Chrysostome sur 2Co 2701

2701 1. Après avoir terminé son éloge personnel, il ne s'en tient pas là, il s'excuse encore, il demande qu'on lui pardonne le langage qu'il a tenu, qu'il attribue à la nécessité, non à sa libre détermination. Quelle qu'ait été cependant la nécessité, il se traite d'imprudent. Il a commencé par dire: « Souffrez-moi comme imprudent », et: « Je fais paraître de l'imprudence»; maintenant il supprime le «Comme », le « Je fais paraître », il se traite purement et simplement d'imprudent. Après avoir produit, par ses paroles, le fruit qu'il se proposait, il ne se gêne plus, il ne garde plus de ménagement pour flétrir les fautes de ce genre; il tient à bien démontrer à tous qu'on ne doit. jamais, sans nécessité, se louer soi-même, puisque lui, Paul, nonobstant une nécessité réelle, se traite d'imprudent. Il fait ensuite retomber la responsabilité de ce qu'il a dit, non sur les faux apôtres, mais uniquement sur les disciples. « C'est vous », dit-il, « qui m'y avez contraint ». Car si ces faux apôtres ne faisaient que se glorifier, mais sans vous jeter dans l'erreur, sans vous perdre, je ne me serais pas risqué jusqu'au point de m'abaisser à de pareils discours ; mais ils corrompaient toute l'Eglise, et moi, ne considérant que votre intérêt, j'ai été contraint d'être un imprudent.

Et il ne dit pas : j'ai craint qu'après avoir usurpé la primauté auprès de vous, ils n'en vinssent à répandre leurs doctrines ; quant à cette pensée, il l'a exprimée plus haut par ces paroles : « J'appréhende qu'ainsi que le serpent a séduit Eve, vos esprits aussi ne se corrompent »; dans le passage qui nous occupe en ce moment, l'apôtre parle d'une autre manière, avec plus d'autorité et de puissance; ce qu'il vient de dire lui donne plus de liberté : « Car c'était à vous de parler avantageusement de moi ». Il en dit ensuite la raison et il ne reparle plus de ses révélations; il ne raconte pas seulement les miracles qu'il a opérés, il parle aussi de ses épreuves. «Puisque je n'ai été en rien inférieur aux plus éminents d'entre les apôtres ». Voyez encore ici, comme il parle avec plus d'autorité. Auparavant, il disait : « Je ne pense pas avoir été inférieur en rien »; ici, affirmation absolue, avec la confiance, comme je l'ai déjà dit, que lui donnent les preuves qu'il vient d'énumérer; toutefois, même dans cette circonstance, il ne se départ pas de la modestie qui le caractérise. En effet, on l'entend, comme s'il avait parlé avec orgueil, comme s'il avait exagéré le jugement en sa faveur pour s'être mis au nombre des apôtres, reprendre de nouveau un ton d'humilité : « Encore que je (164) ne sois rien, les marques de mon apostolat ont paru parmi vous (12) ».

Ne regardez pas, dit-il, si je suis misérable et petit, mais seulement si vous n'avez pas trouvé en moi tout ce que vous deviez attendre d'un apôtre. Et il ne dit pas: encore que je sois misérable, mais, ce qui exprime plus d'abaissement encore : « quoique je ne sois rien ». En effet, qu'importé que vous soyez grand, si vous n'êtes utile à personne ? Il ne sert absolument de rien qu'un médecin, par exemple, ait de l'habileté, s'il ne guérit jamais ses malades. Ne recherchez donc pas, dit-il, s'il est vrai que je ne suis rien; mais considérez donc, en ce qui concerne le bien à vous faire, que je n'ai été inférieur en rien à personne, mais que je vous ai donné la preuve de mon apostolat. Je n'aurais donc pas dû être obligé de parler de moi. Ce n'est pas qu'il sentît le besoin d'être recommandé auprès des hommes; comment aurait-il pu tenir à de pareils titres, lui qui ne comptait pour rien le ciel même pour l'amour de Jésus-Christ ? Mais c'est qu'il était possédé du désir de les sauver. Ensuite, comme on aurait pu lui dire : Et que nous fait à nous que vous n'ayez en rien été inférieur aux plus éminents d'entre les apôtres, il ajoute: « Les marques de mon apostolat ont paru parmi vous, dans toute sorte de patience, et dans les miracles et dans les prodiges ». Ah ! quelle mer d'oeuvres magnifiques franchie d'un bond par lui en ces courtes paroles? Or, voyez ce qu'il met en premier lieu: la patience. Voilà, en effet, la marque de l'apôtre: tout souffrir avec un noble courage. Voilà ce qu'indique une expression si courte; quant aux miracles; qui n'étaient pas des fruits de sa vertu propre, il en parle en plus de mots. Considérez combien de prisons, combien de coups, combien de dangers, combien de piéges perfides, combien d'épreuves il fait entendre ici, combien de guerres intestines, combien de guerres avec les étrangers, combien de douleurs, combien d'assauts renferme ce simple mot de patience ! Et maintenant, par ce mot de miracle, comprenez combien de morts ressuscités, combien d'aveugles guéris, combien de lépreux purifiés, combien de démons chassés! En entendant ces paroles, apprenons, nous aussi, quand la nécessité nous contraint à parler de nous à notre avantage, à couper court le chapitre de nos perfections, à imiter l'apôtre.

