Jérôme Critique sacrée - Onzième question.

Onzième question.


Que signifient ces paroles de l'apôtre saint Paul dans sa seconde épître aux fidèles de Corinthe : " Nous sommes aux uns une odeur de mort qui les fait mourir, et aux autres une odeur de vie qui les fait vivre; et qui est capable d'un tel ministère? "

Il faut rapporter ici dans toute son étendue l'endroit d'où ces paroles sont tirées, afin que, par la liaison qu'elles ont avec ce qui les précède et ce qui les suit, on puisse mieux comprendre quel en est le véritable sens. " Etant venu à Troade, " dit l'Apôtre, " pour prêcher l'Evangile de Jésus-Christ, quoique le Seigneur m'y eût donné de grandes ouvertures pour m'acquitter de mon ministère, avec succès, je n'ai point eu l'esprit en repos, parce que je n'y avais pas trouvé mon frère Tite ; mais ayant pris congé d'eux, je m'en suis allé en Macédoine. Cependant je rends grâces à Dieu qui nous fait toujours triompher en Jésus-Christ, et qui répand par nous en tous lieux l'odeur de la connaissance de son nom; car nous sommes devant Dieu la bonne odeur de Jésus-Christ, soit à l'égard de ceux qui se sauvent, soit à l'égard de ceux qui se perdent; aux uns une odeur de mort qui les fait mourir, et aux autres une odeur de vie qui les fait vivre; et qui est capable d'un tel ministère? Car nous ne sommes pas comme plusieurs qui corrompent la parole de Dieu, mais nous la prêchons avec une entière sincérité, comme de la part de Dieu, en la présence de Dieu, et au nom de Jésus-Christ. "

Saint Paul instruit ici les fidèles de Corinthe de tout ce qu'il a fait et de tout ce qu'il a souffert, et comment il a toujours rendu grâces à Dieu dans quelque situation où il se soit trouvé, afin de les animer par son exemple à combattre généreusement pour les intérêts de la foi. " Je suis venu, " dit-il, " à Troade, " qui auparavant s'appelait Troie, " afin de prêcher l'Évangile de Jésus-Christ "en Asie; "mais quoique le Seigneur m'y eût donné de grandes ouvertures pour m'acquitter de mon ministère avec succès, c'est-à-dire: Quoique plusieurs personnes, convaincues par les miracles et les prodiges que Dieu opérait par mon ministère, eussent cru en Jésus-Christ, et que j'eusse tout sujet d'espérer de voir naître et augmenter la foi parmi ces peuples par la grâce du Seigneur, cependant "je n'ai point eu l'esprit en repos;" c'est-à-dire: Je n'ai pu jouir de la consolation que j'espérais y trouver, parce que je n'y ai point rencontré mon frère Tite, comme je m'en étais flatté, ayant ouï dire qu'il y était, ou lui-même m'ayant promis de s'y rendre.

Mais quelle si grande consolation et quel repos d'esprit saint Paul pouvait-il recevoir de la présence de Tite, et pourquoi son absence l'oblige-t-elle à prendre congé des habitants de Troade pour' aller en Macédoine? J'ai déjà dit quelquefois que l'apôtre saint Paul était très savant, ayant été instruit " aux pieds de Gamaliel, " qui, selon les Actes des apôtres, avait dit dans le conseil des Juifs : "Pourquoi vous embarrasser de ce que font ces gens-là? Car si ce qu'ils prêchent est l'ouvrage de Dieu, vous ne sauriez le détruire , et si c'est l'ouvrage de l'homme, il tombera de lui-même. , Or, quoique saint Paul eût une connaissance parfaite des saintes Ecritures, qu'il fût naturellement éloquent, et qu'il possédât le don de parler plusieurs langues, comme il s'en glorifie lui-même au Seigneur, en disant : "Je loue mon Dieu de ce que j'ai le don des langues plus que vous tous, " cependant il ne pouvait pas s'exprimer en grec d'une manière digne de la majesté et de la grandeur de nos mystères. Ainsi Tite lui servait d'interprète, de même que saint Marc en servait à saint Pierre, sur les relations duquel il a écrit son Evangile. Aussi voyons-nous que les deux épîtres qu'on attribue à saint Pierre sont d'un style et d'un tour bien différent; ce qui fait juger qu'il a été obligé quelquefois de se servir de différents interprètes.

