Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.2 Art.4

Article 4: Faut-il voiler les choses divines sous des termes nouveaux et obscurs?

Sur le quatrième point on procède ainsi. Il paraît que dans les choses de la foi, les choses divines ne doivent pas être voilées sous l’obscurité des termes,

Objections:

1. parce que comme il est dit dans les Proverbes (Pr 14,6) "La doctrine des sages est facile." Donc elle doit être proposée sans obscurité dans les termes.

2. On lit dans l’Eccl., (Si 4,8): "Ne cachez point l’éclat de votre sagesse," dans les Proverbes, (Pr 11,6), "Celui qui cache le blé," Glose, de la prédication, "sera maudit parmi les peuples." Donc il ne faut pas voiler les paroles de la doctrine sacrée.

3. On lit dans saint Matth., (Mt 10,27) " Ce que je vous dis dans les ténèbres," (Glose, dans le secret,) "dites-le au grand jour," Glose, "ouvertement." Donc il faut plutôt illustrer que voiler les choses obscures de la foi;

4. les docteurs de la foi sont redevables aux savants comme aux ignorants Rm 1,14, donc ils doivent parler de manière à être compris des petits et des grands, c’est-à-dire sans termes obscurs.

5. Il est dit dans le livre de la Sagesse, (Sg 7,13)." Je l’ai apprise sans déguisement, j’en fais part aux autres sans envie." Mais ceux qui la cachent n’en font point part. Donc ils semblent coupables d’envie.

6. Saint Augustin sur la doctrine chrétienne dit: Ceux qui expliquent l’Ecriture sainte ne doivent point parler comme s’ils avaient l’intention de se mettre en évidence dans une semblable fonction, mais ils doivent chercher avant tout et surtout à se faire comprendre dans tout ce qu’ils disent, et exposer autant que possible les matières qu’ils traitent avec une si grande clarté de langage qu’il n’y ait que les esprits stupides qui ne les comprennent pas.



Cependant (Sed contra):



Mais il est dit le contraire dans saint Matthieu, (Mt 7,6) "Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, etc." Glose: On cherche avec plus d’avidité une chose cachée, on la contemple avec plus de respect lorsqu’elle est mystérieuse, mais on la conserve plus précieusement après l’avoir longtemps cherchée. Donc comme il est expédient de considérer avec une grande vénération les enseignements sacrés, il semble aussi qu’il est bon d’en livrer la formule en termes obscurs.

Il est dit, dans I ch. de la Hiérarchie de l'Eglise, "ne communiquez pas aux autres les choses divines d’une manière qui s’écarte des formes réglées par Dieu," c’est-à-dire ne livrez qu’à ceux qui vous ressemblent les divines Ecritures qui renferment tous les mystères. Mais si on se servait d’un style clair elles seraient accessibles à tout le monde. Donc il faut voiler les mystères de la foi sous des termes obscurs.

Il est dit dans saint Luc, (Lc 8,10): "Il vous est donné de connaître le mystère du royaume de Dieu," c’est-à-dire l’intelligence des Ecritures, comme on le voit par la Glose; "mais pour les autres ce n’est qu’en paraboles." Il faut donc voiler quelque chose aux regards de la multitude sous l’obscurité des termes.



Réponse:

co.1. Il faut dire que le langage de celui qui enseigne doit être réglé de manière à être utile sans nuire à celui qui écoute. Or il y a des choses qui ne peuvent nuire à personne, comme ce que tout le monde est tenu de savoir; de telles choses ne doivent pas être cachées mais exposées à tout le monde de la manière la plus claire. Il y a d’autres choses au contraire qui deviendraient nuisibles si on les exposait trop clairement aux auditeurs, ce qui arrive de deux manières;

Premièrement en dévoilant les arcanes de la foi aux infidèles qui en ont horreur, car ils en feraient un objet de dérision; c’est pour cela qu’il est dit dans saint Matthieu, (Mt 7,6): "Ne donnez pas les choses saintes aux chiens: "et Denis, Chapitre II , Hiérarchie céleste: "Ecoutez les paroles saintes, vous sanctifiant par la doctrine divine, dérobant à l’impure multitude les choses saintes dans le secret de votre âme, et gardez-les avec soin."

