Sur la Trinité de Boèce Pars3 Qu.5 Art.2

Article 2: La science naturelle traite t-elle des choses qui sont dans le mouvement et la matière?

Objections:

1. Il semble que la science naturelle ne roule pas sur les choses qui sont dans le mouvement et la matière. En effet la matière est un principe d’individuation, mais il n’y a pas de science des individus, mais bien des seuls universaux, suivant l’opinion de Platon exposée dans Porphyre. Donc la science naturelle ne traite pas des choses de la matière.

2. Outre cela, la science regarde l’intellect; mais l’intellect acquiert ses connaissances par l’abstraction de la matière et des conditions de la matière. Il ne peut donc pas y avoir une science des choses qui ne sont pas abstraites de la matière.

3. De plus dans la science naturelle il s’agit du premier moteur, comme on le voit dans le VIIIe livre de la Métaphys. Mais le premier moteur est dégagé de toute matière. Donc la science naturelle ne traite pas seulement des choses de la matière.

4. De plus toute science roule sur les choses nécessaires, mais tout ce qui se meut, comme tel est contingent, ainsi que cela est prouvé dans le neuvième livre de la Métaphysique. Donc il ne peut y avoir aucune science des choses mobiles, et par là il ne peut pas y avoir de science naturelle.

5. De plus rien d’universel ne se meut, car ce n’est pas l’homme en général qui est guéri, mais bien tel homme, comme il est dit au commencement de la Métaphysique; mais toute science roule sur les universaux : donc la science naturelle ne s’occupe pas des choses qui sont en mouvement.

6. De plus dans la science naturelle on traite de certaines choses qui ne sont pas sujettes au mouvement, telle que l’âme, comme on le prouve au commencement du traité de l’Âme, et la terre, comme on le prouve aussi dans le second chap. Coeli et mundi [Le Ciel et le monde]. Toutes les formes naturelles ne sont ni produites, ni corrompues, et par la même raison ne se meuvent pas autrement que par accident, comme on en voit la preuve dans le VIIe livre de la Métaphysique Donc toutes les choses dont s’occupe la philosophie n’appartiennent pas au mouvement.

7. De plus, toute créature est sujette au changement, puisque l’immutabilité ne convient qu’à Dieu, comme le dit saint Augustin. Si donc il est du ressort de la science naturelle de s’occuper des choses qui sont douées de mouvement, elle pourra s’occuper de toutes les créatures, ce qui paraît évidemment faux.



Cependant:

A l’encontre de tout cela nous disons: il appartient à la philosophie naturelle de s’occuper des choses naturelles, mais il y a des choses naturelles dans lesquelles existe le principe du mouvement; or partout où il y a mouvement, il y a matière, comme on le dit dans le livre Xe de la Métaphysique. Donc la science naturelle traite des choses qui se trouvent dans le mouvement et la matière.

De plus il doit y avoir une science spéculative des choses douées de mouvement et matérielles, sans quoi l’étude de la philosophie qui est la connaissance de l’être serait imparfaite; mais il n’y a à cet égard nulle autre science spéculative, parce qu’on ne peut considérer comme telles ni la science mathématique, ni la physique. C’est donc la science naturelle qui s’en occupe.

De plus, c’est aussi ce qui résulte de l’enseignement d’Aristote dans le VIe livre de la Métaphysique et le IIe de la physique.



Réponse:

co.1. Il faut dire que la difficulté de cette question a contraint Platon à faire de l’idéologie; car, comme dit Aristote, persuadé que toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel, suivant l’opinion de Cratulas Eraclite, et estimant par là qu’il ne pouvait y avoir de science de ces choses, il a imaginé certaines substances séparées des choses sensibles qui seraient l’objet des sciences et le sujet des définitions : mais le vice de cette opinion vient de ce qu’il n’a point distingué ce qui est par soi de ce qui est par accident, et par conséquent la plupart du temps les sages eux-mêmes se trompent sur les accidents, comme il est dit dans les Elenchi. Or, ainsi qu’on le prouve dans le livre VIIIe de la Métaphysique, comme il se trouve dans la nature sensible quelque chose d’entier, c’est-à-dire de composé, aussi bien que sa raison, c’est-à-dire sa forme, ce composé est passible par soi de génération et de corruption, et non sa forme, mais bien par accident. Ce n’est pas en effet la maison qui est construite, mais telle maison, comme il est dit au même endroit. Or chaque chose peut être considéré sous toutes les choses qui lui sont comparées non per se, et par conséquent les formes et les raisons des choses, bien qu’étant dans le mouvement, sont sans mouvement, considérées en elles-mêmes; et ainsi il y a des sciences et des définitions de ces choses, comme le dit Aristote au même endroit.