Saint Paul ayant donc eu le chagrin de ne point rencontrer à Troade celui par la bouche duquel il devait y prêcher l'Evangile, il prit le parti de passer en Macédoine, où un Macédonien, qui lui avait apparu pendant la nuit, l'avait invité d'aller, en lui disant : "Passez en Macédoine, et venez nous secourir. " Il espérait aussi y trouver Tite, et d'ailleurs il avait dessein d'y visiter les frères ou de s'exposer à la persécution des infidèles; car c'est ce qu'il veut dire par ces paroles : " Cependant je rends grâces à Dieu qui nous fait toujours triompher en Jésus-Christ, et qui répand par nous en tous lieux l'odeur de la connaissance de son nom. Il nous fait triompher, " c'est-à-dire: " il triomphe de nous," ou bien: " il triomphe par nous, " selon ce que dit l’Apôtre dans un autre endroit "Dieu nous fait servir de spectacle au monde, aux anges et aux hommes. " C'est ce qui lui fait dire dans la suite : " Étant venus en Macédoine, nous n'avons eu aucun relâche selon la chair, mais nous avons toujours eu à souffrir; ce n'a été que combats au dehors et que frayeurs au dedans. Mais Dieu, qui console les humbles et les affligés, nous a consolés par l'arrivée de Tite, et non-seulement par son arrivée, mais encore par la consolation qu'il a lui-même reçue de vous. " Ayant donc pris congé des habitants de Troie ou de Troade, il alla en Macédoine dans l'espérance d'y trouver Tite, et de se servir de lui dans les fonctions de son ministère; mais il est aisé de juger qu'il ne l'y rencontra pas, et que Tite n'y arriva qu'après que saint Paul eut essuyé bien des peines et des persécutions. Comme donc il avait eu beaucoup à souffrir avant l'arrivée de Tite, il rend grâces à Dieu, au nom de Jésus-Christ qu'il prêchait aux nations, de ce qu'il avait bien voulu se servir de lui pour faire triompher son fils. En effet, les tourments que souffrent les martyrs, le sang qu'ils répandent pour le nom de Jésus-Christ, la joie qu'ils font paraître au milieu des plus cruels supplices, tout cela est un triomphe pour Dieu. Lorsqu'on voit les martyrs soutenir avec tant de constance l'horreur et la cruauté des plus horribles tourments, et mettre toute leur joie dans les supplices qu'on leur fait souffrir, l'odeur de la connaissance de Dieu se répand parmi les gentils, et fon se sent convaincu par le témoignage de sa propre conscience que, si l'Evangile n'était pas véritable, il ne se trouverait jamais personne qui voulût répandre son sang pour sa défense. Car ce n'est point parmi les délices et les plaisirs du monde, parmi les soins qu'on se donne pour amasser des richesses, parmi les douceurs d'une vie molle et tranquille que l'on confesse le nom de Jésus-Christ : c'est dans les prisons, dans les plaies, dans les persécutions, dans la nudité, dans la faim et dans la soif. Voilà ce qui fait le triomphe de Dieu et la victoire des apôtres.

Mais comme on pourrait faire à saint Paul cette objection : Comment donc se peut-il faire que tous n'aient pas cru en Jésus-Christ? cet apôtre, selon sa coutume, la prévient et la réfute en cette manière. Il est vrai que nous sommes devant Dieu la bonne odeur du nom de Jésus-Christ, et que l'Evangile que nous prêchons, semblable à un agréable parfum, se répand de tous côtés; mais parce que Dieu a laissé aux hommes l'usage de leur libre arbitre afin que, faisant le bien volontairement et non point par nécessité, il puisse récompenser les fidèles et punir les incrédules , il arrive que l'odeur que nous t'épandons, quoique bonne de sa nature, donne ou la vie ou la mort, selon les bonnes ou les mauvaises dispositions de ceux qui reçoivent ou qui rejettent l'Evangile ; en sorte que ceux qui croient en Jésus-Christ se sauvent , et que ceux qui ne croient pas en lui se perdent sans ressource. Au reste il ne faut pas s'étonner que la prédication de l'apôtre saint Paul ait produit parmi les peuples des effets si différents, puisque l’Evangile dit de Jésus-Christ même : " Cet enfant est pour la ruine et pour la résurrection de plusieurs en Israël, et pour être en butte à la contradiction des hommes. " Qu'un lieu soit net ou qu'il soit sale, il reçoit également les rayons du soleil, et cet astre, sans intéresser la pureté de sa lumière, la répand indifféremment et sur les fleurs et sur le fumier. Il en est de même de la bonne odeur de Jésus-Christ : quoiqu'elle ne puisse changer de nature ni cesser d'être ce qu'elle est, néanmoins elle devient pour les fidèles un principe de vie et pour les incrédules un principe de mort; non pas de cette mort corporelle qui nous est commune avec les bêtes, mais de cette mort spirituelle dont il est écrit : " L'âme qui aura péché mourra elle-même. " Par cette prie que la bonne odeur de Jésus-Christ donne aux fidèles il ne faut pas plus entendre ce souffle qui nous anime, et qui est le principe de toutes nos actions et de tous nos mouvements, mais cette vie dont parle le prophète-roi lorsqu'il dit : " Je crois fermement voir les bien du Seigneur dans la terre des vivants, " (car Dieu est le Dieu des vivants et non point des morts) et dont saint Paul a dit : " Notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; mais lorsque Jésus-Christ qui est notre vie viendra à paraître, alors nous paraîtrons aussi avec lui dans la gloire. "

Or ne pensez pas, ô Corinthiens, dit l'Apôtre, qu'il importe peu que les uns reçoivent la vérité que nous prêchons et que les autres la rejettent, que ceux-ci meurent d'une mort véritable et que ceux-là vivent de cette vie qui dit elle-même : " Je suis la vie; " car si nous n'avions pas annoncé l'Evangile, les incrédules n'auraient pas reçu la mort ni les fidèles la vie, parce qu'il n'est pas aisé de trouver un homme digne d'annoncer les merveilles de Jésus-Christ, et qui dans les fonctions de son ministre ne cherche point sa propre gloire, mais celle de celui qu'il prêche. Lorsque saint Paul dit qu'il ne ressemble pas a plusieurs qui font un trafic de la parole de Dieu, il fait voir qu'il y en a beaucoup " qui s'imaginent que la piété leur doit servir de moyen pour s'enrichir, " qui n'ont en vue dans tout ce qu'ils font qu'un honteux intérêt, et " qui dévorent les maisons des veuves ; " mais que pour lui il prêche l’Evangile " avec une entière sincérité, comme de la part de Dieu," et en présence de celui qui fa envoyé ; ne prêchant qu'en Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, et n'ayant en vue dans son ministère que de faire triompher Jésus-Christ et de procurer sa gloire.

