Chrysostome Homélies 7400

ÉLOGE DE DIODORE, EVÊQUE DE TARSE,

en réponse à des paroles élogieuses que le même Diodore

avait prononcées à l'adresse de saint Jean Chrysostome L'AN 392.




74011. Ce sage et généreux maître (1), vous l'avez vu naguère, oubliant ses infirmités corporelles, monter à cette chaire, insérer mon éloge dans l'exorde de son discours, m'appeler un autre Jean-Baptiste, et la voix de l'Eglise, et la baguette de Moïse, et me combler de toutes sortes de louanges les plus pompeuses. Et il me louait et vous applaudissiez, et moi assis au loin, je soupirais amèrement. Il me louait, mu par sa tendresse pour un fils, vous applaudissiez par charité pour un de vos frères, et moi je soupirais accablé du poids de tant d'éloges. Les grandes louanges non moins que les grands péchés ont coutume d'exciter le remords dans la conscience. Lorsque l'on ne se sent aucun mérite et que l'on entend les autres dire le plus grand bien de soi, alors on compare l'opinion actuelle des hommes et le jugement de ce dernier jour où tout sera mis à nu et découvert: alors on songe que le Juge suprême prononcera sa sentence non d'après l'opinion du grand nombre, mais selon la vérité des choses: Ce n'est pas d'après la renommée et la rumeur qu'il accusera, dit le prophète (Is 11,3); ces réflexions me font trouver amères la louange et la bonne renommée, tant je vois qu'elles s'éloignent de la sentence qui sera portée un jour. Maintenant nous sommes cachés sous notre réputation comme sous un masque: mais en ce jour, c'est la tête nue, et tout masque arraché, que nous comparaîtrons devant le tribunal redoutable; quelque bonne réputation dont nous jouissions ici elle ne nous servira de rien en ce moment-là, que dis-je? nous serons même plus sévèrement punis, lorsque ces éloges publics et cette brillante renommée n'auront pas contribué à nous rendre meilleurs.

1 Diodore avait été le maître de saint Jean Chrysostome. Prêtre à Antioche, il avait courageusement, et non sans péril, lutté contre les Ariens, alors puissants.

74022. Je soupirais donc amèrement, plongé dans ces réflexions. C'est pourquoi je me hâte aujourd'hui de détruire dans vos esprits l'opinion trop favorable que ce que vous avez entendu, a pu vous donner de moi; une couronne trop grande pour la tête qui la reçoit, ne s'adapte pas bien aux tempes, ne reste pas fixée sur la tête; mais son trop de grandeur la rendant lâche, elle descend sur les yeux et finit par tomber sur les épaules laissant a tête nue et dépouillée de sa parure. C'est ce qui nous est arrivé à nous (550) lorsqu'on a déposé sur notre tête cette couronne de louanges trop grande four notre mérite. Mais en dépit de notre indignité, notre père, poussé par sa tendresse, ne s'est pas arrêté qu'il n'ait eu posé d'une manière telle quelle cette couronne sur notre tête. C'est ainsi que les rois en agissent quelquefois, ils prennent ce diadème qui ceint leur tête et le posent sur la tête de leurs petits enfants, puis voyant la disproportion entre ce chef d'enfant et la couronne, et contents de ce couronnement sans conséquence essayé tant bien que mal, ils reprennent ce diadème qui leur appartient et qui pare si bien leur front.

74033. Mais puisque notre père ne se résoudrait jamais à mettre sur son chef cette couronne qu'il a essayée sur le nôtre et qui a paru trop grande, prenons-la nous-même et déposons-la sur le chef vénérable de notre père, à qui elle siéra admirablement. De Jean-Baptiste, nous n'avons nous que le nom, notre père en a le coeur; nous avons reçu le nom de Jean, et notre père possède la vertu de Jean-Baptiste. Et ce nom de Jean lui appartient à plus juste titre qu'à nous, car ce qui fait l'homonyme c'est la ressemblance non point du nom mais de la conduite; quand les actions se ressemblent, la différence des noms n'est pas un obstacle: sur cette matière la sainte Écriture suit une autre philosophie que les philosophes profanes; pour ceux-ci il faut que la communauté de substance concorde avec la communauté de nom pour qu'il y ait homonymie. La sainte Ecriture en décide autrement. Tous ceux en qui elle remarque une grande ressemblance de sagesse et de conduite, elle leur impose la même appellation, quelque différence qu'il y ait d'ailleurs entre les noms. Et la preuve de ceci, je n'irai pas la chercher bien loin, ce même Jean fils de Zacharie me la fournit. Les disciples ayant demandé si Elie devait. revenir, Jésus leur répondit: Voulez-vous le recevoir? Jean est cet Elie qui doit venir. (Mt 11,14) Et cependant il s'appelait Jean, mais comme il avait la vertu d'Elie, c'en est assez pour que le Seigneur lui donne le nom d'Elie. Il avait l'esprit d'Elie, c'est pourquoi il est appelé Elie. L'un et l'autre habitèrent le désert; l'un était couvert d'une peau de brebis, l'autre d'un vêtement de poil de chameau, leur nourriture à tous deux était également simple et frugale. L'un a été le précurseur du premier avènement, l'autre sera celui du second. Comme donc leur genre de vie, leurs vêtements, leurs demeures et leurs ministères sont semblables, c'est pour cela que le Seigneur leur donne le même nom à tous les deux, et il montre par là que la différence du nom n'empêche pas que l'on soit l'homonyme de celui de qui l'on imite les vertus.

