Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.1 Art.4


QUESTION 2: LA MANIFESTATION DE LA PUISSANCE DIVINE


On établit ensuite des questions sur la manifestation de la puissance divine, et ces questions sont au nombre de quatre.

On demande d’abord s’il est permis de scruter et de traiter les choses divines;

si l’on peut connaître de quelque manière les choses divines qui sont l’objet de la foi?

s’il est permis de faire usage des raisons philosophiques, dans la science de la foi qui est la science de Dieu?

s’il faut voiler les choses divines sous des termes nouveaux et obscurs.



Article 1: Est-il permis de scruter et de traiter les choses divines?

Dans la première question (ad primum) on procède ainsi. Il semble qu’il n’est pas permis de scruter les choses divines, par le moyen de l’argumentation.



Objections:

1. (Si 3,22): "Ne cherchez pas à connaître ce qui surpasse votre intelligence," et le reste. Mais les choses divines sont infiniment supérieures à la portée de la raison de l’homme, surtout les choses qui sont de foi; donc il n’est pas permis de les scruter.

2. De plus la peine n’est infligée qu’à raison de la faute, mais comme il est dit dans les Proverbes, (Pr 25,27): " Celui qui scrute la majesté divine sera opprimé par sa gloire." Donc il n’est pas permis de scruter ce qui appartient à la majesté divine.

3. De plus saint Ambroise dit: "Retranchez les arguments où la foi est requise;" mais la foi est requise dans les choses divines surtout à l’égard de la Trinité; donc dans cette matière il n’est pas permis de chercher la vérité par le moyen de l’argumentation.

4. De plus saint Ambroise parlant de la génération divine dit: Il n’est pas permis de scruter les mystères divins, il est permis de savoir que le Verbe est né, mais il ne l’est pas de discuter comment il est né, donc par la même raison il n’est pas permis de scruter par le raisonnement ce qui appartient à la Trinité.

5. De plus saint Grégoire dit dans son homélie sur le huitième dimanche après Pâques, la foi n’a aucun mérite dans ce que la raison peut établir; mais c’est un mal de détruire le mérite de la foi, il n’est donc pas permis de scruter au moyen du raisonnement les choses qui appartiennent à la foi.

6. De plus, tout honneur est dû à Dieu; mais le silence glorifie les choses mystérieuses; c’est pourquoi saint Denis dit sur la fin De Coel. Hier., Glorifiant le mystère par le silence. Ces paroles s’accordent avec ce qui est dit dans le Psaume (Ps 44,1). Suivant le texte de saint Jérôme, la louange, Seigneur, est pour vous silencieuse, c’est-à-dire, le silence est une louange pour vous; nous devons donc nous taire et nous abstenir de scruter les choses divines.

7. De plus, nul n’est l’objet d’un mouvement infini, comme dit Aristote dans le livre premier Coeli et mundi [Le Ciel et le monde]. Car tout mouvement a un but, lequel ne se trouve pas dans l’infini. Mais Dieu est infiniment éloigné de nous, donc l’investigation étant un certain mouvement de la raison vers ce qui fait l’objet de son investigation, il semble que nous ne devons pas scruter les choses divines.

Sed contra

Mais saint Pierre dit le contraire dans sa première Epître, (1P 3,15) "Soyez toujours prêts à rendre raison de votre foi et de votre espérance à ceux qui le demandent." Mais cela ne peut se faire, sans les rechercher par des arguments; donc la recherche par des arguments pour les choses qui sont de foi, est nécessaire.
De même, comme il est dit dans l'Epître à Timothée (Tite) Tt 1,9 : "C’est une nécessité pour l’Evêque de prêcher avec autorité la saine doctrine, et de confondre ceux qui contredisent sa parole;" mais on ne peut faire cela qu’au moyen du raisonnement en scrutant les choses qui sont du domaine de la foi. Donc il est permis d’en faire usage.

De plus, comme dit saint Augustin dans le premier livre sur la Trinité, servons-nous avec l’aide de Dieu des raisons qu’ils demandent pour démontrer qu’il y a en Dieu unité et trinité. Donc l’homme peut s’aider du raisonnement pour s’instruire sur la Trinité.

De plus saint Augustin dit contre Félicien: Comme vous distinguez ces deux choses avec autant de raison, n’omettant pas les témoignages après avoir employé d’abord les raisons, j’avoue que je vous imiterai dans le genre de preuve dont vous faites usage, c’est-à-dire que j’userai en même temps du raisonnement et de l’autorité, et ainsi même conclusion que ci-dessus.