Secondement, en proposant aux ignorants des choses subtiles qu’ils ne comprennent pas parfaitement et qui sont pour eux une cause d’erreur; c’est pourquoi l’Apôtre dit dans l'Epître aux Corinthiens, (1Co 3,1): "Je n’ai pas pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels; je vous ai donné du lait au lieu d’une nourriture plus substantielle comme à de petits enfants en Jésus-Christ." C’est pourquoi Saint Grégoire dit sur ce passage de l’Exode, (Ex 21,33): "Si quelqu’un ouvre la citerne," celui qui dans l’enseignement sacré a pénétré les profondeurs de la doctrine doit en dérober par le silence la sublimité à ceux qui ne les comprennent pas, dans la crainte de tuer par un scandale intérieur un infidèle qui eût pu devenir croyant. Il faut donc cacher ces choses à ceux à qui elles seraient nuisibles:
co.2. mais on peut dans l’enseignement faire connaître en particulier aux sages ce que l’on cache en public. C’est pourquoi saint Augustin dit dans le chap. IV de la Doctrine du Christ, il y a certaines choses qui ne sont pas intelligibles par elles-mêmes ou qui sont à peine comprises quelle que soit la lucidité de l’élocution, lesquelles il ne faut jamais complètement développer en public, à moins qu’il n’y ait nécessité de le faire quelquefois. En écrivant il n’y a pas une pareille distinction à faire, parce qu’un livre peut tomber en toutes sortes de mains, c’est pourquoi il faut dans ce cas envelopper la doctrine d’une certaine obscurité, afin que par ce moyen le sage qui comprend puisse en tirer profit, tandis que les simples incapables de bien comprendre n’y peuvent rien découvrir. En cela il n’y a d’inconvénient pour personne, parce que ceux qui comprennent profitent de leur lecture et ceux qui ne comprennent pas ne sont pas obligés de lire. Saint Augustin dit encore à ce sujet : Dans les livres qui sont écrits de manière à intéresser le lecteur qui les comprend, sans ennuyer celui qui ne voudrait pas les lire, puisqu’il ne les comprend pas, il ne faut pas négliger de mettre la vérité à la portée de l’intelligence d’autrui, quoiqu’elle soit très difficile à comprendre.



Solutions:



À la première difficulté, il faut répondre que l’autorité alléguée est ici hors de propos. En effet on n’entend pas dire que la doctrine des sages soit facile activement, c’est-à-dire facilement enseignée, mais bien qu’elle est facile passivement, c’est-à-dire reçue avec facilité, comme on le voit par la Glose.

A la seconde il faut dire que ces passages s’entendent de celui qui cache ce qu’il faudrait faire connaître, c’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiaste: "ne craignez pas de parler au temps du salut." (Si 4,28) Mais on ne veut pas dire par là qu'il ne faut pas couvrir de l’obscurité du langage les choses secrètes.

A la troisième il faut répondre que la doctrine du Christ doit être enseignée publiquement et clairement de manière que chacun comprenne parfaitement ce qu’il doit savoir, mais non en divulguant ce qu’il n’est pas expédient de savoir.

A la quatrième il faut dire que les docteurs de l’Ecriture sainte ne sont pas redevables aux savants et aux ignorants de telle sorte qu’ils soient obligés d’exposer toutes les vérités aux uns comme aux autres, mais bien d’apprendre à chacun ce qu’il lui est expédient de savoir.

A la cinquième il faut répondre que ce n’est pas par jalousie que l’on cache les choses subtiles à la multitude, mais par une légitime discrétion.

A la sixième il faut dire que saint Augustin parle de ceux qui enseignent le peuple verbalement et non de ceux qui écrivent, comme la suite le fait voir.


DEUXIEME PARTIE: TRAITÉ DE LA TRINITÉ DE BOECE



Texte de Boèce

Plusieurs sectes usurpent le nom de Christianisme; mais celle-là seule est la vraie foi qui est appelée Catholique ou universelle à raison des préceptes des règles universelles qui sont le fondement de son autorité aussi bien que par rapport à son culte qui a pénétré dans toutes les parties du monde: voici la doctrine de cette religion sur l’unité de la Trinité: Le Père, disent les catholiques, est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. En conséquence, le Père et le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu et non pas trois Dieux. La raison de cette union, c’est qu’il n’y a pas de différence. En effet ceux-là établissent la différence qui augmentent ou diminuent, comme les Ariens, qui, mettant dans la Trinité différents degrés de mérites, la disloquent et en font sortir la pluralité. Car le principe de la pluralité est l'altérité: on ne peut en effet concevoir ce que c’est que la pluralité en dehors de l’altérité. En effet la diversité de trois choses se produit soit par le genre, soit par l’espèce, soit par le nombre. Car toutes les fois qu’on dit identique on dit aussi divers. L’identité se dit de trois manières, ou par le genre, comme l’homme est le même que le cheval, parce qu’ils ont le même genre animal; ou par l’espèce, comme Caton est le même que Cicéron, parce qu’ils ont la même espèce, homme; ou par le nombre, comme Tullius et Cicéron, parce qu’il y a unité numérique. C’est pourquoi on reconnaît aussi la diversité par le genre, l’espèce et le nombre, mais la variété des accidents constitue la différence numérique. Car trois hommes ne sont séparés ni par le genre, ni par l’espèce, mais bien par leurs accidents. Car si nous faisons mentalement abstraction de ces accidents, chacun a néanmoins sa place distincte que nous ne pouvons en aucune manière supposer unique.Car deux corps ne peuvent occuper une seule et même place, laquelle est un accident, en conséquence il y a pluralité numérique, parce qu’il y a une pluralité produite par les accidents.