2702 2. Ensuite, comme on aurait pu lui dire: si vous êtes grand, si vous avez beaucoup fait, toutefois vous n'avez pas tant fait que les apôtres des autres Eglises, il ajoute : « Car en quoi avez-vous été inférieurs aux autres Eglises (13)? » Vous n'avez pas eu, en fait de grâces, une moindre part que les autres. Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi se tourne-t-il maintenant vers les apôtres; après avoir engagé le combat contre les faux apôtres, pourquoi le cesse-t-il ? C'est pour relever tout à fait les courages, c'est pour montrer, non-seulement qu'il vaut mieux que ces faux docteurs, mais qu'il ne le cède en rien aux grands apôtres. Voilà pourquoi, quand il parle des prétendus ministres de Jésus-Christ, il dit : « Je le suis plus qu'eux »; mais quand c'est aux apôtres qu'il se compare, il se contente de ne leur être pas inférieur, quoiqu'il ait travaillé plus qu'eux. Et par là il montre aux fidèles qu'ils outragent les apôtres, en le mettant, lui leur égal, au-dessous des faux docteurs. « Si ce n'est en ce que je n'ai point voulu vous être à charge». Ici le reproche est sévère; il y a plus de sévérité encore dans ce qui suit : « Pardonnez-moi ce tort que je vous ai fait ». Toutefois cette sévérité n'exclut ni l'affection ni l'éloge, puisque Paul suppose que les Corinthiens tenaient pour une injure son refus de rien accepter d'eux, ainsi que le manque de confiance qu'il leur témoignait en ne voulant pas qu'ils le nourrissent. Si vous m'accusez, (il ne dit pas: vous faites mal de m'accuser; son expression est pleine de douceur), je demande mon pardon, accordez-moi ma grâce. Voyez sa sagesse : aussitôt qu'il leur a adressé ce reproche, aussitôt il les en veut consoler. Plus haut, après leur avoir dit : « La vérité de Jésus-Christ est en moi, on n'arrêtera point le cours de ma gloire », il ajoutait : « Est-ce que je ne vous aime pas? Dieu le sait; mais je veux retrancher une occasion de se glorifier, à ceux qui veulent trouver cette occasion en paraissant semblables à nous ». (2Co 11,10-12) Et, dans la première épître : « En quoi trouverai-je donc ma récompense? En prêchant gratuitement l'Evangile que je prêche ». (1Co 9,18) Ici, même précaution : « Pardonnez-moi ce tort que je vous ai fait». Car il tient toujours à dissimuler que c'est leur faiblesse qui est cause qu'il ne veut rien recevoir d'eux; voilà pourquoi, ici (165) encore, il tient ce langage : Si j'ai fait une faute, selon vous, pardonnez-la-moi. Ce qu'il disait, c'était à la fois pour les exciter et les adoucir. Et qu'on n'objecte pas. Si vous voulez réprimander, pourquoi vous défendre ? Si vous voulez adoucir, pourquoi réprimander? Voilà précisément la marque de l'habileté faire une incision et refermer la plaie. Ensuite, je l'ai déjà dit, aussi souvent qu'il leur fait ce reproche, il l'adoucit, afin qu'on ne s'imagine pas qu'il espère recevoir d'eux quelque chose. Dans la première épître, il leur disait : « Je ne vous écris point ceci, afin qu'on me traite de même; car mieux vaudrait pour moi mourir, que de souffrir qu'on me fît perdre cette gloire ». (1Co 9,15) Ici, ses paroles sont plus douces et plus caressantes. Comment s'y prend-il ? « Voici la troisième fois que je me prépare pour vous aller voir, et je ne vous serai pas à charge ; car ce ne sont pas vos biens que je cherche, mais vous; car ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour leurs pères, mais aux pères pour leurs enfants (14) ».

Voici ce qu'il veut dire : Ce n'est pas parce que je ne reçois rien de vous que je ne vais pas vous trouver; j'ai été vous voir deux fois, et je me prépare à vous aller voir une troisième, et je ne vous -serai pas à charge. Son explication sur ce point est grave. Il ne dit pas : parce que vous êtes mesquins, parce que vous vous blessez vite, parce que vous êtes faibles; mais que dit-il? « Car ce ne sont pas vos biens que je cherche, mais vous ». Je cherche plus que de l'argent, je cherche des âmes et non des fortunes, votre salut et non votre bourse. Ensuite, comme on pouvait encore le soupçonner de parler ainsi par dépit, il ajoute encore une réflexion. Il pouvait croire qu'on lui dirait : Ne sommes-nous pas libres de conserver ce qui est à nous? Par ce motif il a l'air de prendre leur défense, et il dit avec beaucoup de suavité: « Car ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour leurs pères, mais aux pères pour leurs enfants » ; au lieu de maîtres et de disciples, il met parents et enfants; il présente comme étant simplement l'accomplissement d'un devoir une conduite d'une perfection plus haute, car Jésus-Christ n'a point commandé à ses apôtres de ne rien accepter de leurs disciples; c'est par ménagement pour eux que l'apôtre s'exprime ainsi, et voilà pourquoi il ne recule pas devant une certaine exagération. En effet, il ne se contente pas de dire : Ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour leurs pères; mais il ajoute que c'est pour les pères un devoir d'agir ainsi. Eh bien ! donc, puisque c'est un devoir : « Je donnerai très-volontiers tout ce que j'ai, et je me donnerai encore moi-même, pour le salut de vos âmes (15) ». C'est la loi de la nature qui ordonne aux pères de thésauriser pour leurs enfants, mais moi je fais plus, je m'ajoute moi-même à ce que je donne; l'excès de sa générosité se manifeste non-seulement en ce qu'il ne reçoit rien, mais en ce qu'il fait plus, il donne; et il ne donne pas simplement, mais il donne avec une générosité sans borne, il donne ce qui lui manque à lui-même; car c'est là ce qu'indique cette parole : « Je me donnerai encore moi-même ». S'il vous fallait ma chair même, je ne la ménagerais pas pour votre salut. Il y a, dans ce qui suit, un reproche et en même temps une, parole d'affection

« Quoique moi qui vous aime tant, je me voie si peu aimé de vous ». Ce que je fais, dit-il, pour ceux que j'aime, et qui ne m'aiment pas autant. Considérez maintenant la gradation dans tous ces mérites de l'apôtre. Il était autorisé à recevoir,-mais il ne recevait rien premier mérite. Cependant il avait besoin second mérite ; cependant il leur prêchait l'Evangile : troisième mérite; et il fait plus, il donne: quatrième mérite; et non-seulement il donne, mais son présent est considérable cinquième mérite; et il ne donne pas seulement de l'argent, il se donne lui-même sixième mérite; et à des gens qui n'ont pas pour lui un vif amour: septième mérite; et pour qui il éprouve, lui, un vif amour: huitième mérite.