Réponse (Respondeo):

co.1. Il faut dire que la perfection de l’homme consistant dans son union avec Dieu, il doit user de tous les moyens qu’il trouve en lui pour s’instruire de ce qui concerne les choses divines et en faire son profit, de sorte que son intelligence s’occupe de les contempler et sa raison de les scruter, suivant ces paroles du Psaume (Ps 72,28): "Il est bon pour moi de m’attacher à Dieu." C’est pourquoi Aristote dans le dixième livre de l’Ethique contredit ceux qui disaient que l’homme ne doit pas s’occuper des choses divines, mais seulement des choses humaines en disant: l’homme ne doit pas régler sa conduite d’après les conseils de ceux qui veulent qu’en qualité de mortel il ne s’occupe que des choses mortelles, mais il doit agir comme il convient à un mortel et faire tout conformément à ce qu’il y a de meilleur dans sa nature.

co.2. Cependant l’homme peut pécher en cela de trois manières,

premièrement par présomption en scrutant les choses divines, comme s’il devait les comprendre parfaitement; c’est de cette présomption que l’on accuse Job, (Jb 11,7): "Prétendez-vous sonder ce qui est caché en Dieu, et connaître parfaitement le Tout-Puissant?" et saint Hilaire dit: N’allez pas vous jeter dans ces secrets et ces arcanes d’une nouveauté inestimable, dans la crainte de vous y perdre, par l’espérance présomptueuse de comprendre la sublimité de l’intelligence, sachez plutôt que ce sont des choses incompréhensibles.

Secondement par cela que dans les choses qui sont de foi, la raison précède la foi et non la foi la raison, lorsque on ne veut croire que ce que la raison peut découvrir, tandis que c’est le contraire qui doit être; c’est pourquoi saint Hilaire dit encore: "En croyant il faut scruter, examiner et se fixer."

Troisièmement en se livrant à l’examen des choses divines plus que ne le comporte la mesure de sa capacité. C’est pourquoi il est dit dans l’Epître aux Rom., (Rm 12,3): "Il ne faut pas se livrer à l’étude de la sagesse d’une manière immodérée, mais dans de certaines limites, chacun suivant la mesure de foi que Dieu lui a donnée." Car tous n’ont pas reçu la même mesure. Aussi il y a des choses qui échappent à l’un et n’échappent pas à l’autre.



Solutions:

Dans le premier cas il faut dire qu’on appelle supérieures à l’homme les choses qui surpassent sa capacité et non celles qui sont plus dignes suivant la nature, parce que l’homme profite d’autant plus dans les choses qui sont plus dignes, qu’il met plus de soin à s’y appliquer dans la mesure de ses forces, tandis que dans les petites choses même il est d’autant plus facile de tomber dans l’erreur qu’on tient moins de compte de son degré de capacité. C’est pour quoi la Glose dit au même endroit: On devient hérétique de deux manières, lorsque on tombe dans l’erreur et que l’on s’écarte de la vérité en s’occupant outre mesure (ultra modum intendentes) tant du créateur que des créatures.

Dans le second cas l’on doit dire que scruter c’est rechercher jusqu’au bout: or il est illicite et présomptueux de scruter les choses divines comme si on pouvait parvenir à les comprendre.

Dans le troisième cas il faut dire que lorsque l’on a la foi pour but, on met de côté les arguments qui lui sont contraires et qui ont la prétention de la précéder, mais non ceux qui ne font que la suivre dans de justes limites.

Dans le quatrième cas il faut dire qu’il n’est pas permis de scruter les mystères divins dans l’intention de les comprendre, comme c’est évident d’après ce qui suit: il vous est permis de savoir que vous êtes né, etc. Celui-là en effet discute le mode de naissance qui cherche à savoir ce que c’est que la naissance même, tandis qu'à l’égard des choses divines nous pouvons savoir ce qu’elles ne sont pas, mais non ce qu’elles sont.

