Sur la Trinité de Boèce Pars3 Qu.6 Art.2

Article 2: Dans les choses divines faut-il mettre complètement l’imagination de côté?

Objections:

1. Il semble que dans les choses divines il faut avoir recours aux images. En effet la science divine n’est nulle part donnée plus convenablement que dans l’Ecriture sainte, mais dans la sainte Ecriture nous avons recours aux images à l’égard des choses divines, lorsqu’on décrit ces choses sous les figures sensibles; donc il faut recourir aux images dans les choses divines.

2. De plus, les choses divines ne sont reçues que dans l’intellect c’est pourquoi il faut les traiter intellectuellement comme il a été dit. Mais on ne peut concevoir sans image, ainsi que le dit Aristote, IIe et IIIe livre De anima. Donc il faut des images dans les choses divines.

3. De plus, nous connaissons surtout les choses divines par l’illumination des rayons divins; mais, comme l’a dit saint Denis, I° chap. Cel. Hierarch. [Hiérarchie Céleste]: Les rayons divins ne peuvent nous illuminer autrement qu’à travers l’enveloppe diversifiée des voiles sacrés, et il appelle voiles sacrés les images des choses sensibles; donc dans les choses sensibles il faut avoir recours aux images.

4. De plus, il faut procéder à l'égard des choses sensibles au moyen d’images, mais nous recevons la connaissance des choses divines par des effets sensibles, suivant ce passage aux Rom., (Rm 1,20), Invisibilia, etc... Donc dans les choses divines il faut employer les images.

5. De plus, dans les objets de cognition nous nous réglons surtout par ce qui est un principe de cognition, comme nous le faisons par les sens dans les choses sensibles, lesquels sens sont le principe de nos connaissances. Mais le principe de la cognition intellectuelle en nous c’est l’imagination, puisque les images se pré sentent à notre intellect comme les couleurs à la vue, ainsi qu’il est dit dans le livre IIIe De anima. Donc dans les choses divines il faut en venir aux images.

6. De plus, l’intellect ne faisant pas usage des organes corporels, son action n’est entravée par la lésion d’un organe corporel qu’en tant qu’il a recours à l’imagination; mais la lésion d’un organe corporel, du cerveau par exemple, empêche l’intellect de s’occuper des choses divines; donc l’intellect en considérant les choses divines fait usage d’images.



Cependant (Sed contra):

A tout cela on oppose ce que dit saint Denis dans le chap. I de sa Théologie mystique, en parlant à Timothée: "Quant à vous, mon cher Timothée, mettez de côté les sens dans les visions mystiques." Mais l’imagination ne s’exerce que sur les choses sensibles, puisqu’elle n’est qu’un mouvement produit par les sens en acte, comme il est dit dans le livre IIe De anima. Donc la méditation des choses divines étant tout à fait mystique, nous ne devons pas en cette matière avoir recours aux images.

De plus, dans l’étude de quelque science que ce soit, nous devons éviter ce qui peut y induire en erreur; mais, comme dit saint Augustin dans le livre sur la Trinité, la première erreur que l’on commet sur les choses divines, c’est d’essayer de transporter aux choses divines ce que l’on sait des corps. Donc, l’imagination ne s’exerçant que sur les choses corporelles, il semble que nous ne devons pas avoir recours aux images.

De plus, une vertu intérieure ne s’étend pas à ce qui est propre à une vertu supérieure, comme on le voit dans Boèce, livre V De consolatione [De la consolation]; mais il appartient à l’intellect de connaître les choses divines et les choses spirituelles, aussi bien qu’à l’intelligence, comme il est dit dans le livre De spiritu et anima.Donc, ainsi qu’il est dit dans ce passage, l’imagination étant inférieure à l’intelligence et à l’intellect, il semble que, dans les choses divines qui sont spirituelles, nous ne devons pas recourir aux images.