co.2. Mais les sciences des substances sensibles ne sont pas fondées sur la connaissance de quelques substances séparées des sensibles, comme on le prouve au même endroit. Or ces raisons envisagées par les sciences qui roulent sur les choses, l’étant en dehors du mouvement, doivent être nécessairement considérées sans les choses en vertu desquelles le mouvement convient aux choses mobiles. En conséquence, comme tout mouvement se mesure par le temps, et le premier mouvement étant un mouvement local en l’absence duquel il n’existe aucun autre mouvement, en raison de cela il doit y avoir quelque chose de mobile qui est hic et nunc. Or cela suit la chose mobile en tant qu’elle est individuée par la matière existant sous des dimensions désignées. C’est pourquoi il faut que ces raisons, en vertu desquelles il peut y avoir des sciences des choses mobiles, soient considérées en dehors de la matière caractérisée et de toutes les choses qui la suivent, mais non en dehors de la matière non caractérisée, parce que de sa notion dépend la notion de la forme qui détermine la matière; par conséquent la raison de l’homme signifiée par la définition, suivant laquelle procède la science, est considérée indépendamment de telle chair et de tels ossements, mais non indépendamment de la chair et des os d’une manière absolue. Et comme les choses singulières renferment dans leur raison la matière caractérisée et les universelles la matière commune, ainsi qu’il est dit dans le livre VII de la Métaphysique, il en résulte que l’abstraction dont nous venons de parler n’est pas absolument l’abstraction de la forme de la matière, mais bien l’abstraction de l’universel du particulier.


co.3. Ces sortes de raisons ainsi abstraites peuvent donc se considérer sous un double rapport.

Secundum se, et ainsi elles sont considérées sans mouvement et matière caractérisée, et cela ne se rencontre en elles que suivant l’être qu’elles ont dans l’intellect.

Suivant qu’elles sont comparées aux choses dont elles sont les raisons, lesquelles choses sont dans la matière et le mouvement, et ainsi elles sont les principes de leur connaissance, parce que toute chose se connaît par sa forme. C’est ainsi que par le moyen de ces raisons immobiles et considérées, sans matière particulière on acquiert dans la science naturelle la connaissance des choses mobiles et matérielles existant hors de l’âme.



Solutions:

A la première difficulté il faut répondre que la matière n’est un principe d’individuation qu’en tant qu’existant sous des dimensions marquées, et dans ce cas aussi la science naturelle fait abstraction de la matière.

A la seconde il faut dire que la forme intelligible est la quiddité d’une chose, et l’objet de l’intellect est quid, comme il est dit dans le IIIe livre de l’Âme. Or la quiddité d’un composé universel, comme l’homme ou l’animal, renferme en soi la matière universelle et non particulière, comme il est dit dans le livre VII de la Métaphysique. C’est pourquoi l’intellect abstrait communément de la matière caractérisée et de ses conditions, mais non de la matière commune dans la science naturelle, quoique même dans la science naturelle la matière ne soit considérée qu’en vue de la forme. C’est pourquoi la forme est considérée par la science naturelle avant la matière.

A la troisième il faut dire qu’il ne s’agit dans la science naturelle du premier moteur, comme du sujet ou d’une partie du sujet, mais comme du terme où conduit la science naturelle. Or le terme n’est pas de la nature de la chose dont il est le terme, mais il a une certaine habitude à cette chose, comme le terme de la ligne n’est pas la ligne, mais a une certaine habitude à elle: de même le premier moteur a une certaine habitude aux choses naturelles, tout en étant d’une nature différente, Il a une habitude à elles en tant qu’il leur communique le mouvement, et ainsi il tombe dans la considération de la science naturelle, non suivant lui-même, mais comme moteur.