Commentaire


Après ces considérations préliminaires Boèce commente ici le Traité de la Trinité des personnes et de l’unité de l’essence divine: ce livre se divise en deux parties.

Plan du traité



I. Dans la première il discute ce qui concerne l’unité de l’essence divine contre les Ariens,

II. dans la seconde, ce qui regarde la Trinité des personnes contre Sabellius.

La première se subdivise en deux autres;

il propose d’abord l'enseignement de la foi sur l'unité de l’essence divine,

secondement, il recherche la vérité de l'enseignement proposé, à partir des mots : Age igitur, ingrediamur.


La première se divise en deux. Il expose d’abord les conditions de la foi dont il se propose d'examiner la science, en second lieu il développe la science de la foi proposée comme il l’avait annoncé, cujus haec de trinitatis ; il l'expose sous un double point de vue, en la comparant aux hérésies qu'elle domine, et en son nom propre, parce qu’elle s’appelle catholique ou universelle. Il dit donc plures, c’est-à-dire différentes sectes hérétiques, usurpant c’est-à-dire s’attribuant sans aucun droit la dignité de la religion chrétienne pour dépendre d’elle. Première épître de Saint Jean (1Jn 5,4): "la victoire qui nous fait triompher du monde, c’est notre foi," ou le respect que la religion chrétienne rend à Dieu en croyant aux choses qui sont révélées d’en haut, sed ea fides pollet maxime et solitarie. Il ajoute ces deux choses pour exprimer ce qui est conforme à la vérité et ce qui concerne l’opinion véritablement; en effet, les hérétiques ne sont pas chrétiens, puisqu’ils s’écartent de la doctrine du Christ, et sous ce rapport la foi catholique a une splendeur isolée; mais suivant les apparences et les opinions des hommes, les hérétiques sont appelés chrétiens parce qu’ils confessent le nom du Christ au moins de bouche, et sous ce rapport la foi catholique n’a pas une splendeur isolée, mais un éclat intensivement plus grand, car elle est plus universelle et plus étendue, aussi il ajoute : Quae vocatur catholica en grec ou universelle en latin, ce qui est la même chose. En effet catholique en grec se dit universel en latin,

il donne deux raisons de ce terme tam propter praecepta universalium regularum. Effectivement les préceptes que la religion catholique propose ne doivent pas être observés par une seule nation mais par toutes, et c’est en quoi cette religion diffère de celle de Moïse, qui ne proposait ses préceptes qu’à une seule nation. De même aussi toutes les hérésies ne proposent leurs préceptes respectifs qu’à leurs sectateurs seuls, tandis que la foi catholique, chargée de la tutelle de tous les peuples et de tous les hommes impose ses lois, non seulement aux continents, comme les Manichéens, mais aussi aux personnes mariées; et non seulement à ceux qui sont innocents, comme les Novatiens, mais encore aux pénitents auxquels ceux-ci refusent le salut. C’est pourquoi il ajoute, quibus universalibus regulis intelligitur auctoritas hujus religionis, en vertu desquelles tous doivent lui être soumis. Ou bien encore ces règles sont appelées universelles, parce qu’il ne se mêle à elles aucune fausseté dans aucun article et dans aucun cas. Il en donne ensuite une autre raison en disant, tum propterea quia ejus cultus per omnes fere mundi terminos emanavit, ce qui est évident suivant ce passage du Psaume (Ps 18,4)." Le son de leur voix a éclaté dans tout l’univers, etc."