A la cinquième chose il faut répondre que la raison humaine est de deux sortes; l’une démonstrative qui produit forcément la croyance dans l’intellect; on ne peut pas avoir cette raison pour les choses qui sont de foi, mais on peut bien l’avoir pour se débarrasser de ce qui est contraire à la foi, ou tend à la faire regarder comme impossible. En effet, quoique les choses qui sont de foi ne puissent être démontrées, on ne peut néanmoins établir contre elles de preuves démonstratives. Si l’on voulait employer cette sorte de raison à prouver les choses qui sont de foi, on détruirait le mérite de la foi, parce que l’assentiment qu’on leur donnerait ne serait plus alors volontaire, mais bien nécessaire. Au contraire la raison persuasive tirée de certaines similitudes relativement aux inductions de la foi, ne détruit pas la foi, parce qu’elle ne rend pas ces choses évidentes, puisqu’il n’y a pas de résolution jusqu’aux premiers principes dont l’intellect a la claire vue. Elle ne fait pas non plus perdre le mérite de la foi, parce qu’elle ne force pas l’assentiment de l’intellect, d’où il résulte que cet assentiment reste volontaire.

Sur le sixième point il faut dire que Dieu est honoré par le silence, non parce que nous ne disons rien de lui et que nous ne cherchons à en rien savoir, mais parce que nous comprenons notre impuissance à le concevoir. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiastique (Si 43,32) : "Portez la gloire du Seigneur le plus haut que vous pourrez, elle éclairera encore au-dessus, et sa magnificence ne peut être assez admirée. Vous qui bénissez le Seigneur, relevez sa grandeur autant que vous pourrez; car il est au dessus de toute louange."

A la septième il faut répondre que Dieu étant infiniment distant de la créature, nulle créature n’est mue vers lui pour l’égaler soit en recevant de lui, soit en le connaissant. La distance infinie qui sépare la créature du créateur n’est pas le terme du mouvement de la créature. Mais le but du mouvement de toute créature c’est de s’assimiler à Dieu de plus en plus autant qu’elle peut. De même l’esprit humain doit se porter toujours de plus en plus à connaître Dieu dans la mesure de sa capacité. C’est pourquoi saint Hilaire dit: Celui qui étudie avec un zèle discret des choses infinies, obtiendra un profit quelconque, quoiqu’il n’atteigne pas toujours son but.



Article 2: Peut-on connaître de quelque manière les choses divines qui sont l’objet de la foi?

Il semble qu’il ne peut pas y avoir de science relativement aux choses divines qui sont du domaine de la foi.

1. La sagesse est différente de la science, mais la sagesse regarde les choses divines. Il n’y a donc pas de science.

2. comme il est dit dans le I Posteriorum, dans toute science il faut établir à l’égard du sujet ce qu’il est; mais nous ne pouvons en aucune manière savoir de Dieu ce qu’il est, comme le dit saint Jean Damascène, donc il ne peut pas y avoir de science de Dieu.

3. Chaque science doit considérer les parties et les passions de son sujet; mais Dieu étant une forme simple n’a point de parties, et ne peut être sujet à des passions. Donc il ne peut pas y avoir une science de Dieu.

4. Dans toute science la raison précède l’assentiment, car c’est par la démonstration que l’assentiment se détermine dans les sciences qui sont l’objet de l’instruction. Mais dans les choses qui appartiennent à la foi c’est le contraire qui doit avoir lieu, c’est-à-dire que l’assentiment de la foi doit précéder la raison, comme nous l’avons dit. Donc il ne peut pas y avoir de science à l’égard des choses divines qui sont surtout l’objet de la foi.

5. Toute science procède de principes connus per se et admis par tout le monde, ou de principes qui tirent leur force de ceux-ci; mais les articles de foi, qui sont les premiers principes dans la foi, ne sont pas de cette nature, parce qu’ils ne sont pas connus per se et ne peuvent se résoudre démonstrativement en principes connus per se, comme nous l’avons dit. Donc il ne peut pas y avoir de science pour les choses divines qui sont du domaine de la foi.

6. La foi s’exerce sur ce que l’on ne voit pas, mais la science au contraire s’exerce sur ce qui tombe sous les sens, car c’est la science qui fait connaître les choses qu’elle enseigne; donc il ne peut pas y avoir de science pour les choses divines qui dépendent de la foi.

7. L’intellect est le principe de toute science, parce que par l’intelligence des principes on acquiert la science des conclusions; mais dans les choses de la foi l’intellect n’est pas le principe mais la fin, parce que comme il est dit dans Isaïe, (Is 7,9) : "Si vous ne croyez pas vous ne comprendrez point." Donc il ne peut pas y avoir de science pour les choses divines appartenant à la foi.