2703 3. Sachons donc, nous aussi, suivre cet exemple. C'est une faute grave que de ne pas aimer son prochain; c'en est une plus grave de ne pas répondre à l'amour qu'on nous porte. Si, en aimant celui qui nous aime, nous ne faisons rien de plus que les publicains, ne l'aimer pas, c'est être inférieur aux bêtes sauvages. Que dis-tu, ô homme? Tu n'aimes pas celui qui t'aime ? alors pourquoi vis-tu ? à quoi pourras-tu jamais être utile? dans quelles affaires? dans celles qui intéressent l'Etat? dans celles qui intéressent les particuliers ? Nullement, en aucune manière : rien de plus inutile qu'un homme qui ne sait pas (166) aimer. La loi d'amour souvent a touché même des brigands, des assassins, des violateurs de sépulture; pour avoir seulement mangé le sel ensemble, ils ont changé de moeurs, la table les a convertis; et vous qui n'avez pas seulement même table, mais mêmes conversations, mêmes occupations, mêmes entrées, mêmes sorties avec d'autres hommes, vous ne les aimez pas? Ceux qui se livrent à de coupables amours, dépensent leurs fortunes entières pour des femmes perdues, et vous qui avez au coeur un amour honnête, vous êtes froid, vous êtes lâche, vous êtes dépourvu de coeur au point de ne pouvoir aimer même quand il ne vous en coûte rien? Mais qui donc, dira-t-on, peut être assez malheureux, assez semblable aux bêtes sauvages pour se détourner de celui qui l'aime, et pour le haïr? Vous avez raison de regarder comme incroyable une. telle dépravation ; mais si je vous montre une foule de dépravés de ce genre, comment pourrons-nous supporter cette honte? Tenir des discours méchants sur celui qu'on aime, entendre les discours méchants d'un autre sur lui, et ne pas le défendre, le voir honoré et lui porter une haine jalouse, que faut-il penser d'un tel amour? Certes ce serait pourtant une bien faible preuve d'amitié que de ne pas être jaloux, de ne pas haïr, de ne pas susciter de combats contre celui qu'on aime; il faudrait encore applaudir à sa prospérité, travailler à l'accroître; mais quand toutes vos actions, toutes vos paroles tendent à sa ruine, quelle âme pourrait être plus misérable que la vôtre?

Hier, avant-hier, vous étiez son ami, vous partagiez ses entretiens et sa table; puis, tout à coup, à la vue de la prospérité de celui qui est votre membre, jetant le masque de l'amitié, vous ne respirez plus que la haine, ou plutôt une fureur insensée. Cette fureur insensée se manifeste par le chagrin que vous cause la prospérité du prochain; cette démente est le propre des furieux, des chiens possédés de la rage. Semblables à ces animaux, les envieux qu'irrite l'aiguillon sinistre, se jettent aussi sur. tous. Mieux vaut un serpent replié dans les entrailles que l'envie qui rampe dans l'âme. Le reptile, souvent il suffit d'un remède pour le vomir; la nourriture en adoucit l'effet; ce n'est pas dans les entrailles que l'envie se replie, elle se roule au sein de l'âme, il est difficile de l'en faire sortir. Le reptile, dans l'intérieur du corps, n'en attaque pas les organes, si on lui donne sa nourriture; mais l'envie, quelque abondante que pussent être les aliments que vous lui serviriez, s'en prend à l'âme même, qu'elle mord de toutes parts, qu'elle ronge, qu'elle déchire; et rien ne saurait l'adoucir, rien ne saurait mettre un terme à sa fureur, rien qu'une chose, une seule: le malheur fondant sur celui qui prospérait; voilà le seul remède qui la puisse guérir, ou plutôt ce remède ne fait rien. Car si tel subit l'adversité, elle en voit un autre qui est heureux, et les mêmes tortures la reprennent, et partout elle reçoit des blessures, et partout elle se sent frappée de nouveaux coups. Car il est impossible de se retourner sur la terre sans y voir des heureux. Et tel est l'excès de ce mal, que, même renfermé dans sa maison, l'envieux éprouve de la haine pour les hommes d'autrefois qui ont cessé de vivre. Or, que ceux qui vivent dans la société, au milieu de la foule, souffrent de cette maladie, c'est triste, mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus affligeant;-mais que ceux mêmes qui sont affranchis de tous les troubles de la vie publique, soient possédés du même mal, voilà ce qui est affreux, au-delà de tout ce qui se pourrait penser. Je voudrais garder le silence sur ce que j'ai à dire; mais il faudrait que mon silence suffît pour effacer la honte de la réalité; il y aurait alors de l'utilité dans le silence; mais quand je pourrais me taire, les choses crieraient plus haut que ma langue, et mes paroles ne sauraient produire autant de mpl que la notoriété de nos malheurs qui s'étalent à tous les yeux, et mon discours, sans danger, ne sera peut-être pas sans profit et sans utilité. Ce mal s'est attaqué à l'Eglise, et voilà ce qui a tout bouleversé, ce qui a détruit l'harmonie des membres; voilà pourquoi nous nous élevons les uns contre les autres; l'envie nous donne nos armes. De là l'excès de la dépravation. Lorsque tous conspirent à édifier, il faudrait encore s'estimer heureux que tous les fidèles demeurassent; si, au contraire, nous conspirons tous à détruire, à quel terme aboutirons-nous ?