74044. Puisque cette règle est incontestable et que telle est très-certainement la manière dont la sainte Ecriture entend l'homonymie, montrons comment notre sage père a imité la vie de Jean-Baptiste, et comment par suite il mérite mieux que personne de porter le nom du saint précurseur. Jean n'avait ni table, ni lit, ni maison sur terre; or, notre père n'en a jamais eu non plus. Vous m'en êtes témoins, vous tous qui savez de quelle manière il a vécu de la vie des apôtres, n'ayant rien en propre, vivant de la charité des fidèles et ne s'occupant que de la prière et de la prédication de la parole. Celui-là prêchait au delà du fleuve, attirant la foule au désert, celui-ci, un jour, a entraîné toute la cité au delà du fleuve et l'a édifiée par ses salutaires enseignements. Celui-là fut mis en prison et eut la tète tranchée à cause de sa franchise dans la défense de la loi de Dieu; mais celui-ci a été plus d'une fois banni de sa patrie, pour son courage à confesser la vraie foi, je dirai même qu'il a donné plusieurs fois sa tête pour la même cause, sinon de fait au moins par la résolution. Les ennemis de la vérité, ne pouvant supporter la force de sa parole, lui ont mille fois tendu des embûches, et s'il n'y a pas succombé, c'est que le Seigneur l'a toujours délivré. Parlons maintenant de cette langue par laquelle il fut tant de fois mis en péril et toujours sauvé. On pourrait sans se tromper dire d'elle ce que Moïse a dit de la terre promise; Moïse a dit: Terre où coulent le lait et le miel. (Ex 3,8) Disons que de sa langue coulent le lait et le miel. Mais afin que nous puissions nous abreuver de lait et nous rassasier de miel, arrêtons ici notre discours et prêtons l'oreille à cette lyre, à cette trompette apostolique. Lorsque je songe au charme de sa parole, je dis que c'est une lyre, lorsque je veux exprimer la force de ses pensées, je dis que c'est une trompette guerrière, telle que celle qu'avaient les Hébreux lorsqu'ils firent tomber les murs de Jéricho. De même qu'en cette circonstance le son des trompettes frappant les pierres avec plus de violence qu'un feu dévorant, consuma et détruisit les remparts de la cité; de même la voix de celui-ci non moins puissante contre les retranchements des hérétiques, détruit tous les sophismes où ils s'enferment, et fait tomber toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu. Mais vous apprendrez mieux ces choses de sa langue que de la nôtre, cessons donc de parler, après avoir rendu gloire à Dieu qui a donné de tels docteurs à son Eglise, à Dieu à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. JEANNIN.





7500

FRAGMENT DE LA 2e HOMÉLIE

SUR LE COMMENCEMENT DES ACTES.




AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

A la fin du troisième volume des Oeuvres complètes de saint Chrysostome, édition des Bénédictins, l'on trouve un texte intitulé Sur l'Ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sur le commencement des Actes. Ce n'est pas une homélie, ce n'est qu'un centon où se trouvent juxtaposés plusieurs fragments d'homélies différentes et même de différents auteurs. Dans l'édition Bénédictine, cette compilation est distribuée en 16 numéros. Les numéros 8,9 et 10 contiennent une notable partie d'une homélie dont nous avons regretté la perte, c'est la 20 sur le commencement des Actes. Voyez dans ce même volume l'avertissement placé en tète des homélies sur le commencement des Actes Il est à peu près certain que ce fragment est de saint Jean Chrysostome, mais il ne l'est pas moins que tous les autres sont indignes de mi et ne sauraient en aucune façon lui être attribués. Voilà pourquoi on trouve ici la traduction des numéros 8,9 et 10 du texte In ascensionem Domini, et pourquoi nous n'avons pas jugé à propos de traduire le reste.


75101. Je veux donc aborder le livre des Actes et le suivre pas à pas dès le commencement; il faut que je puise avec vous à cette source divine, il faut que nous allions ensemble à la découverte des trésors de la sainte Ecriture, cherchant l'or de la vérité, avides de nous enrichir des biens de la piété. Actes des Apôtres, tel est ce titre, et ce titre montre toute l'importance du sujet, et le début est l'annonce de tout l'ouvrage. Dans ce livre toutefois ne sont pas racontés les Actes de tous les apôtres. A l'exception de quelques mots seulement sur le compte des autres apôtres, la première partie tout entière est consacrée à raconter les miracles de Pierre ainsi que son enseignement, puis dans le reste de l'ouvrage il n'y a de place que pour Paul. Pourquoi donc ce titre d'Actes des Apôtres donné à un livre qui ne fait l'histoire que de Pierre et de Paul? C'est que, comme l'affirme Paul lui-même, lorsqu'un membre est glorifié, tous les autres membres sont glorifiés avec lui; voilà pour quelle raison l'historien n'a pas intitulé son livre Actes de Pierre, Actes de Paul, mais Actes des Apôtres, estimant que les oeuvres de ces deux apôtres sont à la gloire de tout le choeur apostolique.