Cependant (Sed contra):

Saint Augustin dans le XIIe livre de la Trinité dit le contraire: "Je n’attribue à cette science que ce qui a pour effet de produire, de défendre et de corroborer la foi salutaire qui conduit à la vraie béatitude." Donc il y a une science des choses qui appartiennent à la foi.

De même dans le livre de la Sagesse, (Sg 10,10): "Il lui a donné la science des saints," c’est-à-dire la science de la foi, car on ne peut l’entendre d’aucun autre que de celle qui distingue les saints des impies, laquelle est la science de la foi.

De même l’Apôtre parlant des connaissances des fidèles dit dans la première Epître aux Corinthiens, (1Co 8,7): "Ce n’est pas la science de tout le monde," donc même conclusion que ci-dessus.


Réponse:

co.1. Il faut dire que la raison de la science consiste en ce que par le moyen de choses connues on parvient à la connaissance d’autres choses qui le sont moins, et ceci arrivant dans les choses divines, il est constant par là qu’il peut y avoir une science des choses divines. Mais on peut considérer sous deux rapports la connaissance des choses divines.

Premièrement par rapport à nous, et ainsi elles ne peuvent nous être connues que par le moyen des créatures, que nous connaissons par le moyen des sens.

Secondement d’après leur nature, et ainsi elles sont d’elles-mêmes très cognoscibles, quoique elles ne nous soient pas connues sous leur point de vue propre, elles sont néanmoins connues de cette manière de Dieu et des bienheureux.

co.2. Il y a donc ainsi une double science des choses divines,

l’une conforme à notre mode qui se sert des principes des choses sensibles pour faire connaître les choses divines, et c’est de cette sorte que les philosophes nous ont donné une science des choses divines qu’ils ont appelée philosophie première,

l’autre conforme au mode des choses divines qui consiste à prendre les choses divines en elles-mêmes; cette science dans les conditions de la vie présente nous est parfaitement impossible; mais nous jouissons dans cette vie d’une certaine participation à cette connaissance, d’une assimilation à la connaissance divine en tant que par le moyen de la foi qui nous est communiquée nous adhérons à la vérité première pour elle-même.

co.3. Et comme Dieu par là même qu’il se connaît lui-même connaît aussi les autres choses à sa manière, c’est-à-dire par une simple intuition et sans discourir; de même nous, par le moyen des choses que la foi nous enseigne en adhérant à la vérité première, nous acquerrons la connaissance des autres choses suivant notre mode, c’est-à-dire en allant par le moyen du raisonnement des principes aux conclusions. C’est pourquoi les premières choses que nous connaissons par la foi sont pour nous comme les premiers principes dans cette science, et les autres comme des conclusions. On voit par là que cette science est plus relevée que cette autre science divine que les philosophes nous ont transmise, puisque elle procède de principes plus élevés.

Solutions.

Il faut donc dire à la première difficulté que la sagesse n’est pas en opposition avec la science, comme deux choses contraires, mais qu’elle est une addition à la science. Car, comme le dit Aristote dans le livre VI de l’Ethique, la sagesse est la mère de toutes les sciences, donnant des règles à toutes les autres en raison de ce qu’elle procède des principes les plus relevés: c’est aussi pour cela qu’elle est appelée la déesse des sciences dans le livre I de la Métaphysique, d’autant plus qu’elle ne s’occupe pas seulement de principes très relevés, mais qu’elle en procède. C’est le propre du sage d’établir l’ordre, aussi appelle-t-on sagesse cette science si relevée qui coordonne et réglemente toutes les autres: comme dans les arts mécaniques nous appelons sages ceux qui dirigent les autres, tels que les architectes; quant au nom de science il est abandonné aux autres sciences inférieures. Sous ce rapport, la science est distinguée de la sagesse, comme le propre est distingué de la définition.

A la seconde il faut répondre ainsi qu’on l’a dit plus haut, que quand les causes sont connues par leurs effets, la connaissance de l’effet compense la connaissance de la quiddité de la cause qui est requise dans les sciences qui regardent les choses que l’on ne peut connaître par elles-mêmes et ainsi il n’est pas nécessaire pour avoir la science des choses divines, de savoir préalablement de Dieu ce qu’il est. Ou peut dire aussi que ce que nous savons de Dieu, qu’il n’est pas, compense dans la science divine la connaissance de ce qu’il est, parce que comme une chose est distinguée des autres par son quid est, elle l’est aussi par la connaissance que l’on a de son quid non est.