Cujus haec de trinitatis unitate, il commence ici à consigner l’enseignement de la foi sur la question proposée. Sur cela il fait trois choses: premièrement il propose la doctrine de la foi sur l’unité de la Trinité, secondement la raison de cette doctrine, cujus conjonctionis, troisièmement il montre la convenance de cette raison, Principium enim pluralitatis. Or il propose la doctrine catholique de la foi par mode de raisonnement, parce que fides dicitur argumentum non apparentium, aux Hébreux, (He 11,1). Dans lequel raisonnement on conclut de ce que la divinité est accordée également à chacune des personnes que le nom de Dieu ne se dit pas de toutes au pluriel mais au singulier.

Il en donne ensuite la raison. D’abord il pose la raison et en second lieu il l’expose per contrarium: Eos enim. Il dit donc: Cujus conjonctionis, c’est-à-dire d’union de raisonnement, ratio est indifferentia, c’est-à-dire de la divinité en trois personnes que professe la foi catholique. La raison pourquoi cette conclusion se déduit des prémisses, c’est que la divinité est attribuée indifféremment aux trois personnes. Il expose cette raison per contrarium en disant, eos enim comitatur differentia deitatis, c’est-à-dire ceux qui augmentent ou diminuent, qui supposent une personne plus grande ou plus petite que l’autre, comme les Ariens qui enseignaient que le Père est plus grand que le Fils. Aussi il ajoute, qui variantes trinitatem gradibus meritorum, c’est-à-dire des dignités en soumettant le Fils au Père, et l’Esprit saint à l’un et l’autre. Distrahunt, c’est-à-dire ils séparent, en divisant la divinité en eux, atque in pluralitatem deducunt. Car la division produit la pluralité. Au contraire les catholiques, confessant l’égalité des personnes, admettent l’indifférence et par conséquent l’unité.

Il montre ensuite que la raison alléguée est convenable en disant principium enim..., et il démontre préalablement la nécessité de cette raison. En second lieu il prouve ce qui avait été supposé de sa démonstration, Omnium namque. Dans le premier cas il fait deux choses: d’abord il montre que l’altérité est le principe de la pluralité, entendant par l’altérité la différence qui constitue les choses altera entre elles. Il aime mieux dire altérité qu’aliété, parce que ce qui fait la pluralité ce ne sont pas seulement les différences substantielles qui produisent aliud, mais aussi les différences accidentelles qui produisent alterum. L’altérité suit l’aliété mais non réciproquement. Or la raison de la déduction des Ariens se tire de là. En effet, si l’altérité est le principe de la pluralité, et si la cause étant posée l’effet s’ensuit, en supposant la pluralité par l’augmentation et la diminution, il s’ensuit pour eux la pluralité des dieux. Secondement, il suppose que l’altérité est le principe propre de la pluralité, parce qu’on ne peut concevoir la pluralité sans elle, ce qui constitue la raison de l’union catholique, car en ôtant la cause propre on détruit l'effet. Si donc dans les trois personnes il n'y a pas quelque altérité de divinité, il n’y aura pas de pluralité, mais bien l’unité.

Ensuite il prouve ce qu’il avait supposé, c’est-à-dire que l’altérité est le principe propre de la pluralité, lorsqu’il dit, omnium namque, et c’en est la raison. Dans toutes les choses qui diffèrent par le genre, l’espèce ou le nombre, il y a une altérité quelconque ou différence qui est cause de la pluralité ou de la diversité; mais toutes les choses où il y a pluralité soit au nombre de trois ou en tout autre nombre, sont diverses de genre ou d’espèce ou de nombre; donc une altérité quelconque est le principe de toute pluralité dans les choses. Sur cela il fait trois choses: d’abord il pose la mineure, en second lieu la preuve quoties, et c’est la preuve. Quoties dicitur idem, toties dicitur diversum, sed idem dicitur tribus modis, genere et specie et numero, donc c’est aussi divers. Il suppose la première chose d’après ce qu’il dit dans le Ier livre des Topiques, que toutes les fois qu’on dit un dans des choses opposées on dit aussi le reste, et d’après ce qu’il dit dans le Xe livre de la Métaphysique, que même et divers sont opposés. Il fait voir la seconde chose par des exemples et il la suppose par ce qu’il dit dans le premier des Topiques.