Nous recherchons donc quel est l'auteur du livre des Actes. Sur cette question, l'ignorance a produit la diversité des sentiments; les uns ont dit que c'était Clément le Romain, les autres ont prétendu que c'était Barnabé, d'autres enfin soutiennent que c'est Luc l'Evangéliste. Dans une telle divergence d'opinions, il ne nous reste qu'à consulter l'auteur lui-même. Demandons-lui donc qui il est, et ce qu'il fait, voyons ce qu'il dit de lui-même: J'ai fait, dit-il, un premier discours de tout ce que Jésus a fait et enseigné. Ces termes: un premier discours, nous avertissent aussitôt de nous enquérir de quel discours il est ici question. Si l'auteur n'avait fait que les Actes des Apôtres, évidemment il ne dirait pas: (553) J'ai fait un premier discours. Il se trouve donc que le livre des Actes ne vient qu'en seconde ligne après un autre ouvrage du même auteur. Quel est cet autre ouvrage qui a précédé celui qui nous occupe? L'auteur n'a pas oublié de nous le dire: J'ai fait un premier discours, ô Théophile, de tout ce que Jésus a fait et enseigné. (
Ac 1,1) Ce texte nous montre dans l'auteur des Actes un homme qui avait composé un évangile avant de composer les Actes. L'Evangile d'abord, les Actes ensuite; en effet, il ne dit pas: j'ai fait un premier discours de tout ce que Pierre et Paul ont fait et enseigné, mais bien de tout ce que Jésus a fait et enseigné. N'est-il pas évident que l'auteur des Actes ne peut être que l'évangéliste Luc?

Mais appliquons-nous et voyons de plus près si c'est bien lui. J'ai fait un premier discours de tout ce que Jésus a fait et enseigné jusqu'au jour où confiant au Saint-Esprit l'instruction des apôtres qu'il avait choisis, il s'éleva ait ciel, c'est-à-dire j'ai raconté les actes du Sauveur et ses enseignements jusqu'au jour de son Ascension. Soutenez votre attention. Mon premier ouvrage, dit-il, embrasse les oeuvres du Seigneur et ses enseignements, et il va jusqu'à l'Ascension. Or il est aisé de constater que ni Matthieu, ni Marc, si ce n'est incomplètement, ni Jean, n'ont conduit le récit évangélique jusqu'à l'Ascension. Luc seul l'a fait. Saint Matthieu termine ainsi son évangile. Les onze disciples s'en allèrent sur la montagne de Galilée, selon que leur avait commandé Jésus. Il leur apparut, et ils l'adorèrent, et il leur dit: Allez, enseignez toutes les nations. Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation des siècles. Il s'arrête là et ne dit rien de l'Ascension. Saint Marc dit: Les femmes sortirent du tombeau, et ne dirent rien à personne, car elles craignaient. Puis après quelques autres paroles, il s'exprime ainsi, en bref, sur le sujet de l'Ascension: Le Seigneur, après leur avoir parlé, s'éleva dans le ciel et s'assit à la droite de Dieu. Pour eux, ils s'en allèrent et prêchèrent partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui la suivaient. Amen. Telle est la fin de l'évangile de saint Marc, donc pas de récit développé de l'Ascension dans saint Marc. Saint Jean raconte l'apparition du Sauveur sur le bord du lac de Tibériade, apparition dans laquelle le Seigneur dit à Pierre: Pierre, m'aimes-tu? etc., vous savez la suite. Saint Jean s'arrête là, il ne mentionne même pas l'Ascension, voici ses dernières paroles: Jésus a fait encore d'autres miracles, et en si grand nombre que si on voulait les raconter tous en détail, le monde, je crois, ne contiendrait pas tous les livres que l'on écrirait. Ainsi donc saint Matthieu et saint Jean ne parlent en aucune façon de l'Ascension, saint Marc ne le fait qu'en abrégé. Saint Luc seul a poussé sa narration d'une manière développée jusqu'à l'Ascension. Voilà pourquoi il dit: J'ai fait un premier discours de tout ce que Jésus a fait et enseigné, jusqu'au jour où confiant au Saint-Esprit l'instruction des apôtres qu'il avait choisis, il s'éleva au Ciel.

75202. Quel est ce Théophile? C'était un gouverneur de province qui se convertit étant en charge. De même que le proconsul de l'île de Chypre avait, dans l'exercice de sa charge, reçu la foi de la bouche de saint Paul, de même le gouverneur Théophile avait, étant encore en fonction, embrassé la foi de Jésus-Christ à la voix de saint Luc. Et le disciple pria son maître de composer pour son usage un récit des actes des Apôtres. Vous m'avez enseigné les oeuvres du Sauveur, enseignez-moi encore les oeuvres de ses disciples: c'est pourquoi saint Luc lui dédia son second livre, comme il avait déjà fait du premier, car l'évangile selon saint Luc est adressé à Théophile. Il n'en faut pas chercher loin la preuve, saint Luc lui-même la fournit: Plusieurs ont entrepris de composer le récit des événements accomplis au milieu de nous, comme nous les ont transmis ceux qui dès le principe ont été témoins oculaires et ministres de la parole; néanmoins, il m'a semblé bort, moi aussi, d'écrire pour toi, excellent Théophile, le récit exact et suivi de ces événements, en remontant jusqu'à l'origine, afin que tu voies la certitude des enseignements que tu as reçus. (Lc 1,1-4)