2704 4. Que fais-tu, ô homme? Tu penses qu'il t'est avantageux de ruiner ton prochain, et tu commences parte ruiner toi-même. Tu ne vois pas les jardiniers, les agriculteurs conspirant tous à un seul et même but? L'un creuse, l'autre sème, un autre recouvre la racine, un autre arrose ce qui a été planté, un autre élève (167) une baie, un mur, un autre encore écarte les bêtes nuisibles; tous n'ont qu'un seul et même but: le salut de la plante. Ici, il n'en est pas de même; moi, de mon côté, je plante, mais un autre remue et bouleverse tout. Laisse donc au moins à la plante le temps de pousser des racines, de se fortifier contre toute atteinte. Ce n'est pas mon ouvrage que tu détruis, c'est le tien que tu réduis à néant; moi, j'ai planté; toi, tu devais arroser. Donc si tu viens tout remuer, tu arraches la racine, et tu ne pourras plus prouver que tu as bien arrosé. Mais c'est la gloire de celui qui plante que vous ne pouvez souffrir? Rassurez-vous, je ne suis rien, ni vous non plus. « Ni celui qui plante, ni celui qui arrose, n'est rien » (1Co 3,7) ; c'est Dieu seul qui fait tout. De sorte que c'est lui que vous combattez, que, c'est a lui que vous faites la guerre en arrachant les plantations. Revenons donc enfin à la sagesse et à la vigilance. Je ne crains pas tant la guerre du dehors que le combat du dedans; car une fois la racine bien enfoncée dans la terre, elle peut défier les vents ; mais si on l'ébranle, si, à l'intérieur, un ver la ronge, sans même qu'on attaque extérieurement la plante, tout s'en va. Jusques à quand rongerons-nous la racine de l'Église comme des vers ? C'est de la terre que s'engendrent de pareilles passions; ou plutôt elles ne naissent pas de la terre, mais- du fumier; leur mère, c'est la corruption. Soyons donc enfin des hommes fiers et forts, soyons donc des athlètes de la sagesse, chassons loin de nous toute cette hideuse portée de maux. Je vois tout le corps de l'Église étendu par terre en ce moment comme un corps mort. Comme dans un corps qui vient d'être privé de vie, je vois des yeux, des mains, des pieds, un cou, une tête, mais ce que je ne vois pas, c'est un membre remplissant ses fonctions; de même ici, tous ceux qui sont présents, ont la foi en partage, mais ce n'est pas la foi agissante; nous avons éteint la chaleur vitale, nous avons fait, du corps de Jésus-Christ, un corps mort. Si cette parole est effrayante, bien plus effrayante encore est la réalité qui se montre par les couvres. Nous nous donnons les noms de frères, mais nos actions révèlent des ennemis; nous sommes tous, par le nom, membres les uns des autres; nous sommes de fait divisés comme des bêtes féroces. Je ne tiens pas à étaler nos fautes, mais ce que j'en dis, c'est pour vous faire honte, c'est pour vous ramener. Un tel est entré dans une maison; il a été reçu avec honneur : il fallait bénir Dieu en voyant traiter avec honneur celui qui est votre membre; car cette conduite glorifie Dieu; eh bien, c'est le contraire que vous faites; vous dites du mal de votre frère auprès de celui qui l'a honoré, de manière à nuire à tous les deux, et en outre, à vous déshonorer vous-même. Pourquoi, ô malheureux, ô infortuné Vous entendez faire l'éloge de votre frère, par des hommes ou par des femmes, et c'est pour vous un sujet d'affliction? Mais ajoutez donc plutôt à cet éloge, et c'est ainsi que vous ferez votre éloge à vous-même. Si, au contraire, vous ruinez l'éloge, d'abord vous dites du mal de vous-même, vous donnez de vous-même une mauvaise opinion, et vous ne faites que grandir celui que vous vouliez rabaisser. Quand vous entendez des louanges, associez-vous à ces louanges ; si ce n'est par la sainteté de votre vie, et par vos vertus, que ce soit au moins par la joie que, vous ressentez des belles actions. Une personne a fait entendre un éloge; admirez, de votre côté; c'est ainsi que cette personne vous louera, vous aussi, pour votre vertu, pour votre bonté. Ne craignez pas de rabaisser vos actions par l'éloge d'autrui ; car ce malheur n'arrive qu'à celui qui accuse. Car la, nature de l'homme c'est de tenir à ses opinions, et celui qui vous entend dire du mal d'une personne qu'il vient de louer s'obstine à rendre son éloge plus éclatant, afin de vous mortifier, afin de faire justice des détracteurs, et il les flétrit en lui-même, et il les accuse auprès des autres. Comprenez-vous quelle honte nous nous attirons par cette conduite, et comme nous dissipons, comme nous perdons le troupeau? Ne soyons donc enfin que les membres les uns des autres, ne formons donc enfin qu'un seul corps. Que celui qui s'entend louer, repousse loin de lui les éloges, et les fasse retomber sur son frère; que col ni qui entend louer son frère, se réjouisse de pareils discours. Si nous savons nous unir ainsi les uns aux autres, nous sentirons le bonheur de tenir à celui qui est la tête du corps entier; si, au contraire, nous nous divisons contre nous-mêmes, nous écarterons loin de nous, pour surcroît de malheur, le secours de Dieu; or, privés de cette assistance, nous verrons périr notre corps, que ne conservera plus la vertu d'en-haut. Prévenons ce danger, chassons loin de nous la haine jalouse, méprisons (168) la gloire qui vient des hommes, attachons-nous à l'amour et à la concorde. C'est ainsi que nous obtiendrons les biens présents et les biens à venir; puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la honte de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





2800

HOMÉLIE XXVIII. SOIT, JE NE VOUS AI POINT ÉTÉ A CHARGE MOI-MÊME, MAIS ÉTANT ARTIFICIEUX, J'AI USÉ D'ADRESSE POUR VOUS SURPRENDRE.

MAIS ME SUIS-JE SERVI DE CEUX QUE JE VOUS AI ENVOYÉS POUR BÉNÉFICIER SUR VOUS? J'AI PRIÉ TITE DE VOUS ALLER TROUVER, ET J'AI ENVOYÉ AVEC LUI UN DE NOS FRÈRES. TITE S'EST-IL ENRICHI A VOS DÉPENS ? N'AVONS-NOUS PAS SUIVI UN MÈME ESPRIT? N'AVONS-NOUS PAS MARCHÉ SUR LES MÊMES TRACES? (2Co 12,16-21)

Analyse.

