, comme l’explique saint Augustin, livre X, De Civitate Dei. Mais comme ils ne supposaient rien de semblable au Saint Esprit, ainsi qu’ils le faisaient pour le Père et le Fils, car l’âme du monde n’est pas le lien propre de ces deux substances divines, comme le Saint Esprit est le lien du Père et du Fils, aussi dit-on, qu’il a défailli dans le troisième signe, c’est-à-dire dans la connaissance de la troisième personne. Ou bien il faut dire, comme on le fait communément, qu’ils ont connu deux personnes sous le rapport de ce qui est approprié à la puissance et à la justice, et non de ce qui est propre. Or la bonté qui est appropriée au Saint Esprit a surtout trait aux effets qu’ils ne connurent pas.

A la neuvième il faut répondre qu’Aristote n’a pas entendu dire que Dieu doive être glorifié comme trine et un, mais bien qu’il était honoré par les anciens par le nombre ternaire des sacrifices et des prières à raison de la perfection de ce nombre.

10° A la dixième il faut dire que tout ce qui est en Dieu est son essence une et simple; mais ce qui est un en lui est multiple dans notre intellect, aussi notre intellect peut percevoir une chose sans l’autre. Voilà la raison pourquoi dans les conditions de la vie présente nous pouvons connaître d’aucune de ces choses, ce qu'elle est, mais bien si elle est; et il arrive que nous connaissons de l’une et non de l’autre si elle est; comme on sait si la sagesse est en en Dieu, sans connaître s’il y a la toute-puissance, on peut de même savoir par les lumières naturelles si Dieu existe, mais non s’il est trine ou un.



Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.1 Art.2