Très-excellent équivaut à illustrissime, telle était alors la formule en usage. En voulez-vous la preuve? Le gouverneur Festus dit à saint Paul: Tu délires, Paul, et celui-ci répond: Je ne délire pas, très-excellent Festus; c'est donc à une personne de la même qualité que saint Luc s'adresse ici, en disant: Très-excellent Théophile. Ayant donc rappelé son évangile et la dédicace qu'il en avait faite à Théophile, saint Luc parle de son second ouvrage (554) et le dédie encore à Théophile. Quel est ce second ouvrage? J'ai fait mon premier discours sur toutes les choses que Jésus a faites et enseignées. Et jusqu'où l'as-tu conduit ce premier discours? Jusqu'au jour où, confiant aux enseignements du Saint-Esprit les apôtres qu'il avait choisis, il s'éleva au ciel. Il y a une hyperbate dans le texte original. Cela revient à dire: J'ai écrit l'Évangile depuis le commencement jusqu'au jour où Jésus s'éleva après avoir prescrit à ses apôtres, soutenez votre attention, je vous prie, ses apôtres, auxquels il se présenta vivant après sa passion. Remarquez l'exactitude de l'évangéliste, cri écrivant les Actes des Apôtres, il se souvient qu'il a écrit l'Évangile, il ne dit pas auxquels il apparut, mais se présenta vivant. - Détruisez ce temple, avait dit le Sauveur, et en trois jours je le relèverai. - Auxquels il se présenta vivant après sa passion, en beaucoup de preuves, se faisant voir à eux pendant quarante jours, et les entretenant du royaume de Dieu.

75303. Soutenez votre attention, je vous prie; en beaucoup de preuves, se faisant voir à eux pendant quarante jours, et les entretenant du royaume de Dieu. Il ne se faisait pas voir tous les jours pendant cet espace de quarante jours. Après sa résurrection, il avait donné à sa chair une vertu très-efficace pour produire la conviction, afin de n'avoir pas à se montrer constamment, ce qui aurait pie diminuer, dans l'esprit des apôtres, le prestige de sa grandeur. Il souvenait qu'une fois ressuscité il se montrât avec les marques de la divinité, sans se manifester trop fréquemment aux regards: c'est pourquoi l'auteur dit: En beaucoup de preuves pendant quarante jours. Il ne se rendait pas toujours invisible aux yeux du corps, mais il y avait parfois des signes qui attestaient sa présence. Il prenait une autre voix, une autre forme, un autre extérieur. Il se présenta plus d'une fois aux apôtres sans être reconnu. Ainsi il vint trouver Pierre et ses compagnons, qui péchaient, et il leur dit: Mes petits enfants, n'avez-vous rien à manger? (Jn 21,5) Et. ils ne reconnurent ni sa figure ni sa voix. Puis il leur dit encore: Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. Ils jetèrent le filet et tirent une pêche abondante. Alors celui que leurs yeux ne voyaient pas, se manifesta par ces marques de sa puissance, et l'évangéliste Jean dit à Pierre: c'est le Seigneur, une marque de puissance et non sa vue le lui avait montré. Voilà ce que signifie cette parole de saint Luc, se manifestant par beaucoup de signes pendant quarante jours. Il ne se rendait pas seulement visible aux yeux, mais il trouvait sa présence de beaucoup d'autres manières. En comptant très-exactement, nous constatons que le Sauveur se fit voir onze fois aux saints apôtres depuis sa résurrection, après quoi il monta vers son père. Pourquoi onze fois? parce qu'il avait onze disciples, depuis que Judas, par son infâme trahison, avait perdu sa place et sa dignité: il apparaît donc onze fois aux onze apôtres, non pas chaque fois à tous ensemble, mais tantôt aux uns, tantôt aux autres; par exemple, il apparaît aux dix en l'absence de Thomas, puis il leur apparaît, Thomas étant présent. Mais ne nous contentons pas de dire qu'il se montra onze fois parce que le nombre des apôtres était de onze; constatons la vérité de ce nombre. Premièrement il apparut à Marie, qui venait visiter le sépulcre, ainsi qu'aux autres femmes. Ce furent cri effet les femmes qui le virent les premières; aussi le prophète Isaïe leur adresse-t-il la parole en s'écriant: Femmes qui venez de voir, venez, annoncez-nous ce que vous avez vu. (Is 27,11) Suivez bien de peur que noms ne nous trompions sur le nombre. Première apparition à Marie et aux autres femmes; deuxième à Pierre; troisième à Cléopas et à sort compagnon, sur le chemin d'Emmaüs, lesquels le reconnurent à la fraction du pain. Par où voyons-nous qu'il s'était montré à Pierre, avant de se manifester aux deux disciples d'Emmaüs? le voici: Cléopas et son compagnon se mirent en route dès le soir même pour venir annoncer aux disciples qu'ils avaient vu le Seigneur; or ils trouvèrent les apôtres qui disaient que le Seigneur était réellement ressuscité, et qu'il s'était montré à Simon Pierre. (Lc 24,34) Le bruit de l'apparition à Pierre avait donc précédé la nouvelle que les disciples d'Emmaüs apportaient de ce qu'ils avaient vu eux-mêmes. Paul marque la même chose lorsqu'il dit: Je vous ai transmis à vous parmi les premiers ce que j'ai appris, savoir que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Ecritures, qu'il est ressuscité, qu'il s'est fait voir à Céphas, puis ensuite aux onze. (1Co 15,3-5) D'abord à Pierre, puis aux autres apôtres. Reprenons et comptons. Premièrement il est apparu aux femmes, deuxièmement à Pierre, troisièmement à Cléopas, quatrièmement (555) aux onze, les portes étant fermées et Thomas absent; cinquièmement aux onze, Thomas étant présent; sixièmement, à cinq cent frères assemblés comme saint Paul nous l'apprend: Ensuite il s'est montré une fois ci plus de cinq cents frères assemblés dont la plupart sont encore vivants; septièmement, aux sept qui pêchaient sur le lac de Tibériade; huitièmement à Jacques, comme le témoigne Paul; neuvièmement, aux soixante-dix; dixièmement sur la montagne de Galilée; onzièmement sur la montagne des Oliviers.