1. Réponse de saint Paul à ceux qui pourraient lui objecter que, s'il n'a rien voulu recevoir par lui-même, il a reçu par l’entremise de ses disciples.— Il en appelle, en ce qui concerne ses envoyés, au témoignage des Corinthiens eux-mêmes. — Du zèle parfaitement désintéressé de l'Apôtre pour l'édification des fidèles.— Comment il les réprimande ; plus ses paroles sont sévères, plus, en même temps, elles sont tempérées par l'affection.
2. L'orgueil envieux, cause principale de tous les dérèglements. — La fornication n'est pas la seule impureté; toute espèce de péché souille l'âme. — De là, la faiblesse des pécheurs qui perdent facilement contenance devant les hommes irréprochables. — Achab, devant Elie ; Hérode, devant saint Jean.
3 et 4. Le vice ne peut soutenir l'aspect de la vertu, il la redoute.


2801 1. Il y a certes une grande obscurité dans ces paroles, mais ce n'est pas sans dessein ni raison que l'apôtre s'exprime ainsi. II s'agissait d'argent, de justification dans des questions de ce genre, et Paul enveloppe d'une certaine ombre ce qu'il veut dire à ce sujet. Qu'entend-il par ces paroles? Il vient de dire : Je n'ai rien voulu recevoir, et je suis prêt en outre à donner, à faire des dépenses; il y a beaucoup de protestations de cette nature, et dans sa première lettre, et dans celle-ci. Maintenant, il dit quelque chose de plus; il a l'air de prévenir une objection "et de la résoudre. Ce qu'il dit revient à ceci. Je n'ai fait aucun bénéfice sur vous. Mais peut-être me dira-t-on que si je n'ai rien reçu par moi-même, comme je suis artificieux, je me suis arrangé de manière que ceux que j'ai envoyés, vous ont de mandé en leur propre nom quelque chose, que j'ai fort bien reçu par leur entremise, que j'ai sauvé les apparences, que je n'ai rien reçu par moi-même, mais que j'ai reçu par le moyen des autres. Eh bien! non; personne ne saurait tenir ce langage ; et vous êtes mes témoins.—Voilà pourquoi il présente sa pensée sous forme d'interrogation : « J'ai prié Tite de vous aller trouver, et j'ai envoyé avec lui un de nos frères. Tite s'est-il enrichi à vos dépens? » N'a-t-il pas marché comme moi? C'est-à-dire, Tite, lui aussi, n'a rien reçu. Vous voyez jusqu'où s'étendent les preuves de sa rigidité; non-seulement il s'est conservé personnellement sans reproche, il n'a rien reçu; mais il a discipliné ses envoyés de manière à ne pas donner, par eux, la moindre prise à ceux qui voulaient le trouver en défaut. Il y a (169) bien plus de grandeur encore dans cette conduite que dans celle du patriarche. De retour après sa victoire, le roi lui offrant des dépouilles, Abraham refusa de rien recevoir, (Gn 14,23-24); excepté ce que ses gens auraient pris pour leur nourriture; mais Paul n'accepta pas même la nourriture qui lui était nécessaire, et, de plus, il ne permit pas à ses compagnons de l'accepter, et il ferma victorieusement la bouche à ses détracteurs effrontés. Aussi ne se borne-t-il pas à une simple affirmation, il ne dit pas que ses envoyés n'ont rien reçu; mais, ce qui est bien plus significatif, il invoque le témoignage des Corinthiens eux-mêmes, comme quoi ils,n'ont rien reçu; ce n'est pas lui qui décide la question de sa propre autorité, ce sont les Corinthiens eux-mêmes qui prononcent; c'est la conduite que nous tenons d'ordinaire dans les faits qui sont incontestés, et qui nous laissent toute notre confiance. Répondez donc, leur dit-il, y en a-t-il un seul de ceux que nous vous avons envoyés qui ait fait un bénéfice sur vous? Il ne dit pas qui ait reçu de vous quelque chose; il se sert de l'expression « Faire d'injustes profits », s'enrichir aux dépens de quelqu'un; l'expression est vive, mordante, c'est pour montrer que recevoir de celui qui ne veut pas donner, c'est chercher, avant tout, à faire un injuste profit. Et il ne dit pas, dans sa première interrogation : Tite a-t-il, mais : « Me suis-je servi de ceux que je vous ai envoyés?» Vous ne pouvez pas dire qu'un tel n'a pas reçu,mais que tel autre a reçu. Personne n'a rien reçu.

« J'ai prié Tite ». L'expression est éloquente. Il ne dit pas : J'ai envoyé Tite, mais : « Je l'ai prié », montrant par là que, même s'il avait reçu quelque chose, il aurait usé de son droit; toutefois il a montré une grande rigidité. Voilà pourquoi, dans sa seconde interrogation, il dit : « Tite a-t-il fait quelque bénéfice sur vous? N'avons-nous pas suivi le même esprit? » Qu'est-ce à dire, « Le même esprit? » Il attribue le tout à la grâce, il montre que tout ce qu'il y a de glorieux dans cette conduite ne vient pas de son énergie, de son courage, que c'est un pur don de l'Esprit, un bienfait de la grâce. En effet, c'était une grâce insigne que de supporter l'indigence, la faim, et de ne rien recevoir afin d'édifier les disciples. « N'avons-nous pas marché sur les mêmes traces?» Ce qui veut dire : ils n'ont pas bronché, ils ont toujours montré la même rigidité.

« Pensez-vous que ce soit encore ici notre dessein de nous justifier devant vous (19) ? » Voyez-vous cette peur qui ne le quitte pas de passer pour un flatteur ? Voyez-vous avec quelle sagesse apostolique il reprend sans cesse la même pensée? Il a commencé par dire : « Nous ne prétendons point nous relever encore ici nous-même, mais vous donner une occasion de vous glorifier » (2Co 5,12) ; et, au commencement de l'épître : « Avons-nous besoin de lettres de recommandation? » (2Co 3,1) « Tout ce que nous vous disons ici, est pour votre édification ». Il y a un changement de ton dans ces dernières paroles de notre texte; elles sont caressantes. L'apôtre ne dit pas ouvertement aux fidèles : c'est pour ménager votre faiblesse que nous ne voulons rien recevoir de vous; mais nous voulons vous édifier; il parle d'une manière plus explicite qu'auparavant, il découvre la pensée dont il est pressé de se délivrer, il le fait toutefois sans les heurter. Il ne dit pas : c'est à cause de votre faiblesse, mais : c'est afin que vous soyez édifiés.