Réponse:

co.1. Il faut dire qu’il y a deux choses à considérer dans toute connaissance, à savoir, le principe et la fin, ou le terme. Le principe appartient à l’appréhension, et les termes au jugement; c’est là en effet que la connaissance se trouve parfaite. Donc le principe de chacune de nos connaissances se trouve dans les sens, parce que de l’appréhension des sens naît l’appréhension de l’imagination, qui est un mouvement produit par les sens, comme le dit Aristote, de laquelle naît ensuite en nous l’appréhension intellective, puisque les imaginations appartiennent à l’âme intellective comme objets, ainsi qu’il est dit dans le livre III de l’Âme;

co.2. mais le terme de la cognition n’est pas toujours uniforme. Quelquefois, en effet, il réside dans les sens, d’autres fois dans l’imagination, quelquefois dans l’intellect seul. En effet, parfois les propriétés et les accidents de la chose, qui sont démontrés par les sens, expriment suffisamment la nature de la chose, et alors il faut que le jugement porté sur une chose vraie et formé par l’intellect soit conforme à ce que les sens démontrent sur cette chose; de ce genre sont toutes les choses naturelles qui sont déterminées à la matière sensible, c’est pour cela que dans la science naturelle la cognition doit se borner aux sens, de manière que nos jugements sur les choses naturelles soient en rapport avec ce qu’en démontrent les sens, comme on le voit dans le livre Coeli et mundi [Le Ciel et le monde]; et celui qui néglige le témoignage des sens dans les choses naturelles, tombe dans l’erreur. Ces choses sont naturelles qui sont composées de matière sensible et de mouvement, suivant l’être et suivant la spéculation.

co.3. Il y a d’autres choses dont le jugement ne dépend pas de ce qui est perçu par les sens, parce que, bien qu’étant dans la matière sensible suivant l’être, elles sont néanmoins abstraites de la matière sensible, suivant la raison définitive; or le jugement sur chaque chose se forme principalement suivant sa raison définitive; mais comme, suivant la raison définitive, elles ne font pas abstraction de toute matière, mais uniquement de la matière sensible et en écartant les conditions sensibles, il reste toujours quelque chose d’imaginable; c’est pourquoi dans ces sortes de choses le jugement doit se former suivant ce que l’imagination démontre, telles sont les mathématiques. En effet, dans les mathématiques la cognition, à l’égard du jugement, doit se terminer à l’imagination et non aux sens, parce que le jugement mathématique est supérieur à l’appréhension du sens: c’est pourquoi il arrive quelquefois que le jugement n’est pas le même sur la ligne mathématique que sur la ligne sensible, comme en cela que la ligne droite ne touche la sphère que dans un point, ce qui convient à la ligne séparée, et non à la ligne droite dans la matière, comme il est dit dans le livre I De anima.

co.4. Il y en a d’autres qui excèdent et ce qui tombe sous les sens, et ce qui est du domaine de l’imagination, comme les choses qui ne dépendent en rien de la matière, ni suivant l’être, ni suivant la spéculation; aussi la connaissance de telles choses sous le rapport du jugement ne doit se terminer ni à l’imagination, ni aux sens. Néanmoins nous parvenons à connaître ces choses d’après ce que l’on perçoit, par le moyen des sens et de l’imagination, ou par voie de causalité, comme lorsque nous connaissons la cause d’après l’effet, laquelle cause n’a pas la même étendue que l’effet, mais est supérieure, ou par excès, ou par rémotion, lorsque nous séparons de ces choses tout ce que nous percevons par les sens ou par l’imagination: ce sont ces modes de connaître les choses divines d’après les choses sensibles, que suppose saint Denis dans le livre des Noms divins. Nous pouvons donc dans les choses divines faire usage des sens et de l’imagination comme de principes de nos spéculations, mais non comme de termes, tel que par exemple, si nous jugions divines les choses que perçoivent les sens et l’imagination. Or en venir à une chose, c’est arriver à cette chose comme à un terme; aussi dans les choses divines nous ne devons avoir recours ni aux sens, ni à l’imagination. Dans les mathématiques, nous pouvons aller à l’imagination, mais non aux sens; dans les choses naturelles nous pouvons aussi avoir recours aux sens. C’est pour cela que tombent dans l’erreur ceux qui tentent de procéder uniformément dans ces trois parties de la science spéculative.



Solutions:

Sur le premier point il faut donc dire que la sainte Ecriture ne nous propose pas les choses divines sous des figures sensibles, afin que notre intellect s'y fixe, mais afin qu’au moyen de ces choses il s’élève aux choses invisibles ; aussi se sert-elle de figures de choses peu importantes, afin que nous soyons moins exposés à nous y fixer, comme le dit saint Denis dans le chap. II Coeli hierar.

Sur le second point il faut dire que l’opération de notre intellect dans l’état présent n’est pas dégagée d’imagination relativement au principe de cognition, néanmoins il ne faut pas que nos connaissances se bornent toujours à l’imagination, de manière à juger que ce que nous percevons ressemble à l’image qui est pour nous un moyen d’appréhension.