A la troisième difficulté il faut dire que non seulement il faut regarder les parties du sujet dans la science comme des parties subjectives ou intégrales, mais encore les parties du sujet sont toutes les choses dont la connaissance est requise pour la connaissance du sujet, puisque toutes ces choses ne sont traitées dans la science qu’en tant qu’elles doivent être coordonnées au sujet: on appelle aussi passion tout ce qui peut se prouver d’une chose, (que ce soit des) négations ou des habitudes (relations) à d’autres choses. Et on peut prouver à l’égard de Dieu beaucoup de choses de ce genre, d’après les principes naturellement connus, et d’après les principes de la foi.

A la quatrième il faut dire que dans toute science il y a certaines choses qui sont comme principes, et d’autres comme conclusions. Donc la raison dont on fait usage dans les sciences précède l’assentiment de la conclusion, mais elle suit l’assentiment des principes, lorsqu’elle en procède. Or les articles de foi ne sont pas comme des conclusions mais comme des principes, que l’on défend même contre ceux qui les attaquent, comme Aristote dans le livre IV de la Métaphysique, dispute contre ceux qui nient les principes; ils sont manifestés par quelques similitudes, comme des principes naturellement connus par induction, mais ils ne sont pas prouvés par raison démonstrative

A la cinquième il faut dire que même dans les sciences d’origine humaine, il y a dans quelques-unes d’entre elles certains principes qui ne sont pas universellement connus, mais il faut supposer qu’ils viennent des sciences supérieures, comme dans les sciences subalternées on suppose et on admet certaines choses, par le moyen des sciences supérieures subalternantes, et ces sortes de choses ne sont connues per se qu’à l’aide des sciences supérieures. C’est de cette manière qu’il faut envisager les articles de foi, qui sont les principes de cette science pour la connaissance de Dieu, parce que les choses qui sont connues per se dans la science que Dieu possède de lui-même, sont supposées dans notre science, et nous croyons à sa parole qui nous est communiquée par ses envoyés, comme le médecin admet, sur la parole du physicien, qu’il y a quatre éléments.

A la sixième il faut dire que l’évidence de la science procède de l’évidence des principes. C’est pourquoi la science ne rend pas les principes évidents, mais l’évidence des principes fait ressortir l’évidence des conclusions. Pareillement la science dont nous parlons dans ce moment ne rend pas évidentes les choses qui sont l’objet de la foi, mais au moyen de ces choses elle en fait ressortir d’autres, par le mode qui produit la certitude à l’égard des premières.

A la septième il faut dire que le principe de toute science est l’intellect, le premier toujours, mais non le plus prochain, quelquefois même la foi est le principe prochain de la science, comme on le voit dans les sciences subalternées; parce que leurs conclusions, comme d’un principe prochain, procèdent de la foi aux choses qui sont supposées par la science supérieure, mais comme d’un principe premier, de l’intellect de l’être supérieur qui connaît et qui a envers ces choses créées la certitude par l’intellect [trad remaniée]. De même le principe prochain de cette science est la foi, mais le [principe] premier est l’intellect divin auquel nous croyons. Mais la foi nous est donnée pour parvenir à comprendre ce que nous croyons, comme lorsque l’inférieur apprend la science du supérieur, il sait alors et comprend ce qu'il n'avait fait que croire jusque là.


Article 3 (ad tertium): Est-il permis de faire usage des raisons philosophiques, dans la science de la foi qui est la science de Dieu?

Sur le troisième point on procède ainsi. Il semble que dans les choses de foi il n’est pas permis d’user de raisons physiques:

Objections:

1. Il est dit dans la première Epître aux Corinthiens: (1Co 1,17): "Jésus Christ m'a envoyé non pour baptiser, mais pour prêcher l'évangile, non toutefois dans la sagesse de la parole," Glose, dans la doctrine des philosophes; et sur le verset (1Co 1,20): "ou le savant du siècle," la Glose dit: Le savant est celui qui cherche les secrets de la nature, Dieu ne veut pas de tels hommes pour prédicateurs. Et sur ce passage de la première Epître aux Corinthiens, (1Co 2,4): "Je n’emploie point dans mes discours et mes prédications les secrets de la sagesse humaine," la Glose dit: "Si ses paroles produisaient la persuasion, ce n'était point avec le secours de la sagesse humaine, comme la parole des faux apôtres. On voit d’après tout cela que, dans les choses de foi, il n’est pas permis d’employer des raisons physiques.