76

HOMÉLIES SUR DAVID ET SAUL (1).



1. Ces trois homélies, dans l'édition bénédictine, placées ainsi que les homélies sur Anne, font suite au commentaire sur la Genèse; comme il nous était plus commode de les mettre ici, nous avons cru pouvoir les transposer sans inconvénient pour notre Oeuvre.


AVERTISSEMENT.

Les trois homélies suivantes, aussi bien que celles dont Anne est le sujet (voir l'avertissement en tète de ces cinq discours), ont été prononcées dans l'année 387. En effet, au commencement du premier discours de cette nouvelle série, saint Jean Chrysostome rappelle qu'il a parlé récemment de l'homme qui devait mille talents, et montré combien est criminel le ressentiment des injures. Or, cette homélie sur le débiteur, a été prononcée l'année même où saint Jean consacra tout le carême à prêcher contre l'abus du serment, c'est-à-dire en 387, comme on l'a dit dans l'avertissement. - Il reprend dans les trois discours suivants, le sujet qu'il avait entamé dans l'homélie sur le débiteur, c'est à savoir l'obligation de pardonner les injures, en s'appuyant cette fois sur l'exemple de David. Il paraît, par le second de ces discours, que la pathétique éloquence du Saint arracha en cette occasion les larmes à ses auditeurs: il paraît même qu'il réussit à ramener les habitants d'Antioche à la pratique du précepte évangélique: Aimez vos ennemis, comme déjà, dans le dernier carême, il les avait corrigés de l'abus du serment.



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Première homélie. Sur l'histoire de David et de Saül, sur la patience, sur l'obligation de ménager ses ennemis, et de ne les point injurier même en leur absence.


ANALYSE.

1. Nécessité des instructions suivies. - David, modèle d'humanité.
2. Enumération des services rendus à Saül par David.
3. Modestie de David après ses succès. - Jalousie non justifiée de Saül; sa fureur; il veut tuer David.
4. Saül tombe entre les mains de David qui lui pardonne, et résiste aux mauvais conseils de ses soldats.
5. Raison religieuse du respect dû aux rois. - Imiter à l'égard de ses ennemis le respect de David pour Saül.
6. Qu'il faut étudier les vies des saints, méditer sur ce sujet et en conférer ensemble, au lien de se laisser aller aux conversations frivoles.

7611 1. Lorsqu'une tumeur enflammée s'est développée dans un corps et que le temps l'y a durcie, il faut beaucoup de temps, de peine et des remèdes bien habilement appliqués pour en débarrasser sans danger le malade. On peut remarquer la même chose au sujet de l'âme. Lorsqu'on veut extirper un mal enraciné et depuis longtemps acclimaté dans l'âme, il ne suffit pas d'une exhortation d'un, ni de deux jours pour opérer une pareille cure, il faut revenir souvent sur le même sujet et y consacrer plusieurs journées: si du moins l'on n'a pas en vue de briller ni de plaire, mais d'être utile à son auditeur et de lui rendre service. - En conséquence, comme pour ce qui regarde les (558) serments, nous avons employé plusieurs journées de suite à vous entretenir de la même matière, ainsi voulons-nous faire pour la colère, touchant laquelle nous vous adresserons des exhortations suivies autant qu'il sera en notre pouvoir. - En effet, la meilleure manière d'enseigner, selon nous, c'est de ne pas cesser de répéter un conseil, quel qu'il soit, avant de l'avoir vu suivi et mis en pratique. Celui qui parle aujourd'hui de l'aumône, demain de la prière, ensuite de la douceur, et puis de l'humilité, ne pourra convertir à aucune de ces choses ses auditeurs, tandis qu'il sautera ainsi d'un sujet à un autre, de celui-ci à un troisième, et ainsi de suite. Celui qui veut inspirer à ses auditeurs les vertus dont il leur parle, doit ne pas se lasser de revenir sans cesse aux mêmes exhortations, aux mêmes avis, et ne point se jeter dans une autre matière, qu'il n'ait vu sa première leçon dûment enracinée dans les esprits. Ainsi se comportent les maîtres: ils ne font point passer tés enfants aux syllabes, avant que ceux-ci ne possèdent parfaitement leurs lettres. L'autre jour nous vous lisions la parabole des cent deniers et des dix mille talents, et nous vous faisions voir quel mal c'est que le ressentiment (1). En effet,celui dont les mille talents n'avaient point causé la perte, succomba à cause de cent deniers; ils firent révoquer la grâce qui lui avait été accordée, le privèrent du bienfait reçu, le ramenèrent devant le tribunal, après qu'il avait été dispensé de rendre ses comptes, de là, le jetèrent en prison, et le livrèrent enfin au supplice éternel. Mais aujourd'hui nous amènerons le propos sur un autre sujet. Il faudrait, pour bien taire, que celui qui vous parle de la douceur et de l'humanité vous offrit des exemples de ces vertus empruntés à sa propre vie et tirés de son fonds, de façon à vous diriger par sa conduite en même temps qu'il vous instruirait par ses discours. Mais comme nous sommes bien éloignés de tant de vertus, nous produirons un des saints devant vous, nous le mettrons sous vos yeux par là nous vous donnerons un enseignement sensible et efficace, en vous exhortant, aussi bien que nous-même, à imiter comme un modèle tout tracé, la vertu de ce juste.