« Car j'appréhende qu'arrivant vers vous, je ne vous trouve pas tels que je voudrais, et que vous ne me trouviez pas non plus tel que vous voudriez (20) ». Au moment de faire entendre une parole sévère, pénible, il s'excuse; il vient de dire : « Tout ce que nous vous disons ici, est pour votre édification » ; il ajoute : « Car j'appréhende », afin d'adoucir l'amertume de ce qu'il prépare. Il n'y a là ni orgueil insolent, ni. cette confiance que donne à un maître son autorité; Paul montre ici la sollicitude d'un père, il éprouve plus de crainte que tes pécheurs mêmes, il tremble au moment de les corriger. Ce n'est pas tout, il rie tombe pas sur eux sans hésitation, il ne s'exprime pas de manière à tout dire, il est incertain : « J'appréhende qu'arrivant vers vous, je ne vous trouve pas tels que je voudrais » ; il ne dit pas : attachés à toutes les vertus, mais : « Tels que je voudrais » ; toutes ses expressions respirent l'amitié. Ces mots : « Que je ne vous trouve pas », marquent une attente trompée, il en est de même de : « Et que vous ne me trouviez pas non plus ». Car ce ne peut être un effet assuré de aria volonté, mais le résultat d'une nécessité dont la cause est en vous; de là cette expression: « Que vous ne me (170) trouviez pas non plus tel que vous voudriez ». Il ne dit pas, tel que je voudrais, mais, d'une manière plus efficace pour les piquer: « Tel que vous voudriez ». En effet, il entendait suivre, dès ce moment, sa volonté à lui; non pas sans doute une volonté absolue, mais peu importe, une volonté décidée enfin à la sévérité. L'apôtre pouvait dire : « Tel que je ne veux pas être», et manifester ainsi son affection; mais il ne veut pas flatter le relâchement de ceux qui l'écoutent: Ou plutôt, en parlant ainsi, son discours eût été plus difficile à supporter; au contraire, sa manière présente est plus forte pour frapper et montre en même temps un esprit plus doux. C'est le caractère propre de la sagesse de Paul d'être d'autant plus caressant qu'il fait des blessures plus profondes. Ensuite, comme il y avait de l'obscurité dans son langage, il s'explique: « Je crains de rencontrer parmi vous des dissensions, des jalousies, des animosités, des médisances, des faux rapports, des esprits enflés ». Ce qu'il aurait dû dire en premier lieu, il le met à la fin; en effet, c'était l'orgueil qui les soulevait contre lui. Mais l'apôtre ne veut pas avoir l'air de combattre d'abord ce qui gêne son action sur eux; voilà pourquoi il parle d'abord de ce qu'il y a de général dans leurs égarements.

2802 2. C'était l'envie qui les produisait, ces calomnies, ces accusations, ces dissensions. Comme une racine funeste, l'envie produisait la colère, l'esprit de dénigrement, la démence de l'orgueil et tous les autres fléaux qui, à leur tour, envenimaient cette haine jalouse. « Et qu'ainsi Dieu ne m'humilie encore, lorsque je serai retourné chez vous (29) ». Cet « Encore » est à lui seul un reproche. C'est bien assez, dit-il, de vos premiers égarements. Aussi disait-il au commencement : « C'est pour vous épargner que je ne suis pas allé à Corinthe ». (2Co 1,23) Voyez-vous comme il s'entend à montrer à la fois ce qui indigne son coeur, et l'affection qu'il ressent? Mais maintenant que veut dire « Ne m'humilie? » Il est pourtant glorieux d'avoir le droit d'accuser, de punir, de demander des comptes, de siéger comme juge, et c'est ce qu'il appelle une humiliation. Il était si loin de rougir de l'Humilité, de ce qu'on trouvait de bas dans sa personne, de méprisable en son discours (2Co 10,10), qu'il souhaitait de rester toujours en cet état, que ses prières tendaient à n'en pas sortir. Il explique bientôt sa pensée, et ce qu'il appelle humiliation c'est, avant tout; la nécessité de châtier et de punir. Mais pourquoi, au lieu de dire : qu'en retournant chez vous je ne sois humilié, dit-il: « Que Dieu ne m'humilie lorsque je serai retourné chez vous? » C'est que si ce n'était pour Dieu, je n'aurais aucun souci, tout me serait fort indifférent. Ce n'est pas par une usurpation orgueilleuse de pouvoir que je recherche; lorsque je châtié, je ne veux qu'exécuter les ordres de Dieu. Il dit plus haut : « Que vous ne me trouviez pas tel que vous voudriez » : ici avec plus de ménagement, d'une manière plus douce, :plus affectueuse, il. dit : « Et que je n'aie à en pleurer plusieurs qui ont péché ». Il ne se contente pas de dire : « Qui ont péché »; il ajoute: «Et qui n'ont pas fait pénitence». Il ne dit pas tous, mais « Plusieurs » ; et les pécheurs mêmes, il ne les désigne pas, il leur laisse un moyen facile de retourner à la pénitence; il montre clairement que la pénitence peut effacer les fautes, et qu'enfin il ne pleurera que ceux qui sont incapables de faire pénitence, que les incurables, qui conservent leur plaie. Méditez donc sur la vertu apostolique de l'homme à qui sa conscience ne fait aucun reproche, qui gémit des fautes d'autrui, qui s'humilie parce que les autres ont péché. C'est là en effet ce qui doit surtout distinguer le maître, la compassion pour les malheurs de ses disciples, les chagrins, la douleur pour les blessures de ceux qu'il conduit.