2. Sur ce passage d’Isaïe (Is 15,1): "Ar a été ravagée pendant la nuit," la Glose dit: Ar, c’est-à-dire l’adversaire ou la science séculière, qui est l’adversaire de Dieu, donc etc.

3. Saint Ambroise dit: Les mystères de la foi sont dégagés d’arguments physiques. Donc, lorsqu’il s’agit de la foi, il n’est pas permis d’employer les raisonnements ni les paroles des philosophes.

4. Saint Jérôme raconte dans son Epître à Eustochium, que dans une vision une punition sévère lui avait été infligée de la part de Dieu, pour avoir étudié les ouvrages de Cicéron; les assistants intercédaient en faveur de sa jeunesse, sauf à lui de subir un légitime châtiment, s’il ouvrait encore les livres des païens. C’est pourquoi attestant le nom de Dieu, je vous ai renié, Seigneur, s’écria t-il, en gardant en ma possession et en lisant ces livres profanes. Si donc il n’est pas permis de les étudier, il l’est bien moins encore de s’en servir dans les ouvrages où l’on traite des choses divines.

5. La sagesse profane est souvent désignée dans l’Ecriture sous l’emblème de l’eau, et la sagesse divine sous celui du vin; suivant Isaïe, (Is 1,22), on blâmait les cabaretiers qui mêlaient de l'eau avec du vin. Donc les docteurs qui mêlent les enseignements philosophiques à la sainte Ecriture sont dignes de blâme.

6. Saint Jérôme dit dans Glose sur Osée, II: Nous ne devons avoir rien de commun avec les hérétiques, pas même le nom; mais les hérétiques se servent de raisonnements physiques pour corrompre la foi, comme on le voit dans la Glose, Prov., (Pr 7) et Isaïe, (Is 15). Donc les catholiques ne doivent pas en user dans leurs ouvrages.

7. Chaque science a des principes propres, comme la doctrine sacrée des articles de foi; mais dans les autres sciences, ce ne serait pas procéder avec raison que de prendre les principes d’une science étrangère, il faut dans chacune procéder d’après ses propres principes, suivant ce qu’enseigne Aristote dans le livre I Post. Donc on ne procéderait pas bien en agissant ainsi dans la doctrine sacrée.

8. Si l’on rejette en quelque chose la doctrine d’un écrivain, son autorité n’aura plus aucune valeur; c’est pourquoi saint Augustin dit que dans la doctrine sacrée, si nous accordons qu’on y trouve quelque chose de faux, elle perdra toute autorité pour confirmer la foi; mais la doctrine sacrée répudie en beaucoup de points les enseignements des philosophes, car ils sont convaincus d’erreur en beaucoup de choses. Donc leur autorité n’aurait aucune force probante.



Cependant (Sed contra):

Contrairement à ce qui vient d’être dit, l’Apôtre, dans l’Epître à Tite, (Tt 1,12), cite les vers du poète Epiménides: "Les Crétois sont de perpétuels menteurs, de méchantes bêtes, etc.;" et dans la première aux Corinthiens, (1Co 15,23), il cite les paroles de Ménandre: "Les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs;" dans les Actes, (Ac 17,28), il cite les paroles d’Aratus: "Nous sommes sa race (de Dieu)." Donc il est également permis aux autres docteurs sacrés d’employer des raisonnements physiques.

De même Saint Jérôme, dans une lettre adressée à un grand orateur de la ville de Rome, après avoir énuméré un certain nombre de docteurs sacrés, tels que saint Basile, saint Grégoire, ajoute: Tous ces docteurs ont tellement farci leurs livres des enseignements et des maximes des philosophes, que l'on ne sait ce qu’il y a de plus admirable en eux, ou leur érudition profane, ou leur science des Ecritures; or ils n’auraient pas tenu cette conduite, si la chose eût été illicite ou inutile.

De même Saint Jérôme, dans son Epître à Pammachius, sur la mort de Paule, dit: Si vous êtes épris d’une femme captive, c’est-à-dire de la science profane, si vous êtes séduit par sa beauté, rasez-lui les cheveux, retranchez impitoyablement sa belle chevelure, les ornements du style, lavez-la avec le nitre du Prophète, et vous reposant près d’elle, dites: "Sa main gauche sera jetée autour de mon cou, et sa droite me pressera de son étreinte;" et cette captive vous donnera un grand nombre d’enfants, et d’une Moabite vous ferez naître des enfants d’Israël. Il y a donc du profit à faire usage de la sagesse profane.