Il faut observer ici que l'Apôtre nous marque à la fin de ce chapitre le mystère de la très sainte Trinité lorsqu'il dit : " Nous prêchons l'Evangile de la part de Dieu, dans le Saint-Esprit, en la présence de Dieu le Père, et au nom de Jésus-Christ. " Nous avons dit, que saint Paul alla de Troade en Macédoine : en voici la preuve tirée des Actes des apôtres: " Ayant passé la Mysie, ils descendirent à Troade, où Paul eut la nuit cette vision : un homme de Macédoine se présenta devant lui, et lui fit cette prière : " Passez en Macédoine, et venez nous secourir. " Aussitôt qu'il eut eu cette vision nous nous disposâmes à passer en Macédoine, ne doutant point que Dieu ne nous y appelât pour y prêcher l'Evangile. "


Douzième question. - afin que tout ce qui est en vous, l'esprit, l’âme et le corps, se conservent sans tache (1Th 5,23)



Comment doit-on entendre ces paroles de l'apôtre saint Paul dans sa première épître aux Thessaloniciens : " Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même en toute manière, afin que tout ce qui est en vous, l'esprit, l’âme et le corps, se conservent sans tache pour l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ? " 1Th 5,23

Quoique cette question soit très fameuse, il faut néanmoins l'expliquer en peu de mots. Saint Paul avait dit un peu auparavant : "N'éteignez pas l'esprit." (1Th 5,19) Si nous comprenons bien le véritable sens de ces paroles, nous comprendrons en même temps quel est cet esprit que nous devons conserver sans tache avec l'âme et le corps pour le jour de l’avènement du Seigneur; " car qui pourrait croire que le Saint-Esprit puisse s'éteindre comme une flamme, qui étant éteinte cesse d'être ce qu'elle était ? qui pourrait s'imaginer qu'on puisse détruire cet Esprit saint, qui dans l'ancienne loi disait par la bouche d’Isaïe, de Jérémie et des autres prophètes: "Voici ce que dit le Seigneur," et qui dans la nouvelle a dit par le prophète Agabus: "Voici ce que dit le Saint-Esprit." "Il y a plusieurs sortes de dons spirituels, mais il n'y a qu'un même Esprit ; il y a plusieurs sortes de ministères, mais il n'y a qu'un même Seigneur; il y a plusieurs sortes d'opérations surnaturelles, mais il n'y a qu'un même Dieu qui opère tout en tous. Or les dons du Saint-Esprit qui se font connaître au dehors sont donnés à chacun pour l'utilité de l'Eglise : l'un reçoit du Saint-Esprit le don de parler dans une autre sagesse ; un autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science; un autre reçoit la foi par le même Esprit, un autre le don de faire des miracles; un autre reçoit du même Esprit la grâce de guérir les maladies, un autre le don de prophétie, un autre le discernement des esprits. Or c'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant ces dons à un chacun selon qu'il lui plait." (1Co 12,4-11) C'était cet Esprit dont David appréhendait d'être privé lorsqu'il disait à Dieu: " Ne retirez pas de moi votre Esprit saint. " Quand Dieu le retire, cet Esprit, il ne l'éteint pas quant à sa substance, mais il l’éteint pour les âmes qu'il prive de sa lumière. Pour moi, je crois que par ces paroles: " N'éteignez pas l'Esprit, " l'Apôtre veut dire la même chose que par celles-ci: " Conservez-vous dans la ferveur de l’Esprit ", car l'Esprit ne s'éteint jamais dans une âme dont la ferveur ne s'est point ralentie par l'habitude du crime ni par les refroidissements d'une charité tiède et languissante.

" Que le Dieu de paix " donc " vous sanctifie en toutes manières " ou, " en toutes choses," ou plutôt selon la force du texte grec, " vous donne une sainteté pleine et parfaite. " Il l'appelle "Dieu de paix, " parce que nous avons été réconciliés avec lui par Jésus-Christ, " qui est notre paix, qui des deux peuples n’en a fait qu'un, " et qui, comme dit l'Apôtre dans un autre endroit, est la paix de Dieu qui surpasse tout sentiment, qui garde les coeurs et les pensées des saints. " Or celui qui a été sanctifié, et qui est parfait en toutes choses, conserve " son esprit, son âme on corps sans tache pour le jour de l'avènement du Seigneur; " son corps s'il emploie membres aux usages auxquels ils sont destinés, s’il se sert par exemple de ses mains pour travailler, de ses pieds pour marcher, de ses yeux pour voir, de ses oreilles pour entendre, de ses dents pour manger, de son estomac pour digérer les viandes, de son ventre pour se décharger des superfluités de la nature, vu si tous les membres de son corps sont entiers et parfaits. Mais est-il croyable que saint Paul fasse des voeux au ciel pour que Jésus-Christ, au jour du jugement, trouve les corps des fidèles en leur entier? la mort ne les réduira-t-elle pas tous en poussière? ou s'il s'en trouve encore quelques-uns, comme certains auteurs le prétendent, qui soient encore vivants et animés , n'auront-ils pas toujours quelque chose de défectueux, particulièrement les corps des martyrs et de ceux à qui l'on aura arraché les yeux ou coupé le nez et les mains pour la cause de Jésus-Christ ? Ce que l'Apôtre donc entend par un " corps entier " est celui comme je l’ai dit déjà ailleurs, " qui, demeurant attaché à la tête et au chef qui unit et lie toutes les parties de et corps, s'entretient et s'augmente pour l'administration du corps de Jésus-Christ." Or ce corps n'est autre que l’Eglise, et quiconque aura une union étroite avec le chef de ce corps et avec tous les autres membres qui le composent conservera son corps tout entier, autant que la fragilité humaine le peut permettre. C'est de la sorte qu'on doit conserver l'intégrité de l'âme, qui peut dire : " Bénissez, mon âme, le Seigneur qui guérit toutes vos infirmités, " et dont il est écrit : " Il a envoyé sa parole, et il les a guéris. " Nous conservons aussi l'intégrité de l'esprit lorsque nous ne nous égarons point dans les choses spirituelles ; que nous vivons de l'esprit ; que nous suivons avec docilité les mouvements et les impressions de l'esprit; que nous mortifions par l’esprit les oeuvres, de la chair, et que nous produisons les fruits de l’esprit, je veux dire: la charité, la joie, la paix, etc.