Sur le troisième il faut dire que saint Denis ne parle que du principe de cognition, et non du terme auquel nous parvenons par les effets sensibles des trois manières dont nous avons parlé, je veux dire la connaissance des choses divines; non pourtant de telle sorte que le jugement sur les choses divines doive se former suivant le mode des effets sensibles eux-mêmes.

Sur le quatrième point il faut dire que la raison opère quand le principe de cognition conduit suffisamment à ce que l’on veut connaître, et tel est le principe des sens dans les choses naturelles, mais non dans les choses divines, comme on l’a dit.

Sur le cinquième point il faut dire que l’imagination est le principe de nos connaissances, comme une chose où commence l’opération de notre intellect, non comme quelque chose de transitoire, mais comme quelque chose de permanent, un certain fondement de l'opération intellectuelle; de même qu’il faut que les principes de la démonstration restent permanents dans tout procédé de la science, puisque les imaginations sont comparées à l’intellect comme des objets où il voit tout ce qu’il envisage, ou suivant une représentation parfaite, ou suivant une négation. Par conséquent, quand la connaissance des imaginations est empêchée, la connaissance de l'intellect dans les choses divines doit rencontrer un obstacle absolu. Il est clair, en effet, que nous ne pouvons concevoir Dieu comme les causes des corps, soit au-dessus des corps, soit sans corporéité, à moins d'imaginer des corps; cependant le jugement sur 1es choses divines ne se forme pas suivant l’imagination. C’est pourquoi, quoique l’imagination soit nécessaire dans toute connaissance des choses divines dans l’état présent [secundum statum viae], il ne faut néanmoins jamais s’appuyer sur elle dans les choses divines [numquam tamen ad eam deduci oportet in divinis].



Article 3: Notre intellect peut-il considérer la forme divine elle-même?

Objections:

1. Il semble que nous ne pouvons pas voir la forme divine, au moins dans l’état présent. En effet, saint Denis dit dans l’Epître Ire à Caïus: Si quelqu’un voyant Dieu a conçu ce qu’il a vu, il ne l’a point vu lui-même, mais bien quelque chose qui lui appartient, quelque chose de ce qui existe et est susceptible d’être connu; mais la forme divine est Dieu lui-même; donc nous ne pouvons pas voir sa forme divine.

2. De plus la forme divine est l’essence divine elle-même; mais personne dans cette vie ne peut voir Dieu dans son essence; donc on ne peut non plus voir sa forme.

3. De plus, en voyant la forme d’une chose, on en connaît quelque chose, mais suivant saint Denis, chap. I de la Théologie mystique, notre intellect est uni à Dieu de la manière la plus parfaite, en ne connaissant rien de lui; donc nous ne pouvons pas voir la forme divine.

4. De plus, comme il a été dit, le principe de toutes nos connaissances vient des sens; mais ce que nous connaissons par les sens ne suffit pas pour démontrer la forme de Dieu, ni même de quelqu’une des substances séparées; donc nous ne pouvons pas voir la forme divine.

5. De plus, suivant Aristote, livre II de la Métaphysique, notre intellect est, par rapport à ce qu’il y a de plus évident dans les choses, comme l’oeil du hibou par rapport au soleil; mais l’oeil du hibou ne peut en aucune façon voir le soleil. Donc notre intellect ne peut pas non plus voir la forme divine, ni les autres formes séparées qui sont les plus lumineuses de la nature.



Cependant (Sed contra):

A cela on oppose ce qui est dit dans l’Epître aux Rom. (Rm 1,20) Invisibilia Dei a creatura, etc. Or la forme divine n’est autre chose que la divinité elle-même; donc nous pouvons connaître d’une certaine manière par l’intellect la forme divine elle-même.

De plus, Gen., (Gn 32,30) sur ce passage: "J’ai vu le Seigneur face à face," saint Grégoire dit dans la Glose. Si l’homme ne la voyait pas, la vérité divine, il sentirait qu’il ne peut pas ne pas la voir; mais nous sentons que nous ne pouvons pas connaître parfaitement l’essence divine. Donc nous la voyons d’une certaine façon.

De plus saint Denis, dans le ch. II Coel. Hierarch. [de la hiérarchie céleste], dit que l’esprit humain s’accoutume à s’élever, par le moyen des choses visibles, aux choses du monde supérieur qui ne sont autre chose que les formes séparées. Donc nous pouvons connaître d’une certaine façon les choses séparées.