1. Voy. tom. 4, pag. 1.

Quel modèle mettrons-nous donc sous vos yeux, dans cet entretien relatif à l'humanité? Et quel autre pourrions-nous choisir que celui que nous désigne un témoignage d'en-haut, et qui a dû à cette vertu une gloire toute spéciale? J'ai trouvé, dit l'Ecriture, David, fils de Jessé, homme selon mon coeur. (
2S 13,14 Ac 13,22) Lorsque Dieu donne son avis, il n'y a plus matière à contradiction. - Car c'est l'arrêt d'un juge incorruptible qui ne consulte, pour prononcer, ni la faveur, ni l'animosité, et, dont la vertu toute seule obtient le suffrage. Mais, si nous l'offrons ici en spectacle, ce n'est pas seulement parce qu'il a été honoré de ce suffrage divin, c'est encore parce qu'il a vécu sous l'ancienne loi. En effet, que sous la loi de grâce, on rencontre un homme pur de colère, miséricordieux envers ses ennemis, clément à l'égard de ses persécuteurs, cela n'aurait rien d'étonnant après la mort du Christ, après un tel pardon, après tant de prescriptions pleines de sagesse: mais qu'au temps de l'Ancien Testament, alors que la loi accordait ceil pour ceil, dent pour dent, et autorisait la peine du talion, un homme ait paru qui ait outrepassé les bornes de l'obligation, et se soit élevé d'avance jusqu'à la philosophie apostolique; qui pourrait entendre cela sans admiration? Et qui, faute de s'attacher à un tel modèle, ne se priverait pas de toute excuse, de tout titre à l'indulgence? Mais, afin que nous connaissions plus à fond la vertu de David, permettez-moi de revenir un peu en arrière, et de rappeler les services rendus à Saül par ce bienheureux. Car le simple fait de ne pas se venger de la persécution d'un ennemi, n'a rien d'étonnant: mais tenir entre ses mains un homme qu'on a comblé de bienfaits, et qui, pour prix de ces bienfaits a tenté une, deux fois et plus, de faire périr celui dont il les a reçus, devenir maître de sa vie, le laisser échapper, le dérober aux desseins meurtriers des autres, et cela, quand il doit ensuite persister dans ses entreprises criminelles, n'est-ce pas atteindre au plus haut degré où puisse s'élever la sagesse?