Voici encore une autre explication que l'on peut donner aux paroles de l’apôtre saint Paul. Salomon nous ordonne de " décrire et trois manières " les maximes qu'il nous enseigne et de le faire " avec science et avec attention, afin de pouvoir répondre selon la vérité à ceux qui nous interrogent. " Nous pouvons décrire dans notre coeur " en trois manières, " les maximes et les règles que nous prescrit l’Ecriture sainte : premièrement selon le sens littéral et historique ; secondement selon le sets moral; et enfin, selon le sens spirituel. Dans le sens littéral nous nous attachons simplement aux faits et nous suivons l'histoire pied à pied, selon l’ordre dans lequel elle est écrite ; dans le sens moral nous quittons la lettre pour prendre des idées plus grandes et plus nobles, appliquant au règlement de nos moeurs et à notre propre édification tout ce qui s'est fait d'une manière charnelle parmi le peuple juif; dans le sens spirituel nous nous élevons à quelque chose encore de plus sublime, nous détachant de toutes les choses de la terre, nous occupant uniquement des choses du ciel et de la félicité qui nous est préparée, et regardant tous les biens de la vie présente comme une ombre en comparaison du bonheur solide que nous devons posséder un jour. Or Jésus-Christ sanctifiera par sa paix et rendra parfaits ceux qu'il trouvera dans cette heureuse situation, c'est-à-dire uniquement occupés du soin de conserver l'intégrité de leur corps, de leur âme et de leur esprit, et d'acquérir une parfaite connaissance de la vérité et de cette triple science dont parle Salomon.

Plusieurs, s'attachant simplement à la lettre, entendent de la résurrection ce que dit l'apôtre saint Paul, que nous devons " conserver sans tache notre esprit, notre âme et notre corps pour le jour de l'avènement du Seigneur." Quelques-uns prétendent prouver par ce passage que l'homme est composé de trois sortes de substances : d'un esprit , qui est le principe de ses sentiments et de ses pensées ; d'une âme, qui est la source de sa vie; et d'un corps, qui lui sert d'instrument pour toutes les actions extérieures. Il y en a d'autres qui prétendent que l'homme n'est composé que d'une âme et d'un corps, et que cet esprit qu'on y ajoute n'est point une substance mais un certain principe qui, selon les différents effets qu'il produit, est appelé tantôt esprit, tantôt sentiment, tantôt pensée ; car il n'y a pas dans l'homme autant de différentes substances qu'on leur donne de noms différents. Et lorsqu'on leur oppose ce passage de l'Ecriture : " Esprits et âmes des justes, bénissez le Seigneur, " ils le rejettent en disant qu'il ne se trouve point dans le texte hébreu. Pour moi, comme je l'ai déjà dit, je crois que par cet esprit qui " se conserve sans tache avec l'âme et le corps " on ne doit point entendre: le Saint-Esprit; dont la substance ne saurait périr, mais : ses dons et ses grâces, qui s'allument ou s'éteignent en nous selon le bon ou le mauvais usage que nous en faisons.







A ALGASIA.



Mon fils Apodemius a parfaitement rempli (1) la signification de son nom en s'exposant à une si longue navigation pour nous venir voir. Il est parti des bords de l'Océan et des extrémités des Gaules, et ayant laissé sur sa route la ville de Rome, il est venu chercher à Bethléem le pain du ciel, afin de s'en rassasier et de pouvoir dire : " Mon coeur a produit une excellente parole ; c'est au roi suprême que j'adresse et que je consacre mes ouvrages. " Il m'a donné de votre part un petit mémoire qui contient plusieurs difficultés très considérables que vous me proposez. En les lisant, vous m'avez paru remplie de l’esprit et du zèle de la reine de Saba, qui " vint des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon. " Ce n'est pas que je me compare à ce prince qui a surpassé en sagesse tous les hommes qui ont été et avant et depuis lui; mais pour;vous, on doit vous appeler " reine de Saba, " puisque le péché ne règne point dans votre corps mortel, et que tournant du côté de Dieu toutes les affections de votre coeur, vous méritez d'entendre de sa bouche (2): " Tournez-vous vers moi, ma Sunamite, tournez-vous vers moi; " car le mot Baba signifie en notre langue : conversion.