Il montre ensuite la nature du péché : « De leurs dérèglements et de leur impureté ». Ce qu'il désigne par là, à mots couverts, c'est la fornication; mais si l'on tient à se rendre un compte exact des péchés de toute nature, ce nom leur convient à tous. Car quoique le fornificateur, l'adultère soient surtout ceux qu'on traite d'impurs, les autres péchés aussi mettent l'impureté dans l'âme. Voilà pourquoi, n'en doutez pas, le Christ traite d'impurs les Juifs; ce ne sont pas seulement leurs fornications qu'il accuse, mais leur dépravation à d'autres égards. Aussi fait-il observer qu'ils n'ont pris soin de purifier que le dehors (Mt 23,25) ; aussi dit-il ailleurs: « Ce n'est pas ce qui entre: qui souille l'homme, mais ce qui sort ». (Mt 15,11) L'Ecriture dit ailleurs encore : « Tout homme au coeur insolent est impur devant le Seigneur ». (Pr 16,5) Et c'est avec raison. Rien de plus pur (171) que la vertu, rien de plus impur que le péché; car la vertu est plus éclatante que le soleil ; le péché est plus infect que la fange. C'est ce que peuvent prouver, par leur propre témoignage, ceux qui se roulent dans le bourbier, qui passent leur vie dans les ténèbres; il suffit qu'on leur fasse ouvrir un moment les yeux. Tant qu'ils restent abandonnés à eux-mêmes, enivrés de leurs passions, ils continuent, comme dans l'obscurité, à croupir dans l'opprobre, dans l'ignominie ; ils ne sentent pas leur état, ils ne s'en rendent pas un compte exact; mais s'ils se voient convaincus d'infamie par un homme vertueux, ne feraient-ils que l'apercevoir, c'est alors qu'ils reconnaissent combien leur état est misérable ; c'est comme un rayon qui tombe sur eux; ils veulent alors cacher leur honte; ils rougissent devant ceux qui connaissent leur conduite, quand le témoin serait un esclave, et le coupable un homme libre; quand le premier serait un sujet, et l'autre un souverain.

C'est ainsi que l'aspect seul d'Elie couvrait Achab de confusion, avant même que le prophète eût parlé, rien que sa vue saisissait le roi; l'accusateur gardait le silence, et le roi prononçait lui-même la sentence de sa propre condamnation; ses paroles étaient celles du coupable convaincu : « Vous m'avez trouvé; vous, mon ennemi ». (2R 21,20) Voilà comment Elie parlait à ce tyran avec une pleine liberté. Voilà comment Hérode, incapable de supporter la honte et les remords, (tel était l'éclat que donnait à son crime le cri retentissant de la voix du prophète), fit jeter Jean en prison; ce roi ressemblait à un homme qui se trouve en état de nudité, qui veut éteindre un flambeau, pour rentrer dans les ténèbres. Ou plutôt il n'osa pas l'éteindre lui-même, mais il le plaça comme sous un boisseau, dans l'intérieur de sa maison; cette malheureuse et misérable femme le força enfin à l'éteindre. Eh bien, ils ne purent pas même par ce moyen faire disparaître leur crime; ils le rendirent encore plus éclatant. Ceux qui demandaient pourquoi Jean était en prison, en apprenaient la causé, elle fut connue ensuite de tous ceux qui habitaient la terre et la mer, de tous sans exception, des hommes d'alors, des hommes d'aujourd'hui ; et ceux qui doivent naître apprendront à leur tour ce drame de forfaits, d'impuretés, d'infamie, joué par ces deux grands pécheurs, et il n'est pas de siècle qui puisse jamais en abolir la mémoire.

2803 3. Le pouvoir de la vertu est si grand, si impérissable est le souvenir que la vertu laisse après elle, qu'elle n'a qu'à parler pour confondre ses contradicteurs. Pourquoi ce tyran jette-t-il en prison le prophète ? Pourquoi ne se contente-t-il pas de le mépriser? Est-ce que Jean allait le traîner devant un tribunal ? Est-ce qu'il parlait de le punir de son adultère? Est-ce que l'action de Jean ne se réduisait pas à des paroles? Que craint-il donc et qu'a-t-il à trembler ? Quoi de plus, ici, que des paroles, que des discours? C'est que ces paroles frappaient plus durement qu'un châtiment réel. Il ne le conduisait pas devant un tribunal, il le traînait devant sa conscience, il lui donnait pour juges toutes les consciences libres. Voilà pourquoi tremblait ce tyran, incapable de supporter la lumière de la vertu. Comprenez-vous la grandeur de la sagesse et de la vertu? C'est elle qui fait qu'un prisonnier resplendit de plus de gloire qu'un tyran, et que ce tyran a peur et qu'il tremble. Celui-ci toutefois se contenta de le charger, de fers, mais cette femme criminelle provoqua le tyran à un meurtre. Cependant c'était lui plus qu'elle, qui était accusé. En effet, le prophète n'avait pas été trouver cette femme pour lui dire : Que faites-vous? vous cohabitez avec le tyran ? Ce n'est pas qu'elle ne pût être accusée; qui en doute? mais c'est par lui que le prophète voulait que le scandale cessât: Voilà pourquoi c'est lui qu'il réprimande, et sa parole ne gronde pas d'une manière terrible. Il ne lui dit pas :

O scélérat, ô le plus scélérat de tous les hommes, violateur des lois, impie, tu as foulé sous tes pieds la loi de Dieu, tu as tourné ses commandements en dérision, tu n'as reconnu pour loi que ta brutalité. Il ne lui dit rien de pareil; dans ses reproches respire une modération, une douceur parfaite : « Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de Philippe, votre frère ». (
Mc 6,18) C'était plutôt le ton de l'enseignement que de l'accusation, c'était plutôt une leçon qu'un châtiment, une réprimande qu'une poursuite, un avertissement qu'une attaque. Mais, je l'ai déjà dit, le voleur déteste la lumière, et les pécheurs détestent l'homme juste, rien que son aspect : « Il nous importune », dit l'Ecriture, «rien que quand il paraît ». (Sg 2,14)