En troisième lieu il prouve la majeure dans ce qui pouvait être douteux par rapport à elle: Sed numero differentiam. Qu’une altérité quelconque soit le principe de la diversité des choses qui le sont par le genre, l’espèce ou le nombre, c’est ce qui est évident d’après les termes. En effet les choses sont diverses en genre parce qu’elles ont un genre différent et diverses en espèce parce qu’elles sont renfermées sous une espèce différentes. Mais dans les choses qui sont diverses en nombre il n’est pas évident, d’après les termes, qu’une altérité quelconque soit le principe de la pluralité, c’est tout le contraire qui semble avoir lieu, à savoir que la pluralité qui est désignée dans le nombre est le principe de la diversité, comme on dit que des choses sont diverses en nombre par les termes, de même que par le genre et l’espèce; et par conséquent pour prouver la majeure de son syllogisme, il montre que c’est une altérité quelconque ou variété qui produit la différence numérique; et il le prouve par cette raison que dans trois hommes qui s’accordent dans le genre et l’espèce, mais diffèrent par le nombre, il se trouve d’autres accidents, comme une espèce différente dans l’homme et le boeuf et un genre différent dans l’homme et la pierre. C’est pourquoi de même que l’homme et le boeuf sont différents par l’espèce, de même aussi deux hommes diffèrent par les accidents.

Et comme on pourrait dire que la variété des accidents n’est pas la cause de la pluralité suivant le nombre, parce que en écartant les accidents ou en réalité comme séparables, ou mentalement et par la pensée comme inséparables, la substance reste encore avec l’accident dent la présence ou l’absence est indépendante de l’altération du sujet. Il prévient cette objection en disant que, quoique tous les accidents puissent être séparés au moins mentalement, néanmoins la diversité d’un accident quelconque, à savoir la diversité des lieux ne peut en aucune manière, même mentalement, être séparée des individus divers. En effet, deux individus ne peuvent être dans la même place ni en réalité, ni par une action de l’esprit, parce que cela ne peut être ni compris, ni imaginé. D'où il conclut que quelques hommes sont plusieurs numériquement, à raison de la pluralité ou diversité qu’ils tiennent des accidents. Ici se termine ce qui concerne cette partie.



QUESTION 3: LA COMMUNION DE LA FOI


Nous avons maintenant à résoudre une double question. La première sur ce qui appartient à la communion de la foi, la seconde sur ce qui regarde la cause de la pluralité. Sur le premier point on fait encore quatre questions



1° La foi est-elle nécessaire au genre humain?

2° Quels sont les rapports de la foi à la religion?

3° Est-ce avec raison que l’on appelle la vraie foi catholique on universelle?

4° Est-ce la profession de la vraie foi de dire que le Père, le Fils, le Saint Esprit sont Dieu chacun de leur côté, et que tous trois ne sont qu’un seul Dieu, sans aucune différence?



Article 1: La foi est-elle nécessaire au genre humain?

Objections:

1. Il semble qu’il n’est pas nécessaire au genre humain d’avoir la foi;  en effet, il est dit dans l’Ecclésiast., (Qo 7,1): "Qu’est-il nécessaire à l’homme de chercher des choses au-dessus de sa condition? " Comme si l’on disait nullement.Mais les choses qui sont l’objet de la foi sont au-dessus de la condition de l’homme, puisqu’elles excèdent la portée de sa raison, autrement la raison qui produit la science suffirait pour les faire connaître, et on ne demanderait pas la foi; donc il n’était pas nécessaire que l’homme fût surnaturellement instruit des choses de la foi.

2. Dieu a constitué d’une manière parfaite la nature humaine dans sa condition, (Dt 32,4): "Les oeuvres de Dieu sont parfaites." Mais avec les ressources naturelles de l’esprit humain dans sa condition présente, l’homme ne peut arriver à la connaissance des choses qui appartiennent à la foi, autrement il pourrait y arriver par la science, qui est produite par la résolution des conclusions en principes naturellement connus. Donc, comme on appelle parfait ce à quoi il ne manque rien de ce qu’il doit avoir, ainsi qu’il est dit dans le livre V de la Métaphysique, il semble que l’homme a’a pas besoin de la foi.

3. Tout homme sage, pour arriver à un but, prend le chemin le plus court; mais il paraît fort difficile à la créature de croire ce qui est au-dessus de la raison, c’est surtout grandement dangereux pour les hommes, puisqu’un grand nombre est damné pour un défaut de foi; donc il semble que Dieu, qui est la sagesse même, n’a pas dû donner aux hommes la foi comme le chemin qui mène au ciel.