A la quatrième il faut dire que la science embrasse une chose de deux manières, l’une primairement et principalement, et ainsi la science embrasse les raisons universelles sur lesquelles elle est fondée; sous le second rapport, elle s’occupe de certaines choses d’une manière secondaire, et comme par une certaine réflexion, et ainsi elle appartient aux choses auxquelles appartiennent ces raisons, en tant qu’elle applique ces raisons aux choses même particulières, dont elles aident les forces inférieures. Car celui qui sait use de la raison universelle et comme de la chose connue, et comme d’un moyen d’apprendre. En effet, par la raison universelle d’homme, je peux juger de tel ou tel. Or les raisons universelles des choses sont toutes immobiles, et par conséquent, sous ce rapport, toute science est des choses nécessaires. Mais parmi les choses auxquelles appartiennent ces raisons, quelques-unes sont nécessaires et immobiles, et d’autres contingentes et mobiles, et sous ce rapport on dit que les sciences roulent sur les choses contingentes et mobiles.

A la cinquième il faut dire que, bien que l’universel ne se meuve pas, il est néanmoins la raison de la chose mobile.

A la sixième il faut répondre que l’âme et les autres formes naturelles, quoique ne se mouvant pas par elles-mêmes, se meuvent néanmoins par accident, et sont en outre des perfections des choses mobiles, et sous ce rapport tombent dans le domaine de la science naturelle. Quoique la terre ne soit pas en mouvement dans sa totalité, ce qui lui arrive comme étant dans un lieu naturel où elle est en repos par la même nature, en raison de laquelle elle se meut vers un lieu; néanmoins ses parties se meuvent vers un lieu quand elles sont hors de leur lieu propre, et ainsi, à raison du repos du tout et du mouvement des parties, la terre tombe dans le domaine de la science naturelle.

A la septième il faut dire que la mutabilité qui convient à toute créature ne vient pas de quelque mouvement naturel, mais de la dépendance de Dieu dont l’abandon leur ferait perdre ce qui constitue leur essence. Or cette dépendance est du domaine de la science métaphysique plutôt que de la science naturelle; quant aux créatures spirituelles, elles ne sont muables que par élection. Cette mutation n’appartient pas à la science naturelle, mais bien plutôt à la science divine.



Article 3: Les sciences mathématiques s’exercent-elles en dehors du mouvement et de la matière?

Objections:

1. Il semble que la science mathématique ne s’exerce pas en dehors de la matière dans les choses qui ont l’être dans la matière. En effet, la vérité consistant dans l’adéquation d’une chose à l’intellect, il doit y avoir nécessairement une fausse vue, quand une chose est considérée autrement qu’elle est. Si donc toutes les choses qui sont dans la matière sont considérées en mathématiques en dehors de la matière, cette appréciation sera fausse, et ainsi il n’y aura pas de sciences, puisque toute science s’exerce sur les choses vraies.

2. De plus, suivant Aristote, dans I Posteriorum, c’est le propre de toute science de considérer le sujet et les parties du sujet; mais la matière est une partie de toutes les choses matérielles suivant l’être. Donc il ne peut se faire qu’une science s’occupe des choses qui sont dans la matière, sans s’occuper de la matière.

3. En outre, toutes les lignes droites sont de la même espèce; mais le mathématicien considère les lignes droites en les nombrant, autrement il ne s’occuperait pas du triangle et du quadrangle; donc il envisage les lignes sous le rapport de leur différence numérique et de leur accord spécifique. Mais le principe de différence pour les choses qui s’accordent dans l’espèce, c’est la matière, comme on peut le voir clairement par tout ce qui a été dit. Donc la matière est du domaine des mathématiques,

4. nulle science qui abstrait complètement de la matière ne démontre par une cause matérielle, mais on fait en mathématiques certaines démonstrations qui ne peuvent se ramener qu’à une cause matérielle, comme lorsqu’on démontre quelque chose d’un tout par ses parties. En effet les parties sont la matière du tout, comme il est dit dans le livre II de la Physique. C’est pourquoi, dans II Posteriorum, on ramène à une cause matérielle la démonstration par laquelle on démontre que l’angle qui se trouve dans un demi-cercle est droit, parce que chacune de ses deux parties est à moitié droite. Donc la science mathématique n’abstrait pas complètement de la matière.