De même Saint Augustin dit dans le livre II sur la Trinité: Je ne mettrai pas de négligence à chercher la science de Dieu, soit par le moyen de l’Ecriture sainte, soit par le moyen des créatures; mais dans la philosophie on se propose de connaître Dieu par les créatures. Donc il n’y a pas d’inconvénient à se servir dans la doctrine sacrée des raisonnements des philosophes.

Saint Augustin dit encore dans le livre II sur la Doctrine du Christ: "Ce que les philosophes ont dit par hasard de vrai et de conforme à notre foi, non seulement nous ne devons pas en éprouver de crainte, mais nous devons le leur enlever comme un bien possédé par d’injustes détenteurs, et l’employer à notre usage. Ainsi, même conclusion que ci-dessus.

De même, sur ce passage de Daniel, (Da 1,8): "Or Daniel proposa," la Glose dit : Si quelque ignorant en mathématique voulait écrire contre les mathématiciens, ou un ignorant en philosophie contre les philosophes, qui pourrait s’empêcher de rire? Mais les docteurs sacrés sont quelquefois obligés d’engager la lutte avec les philosophes; donc il est nécessaire qu’ils fassent usage de la philosophie.



Réponse (Respondeo):

co.1. Il faut dire que les dons des grâces sont faits à la nature, de telle sorte qu’ils ne l’anéantissent pas, mais la rendent plus parfaite. C’est pourquoi la lumière de la foi, qui nous est communiquée gratuitement, ne détruit pas les lumières naturelles que nous tenons de la nature. Mais quoique les lumières naturelles de l’esprit humain soient insuffisantes pour la manifestation des choses révélées par la foi; néanmoins il est impossible que les choses qui nous sont divinement révélées par la foi soient contraires à celles que la nature a mises en notre possession: il faudrait, en effet, qu’il y eut fausseté d’une part ou de l’autre, et comme c’est de Dieu que nous tenons ces connaissance diverses, Dieu serait à notre égard l’auteur de la fausseté, ce qui est impossible; mais de plus, lorsqu’on trouve dans les choses imparfaites une imitation quelconque des choses parfaites, malgré l’imperfection existante, ce sont, dans les choses qui sont connues par la raison, certaines similitudes des choses que la foi nous apprend.
co.2. Or, comme la doctrine sacrée est fondée sur la lumière de la foi, de même aussi la philosophie est fondée sur la lumière naturelle de la raison. C’est pourquoi il est impossible que les choses qui appartiennent à la philosophie soient contraires à celles qui sont du domaine de la foi, mais elles ont moins de portée. Elles renferment néanmoins certaines similitudes avec elles et quelque chose qui y conduit, comme la nature conduit à la grâce. Or, si l’on rencontre dans les écrits des philosophes quelque chose de contraire aux choses de la foi, ce n’est pas de la philosophie, mais bien plutôt un abus de la philosophie par le défaut de la raison. Et, par conséquent, il est impossible de réfuter une erreur de cette nature par les principes de la philosophie, en montrant ou que la chose est tout à fait impossible, ou qu'elle n’est pas nécessaire. En effet, comme les choses qui sont de foi ne peuvent être prouvées démonstrativement, elles ne peuvent pas non plus être démontrées fausses, mais on peut montrer qu’elles ne sont pas nécessaires.

co.3. Ainsi donc nous pouvons faire usage de la philosophie de deux manières dans la doctrine sacrée.

D’abord pour démontrer les choses qui sont les préliminaires de la foi, qui sont nécessaires dans la science de la foi, comme ce que l’on prouve relativement à Dieu par des raisons naturelles, telle que l’existence de Dieu, son unité, et les autres choses que l’on prouve en philosophie par rapport à Dieu ou aux créatures, et que la foi suppose.

Secondement, pour faire connaître, par le moyen de certaines similitudes, les choses de foi, comme saint Augustin, dans son ouvrage sur la Trinité, se sert de plusieurs similitudes tirées des doctrines philosophiques, pour faire connaître la Trinité.

co.4. Donc, pour résister aux attaques contre la foi, en montrant qu’elles sont fausses ou ne sont pas nécessaires, ceux qui se servent de la philosophie dans la sainte Ecriture, peuvent tomber dans une double erreur.