4. Partout où l’on reçoit sans jugement certaines choses connues, il y a un chemin facile à l’erreur; mais nous n’avons rien en nous qui puisse nous servir à juger des choses que nous apprenons par la foi, puisque la faculté naturelle de juger ne s’étend pas à des choses de cette nature, puisqu'elles sont au-dessus de la raison; il y a donc une voie facile pour tomber dans l’erreur, et ainsi il semble qu’il est plus nuisible qu’utile à l’homme d’être dirigé vers Dieu par la foi.

5. Comme le dit Denis, le mal de l’homme, c’est de sortir de la voie de la raison; mais l’homme, en s’attachant à la foi, s’écarte de la raison, et s’accoutume par-là même à mépriser la raison; donc il semble que cette voie est funeste aux hommes.



Cependant:

Mais au contraire il est dit dans l’Epître aux Hébreux, (He 11,6): "il est impossible de plaire à Dieu sans la foi." Mais il est souverainement nécessaire à l’homme de plaire à Dieu, sans le secours duquel il ne peut faire aucun bien, et n’en avoir aucun; donc la foi est rigoureusement nécessaire à l’homme.

De plus il est très nécessaire à l’homme de connaître la vérité, puisque la joie que procure la connaissance de 1a vérité est la béatitude, comme le dit saint Augustin; mais la foi établit les croyants dans la vérité, et établit la vérité en eux, comme le dit aussi saint Denis, VII, de Div. Nomin. [des Noms divins], donc la foi est nécessaire à l’homme.

De plus, ce qui est absolument nécessaire pour la conservation de la société humaine, est souverainement nécessaire à l’homme et à tout le genre humain, puisque l’homme est un animal sociable (politicum), comme il est dit au VIIIe livre de l’Ethique; mais sans la foi il n’y a pas de salut possible pour la société humaine, car l’homme doit nécessairement avoir foi en un autre homme, dans les promesses et les témoignages, et dans les autres choses de ce genre nécessaires à l’homme pour vivre en société; donc la foi est très nécessaire au genre humain.



Réponse:

co.1. Il faut dire que la foi a quelque chose de commun avec l’opinion aussi bien qu’avec la science et l’intelligence, à raison de quoi Hugues de Saint-Victor l’établit comme terme moyen entre l’opinion et l’intelligence, ou la science. Elle a de commun avec l’intellect et la science un assentiment certain et fixe, dans lequel elle diffère de l’opinion qui admet l’une de deux choses opposées avec la crainte de l’autre, et du doute qui flotte entre deux choses contraires; mais elle a cela de commun avec l’opinion qu’elle se rapporte aux choses qui ne sont pas naturellement accessibles à l’intellect, en quoi elle diffère de la science et de l’intellect. Or, qu’une chose ne soit pas apparente à l’intellect humain, c’est ce qui peut arriver de deux manières, comme il est dit dans le II° livre de la Métaphysique, par le défaut des choses cognoscibles, ou par le défaut de notre intellect. Par le défaut des choses, comme dans les singuliers et les contingents qui sont étrangers à nos sens, telles que les actions, les pensées et les paroles des hommes. Ces choses sont d’une nature telle qu’elles peuvent être connues de l’un et inconnues des autres. Et comme dans la société des hommes il faut qu’un homme se serve d’un autre comme de lui-même, dans les choses où il ne peut se suffire, il est par conséquent nécessaire qu’il adopte ce que sait un autre, et qu’il ignore lui-même comme ce qu’il sait lui-même; c’est là la raison pour laquelle la foi est nécessaire dans la société humaine, cette foi par laquelle un homme croit à la parole d’un autre homme. C’est là le fondement de la justice, comme le dit Cicéron dans le livre de Offic. C’est pour cela qu’il n’y a pas de mensonge qui ne soit un péché, puisque tout mensonge est une atteinte à cette foi si nécessaire.

co.2. Il y a des choses qui ne sont pas apparentes par le défaut de notre nature, comme les choses divines et nécessaires qui sont très connues, suivant la nature. C’est pourquoi nous ne sommes pas tout d’abord propres à les apercevoir, puisqu’il faut nécessairement partir de choses moins connues et postérieures, suivant la nature pour arriver à des choses naturellement plus connues et antérieures. Mais parce que ce n’est pas par le moyen des choses que nous ne connaissons qu’ultérieurement que nous sont connues les choses que nous connaissons tout d’abord, il faut aussi que nous ayons d’abord une certaine connaissance des choses qui sont plus connues par elles-mêmes, ce qui ne peut se faire que par la foi. Cela se voit aussi dans les sciences, parce que la science qui traite des causes les plus relevées, à savoir la métaphysique, est la dernière qui se présente à l’homme pour opérer la connaissance, et cependant dans les sciences préliminaires il faut supposer certaines choses qui sont parfaitement connues: aussi dans toutes les sciences il y a des choses supposées qu’il faut croire. Donc la fin de la vie humaine étant la béatitude qui consiste dans la pleine connaissance des choses divines, il est nécessaire, pour conduire la vie humaine au bonheur, d’avoir tout d’abord la foi des choses divines dont on aura la pleine connaissance dans la suprême perfection de l’homme.