5. De plus, le mouvement ne peut pas être sans la matière; mais le mathématicien doit observer le mouvement, parce que le mouvement se mesurant suivant l’espace, il semble s’occuper par la même raison, et suivant la même science, de la quantité de l’espace qui appartient au mathématicien, et de la quantité du mouvement. Donc le mathématicien ne néglige pas tout à fait l’observation de la matière.

6. De plus l’astrologie est une certaine partie des mathématiques, comme aussi la science du mouvement de la sphère, des poids, et la musique, toutes choses en lesquelles ou s’occupe du mouvement et des choses mobiles; donc la science mathématique n’abstrait pas totalement de la matière et du mouvement.

7. De plus, la science naturelle roule tout entière sur la matière et le mouvement; mais il y a des conclusions qui se démontrent en commun par le mathématicien et le naturaliste, comme, par exemple, la rotondité de la terre et sa position au milieu du ciel. Donc il ne peut pas se faire que la science mathématique fasse abstraction complète de la matière. Si l’on dit qu’elle abstrait uniquement de la matière sensible, je répondrai que la matière sensible est la matière particulière, parce que le sens des particuliers est ce dont toutes les sciences font abstraction; donc on ne doit pas plus appeler abstraites les considérations mathématiques que certaines des autres sciences.

8. De plus Aristote dit qu’il y a trois choses, dont la première regarde le mobile et le corruptible, la seconde le mobile et l’incorruptible, et la troisième l’immobile et l’incorruptible. La première appartient à la science naturelle, la seconde à la science mathématique, la troisième à la science divine, comme Ptolémée l’expose au commencement de l’Almageste; donc la science mathématique s’occupe du mobile.


Cependant:

On oppose à cela ce que dit Aristote dans le livre VI de la Métaphysique.

De plus il y a certaines choses qui, bien que dans la matière, ne reçoivent pas la matière dans leur définition, comme ce qui est courbe diffère en cela de ce qui est camus. Mais c’est le propre de la philosophie de s’occuper de tous les êtres. Il faut donc qu’une partie s’occupe de la spécialité de l’être, et c’est ce que fait la science mathématique qui n’appartient à nulle autre chose.

De plus, les choses qui sont antérieures suivant l’intellect, peuvent être considérées sans postérieurs; mais les mathématiques sont avant la science naturelle qui s’occupe du mouvement et de la matière, car elle n’est qu’une addition aux mathématiques, comme il est dit dans le troisième livre Coeli et mundi [Le Ciel et le monde]; donc les opérations mathématiques peuvent se faire sans mouvement et sans matière.


Réponse:

co.1. Pour élucider cette question, il faut savoir que l’intellect peut abstraire par son opération. Il faut donc savoir, suivant Aristote dans le IIIe livre de l’Âme, qu’il y a une double opération de l’intellect, l’une appelée l’intelligence des indivisibles par laquelle on connaît de chaque chose ce qu’elle est, l’autre par laquelle il compose ou divise en formant une énonciation affirmative ou négative, et ces deux opérations répondent à deux points qui sont dans les choses.

Et d’abord la première opération regarde la nature même de la chose suivant laquelle une chose conçue acquiert un certain degré dans les êtres, soit que la chose soit complète, comme un tout quelconque, soit qu’elle soit incomplète, comme un tout ou un accident.