7612 2. Quels services David avait rendus à Saül, comment, en quelles circonstances, souffrez qu'un court récit vous le rappelle. Les Juifs étaient en butte à une guerre terrible; partout régnaient la peur et l'épouvante; nul n'osait lever la tête; l'Etat tout entier était réduit à la dernière extrémité, chacun avait la mort devant les yeux, tous s'attendaient chaque jour à périr, et vivaient plus misérables que les criminels qu'on mène au dernier supplice. Alors (559) David, quittant ses troupeaux pour le combat, bien que son âge et sa profession l'exemptassent des travaux militaires, se chargea, lui seul, du commun fardeau de la guerre, et remporta des succès au delà de toute espérance. Et quand bien même le succès lui aurait fait défaut, il eût mérité encore des couronnes pour prix de son zèle et de sa résolution. Car s'il avait été soldat et en âge de combattre, sa conduite n'aurait rien eu d'admirable; il n'eût fait qu'obéi r à la loi qui régit les camps. Mais David ne cédait à aucune contrainte, que dis-je? beaucoup de personnes lui suscitaient des obstacles; ainsi son frère le blâma, et le roi considérant sa jeunesse, et la difficulté qu'éprouve cet âge à braver les périls, le roi le retenait et lui prescrivait de rester: Tu ne pourras marcher, lui disait-il, parce que tu es un petit enfant, et que cet homme est guerrier depuis sa jeunesse. (1S 17,33) Néanmoins, sans qu'aucune raison l'encourageât, si ce n'est le zèle divin et l'amour de la patrie qui échauffait intérieurement son coeur, comme s'il avait devant lui des brebis et non des hommes, comme s'il devait faire la guerre à des chiens, et non à une formidable année, il marcha plein de sécurité, contre les barbares; et il montra tant de sollicitude pour le roi en cette occurrence, que celui-ci qui avant le combat et la victoire était prosterné la face contre terre sentit se relever son courage. En effet, ce n'est point seulement par ses actes qu'il lui fut utile, c'est encore par ses paroles d'encouragement, en l'exhortant à reprendre confiance, à espérer bien de l'avenir Que le coeur de mon maître ne s'affaisse point sur lui-même, lui dit-il, parce que ton serviteur marchera et combattra avec cet étranger. (1S 17,32) Est-ce peu de chose, dites-moi, que d'exposer ainsi sa vie sans nulle nécessité, et de bondir au milieu des ennemis pour rendre service à des gens auxquels on n'a aucune obligation? Ne fallait-il pas après cela lui décerner le titre de Maître, le proclamer sauveur de l'État, lui qui avait garanti, après la grâce de Dieu, et la dignité royale, et les fondements des villes, et la vie de tous? Quel autre service aurait-il pu rendre qui surpassât celui-là? Ce n'est point à la fortune de Saül, ni à sa gloire, ni à sa puissance, c'est à sa vie même qu'il rendit service; il le rappela des portes du tombeau; c'est grâce à lui, autant que la chose dépendait des hommes, que ce roi vécut désormais, qu'il jouit de la puissance. Comment donc Saül répondit-il à ce bienfait? Si l'on considère la grandeur des mérites, en ôtant la couronne de son front pour la poser sur celui de David, il ne se serait point encore acquitté, il n'aurait payé que la moindre partie de sa dette. En effet, il devait à David la vie et la royauté; et c'est la royauté seule qu'il lui aurait cédée. Mais voyons sa reconnaissance à l'oeuvre. Comment la témoigna-t-il? Il vit dès lors David avec défiance, et à partir de ce jour il le soupçonna. Pourquoi? par quelle raison? Car il faut bien dire le motif de cette défiance. Aussi bien, quoi que l'on dise, elle ne saurait le justifier. Quel motif peut nous autoriser à soupçonner un homme à qui nous devons la vie et le bienfait de l'existence? Mais voyons la vraie cause de cette haine, vous verrez que David méritait, et ceci n'est pas au-dessous de sa victoire, d'être honoré pour ce qui le faisait soupçonner et persécuter. Quel était donc ce motif? Il avait pris la tête du barbare et s'en était allé chargé de ses dépouilles. Les femmes sortirent, dit le texte, chantant et disant: Saül a frappé mille ennemis pour sa part, et David dix mille. Et Saül se mit en colère et il voyait David avec défiance à partir de ce jour et dans la suite. (1S 18,8-9) Pourquoi cela? dites-moi? A supposer que l'on eût tort de parler ainsi, ce n'était pas une raison pour en vouloir à David; mais connaissant sa bonne volonté par ce qui s'était passé, sachant que sans que rien l'y forçât ni l'y contraignît, il s'était exposé de gaieté de coeur à un pareil danger, il fallait se défendre désormais de tout mauvais soupçon contre lui. Mais ces éloges étaient justes; et s'il faut le dire au risque d'étonner, c'est Saül que les femmes favorisaient en parlant ainsi, plutôt que David; et le premier aurait dû se tenir pour content de ce qu'on lui avait fait tuer mille ennemis. Pourquoi donc s'indigner, de ce qu'on en avait fait tuer dix mille à David? Si Saül avait contribué à la guerre, s'il y avait pris une faible part, c'est été lui faire honneur que de dire: Saül a frappé mille ennemis, David en a frappé dix mille. Mais s'il était resté tremblant, effrayé, enfermé, immobile, s'attendant chaque jour à mourir, et si David avait tout fait à lui seul, n'était-il pas absurde que celui qui n'avait aucunement partagé ces périls s'indignât de ne pas avoir le (560) plus grand lot dans les éloges? Si quelqu'un devait s'indigner, certes c'était David, qui, seul auteur de la victoire, en partageait la gloire avec un autre.

7613 3. Mais quittons ce point; j'arrive à autre chose. Supposons que les femmes aient eu tort, et qu'elles aient mérité le reproche et le blâme; en quoi cela atteignait-il David? Ce n'est pas lui qui avait composé ces chants, qui avait persuadé aux femmes de parler ainsi, qui leur avait dicté ces louanges. Si donc il y avait lieu de s'indigner, il fallait s'indigner contre elles, et non contre le bienfaiteur de l'Etat tout entier, contre un homme qui avait mérité des milliers de couronnes. Mais Saül fait grâce aux femmes, c'est à David qu'il s'attaque. Et si encore le bienheureux exalté par ces louanges, était devenu jaloux de son roi, l'avait offensé, avait foulé aux pieds son pouvoir, peut-être la jalousie du roi lui-même aurait-elle quelque excuse; mais s'il devint seulement plus doux et plus modéré, s'il garda fidèlement son rang de sujet, quelle juste raison alléguer en faveur de ce dépit? Lorsque celui qui est comblé d'honneurs s'élève en face de son supérieur, et ne cesse de faire servir à l'humiliation de celui-ci ses propres honneurs, alors cette passion trouve occasion de naître; mais quand il persiste à l'honorer ou plutôt quand il le sert avec un redoublement de zèle, et qu'il lui cède en toutes choses, quel prétexte peut encore alléguer la jalousie?