Réponse:

co.1. Il faut dire qu’une chose est connue de deux manières, quand on sait an est, quand on sait quid est. Pour savoir d’une chose ce qu’elle est, il faut que notre intellect soit conduit à la quiddité de cette chose ou à son essence immédiatement, ou à l’aide de certains moyens qui démontrent suffisamment sa quiddité. Or, dans l’état présent notre intellect ne peut pas pénétrer immédiatement dans l’essence divine et les autres essences séparées, parce qu’il passe immédiatement aux imaginations auxquelles il est comparé comme la vue aux couleurs, ainsi qu’il est dit dans le livre III De anima. De cette manière l’intellect peut concevoir immédiatement la quiddité d’une chose sensible, mais non celle d’une chose intellectuelle. C’est pourquoi saint Denis dit dans le chap. II Coel. Hierar. [Hiérarchie Céleste], que l’analogie en nous ne peut s’étendre immédiatement aux contemplations invisibles; mais il y a certaines choses invisibles dont la quiddité et la nature s’expriment facilement d’après les quiddités connues des choses sensibles, et nous pouvons savoir quid est sur de tels intelligibles, mais médiatement. Comme en sachant ce que c’est qu’homme et ce que c’est qu’animal, on connaît suffisamment l’habitude de l'un à l’autre, et on sait par là ce que c’est que le genre et ce que c’est que l’espèce. Mais les natures sensibles que l’on conçoit n’expriment pas suffisamment l’essence divine, ni même certaines essences séparées, puisqu’elles ne sont pas, naturellement parlant, du même genre; et la quiddité et toutes les dénominations de ce genre se disent presque d’une manière équivoque des choses sensibles et de ces substances: C’est pourquoi saint Denis, II chap. Coel. Hierar., [Hiérarchie Céleste], appelle les similitudes des choses sensibles aux substances immatérielles, des similations dissemblables. Elles se disent d’une autre manière des choses intellectuelles qui possèdent ce qui est attribué d’une certaine manière aux choses sensibles, et ainsi ces substances n’en acquièrent pas une notoriété suffisante par voie de similitude; ni par voie de causalité non plus, parce que ce qui dans ces substances se trouve produit dans les inférieures ce ne sont pas des effets adéquats à leurs vertus, de manière à pouvoir ainsi parvenir à connaître de la cause quod quid est.

co.2. C’est pourquoi dans la vie présente nous ne pouvons en aucune manière savoir le quid est de ces substances, non seulement par voie de cognition naturelle, ni même par voie de révélation, parce que le rayon de la révélation divine nous vient conformément à notre mode d’être, comme dit saint Denis. En effet, quoique par la révélation nous soyons élevés à connaître quelque chose qui sans cela nous resterait inconnu, ce n’est pas néanmoins de manière à en opérer la connaissance autrement que par les choses sensibles; c’est pourquoi saint Denis, dans le chap. I Coel. Hierar., [Hiérarchie Céleste], dit qu’il est impossible que les rayons divins nous éclairent autrement qu’à travers les voiles diversifiés des choses sacrées. Or la voie des sensibles n’est pas suffisante pour nous amener à la connaissance du quid est des substances surnaturelles. Et ainsi il reste à dire que nous ne connaissons les formes immatérielles que sous le rapport an est, et non sous celui du quid est, soit par la raison naturelle tirée des effets des créatures, soit même par la révélation qui s’opère au moyen des similitudes tirées des choses sensibles.

co.3. Il faut savoir cependant qu’on ne peut connaître d’aucune chose an est, sans savoir d’une manière quelconque d’elle quid est, ou d’une connaissance parfaite ou d’une connaissance confuse. C’est pourquoi Aristote dit, I Physique, que les choses définies sont connues antérieurement aux parties de la définition. En effet, il faut que celui qui sait que l’homme existe et qui cherche à savoir ce qu’il est, sache par une définition ce que signifie ce terme d’homme. Cela n’aurait lieu d’aucune manière, s’il ne concevait une chose qu’il sait exister, quoiqu’il ne connaisse pas sa définition. Il conçoit effectivement l’homme suivant la connaissance d’un genre prochain ou éloigné, et de quelques accidents qui paraissent extérieurement par rapport à lui. La connaissance des définitions comme celle des démonstrations doit en effet tirer son origine de quelque connaissance préexistante. Ainsi donc nous ne pouvons savoir sur Dieu et les autres substances immatérielles an est, à moins de savoir à cet égard quid est sous certains rapports, et d’une manière un peu confuse.