La seconde opération regarde l’être même de la chose, lequel résulte de l’agrégation des principes de la chose dans les composés, ou accompagne la simple nature de la chose, comme dans les substances simples. Et comme la vérité de l’intellect vient de sa conformité avec la chose, il est clair que suivant cette seconde opération l’intellect ne peut vraiment abstraire ce qui est uni suivant la chose, car l’abstraction signifie qu’il y a séparation suivant l’être même de la chose, comme si j’abstrais l’homme de la blancheur en disant: l’homme n’est pas blanc, j’exprime que la séparation existe dans la chose. D’où il suit que si l’homme et la blancheur ne sont pas séparés suivant la chose, l’intellect sera faux. Donc par cette opération l’intellect ne peut vraiment abstraire que ce qui est séparé quant à la chose, comme lors qu’on dit: L’homme n’est pas âne. Mais il peut suivant la seconde opération abstraire ce qui n’est pas séparé quant à la chose, non pas tout, mais bien certaines choses. En effet, chaque chose étant intelligible suivant ce qu’elle est actu, ainsi qu’il est dit dans le Xe livre de la Métaphysique, il faut que la nature ou la quiddité de la chose soit conçue ou suivant qu’elle est un certain acte, comme il arrive à l’égard des formes ou des substances simples, ou suivant ce qui est son acte, comme les substances composées par leurs formes; ou suivant ce qui lui tient lieu d’acte comme dans la matière première par habitude à la forme et le vide, par privation d’objet localisé, et c’est là ce qui fournit sa raison à chaque nature. Lors donc que ce qui constitue la raison d’une nature et la fait concevoir est coordonné à quelque autre chose dont il dépend, il est constant alors que cette nature ne peut être conçue sans cette autre chose, soit qu’elle soit unie de cette union qui joint la partie au tout, comme le pied ne peut être conçu sans l’intellect d’animal, parce que ce qui donne au pied la condition de pied dépend de ce qui constitue l’animal; soit qu’elle soit unie par le mode qui unit la forme à la matière, comme la partie du composé ou l’accident au sujet, comme on ne peut concevoir un camus sans nez; soit aussi qu’il y ait séparation quant à la chose, comme le père ne peut être conçu sans l’intellect de fils, quoique ces relations se rencontrent en choses différentes. Mais si l’un ne dépend pas de l’autre suivant ce qui constitue la raison de la nature, alors une chose ne peut être abstraite de l’autre par l’intellect, de manière à être conçue sans cette autre chose, non seulement lorsqu’il y a séparation quant à la chose, comme homme et pierre, mais même lorsqu’il y a union quant à la chose, soit de l’union qui réunit la partie au tout, comme la lettre peut être conçue sans la syllabe, l’animal sans le pied, mais non réciproquement, soit qu’il y ait conjonction suivant le mode qui unit la forme à la matière, l’accident au sujet, comme la blancheur peut être conçue sans l’homme et vice versa.

co.2. Ainsi l’intellect distingue une chose de l’autre en elle-même, comme aussi suivant les opérations. Parce que en vertu de l’opération par laquelle il compose et divise, il distingue une chose de l’autre, parce qu’il conçoit qu’une chose n’est pas dans l’autre. Au contraire dans l’opération par laquelle il conçoit ce qu’est chaque chose, il distingue une chose de l’autre lorsqu’il conçoit ce qu’est telle chose sans s’occuper de l’autre et examiner si elle est unie ou séparée. Aussi cette distinction ne prend pas proprement le nom de séparation, mais bien l’autre. Mais cette distinction s’appelle très bien abstraction, dans le cas seul néanmoins où les choses dont une est conçue sans l’autre sont unies suivant la chose. En effet, on ne dit pas que l’animal est abstrait de la pierre, si l’animal est conçu sans l’intellect de pierre. C’est pourquoi l’abstraction ne pouvant exister à proprement parler que par rapport; aux choses unies secundum rem, suivant les deux modes de conjonctions dont nous avons parlé, c’est-à-dire de la partie et du tout, de la forme et de la matière, il y a deux sortes d’abstractions, l’une qui abstrait le tout de ses parties, l’autre qui abstrait la matière de la forme. Or on peut abstraire de la matière la forme dont la raison essentielle ne dépend pas de telle matière; au contraire on ne peut pas abstraire par l’intellect une forme d’une matière dont dépend la raison de son essence. C’est pourquoi, comme tous les accidents se comparent à la substance comme la forme à la matière, et comme la raison de tout accident dépend de la substance et y est coordonnée, il est impossible de séparer de la matière une pareille forme. Mais les accidents se produisent dans une substance en un certain ordre. C’est d’abord la quantité, puis la qualité, ensuite les passions et les mouvements. Aussi on peut concevoir la quantité dans la substance avant d'y concevoir des qualités sensibles à cause desquelles on appelle la matière sensible, et ainsi la quantité suivant la raison de sa substance ne dépend pas de la matière sensible, mais uniquement de la matière intelligible. Car, en écartant les accidents la substance n’est compréhensible que par l’intellect, par la raison que les puissances sensibles ne s’étendent pas jusqu’à la compréhension de la substance. C’est de ces abstractions que s’occupent les mathématiques qui considèrent les quantités et ce qui accompagne les quantités, comme la figure et autres choses semblables.