La première, en usant des choses qui sont contre la foi, lesquelles ne sont pas de la philosophie, mais plutôt une erreur ou un abus de la philosophie, comme a fait Origène.

Secondement, à renfermer les choses de foi dans les limites de la philosophie, de façon à ne vouloir croire que ce que l’on peut connaître par la philosophie, tandis qu’au contraire, c’est la philosophie qu’il faut renfermer dans les limites de la foi, suivant ces paroles dans la deuxième Epître aux Corinthiens, (2Co 10,5): "Captivant toute intelligence sous l’obéissance du Christ."



Solutions.

Il faut donc répondre à la première difficulté qu’on prouve par toutes ces citations qu’il ne faut pas se servir de la doctrine des philosophes comme de la doctrine principale, comme déterminant l’assentiment de l’esprit aux choses de foi; mais il n’est pas prouvé par là que les docteurs sacrés ne puissent pas en faire usage d’une manière secondaire. C’est pourquoi au même endroit la Glose dit sur ce passage de la première Epître aux Corinthiens, (1Co 1,19): "Je confondrai la sagesse des sages;" il ne parle pas ainsi dans le sens que l’intelligence de la vérité puisse être réprouvée de Dieu, mais seulement parce qu’ils mettent leur confiance dans leur érudition. Néanmoins, afin que tout ce qui appartient à la foi ne fût pas attribué à la puissance de l’homme ou à sa sagesse, mais à Dieu, Dieu a voulu que la prédication primitive des apôtres s’effectuât dans la faiblesse et la simplicité, quoique la puissance et la sagesse du siècle soient intervenues ensuite et aient montré par la victoire de la foi que le monde est soumis à Dieu, sous le rapport de la puissance comme sous celui de la sagesse.

A la seconde il faut dire que l’on regarde la sagesse profane comme contraire à Dieu dans son abus, ainsi qu’en abusent les hérétiques, mais non dans ce qu’elle a de vrai.

A la troisième il faut dire que l’on regarde les mystères de la foi comme dégagés des opinions des philosophes, parce qu’ils ne sont pas emprisonnés dans les limites de la philosophie.

A la quatrième il faut répondre que saint Jérôme s’attachait tellement à certains ouvrages du paganisme, qu’il méprisait en quelque sorte l’Ecriture sainte; c’est pourquoi il dit lui-même: Lorsque, rentré en moi-même, je me remis à lire les prophètes, leur langage inculte m’inspirait l’horreur et le dégoût; or tout le monde comprend que cela est blâmable.

A la cinquième il faut dire que l’on ne doit pas raisonner d’après un langage figuré, comme dit le Maître, I sent. d. 6. Et Denis dit dans l'Epître à Tite, que la théologie symbolique n’est pas argumentative, et principalement parce que ce n’est pas l’exposition d’un auteur. Néanmoins on peut dire que lorsque de deux choses l’une passe dans la nature de l’autre, ce n’est pas réputé une mixtion, mais bien lorsque l’une et l’autre est altérée dans sa nature. C’est pourquoi ceux qui font usage des enseignements de la philosophie dans la sainte Ecriture en les soumettant à la foi, ne mêlent pas l’eau au vin, mais transforment l’eau en vin.

A la sixième il faut dire que saint Jérôme parle des raisons inventées par les hérétiques et accommodées à leurs erreurs; or les doctrines philosophiques ne sont pas telles, bien plus, elles conduisent à la vérité, aussi ne doivent-elles pas être rejetées pour cette raison.

A la septième il faut répondre que les sciences qui ont des rapports respectifs peuvent se servir des principes l’une de l’autre, comme les sciences postérieures peuvent user des principes des sciences premières, soit qu’elles soient supérieures ou inférieures. C’est pourquoi la métaphysique, qui est supérieure à toutes les autres, fait usage de ce qui est prouvé dans les autres. Pareillement la théologie peut se servir des principes de toutes les autres sciences, qui sont comme ses servantes et ses préliminaires dans la voie de la génération, quoique postérieures en dignité.

A la huitième il faut répondre que lorsque la doctrine sacrée se sert des enseignements des philosophes pour eux-mêmes, elle ne les adopte pas à cause de l’autorité des écrivains, mais à raison des choses. Aussi elle en prend et elle en rejette. Mais quand elle s’en sert pour réfuter quelques erreurs, elle les emploie comme faisant autorité pour ceux qu’elle réfute, parce que le témoignage d’un adversaire est plus efficace.


Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.1 Art.4