co.4. Or cela ne peut avoir lieu par la connaissance de quelque genre prochain ou éloigné, parce que Dieu n’est dans aucun genre, n’ayant pas un quod quid est différent de son être, ce qui est nécessaire dans tous les genres, comme le dit Avicenne. Mais les autres substances immatérielles sont des créatures in genere.Et quoiqu’en les considérant logiquement elles s’accordent avec les choses sensibles dans le genre éloigné, qui est la substance, néanmoins en parlant naturellement elles ne s’accordent pas dans le même genre, pas plus que les corps célestes avec les corps inférieurs. En effet, le corporel et l’incorporel ne sont pas du même genre, comme il est dit, livre X de la Métaphysique. Le logicien considère d’une manière absolue en vertu desquelles rien n’empêche que les choses matérielles s’accordent avec les choses immatérielles, les choses incorruptibles avec les choses corruptibles. Mais le naturaliste et le philosophe transcendant considèrent les essences suivant qu’elles ont l'être dans les choses, et par conséquent, lorsqu’ils rencontrent un mode différent de puissance et d’acte, et par suite un mode différent d’être, ils disent qu’il y a des genres différents. De même aussi Dieu n’a pas d’accident, comme on le prouvera plus bas. Quant aux autres substances immatérielles, si elles ont quelques accidents, ces accidents ne nous sont pas connus,

co.5. conséquemment nous ne pouvons admettre que les substances immatérielles soient connues de nous d’une connaissance confuse par la connaissance du genre et des accidents apparents. Mais au lieu de la connaissance du genre, nous avons dans ces substances la connaissance par négation, comme sachant que ces sortes de substances sont immatérielles, incorporelles, sans figures, et autres choses de cette nature. Et plus nous connaissons de négations à leur égard, moins leur connaissance est confuse en nous, par la raison que la première négation est contractée et terminée par les négations suivantes, comme le genre éloigné par les différences. De même aussi les corps célestes, en tant qu’ils sont d’un genre différent de celui des corps inférieurs, sont mieux connus de nous par les négations, comme n’étant ni pesants, ni légers, ni chauds, ni froids. Et au lieu des accidents nous avons dans les substances susdites leurs habitudes aux substances sensibles, ou suivant la comparaison de la cause à l’effet, ou suivant la comparaison de l’excédant. Ainsi donc nous connaissons an est par rapport aux formes immatérielles, et au lieu de la connaissance quid est, nous avons par rapport à elles la connaissance par causalité et par excès: saint Denis relate aussi ces modes dans le livre De div. Nomin. [des Noms divins]. Et Boèce entend qu’on peut voir la forme divine en écartant toutes les imaginations, mais sans savoir relativement à elle quid est.Telles sont les réponses aux objections résolues par là, parce que les premières raisons procèdent de la connaissance parfaite du quid est, et les autres de la connaissance imparfaite, telle qu’elle a été décrite.


Article 4: Peut-on le faire par le moyen de quelque science spéculative?

Objections:

1. Il semble qu’on peut parvenir à considérer la forme de Dieu par le moyen des sciences spéculatives. En effet, la théologie est une partie de la science spéculative, comme le dit ici Boèce; mais il appartient à la théologie de considérer la forme divine, ainsi qu’on le dit ici; donc on peut parvenir à considérer la forme divine par le moyen des sciences spéculatives.

2. De plus on s’occupe des substances immatérielles dans une science spéculative, comme dans la science divine. Mais en s’occupant d’une substance, une science considère sa forme, parce que toute connaissance s’opère par la forme, et tout principe de démonstration, suivant Aristote, est quod quid est. Donc nous pouvons considérer les formes séparées par le moyen des sciences spéculatives.

3. De plus la suprême félicité de l’homme, suivant Aristote, consiste à concevoir les substances séparées. En effet, la félicité étant l’opération la plus parfaite, elle doit résider dans les meilleures choses du domaine de l’intelligence, ainsi qu’on peut le conclure de ce que dit Aristote, livre X des Ethiques. Car cette félicité dont parlent les philosophes est une opération procédant de la sagesse, puisque la sagesse est la vertu la plus parfaite de la plus parfaite puissance, à savoir l’intellect; or cette opération est la félicité, comme il est dit dans le livre X des Ethiques. Donc les substances séparées sont conçues par la sagesse; mais la sagesse est une sorte de science spéculative, comme on le voit au commencement de la Métaphysique et dans le livre VI des Ethiques. Donc nous pouvons concevoir les substances séparées par le moyen des sciences spéculatives.