co.3. Le tout même ne peut être abstrait de certaines parties. Il y a, en effet, certaines parties dont dépend la raison du tout, comme lorsque l’être d’un tel tout dépend de telles parties, de même que la syllabe par rapport à la lettre, le corps mixte par rapport aux éléments: ces sortes de parties sont appelées spécifiques et formelles sans lesquelles on ne peut concevoir le tout, puisque elles se trouvent dans sa définition. Il y a d’autres parties qui se rapportent au tout en tant que tel, comme le demi-cercle au cercle. Car il arrive dans le cercle qu’en le divisant on peut prendre deux de ses parties égales ou inégales ou plusieurs, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour le triangle dans lequel se trouvent trois lignes parce que c’est là ce qui constitue le triangle. De même il convient per se à l’homme d’avoir une âme raisonnable et un corps composé de quatre éléments, c’est pourquoi on ne peut concevoir l’homme sans ces parties: mais ici il faut mettre dans la définition de l’homme ce qui constitue les parties spécifiques et formelles. Mais le doigt, le pied, la main et autres parties semblables se trouvent en dehors de l’intellect de l’homme, aussi la raison essentielle de l’homme n’en dépend pas, et il peut être conçu sans ces parties. En effet, qu’il ait des pieds ou non, pourvu qu’on trouve en lui une âme raisonnable et un corps composé des quatre éléments par une combinaison propre, requise par une telle forme, il y a un homme. Ces parties sont dites parties matérielles qui ne sont point mises dans la définition du tout, mais bien au contraire, et c’est ainsi que se trouvent par rapport à l’homme toutes les parties caractérisées, comme telle âme, tel corps, telle figure, etc. En effet, ce sont des parties de la matière qui sont des parties de Socrate ou de Platon, mais non de l’homme en tant qu’homme. Par conséquent l’intellect peut abstraire l’homme de ces parties, et une semblable abstraction est une abstraction de l’universel du particulier.

co.4. De cette façon il y a deux abstractions de l’intellect: l’une répond à l’union de la forme et de la matière, ou de l’accident et du sujet, celle-ci est l’abstraction de la forme de la matière sensible. L’autre répond à l’union du tout et de la partie et à celle-ci répond l’abstraction de l’universel du particulier, laquelle est l’abstraction du tout dans laquelle on considère d’une manière absolue une nature quelconque suivant sa raison essentielle en dehors de toutes les parties qui ne sont pas des parties spécifiques, mais bien des parties accidentelles. Or il ne se trouve pas d’abstractions qui leur soient opposées et par lesquelles la partie soit abstraite du tout, ou la matière de la forme; parce la partie ne peut être abstraite du tout par l’intellect, si elle est une des parties de la matière dans la définition desquelles se trouve placé le tout: elle peut aussi être sans le tout si elle est une des parties spécifiques, comme la ligne sans le triangle, la lettre sans la syllabe ou l’élément sans le corps mixte. Quant aux choses qui peuvent être séparées relativement à l’être, c’est plutôt la séparation qui a lieu que l’abstraction. De même lorsque nous disons que la forme est abstraite de la matière, on n’entend pas la forme substantielle, parce que la forme substantielle et la matière se correspondent, sont dépendantes l’une de l’autre, de sorte que l’une ne peut être conçue sans l’autre, par la raison qu’un acte propre s’opère dans la matière propre; on entend la forme accidentelle, qui est la quantité et la figure de laquelle la matière sensible ne peut être abstraite par l’intellect, puisque l’on ne peut concevoir les qualités sensibles sans avoir préalablement conçu la quantité, comme on le voit dans la superficie et la couleur, et on ne peut pas non plus concevoir un sujet du mouvement dont on ne conçoit pas le quantum. Or la substance qui est la matière peut être intelligible sans la quantité; c’est pourquoi la considération de la substance sans la quantité appartient plutôt au genre de la séparation que de l’abstraction.