co.3. Pour connaître parfaitement quelques-unes de ces choses, il est possible d’y parvenir par le moyen de la raison, dans les conditions de la vie présente; et quoiqu’on en puisse avoir la science, et que quelques-uns même la possèdent, il est néanmoins nécessaire d’avoir la foi pour cinq raisons que détermine le rabbin Moïse.

A cause de la profondeur et de la subtilité de la matière qui cache les choses divines à l’intelligence humaine. C’est pourquoi, afin que l’homme ne soit pas privé d’une connaissance quelconque de ces choses, il a été pourvu à cela en les lui faisant connaître par la foi. Aussi il est dit dans l’Ecclés., (Qo 7,25): "Qui pourra connaître cette sublimité et cette profondeur?"

A raison de l’infirmité de l'intellect humain au commencement. En effet, il ne se perfectionne qu’avec le temps, aussi, afin qu’il ne soit privé en aucun temps de la connaissance de Dieu, il a besoin de la foi, qui lui donne dès le principe la notion des choses divines.

A cause de plusieurs préliminaires qui sont requis pour avoir la connaissance de Dieu par la voie de la raison. En effet, il est nécessaire pour cela de posséder la connaissance de presque toutes les sciences, puisque toutes ont pour but la connaissance des choses divines; or il n’y en a qu’un bien petit nombre qui sont capables d’acquérir ou acquièrent en effet cette connaissance. C’est pourquoi, afin que la multitude des hommes ne soit pas privée de la connaissance divine, il y a été pourvu d’en-haut par la foi.

Parce qu’il y a une foule d’hommes qui, par leur nature, ne sont pas susceptibles de perfectionner leur intelligence par la raison ou avec le secours de la raison; c’est pourquoi, afin qu’ils ne soient pas privés de la connaissance de Dieu, ils ont la ressource de la foi.

A raison des occupations multipliées qui incombent aux hommes, et leur rendent impossible l’acquisition, par le moyen de la raison des notions qu’il leur est nécessaire d’avoir sur Dieu. Pour cette raison il a été pourvu à cela par la foi, et cela relativement à ce que quelques-uns savent et qui est proposé à la croyance des autres.

co.4. Quant il se rencontre des choses divines dont la raison est impuissante à nous donner la pleine connaissance, telle que la trinité et l’unité en Dieu, on l’attend alors dans la vie future où on jouira d’une béatitude pleine et entière. Ce n’est point par un droit de sa nature, mais par la seule grâce divine que l’homme obtient cette connaissance. Il est donc nécessaire que, pour se perfectionner dans cette science même, on lui propose d’abord à croire certaines suppositions qui le conduisent à la pleine connaissance de ce qu’il avait commencé par croire, comme il arrive dans les autres sciences, ainsi qu’il a été dit. Aussi est-il dit, (Is 7,9). Interpr. IX, suivant une autre version: Vous ne comprendrez point si vous ne croyez d’abord. Et ces suppositions, ce sont les choses que tout le monde croit, et que nul ne soit et ne comprend dans cette vie.



Solutions:

Il faut donc répondre à la première difficulté que, bien que les choses de la foi soient au-dessus de la portée de l’homme, eu égard aux forces de la nature, elles ne sont pas néanmoins inaccessibles à l’intellect humain éclairé des lumières d’en haut: c’est pourquoi l’homme n’est pas obligé à les scruter avec ses forces propres, mais bien à les connaître par la révélation divine.

A la seconde il faut dire que dans le premier état des choses Dieu établit l’homme dans la perfection de nature qui consiste en ce que l’homme jouisse de tous les droits de sa nature; mais en dehors des droits de la nature il est certaines perfections octroyées au genre humain par la seule grâce divine, la foi entre autre comme on le voit par l’Epître aux Ephésiens, (Ep 2,28), où il est dit de la foi qu’elle est un don de Dieu.