J'ai encore remarqué que les questions que vous me proposez ne sont que sur l'Évangile et sur les épîtres de saint Paul, ce qui fait voir ou que vous lie lisez guère l'Ancien-Testament, ou que vous ne l'entendez pas trop bien. Il faut avouer qu'il est si rempli de difficultés et de figures qu'il n'y a aucun endroit qui n'ait besoin d'explication. Semblable à cette porte orientale d'où se lève la véritable lumière, et par laquelle le grand prêtre a coutume d'entrer et de sortir, il demeure toujours fermé, et n'est ouvert qu'à Jésus-Christ, " qui a la clef de David, qui

(1) Saint Jérôme fait allusion au grec apodemos, qui veut dire : pèlerin, voyageur.

(2) La vulgate porte : "Revenez, revenez! O Sunamite ! "

ouvre et personne ne ferme qui ferme et personne n'ouvre. Il S'il daigne vous ouvrir, vous entrerez dans sa chambre et, vous direz: " Le roi m'a fait entrer dans son appartement. "

Au reste je m'étonne que vous abandonniez une source très pure dont vous êtes si proche, pour venir puiser de l'eau dans notre petit ruisseau; et que laissant les eaux de Siloé, " qui coulent paisiblement et en silence, Il vous souhaitiez de boire des eaux de Silior, qui sont sales et bourbeuses par le mélange et la contagion des vices du siècle. Vous avez dans votre province le saint prêtre Aletius (1) qui peut vous expliquer de vive voix, et avec cette sagesse et cette éloquence qui lui sont si naturelles, les difficultés que vous me proposez, si ce n'est peut-être que vous n'aimiez mieux des marchandises qui viennent de loin, et que vous n'ayez envie de goûter des viandes apprêtées de ma main. Car les goûts sont différents : les uns, aiment ce qui est un peu amer; ceux-ci rétablissent leur estomac par les acides; ceux-là le fortifient par quelque chose de salé. J'en ai vu plusieurs qui ont fait passer des soulèvements de coeur et des étourdissements de tête par un antidote qu'on appelle picra (2), guérissant ainsi, selon Hippocrate, les contraires par les contraires. Ayez donc soin de corriger par la douceur qu'Aletius a coutume de mettre dans ses discours l'amertume que vous trouverez dans le mien, de jeter le bois de la croix dans les eaux de Mara, et de relever par la force et la vivacité du style de ce jeune ecclésiastique ce qu’il y a de trop faible gt de trop languissant dans celui d'un vieillard comme je suis, afin que vous puissiez chanter avec joie : " Que vos paroles me paraissent douces! Elles le sont plus que le miel ne l'est à ma bouche. "


Première question.



Pourquoi saint Jean envoie-t-il ses disciples au Sauveur, lui demander s'il est celui qui doit venir ou s'ils doivent en attendre un autre, puisqu'il avait dit lui-même en montrant Jésus

(1) Il y a quelque apparence que cet Aletius est celui à qui saint Paulin adressa une lettre qui est la trente-troisième de sa collection. il était frère de Moirent, évêque de Cahors, auquel il succéda , comme on en peut juger par Grégoire de Tours, liv. 2, chap. 15, de son Histoire. Cela fait voir aussi qu'Hedibia et Algasia étaient de Guienne.

(2) Du mot grec pikros, qui veut dire : amer.

Christ : " Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde ? "

J'ai traité cette question à fond dans mes commentaires sur saint Mathieu, et puisque vous me la proposez, il est aisé de juger que vous n'avez pas cet ouvrage. Il ne faut pourtant pas la passer ici sous silence, et je vais vous l'expliquer en peu de mots. Lorsque saint Jean, du fond de sa prison et au milieu de ses chaînes, envoie ses disciples vers Jésus-Christ, c'est plutôt pour le leur faire connaître que pour s'informer lui-même s'il était le véritable Messie. Convaincu qu'Hérode doit lui faire trancher la tête , il veut engager ses disciples à suivre celui qu'il reconnaissait lui-même, comme il parait par sa demande, pour le maître de tous les hommes; car il était impossible qu'il ne connût pas celui qu'il avait montré à ceux qui ne le connaissaient pas, " et dont il avait dit : " L’époux est celui à qui est l'épouse. Je ne suis pas digne de porter ses souliers. Il faut qu'il croisse, et moi que je diminue; " et à qui le Père éternel avait rendu ce témoignage éclatant: " Celui-ci est mon fils bien-aimé dans lequel j'ai mis mon affection. "

On peut encore expliquer en cette manière ces paroles de saint Jean : " Etes-vous celui qui doit venir, ou si nous devons en attendre un autre? " C'est-à-dire : Je sais bien que c'est vous qui êtes venu pour ôter les péchés du monde; mais comme je dois bientôt descendre dans les enfers, je vous prie de me dire si vous y descendrez aussi, ou si l'on lie peut croire sans impiété que le fils de Dieu s'abaisse jusque-là, et si vous en enverrez un autre. Ce qui m'oblige à vous faire cette demande, c'est afin d'annoncer votre venue à ceux qui sont dans les enfers, en cas que vous y descendiez, de même que je l'ai annoncée aux hommes sur la terre ; car vous êtes venu pour nous rendre la liberté et pour rompre les chaînes des âmes, captives.