co.5. Ainsi donc dans l’opération de l’intellect se trouve une triple distinction,

l’une suivant l’opération de l’intellect qui compose et qui divise, laquelle est appelée proprement séparation; et celle-ci convient à la science divine ou à la métaphysique.

Une autre suivant l’opération qui forme les quiddités des choses, laquelle est une abstraction de la matière sensible; elle convient à la métaphysique.

La troisième suivant l’opposition de l’universel au particulier; celle-ci convient aussi à la physique et est commune à toutes les sciences, parce que dans toute science on met de côté ce qui est per accidens en prenant ce qui est per se.

Et comme il y en a qui n’ayant pas compris la différence des deux dernières choses à la première sont tombés dans l’erreur et ont avancé que les mathématiques et les universaux étaient séparés des sensibles, à l’exemple des Pythagoriciens et des Platoniciens.

Solutions:

Il faut répondre à la première difficulté que le Mathématicien dans ses abstractions ne considère pas les choses autrement qu’elles sont. En effet, il ne conçoit pas l’existence de la ligne sans la matière sensible, mais il considère la ligne et ses passions sans considérer la matière sensible, et de cette manière il n’y a pas dissonance entre l’intellect et la chose, parce que même suivant la chose ce qu’il y a dans la nature de la ligne ne dépend pas de ce qui fait que la matière est sensible, mais bien au contraire, et ainsi il est évident qu’il n’y a pas de fausseté dans les abstractions, comme il est dit dans le IIe livre de la Physique.

A la seconde il faut dire que l’on appelle matériel non seulement ce qui a une partie matière, mais ce qui a l’être dans la matière; suivant ce mode la ligne sensible peut être appelée quelque chose de matériel. Cela n’empêche pas que la ligne puisse être conçue sans matière sensible. Car la matière sensible n’est pas comparée à la ligne comme une partie, mais comme le sujet dans lequel elle a l’être, il en est de même de la surface et du corps. En effet le mathématicien ne considère pas le corps qui est dans le genre de la substance suivant que sa partie est matière, mais suivant qu’il est perfectionné par trois dimensions dans le genre de la quantité, et ainsi il est comparé au corps qui est dans le genre de la substance, dont une partie est la matière physique, comme l’accident au sujet.

A la troisième il faut dire que la matière n’est pas un principe de diversité suivant le nombre, si ce n’est sous ce rapport que divisée en plusieurs parties et prenant dans chaque partie une forme de même condition, elle constitue plusieurs individus de la même espèce. Or la matière ne peut être divisée que d'après une quantité préalablement supposée, laquelle étant écartée, toute la substance reste indivisible; et ainsi c’est par la quantité que se diversifient les choses qui sont d’une seule espèce. Cela convient à la quantité comme inhérent à sa nature par laquelle il a une différence constitutive, ce qui n’est autre chose que l’ordre des parties. C’est pourquoi après avoir abstrait par l’intellect la quantité de la matière sensible, il arrive que l’on imagine encore des choses diverses suivant le nombre d’une seule espèce, comme plusieurs triangles équilatéraux, et plusieurs ligne droites égales.

A la quatrième il faut dire que la science mathématique n’abstrait pas de toute matière, mais seulement de la matière sensible. Or les parties de la quantité d’où est tirée en quelque manière la démonstration qui paraît être tirée d’une cause matérielle, ne sont pas la matière sensible, mais elles appartiennent à la matière intelligible, qui se trouve même dans les mathématiques, comme on le voit dans le livre VII de la Métaphysique.