A la troisième il faut dire que quiconque tend à la béatitude doit nécessairement connaître où et comment il lui faut la chercher, ce qui ne peut se faire plus facilement que par la foi, puisque les recherches de la raison ne peuvent parvenir à ce résultat que par la connaissance préalable de plusieurs choses qu’il n’est pas facile de savoir. On ne le pourrait non plus avec moins de danger, puisque l’erreur se glisse facilement dans les investigations de l’homme à raison de la faiblesse de notre intellect; cette vérité se montre clairement aussi d’après les philosophes eux-mêmes qui, recherchant par le moyen de la raison le but de la vie humaine, et ne trouvant pas le moyen d’y arriver, sont tombés dans une foule de honteuses erreurs, et se sont montrés si peu d’accord entre eux qu’à peine s’en est-il trouvé deux ou trois du même sentiment, tandis que la foi réunit dans un même sentiment même des peuples nombreux.

A la quatrième il faut dire que lorsqu’on donne son assentiment à ce que l’on a une fois appris, il doit y avoir quelque chose qui détermine cet assentiment, comme la lumière naturelle pour l’assentiment donné aux premiers principes connus per se, la vérité de ces principes pour l’assentiment donné aux conclusions connues, et quelque vraisemblance pour un assentiment donné à ce que nous conjecturons; si tous ces motifs sont assez forts, ils nous portent à croire, en tant que la raison vient en aide à la foi. Mais ce qui incline à donner son assentiment aux principes conçus ou aux conclusions connues est un motif suffisant, lequel conséquemment détermine impérieusement l’assentiment et suffit pour juger des choses auxquelles on adhère. Mais ce qui incline à conjecturer d’une manière quelconque, ou même fortement, n’est pas un mobile suffisant de la raison, aussi n’entraîne t-il pas l’assentiment et n’est pas un moyen de porter un jugement parfait sur les choses auxquelles on adhère. C’est pourquoi dans la foi par laquelle nous croyons en Dieu, il y a non seulement la connaissance des choses auxquelles on donne son assentiment, mais encore quelque chose qui incline à donner cet assentiment, et c’est là une certaine lumière qui est l’habitude de la foi infuse d’en haut dans l'âme humaine: or cela est plus propre à déterminer l’assentiment qu’une démonstration quelconque, laquelle sans produire une conclusion fausse, fait souvent tomber l’homme dans l’erreur en lui faisant regarder comme démonstration ce qui n’en est pas. C’est aussi plus propre à ce résultat que la lumière naturelle elle-même qui détermine notre assentiment aux principes, puisque cette lumière rencontre souvent des obstacles dans l’infirmité du corps, comme on le voit dans les aliénés. Au contraire la lumière de la foi qui est comme une certaine impression de la vérité première dans l’esprit, ne peut pas tromper, de même que Dieu ne peut ni tromper ni mentir; aussi cette lumière est-elle suffisante pour juger. Néanmoins cette habitude n’exerce pas son influence par le moyen de l’intellect, mais plutôt par le moyen de la volonté, c’est pourquoi elle ne fait pas voir les choses que l’on croit, et ne contraint pas l’assentiment, mais elle incline la volonté à consentir. On voit ainsi que la foi vient de Dieu des deux côtés, à savoir du côté de la lumière intérieure qui porte à donner son assentiment, et du côté des choses qui sont proposées extérieurement, lesquelles proviennent de la révélation divine, et qui sont à la connaissance de la foi ce que sont à la connaissance des principes les choses apprises par les sens, parce que des deux parts il y a une détermination quelconque de la cognition. C’est pourquoi, comme la connaissance des principes vient des sens, et ce qui fait connaître les principes est inné, de même la foi vient par l’ouïe, et néanmoins l’habitude de la foi est infuse.

A la cinquième il faut répondre que vivre conformément à la raison c’est le bien de l’homme en tant qu’homme; mais vivre en dehors des prescriptions de la raison peut dans un sens être une défection, comme dans ceux qui vivent selon les sens, et c’est un mal pour l’homme: dans un autre sens c’est excès comme lorsque l’homme est conduit par la grâce divine à ce qui est au-dessus de la raison, et dans ce sens vivre en dehors de la raison ce n’est pas un mal pour l’homme, mais un bien supérieur à l’homme. Telle est la connaissance des choses qui appartiennent à la foi, quoique la foi elle-même ne soit pas de toute manière en dehors de la raison: car la raison naturelle dit qu’il faut donner son assentiment aux choses qui sont de Dieu.






Sur la Trinité de Boèce Pars1 Qu.2 Art.4