Jésus-Christ, qui savait quel était le dessein de Jean-Baptiste dans la demande qu'il lui faisait, lui répond plus par ses oeuvres que par ses paroles: " Allez dire à votre maître, " dit-il à ses disciples, " que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les lépreux sont guéris, que les sourds entendent, que les morts ressuscitent; " et, ce qui est encore plus important " que l'Évangile est annoncé aux pauvres, " c'est-à-dire à ceux qui le sont ou par une véritable indigence, ou par un détachement. parfait des choses de la terre; de manière que tous sont appelés au salut sans aucune distinction ni du riche ni du pauvre. Jésus-Christ ajoute : " Et heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute; " ce qui regarde non pas saint Jean, mais ses disciples, qui étaient déjà venus trouver le Sauveur pour lui dire; " Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point? " et qui avaient dit aussi à saint Jean " Maître, les disciples de celui à qui vous avez rendu témoignage sur les bords du Jourdain donnent le baptême , et plusieurs personnes vont à lui; "par où ils font assez voir que leur coeur était déchiré par une envie secrète que leur inspirait la grandeur des miracles que faisait Jésus-Christ, jaloux qu'ils étaient de ce que celui qui avait été baptisé par saint Jean entreprenait lui-même de baptiser les autres, et attirait à lui plus de monde que leur maître.

Mais de peur que le peuple ne prit le change et n'attribuât à saint Jean ce reproche qui ne regardait que ses disciples, Jésus-Christ fait publiquement son éloge en disant à ceux qui étaient autour de lui : " Qu'êtes vous allé voir dans le désert? un roseau agité du vent ? Encore un coup qu'êtes-vous allés voir dans le désert? Un homme vêtu avec luxe et avec mollesse? etc., " c'est-à-dire: Etes-vous allé au désert dans l'espérance de voir un homme aussi inconstant et aussi fragile que l’est " un roseau agité des vents? " un homme qui balance aujourd'hui à reconnaître celui dont il a déjà fait l'éloge? et qui après avoir dit de lui. " Voici l'Agneau de Dieu, " lui demande maintenant s'il est celui qui devait venir ou si fan doit en attendre un autre? Et parce que tous ceux qui ne débitent qu'une fausse doctrine n’ont en vue qu'un gain honteux et sordide et ne cherchent que la vaine estime des hommes, afin de faire servir à leurs propres intérêts leur réputation et leur gloire, Jésus-Christ fait voir qu'un homme qui, comme saint Jean, n'est vêtu que d'un habit de poil de chameau, est incapable de se laisser séduire par la flatterie; que n'ayant pour toute nourriture que des sauterelles et du miel sauvage, les richesses et les délices de la terre ne doivent avoir aucun attrait pour lui; et que la vie dure et austère qu'il mène ne peut s’accommoder du faste et de la mollesse qui règnent à la cour et dans les palais des rois, où l’on ne voit ordinairement que des gens vêtus de pourpre, de lin et de soie, et qui ne cherchent dans leurs habits que ce qui peut flatter leur luxe et leur délicatesse.

Jésus-Christ ajoute que saint Jean est non-seulement un prophète qui a coutume de prédire les choses à venir, mais même plus que prophète, parce qu'il a montré au doigt celui que les prophètes ont prédit et qu'il a dit de lui : " voici l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. " Et ce qui le rend encore plus recommandable, c'est que cette qualité de prophète se trouve relevée en lui par l'honneur qu'il a eu de baptiser Jésus-Christ ; car après lui avoir dit : " C'est vous qui devez me baptiser, " il le baptisa non point par aucun droit d'autorité et de supériorité sur le Sauveur, mais avec l'humble docilité d'un disciple et la crainte respectueuse d'un serviteur. Quand le Sauveur dit ensuite " qu'entre ceux qui sont nés de femmes il n'y en a point eu de plus grand que saint Jean, " il donne assez à entendre que la naissance qu'il a reçue d'une Vierge l’élève au-dessus de son précurseur, et même que le plus petit des anges surpasse, en dignité tous les hommes qui vivent sur la terre car les hommes deviennent semblables aux anges, trais les anges ne deviennent pas hommes comme se l'imaginent (1) certains visionnaires dont la tête n'est remplie que de songes et de chiffres.

A cet éloge que le Sauveur fait de saint Jean-Baptiste l'on doit ajouter qu'il avait déjà prêché le baptême de pénitence en disant: " Faites pénitence, car le royaume des Cieux est proche. " De là vient que depuis sa prédication " le royaume des Cieux se prend par violence; " en sorte que l’homme, qui est né semblable aux autres animaux de la terre, s'élevant au-dessus de la bassesse de son origine, tâche de devenir semblable aux anges et de s'établir une demeure dans le ciel. " Les prophètes, aussi bien que la loi, ont prophétisé jusqu'au temps de saint Jean ; " non pas que saint Jean soit la fin de la loi et des prophètes, mais parce que les prophètes n'ont eu en vue dans leurs prédictions que celui à qui saint Jean a rendu témoignage. Jean-Baptiste, selon le sens mystérieux

(1) Saint Jérôme veut parler des origénistes.

de la prophétie de Malachie; " est aussi lui-même cet Élie qui doit venir; " non qu'Élie et Jean-Baptiste n'aient eu qu'une même âme, comme quelques hérétiques se l'imaginent mais parce que saint Jean a été rempli de la grâce et de l'esprit d'Élie, qu'il a porté une ceinture de cuir comme Élie, qu'il a passé sa vie comme Élie dans le fond des déserts, qu'il a été persécuté par Hérodiade, de même qu'Élie l'avait été par Jésabel, et que, comme ce prophète doit être le précurseur du second avènement de Jésus-Christ, de même saint Jean l’a été du premier, annonçant la venue du Sauveur non-seulement par ses prédications dans le désert, mais encore par ses tressaillements dans le sein de sa mère.