4. De plus, ce qui ne peut parvenir à sa fin est inutile; mais la considération de toutes les sciences spéculatives est ordonnée comme à sa fin à la connaissance des substances séparées, parce que ce qu’il y a de plus parfait dans chaque genre, c’est la fin: donc si ces sortes de substances ne pouvaient être conçues par les sciences spéculatives, toutes les sciences seraient vaines, ce qui n’est pas admissible.

5. De plus, tout ce qui est ordonné naturellement à une fin quelconque a des principes antérieurs, au moyen desquels elle peut parvenir à cette fin, car le principe de toutes les notions naturelles, c’est la nature; mais l’homme est naturellement ordonné pour la connaissance des substances immatérielles comme à sa fin, ainsi que l’ont enseigné les prophètes et les philosophes; il a donc en lui certains principes innés de cette connaissance. Mais tout ce que nous pouvons parvenir à connaître par des principes naturellement connus appartient à la considération de quelque science spéculative. Donc la connaissance des substances matérielles appartient à quelques sciences spéculatives.



Cependant (Sed contra):

A cela l’on oppose ce que dit le Commentateur, IIIe livre De anima [de l'âme], que dans cette supposition il s’ensuit ou que les sciences spéculatives ne sont pas encore perfectionnées, puisqu’on n’a pas encore trouvé les sciences au moyen desquelles il nous soit possible de concevoir les sciences séparées, et si c’est par l’ignorance de certains principes que nous ne concevons pas encore ces substances, ou si c’est à raison du défaut de notre nature que nous ne pouvons découvrir ces sciences, il s’ensuit que s’il en est qui soient destinés à découvrir ces sciences, eux et nous sommes hommes d’une manière équivoque; l’une de ces deux choses est improbable et l’autre impossible. Donc il ne peut se faire que ce soit par des sciences spéculatives qu’il nous soit donné de concevoir ces sortes de substances.

De plus, dans les sciences spéculatives on établit les définitions au moyen desquelles on conçoit les essences des choses par voie de définition du genre en différences et par la recherche des causes de la chose et de ses accidents, qui aident. considérablement à connaître quod quid est; mais ici nous ne pouvons acquérir de connaissance sur les substances immatérielles, parce que, comme il a été dit, naturellement parlant, elles ne s’accordent pas dans le genre avec les substances sensibles à nous connues. Or, ou elles n’ont pas de cause, comme Dieu, ou cette cause nous est absolument cachée, comme la cause des anges, dont nous ne connaissons pas non plus les accidents. Donc il ne peut pas y avoir de science spéculative, par le moyen de laquelle nous puissions parvenir à concevoir les substances immatérielles.

De plus, dans les sciences spéculatives les essences des choses se connaissent par la définition; or une définition est un discours composé du genre et des différences des substances, mais leurs essences sont simples, et il ne se trouve pas de composition dans leurs quiddités, comme le disent Aristote et le Commentateur dans le livre IX de la Métaphysique. Donc nous ne pouvons connaître ces substances par le moyen de sciences spéculatives.



Solutions:

co.1. Il faut dire que dans les sciences spéculatives on procède toujours d’une chose antérieurement connue, tant les démonstrations des conclusions que dans l’invention des définitions. En effet, comme on arrive de propositions connues d’abord à la connaissance de la conclusion, de même de la conception du genre et de la différence, et des autres causes d’une chose on arrive à la connaissance de l’espèce. Or il n’est pas possible de procéder à l’infini, parce que dans ce cas toute science serait détruite et dans les démonstrations et dans les définitions, puisqu’il n’est pas possible d’aller au-delà de l’infini. C’est pourquoi toute considération des sciences spéculatives se ramène à certains principes qu’il n’est pas nécessaire à la vérité à l’homme d’apprendre ou de découvrir, pour n’être pas obligé de procéder à l’infini, mais dont il a naturellement la connaissance; tels sont les principes indémontrables de démonstrations. Par exemple: Le tout est plus grand que sa partie, et autres semblables, auxquelles sont ramenées toutes les démonstrations des sciences, et même les conceptions premières de l’intellect, telles que celles de l’être, de l’unité et autres, auxquelles il faut ramener toutes les définitions des sciences dont nous avons parlé.