A la cinquième il faut dire que le mouvement suivant sa nature n’appartient pas au genre de la quantité, mais participe d’ailleurs en quelque chose à la nature de la quantité, suivant que la division du mouvement se prend d’après la division de l’espace ou d’après la division du mobile. En conséquence il n’appartient pas aux mathématiques de considérer le mouvement, mais néanmoins les principes mathématiques peuvent s’appliquer au mouvement, et par conséquent en raison de ce que les principes de la quantité s’appliquent au mouvement, le naturaliste doit s’occuper de la division du continu et du mouvement, comme on le voit dans le livre VI de la Physique. Dans les sciences qui tiennent le milieu entre la science mathématique et la science naturelle, on traite des mesures des mouvements, comme dans les sciences sur le mouvement des sphères et dans l’astrologie.

A la sixième il faut dire que dans les composés les simples se conservent aussi bien que leurs propriétés, quoique par un moyen différent. Comme les qualités propres des éléments et leurs mouvements propres se trouvent dans le corps mixte, néanmoins ce qui est le propre des composés ne se trouve pas dans les simples. C’est la raison pour laquelle plus les objets d’une science quelconque sont abstraits et simples, plus ses principes sont applicables aux autres sciences: aussi les principes mathématiques sont applicables aux sciences naturelles, mais non réciproquement, par la raison que la physique suppose la science mathématique, et non vice versa, comme on le voit dans le IIIe livre coeli.C’est pour cela qu’il y a trois ordres de sciences relativement aux choses naturelles et mathématiques. Il y en a en effet qui sont purement naturelles et qui considèrent les propriétés des choses naturelles en tant que telles, comme la physique, l’agriculture et autres. D’autres sont purement mathématiques et déterminent les quantités d’une manière absolue, comme la géométrie pour les grandeurs, et l’arithmétique pour les nombres. D’autres sont intermédiaires et appliquent les principes mathématiques aux choses naturelles, comme la musique et l’astrologie, qui ont cependant plus d’affinité avec les mathématiques, parce que ce qu’il y a de physique dans leur étude est comme naturel, et ce qui est mathématique est comme formel. Comme la musique considère les sons non en tant que sons, mais en tant qu’ils sont proportionnables suivant des nombres, et il en est ainsi dans les autres; en conséquence ils démontrent leurs conclusions sur les choses naturelles, mais par des moyens mathématiques : aussi rien n’empêche qu’ils regardent la matière sensible puisqu’elles communiquent avec la science naturelle. En tant que communiquant avec les mathématiques elles sont abstraites.

A la septième il faut dire que les sciences intermédiaires dont il a été question communiquent avec la science naturelle suivant ce qu’il y a de matériel dans leurs observations, et en diffèrent suivant ce qu’il y a de formel; c’est pourquoi rien n’empêche que ces sciences aient les mêmes conclusions que la science naturelle, cependant elles n’emploient pas les mêmes moyens de démonstration, si ce n’est suivant qu’elles sont mixtes, et l’une use quelquefois de ce qui appartient à l’autre, comme la science naturelle prouve la rotondité de la terre par le mouvement des corps pesants, et l’astrologue par les éclipses de lune.

A la huitième il faut dire, ainsi que le Commentateur au même endroit, qu’Aristote n’a pas l’intention de distinguer ici les sciences spéculatives, parce que la science naturelle s’occupe de quelque mobile que ce soit, corruptible ou incorruptible; tandis que la science mathématique comme telle ne s’occupe d’aucune sorte de mobile. Il a l’intention de distinguer les choses qui sont l’objet des sciences spéculatives dont il faut traiter séparément et par ordre, quoique ces trois genres de choses puissent s’appliquer à trois sciences. En effet, les êtres incorruptibles et immobiles appartiennent positivement à la métaphysique, les êtres mobiles et incorruptibles à raison de leur uniformité et de leur régularité et selon leurs mouvements peuvent être traités suivant les principes mathématiques, ce que l’on ne peut pas dire des mobiles corruptibles. C’est pourquoi le second genre des êtres est attribué à la science mathématique à raison de l’astrologie. Quant au troisième il reste propre à la seule science naturelle; c’est ainsi que le dit Ptolémée.



Sur la Trinité de Boèce Pars3 Qu.5 Art.2