Seconde question.



Comment doit-on entendre ce passage de saint Mathieu : " Il ne brisera point le roseau cassé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore?"

Pour bien comprendre le véritable sens de ces paroles, il faut rapporter ici dans toute son étendue ce passage que saint Mathieu a tiré d'Isaïe, et même les paroles de ce prophète, tant selon les Septante que selon le texte hébreu, auquel les versions de Théodotien, d'Aquila et de Symmaque sont entièrement conformes. Voici donc comment cette prophétie est rapportée par saint Mathieu, qui est le seul des quatre évangélistes qui s'en soit servi. " Jésus, sachant que les pharisiens avaient formé le dessein de le perdre, se retira de ce lieu-là, et beaucoup de personnes l'ayant suivi, il les guérit tous, et il leur commanda de ne le point découvrir, afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: "Voici mon serviteur que j'ai élu, mon bien-aimé dans qui mon âme a mis toute son affection. Je ferai reposer sur lui mon esprit, et il annoncera la justice aux nations. Il ne disputera point, il ne criera point, et personne n'entendra sa voix dans les rues. Il ne brisera point le roseau cassé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore , jusqu'à ce qu'il fasse triompher la justice, et les nations espéreront en son nom. "

Voici ce que porte la version des Septante : " Jacob est mon serviteur; je le prendrai sous ma protection. Israël est pop peuple choisi ; mon âme s'est déclarée en sa faveur. J'ai mis mon esprit sur lui, il annoncera la justice aux nations. Il ne criera point, il n'abandonnera personne, et on n'entendra point sa voix au dehors. Il ne foulera point aux pieds le roseau qui est déjà rompu, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore; mais il rendra la justice selon la vérité. Il paraîtra avec éclat et ne sera point brisé, jusqu'à ce qu'il ait établi sur la terre le règne de la justice, et les nations espéreront en son nom. "

Pour moi, j'ai traduit cet endroit sur le texte hébreu en cette manière : " Voici mon serviteur; je le prendrai sous ma protection; c'est moi qui l'ai choisi; mon âme a mis en lui son affection. J'ai répandu mon esprit sur lui; il annoncera la justice aux nations. Il ne criera point; il n'aura point d'égard à la condition des personnes et il ne fera pont entendre sa voix au-dehors. Il ne foulera point aux pieds le roseau brisé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore. Il rendra la justice selon la vérité. Il ne sera point d'une humeur brusque et chagrine, jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre; et les îles espéreront en sa loi."

Tout cela fait voir que l'évangéliste saint Mathieu n'a pas cru devoir préférer au texte hébreu l'autorité des Septante, mais qu'étant hébreu de nation et très savant dans la loi du. Seigneur, il a enseigné aux gentils ce qu'il avait lu dans l'hébreu. Car si l'on s'arrête à la version des Septante qui porte : "Jacob est mon serviteur; je le prendrai sous ma protection. Israël est mon peuple choisi : mon âme s'est déclarée en sa faveur, " comment pourrons-nous concevoir que ce qui a été prédit de Jacob et d'Israël a été accompli en la personne de Jésus-Christ? Ce n'est pas seulement en cette occasion que saint Mathieu s'est attaché au texte hébreu préférablement à la version des Septante; il en a encore usé de même dans un autre endroit où il dit : " Je rappellerai mon fils de l'Égypte; " au lieu que les Septante ont traduit " Je rappellerai ses enfants, de l'Égypte. " Il parait clairement que cela ne peut convenir au Sauveur, et qu'il faut dans cet endroit suivre la vérité hébraïque, car le prophète ajoute immédiatement après: " Ils ont immolé à Baal. " Quant à ces paroles d'Isaïe qui ne se trouvent point dans la citation de saint Mathieu : " Il paraîtra avec éclat, et il ne sera point brisé, jusqu'à ce qu'il ait établi sur la terre le règne de la justice, " je crois que ce mécompte est arrivé par la faute du premier copiste, qui, ayant trouvé deux versets de suite qui finissaient l'un et l'autre par le mot " justice, " a pris le dernier pour le premier et a passé tout ce qui est entre deux. Saint Mathieu, s'attachant plus au sens qu'aux mots, a encore traduit ces paroles du texte hébreu : " Et les îles espéreront en sa loi, " parcelles-ci : "Et les nations espéreront en son nom. " Sur quoi il faut remarquer que, dans tous les passages que les évangélistes et les- apôtres citent de l'Ancien Testament; ils s'attachent toujours plus au sens qu'aux paroles, et que lorsqu'il y a de la différence entre le texte hébreu et la version des Septante, ils expriment en leur manière le sens de l'hébreu.