co.2. On voit d’après cela qu’on ne peut rien savoir dans les sciences spéculatives, ni par voie de définition, ni par voie de démonstration, si ce n’est les choses auxquelles s’étend ce qui est naturellement connu, dont nous avons parlé. Or ces sortes de choses naturellement connues sont manifestées à l’homme par les lumières de l’intellect actif, qui est naturel à l’homme, et rien ne nous est manifesté par cette lumière qu’en tant qu’elle rend les imaginations intelligibles en acte. C’est là, en effet, l’acte de l’intellect actif, comme il est dit dans le livre III De anima. Or, c’est des sens que nous viennent les images, c’est pourquoi le principe de cognition de ces principes vient des sens et de la mémoire, comme on le voit dans Aristote, in fine posteriorum, et ainsi ces principes ne nous conduisent ultérieurement qu’aux choses dont nous pouvons acquérir la connaissance par les choses qu’embrassent les sens.

co.3. Mais la quiddité des substances séparées ne peut être connue par le moyen des choses que nous percevons par les sens, comme on le voit par ce qui précède, quoique nous puissions parvenir par les choses sensibles à connaître que ces sortes de substances existent aussi bien que quelques-unes de leurs conditions; aussi on ne peut savoir le quid est d’une substance séparée par le moyen d’aucune science spéculative, quoique nous puissions savoir qu’elles existent avec quelques-unes de leurs conditions, telles que celles qui sont intellectuelles, incorporelles, et autres semblables. C’est là la science du Commentateur, III De anima, quoique Avempace ait dit le contraire, par la raison qu’il pensait que les quiddités des choses sensibles expriment suffisamment les quiddités immatérielles, ce qui est évidemment faux, comme le dit le Commentateur au même endroit, puisque la quiddité se dit comme d’une manière équivoque des unes et des autres.



Solutions:

Sur le premier point il faut dire que Boèce n’entend pas dire que par la science de la théologie nous puissions contempler la forme divine quid est, mais seulement qu’elle est en dehors de toute image.

Sur le second il faut dire que certaines choses peuvent nous être connues par les sens, et pour manifester ces sortes de choses, les sciences spéculatives se servent de leurs définitions pour démontrer leurs propriétés, comme il arrive dans les sciences qui démontrent propter quid. Il y a aussi certaines choses qui ne peuvent nous être connues par elles-mêmes, mais bien par leurs effets. Et si l’effet est adéquat à la cause, la quiddité de l’effet est prise comme principe, pour démontrer que la cause existe et pour chercher sa quiddité, qui, à son tour, démontre ses propriétés. Mais si l’effet n’est pas adéquat à la cause, c’est alors l’effet qui devient principe, pour démontrer que la cause existe avec quelques-unes de ses conditions, quoique la quiddité de la cause soit toujours inconnue, c’est ce qui arrive dans les substances séparées.

Sur le troisième il faut dire qu’il y a une double félicité pour l’homme; l’une imparfaite qui appartient à cette vie et dont parle Aristote, et elle consiste dans la connaissance des substances séparées, par l’habitude de la sagesse, imparfaite néanmoins, et telle qu’elle est possible dans ce monde, mais non de sorte que sa quiddité soit connue; l’autre parfaite, qui a lieu dans la patrie qui nous fera voir Dieu dans son essence aussi bien que les autres substances séparées, et cette félicité ne nous viendra point à l’aide de quelque science spéculative, mais par les splendeurs de la gloire.

Sur le quatrième point il faut dire que les sciences spéculatives sont ordonnées pour la connaissance imparfaite des substances séparées, comme il a été dit.

Sur le cinquième il faut dire que nous avons des principes innés, à l’aide desquels nous pouvons nous préparer à cette connaissance parfaite des substances séparées, mais qui ne peuvent nous aider à l’atteindre. En effet, quoique l’homme ait un penchant naturel pour sa fin dernière, il ne peut cependant l’atteindre par des moyens naturels, mais uniquement avec le secours de la grâce, et cela à raison de la sublimité de cette fin.

Fin du soixante-neuvième Opuscule qui traite des magnifiques questions de saint Thomas d’Aquin, sur le livre de Boèce sur la Trinité.


L’abbé Védrine





Sur la Trinité de Boèce Pars3 Qu.6 Art.2