En effet, ils n'en peuvent supporter les (172) rayons; les yeux malades ne soutiennent pas les rayons du soleil. Pour la foule des méchants ce n'est pas seulement la présence de l'homme juste, qui est insupportable, mais rien que le son de sa voix. Voilà pourquoi cette femme criminelle, cette femme la plus criminelle de toutes, cette infâme qui prostituait sa fille, ou plutôt qui en était le bourreau, cette misérable, qui pourtant n'avait ni vu le prophète, ni entendu sa voix, s'élança pour obtenir son meurtre, et elle s'associa, pour cette oeuvré de sang, l'impudique qu'elle avait formée, qu'elle avait nourrie, tant elle redoutait le terrible prophète. Et que dit-elle ? « Donnez-moi ici, sur un plat, la tête de Jean ». Et pourtant, s'il est en prison, c'est pour toi, c'est à cause de toi qu'il est dans les fers, et cependant tu peux flatter ton amour insensé en te disant : J'ai triomphé du roi, il a repoussé une accusation publique, il n'a pas rejeté son amour, il n'a pas rompu nos liens adultères; il s'en faut bien; celui par qui il a été repris, il l'a chargé de chaînes. Quel est ton délire, quelle est ta rage, ô femme; même après la réprimande tu jouis de ton amour? Qu'as-tu à demander une table de furies, à préparer un banquet pour les démons tes bourreaux ? Voyez-vous le néant, la misère, la terreur, la lâcheté du vice; voyez-vous que, plus il triomphe, plus il est frappé de faiblesse? Cette femme avait moins le vertige avant que le prophète eût été jeté en prison; c'est maintenant qu'elle se trouble surtout, maintenant qu'il est dans les fers ; c'est maintenant qu'elle dit : « Donnez-moi ici, sur un plat, la tête de Jean ».

Et pourquoi « ici? » Je crains, dit-elle, que le meurtre ne reste dans l'ombre, qu'il n'y ait des gens pour le soustraire au danger. Et pourquoi ne veux-tu pas tout son corps privé de vie, mais seulement sa tête? C'est cette langue, dit-elle, qui m'a affligée, que je désire voir silencieuse. Eh bien, c'est tout le contraire qui aura lieu, ô malheureuse, ô misérable, cette langue fera entendre une voix encore plus éclatante dans cette tête tranchée, après ton crime. Jusqu'à ce jour, on n'entendait ses cris que dans la Judée, mais maintenant ils vont retentir jusqu'aux extrémités de la terre, et quelle que soit l'Eglise où vous entriez, chez les Maures, chez les Perses, dans les îles mêmes des Bretons, vous entendrez la voix éclatante de Jean : « Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de Philippe, votre frère ». Mais cette femme, qui ne comprend rien, qui ne voit rien, pousse au meurtre, elle obsède, elle y précipite ce tyran insensé; elle n'a qu'une peur, c'est qu'il ne change de volonté. Eh bien, remarquez encore cette nouvelle preuve de la puissance de la vertu. Le prophète est en prison, il est enchaîné, il est dans le silence, et cependant ce roi ne soutient pas l'aspect de l'homme juste. Comprenez-vous toute la faiblesse, toute l'impureté du vice? Au lieu de mets, c'est une tête humaine qu'il fait apporter sur un plat. Quoi de plus exécrable, de plus abominable, de plus infâme que cette jeune fille ? Quelle voix a-t-elle fait entendre sur le théâtre de Satan, au banquet des démons? Vous voyez une langue et une langue; l'une portant des remèdes salutaires, l'autre, la perdition ; l'autre, dressant pour les festins de l'enfer, la table empoisonnée. Mais pourquoi l'ordre n'a-t-il pas été donné d'exécuter le meurtre dans la salle du banquet? elle y aurait trouvé un plaisir plus exquis. Mais elle a eu peur, qu'à sa présence, qu'à sa vue, rien qu'en l'apercevant, rien qu'en entendant sa libre parole, toutes les dispositions ne fussent changées. Voilà pourquoi elle demanda sa tête, jalouse de dresser, de son infamie, ce trophée éclatant, qu'elle donna à sa mère.

2804 4. Avez-vous bien compris ce salaire de la danse? Avez-vous bien compris ces dépouilles conquises par l'artifice du démon ? Ce n'est pas de la tête de Jean que je parle, mais de l'adultère. Il suffit de se rendre un compte exact de ce qui se passe, pour voir que ce trophée est dressé contre lé roi ; et maintenant celle qui a triomphé -a été vaincue, le décapité a obtenu la couronne, et son nom a été proclamé; après sa mort, il n'en u que plus vivement secoué la conscience des criminels. Nos paroles ne sont pas un vain bruit. Interrogez Hérode lui-même; à peine eût-il appris les miracles de Jésus-Christ : « C'est Jean, c'est lui-même qui est ressuscité », dit-il, « d'entre les morts; et c'est pour cela qu'il se fait, par lui, des miracles ». (Mt 14,2) Ce qui prouve combien la terreur était vive et persistante en lui, et combien il ressentait d'angoisses ; et, nul n'était assez fort pour l'affranchir des terreurs de sa conscience ; le juge incorruptible continuait à le suffoquer, à lui demander chaque jour l'expiation du meurtre. Donc, instruits de ces vérités, craignons, non (173) pas de souffrir du mal, mais de commettre le mal: d'une part, c'est la victoire ; de l'autre, la défaite. Voilà pourquoi Paul aussi disait « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous fasse du tort? Mais vous faites du tort aux autres, vous les frustrez, et vous faites cela à vos frères ». (1Co 6-8) C'est la patience dans les maux qui mérite les couronnes, les récompenses, la gloire. C'est une vérité que manifeste la vie de tous les saints. Donc, puisque c'est ainsi que tous ont conquis leur couronne, ont conquis leur gloire, marchons, nous aussi, dans le même chemin ; demandons, par nos prières, à ne pas entrer en tentation ; si la tentation nous arrive, luttons avec énergie, avec courage, déployons l'ardeur qui convient à la vertu, afin d'obtenir les biens à venir, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur 2Co 2701