Le Sauveur donc, selon la nature humaine dont il a bien voulu se revêtir, est appelé: le serviteur du Dieu tout-puissant, et c'est à lui que le Père éternel adresse ces paroles dans un autre endroit : " C'est beaucoup pour vous que vous me serviez pour réunir les tribus de Jacob. " Il est cette " vigne de force; " qui veut dire choisie; il est ce Fils bien-aimé en qui Dieu a mis toutes les affections de son âme. Ce n'est pas que Dieu ait une " âme, " mais le prophète a voulu exprimer par ce mot toute l'affection et toute la tendresse que Dieu a pour son fils. Au reste il ne faut point s'étonner qu'on se serve du mal " âme " pour exprimer les affections de dieu, puisque dans un sens moral, et selon les différentes manières d'expliquer l’Écriture sainte, on lui attribue aussi toutes les parties du corps humain.

" Il a mis " aussi " son esprit sur lui, " c'est-à-dire : " un esprit de sagesse et d'intelligence, un esprit de conseil et de force, un esprit de science et de piété et de la crainte du Seigneur, " cet esprit enfin qui descendit sur lui sous la forme d'une colombe, selon ce que Jean-Baptiste nous assure avoir ouï de la bouche même de Dieu le Père : " Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit est celui qui baptise dans le Saint-Esprit; et il annoncera la justice aux nations, " selon ce qui est écrit dans les Psaumes : " O Dieu, donnez au roi la droiture de vos jugements, et au fils du roi la lumière de votre justice; " et selon ce que Jésus-Christ lui-même dit dans l'Evangile : " Le Père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger au Fils. Il ne disputera point;" car il s'est laissé conduire comme un agneau pour être immolé. " Il ne disputera point " pour séduire ses auditeurs. " Il ne criera point, " selon ce que dit l'apôtre saint Paul: " Que toute dispute, toute colère, toute aigreur soient bannies d'entre vous. "Il ne criera point, " parce qu'Israël, au lieu de faire rendre la justice, a fait crier ceux qui étaient dans l’oppression. "Et personne n'entendra sa voix au dehors " ou "dans les rues; " car toute la gloire de la fille du roi lui vient du dedans, et la porte qui conduit à la vie est petite et étroite. On n'entendra donc point sa voix dans ces places publiques où la sagesse, sans entrer dans les voies larges et spacieuses du péché, parle avec assurance aux pécheurs et condamne hautement leurs égarements, employant pour instruire ceux qui sont dehors non pas ses expressions naturelles, mais les énigmes et les paraboles. " Il ne brisera point, le roseau cassé," ou, comme porte la version des Septante : " Il ne foulera point aux pieds le roseau qui est déjà rompu. " Par ce roseau cassé, qui autrefois servait à chanter les louanges du Seigneur, on doit entendre : le peuple d'Israël, qui, ayant heurté contre la pierre angulaire et s'étant laissé tomber dessus, s'y est malheureusement brisé. Aussi est-ce de lui que le prophète-roi a dit "Réprimez, Seigneur, ces bêtes sauvages qui habitent dans les roseaux. " Il est parlé aussi dans le livre de Josué du " torrent des roseaux, " dont Israël a préféré les eaux sales et bourbeuses à celles du Jourdain qui sont très pures et très claires. Comme ce peuple est retourné de coeur en Egypte, qu'il a souhaité de demeurer dans ce pays sale et marécageux, qu'il a soupiré après les melons, les ognons, rail, les concombres et les marmites d'Egypte, c'est avec justice que le prophète Isaïe l'appelle un a roseau cassé, "dont les éclats ne sont propres qu'à blesser la main de ceux qui s'appuient dessus; car celui qui, après la venue du Sauveur, abandonne l'esprit de l’Evangile pour s'arrêter comme le Juif à la lettre qui tue, se blesse lui-même par toutes les actions qu'il fait.

"Il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore. " Le peuple gentil, que Dieu a uni à son Eglise, ayant éteint la lumière de la loi naturelle, vivait dans l’erreur, enveloppé d'épaisses ténèbres, et d'une fumée noire qui ne manque jamais d'être funeste à la vue; mais Jésus-Christ, bien loin d'éteindre entièrement et de réduire en cendre cette mèche " qui fumait encore, de cette petite étincelle prête à expirer il a excité un très grand embrasement; de manière qu'on a vu tout le monde brûler de ce feu qu'il est venu apporter sur la terre, et dont il souhaite que tous les coeurs soient embrasés. J'ai expliqué en peu de mots le sens moral de ces paroles dans mes commentaires sur saint Mathieu.

Ce divin Sauveur, qui n'a point brisé le roseau cassé ni éteint la mèche qui fumait encore, "a fait" aussi " triompher la justice, " parce que ses "jugements sont véritables et pleins de justice en eux-mêmes ; " qu'il " est reconnu juste et sincère dans ses paroles, et qu'il demeure victorieux lorsqu'on veut juger de sa conduite." La lumière de son Evangile brillera aussi toujours dans le monde, et quelque artifice qu'on emploie contre lui, il ne, succombera jamais, "jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre" et qu'on voie l'accomplissement de cette parole de l'Evangile : "Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " "Les nations espéreront en son nom, "ou bien: "Les îles espéreront en sa loi. " Comme les îles sont très souvent battues des vents et des tempêtes sans néanmoins en être renversées, semblables en cela à cette maison dont parle l'Evangile, qui est solidement établie sur la pierre, de même les Eglises qui espèrent en la loi ou au nom du Sauveur disent par la bouche du prophète Isaïe : " Je suis une ville forte, une ville qu'on ne saurait prendre d'assaut."



Jérôme Critique sacrée - Onzième question.