Quand bien même David n'aurait pas eu d'autre mérite, Saül devait encore le chérir d'autant plus que, avant sous la main une si belle occasion de s'emparer de la tyrannie, il restait fidèle à la modération qu'il lui convenait de garder. En effet, ce n'est point seulement ce que nous avons rappelé, ce sont les circonstances qui suivirent, encore bien plus honorables pour David, qui ne purent enfler son coeur. Quelles sont donc ces circonstances? David, rapporte l'Ecriture, était prudent en toutes ses démarches, et le Seigneur tout-puissant était avec lui, et tout Israël et Juda chérissaient David, parce qu'il entrait et sortait en présence du peuple. Et Melchol, fille de Saül (comme tout Israël) le chérissait. Et il surpassait en sagesse tous les serviteurs de Saül: et son nom était en grand honneur. Et Jonathas, fils de Saül, chérissait grandement David. (
1S 18,14 1S 18,16 1S 20,30) Néanmoins, bien qu'il eût conquis tout le peuple et la maison du roi, bien qu'il fût partout victorieux dans la guerre, que jamais il n'éprouvât d'échec, bien que ses services eussent été payés d'un pareil retour, il ne levait point séditieusement la tête, il ne convoitait point la royauté, et au lieu de se venger de son ennemi, il continuait à lui rendre service et à triompher en son nom sur les champs de bataille. Quel mortel féroce et sauvage, voyant cela, n'aurait point renoncé à sa haine, n'aurait pas été guéri de sa jalousie? Mais cet homme dur et inhumain résista à tout cela; plongé dans un complet aveuglement, tout entier à sa jalousie, il entreprend de faire périr David et à quel moment (car c'est là ce qu'il y a de plus fort et de plus surprenant)? au moment où David jouait du luth pour le soulager dans sa démence. David, dit l'Ecriture, jouait du luth chaque jour, et la lance était dans la main de Saül, et Saül leva la lance et dit: Je frapperai David, et il en frappa la muraille, et David, deux fois la détourna de son visage. (1S 18,11) Pourrait-on citer un plus grand excès de scélératesse? Oui, peut-être ce qui suivit. Les ennemis venaient d'être repoussés, les habitants revenaient à eux, tous célébraient la victoire par des sacrifices, et le bienfaiteur, le sauveur, auquel étaient dues toutes ces félicités, Saül essaie de le tuer pendant qu'il joue du luth, et l'idée du service rendu ne suffit point à calmer la rage de ce furieux qui à deux reprises le vise afin de le tuer. Et c'est ainsi qu'il le récompensa des dangers courus. Que dis-je? il recommença et ce ne fut point assez pour lui de ce jour. Mais le saint, en dépit de tout, persistait à le servir, à exposer sa vie pour la sienne, à combattre dans toutes ses guerres, à défendre son assassin au péril de ses jours: loin d'offenser, soit par ses paroles, soit par ses actions cette bête féroce, il lui cédait, lui obéissait en tout; privé de la récompense due à sa victoire, frustré du salaire mérité par tant de périls, il ne fit pas même entendre une plainte, ni aux soldats, ni au roi: car ce n'est point pour une récompense humaine qu'il se signalait ainsi, mais bien en vue de la rémunération céleste. Et ce qu'il faut admirer, ce n'est pas seulement qu'il ne réclama point sa récompense, c'est encore qu'il la refusa alors qu'on la lui offrait, par un prodige d'humilité. Saül, en effet, ne pouvant venir à bout de le tuer en dépit de toutes ses intrigues et de ses machinations, recourt pour le perdre à l'artifice d'un (561) mariage et imagine un présent de noces d'une nouvelle espèce: Le roi ne veut pas d'autre présent que cent prépuces enlevés à ses ennemis. (1S 18,23) Voici le sens de ces paroles: Fais-moi périr cent hommes et ce sera ton présent de noces. Il parlait ainsi, afin de le livrer aux ennemis sous prétexte d'un mariage.

7614 4. Néanmoins David, considérant cette proposition avec sa modestie accoutumée, refusa le mariage, non à cause du péril, ni par crainte des ennemis, mais parce qu'il se jugeait indigne d'entrer dans la famille de Saül; et voici les paroles qu'il adressa aux serviteurs du roi: Est-il facile à vos yeux que je devienne gendre du roi? mais je suis un homme obscur et de basse condition? (1S 18,23) Et cependant ce qu'on lui offrait lui était dû; c'était le prix, la rémunération de ses peines; mais il avait tant de contrition dans le coeur, qu'après tant d'exploits, une si brillante victoire, une parole donnée, il se croit indigne de recevoir la récompense qui lui est due; et cela quand il allait s'exposer à de nouveaux périls. Mais lorsqu'il eut vaincu les ennemis, et reçu en mariage la fille du roi, la même chose arriva encore: David jouait du luth, et Saül cherchait à le frapper avec sa lance, et il la lança; mais David se détourna et la lance frappa la muraille. (1S 19,9-10) Qui donc parmi les plus versés dans la sagesse, ne se serait point alors mis en courroux, et, sinon, pour tout autre motif, au moins dans l'intérêt de sa propre sûreté, n'aurait cherché à tuer cet injuste agresseur? Ce n'était plus un meurtre; et même, s'il eût frappé, sa douceur fût encore allée au delà des bornes de la loi. En effet la loi accordait oeil pour oeil; or, en égorgeant son ennemi, il ne lui eût rendu qu'un meurtre pour trois, pour trois meurtres dénués de toute excuse admissible. Néanmoins il n'en fit rien, il préféra prendre la fuite, s'exiler de la maison paternelle, devenir un vagabond, un fugitif, et gagner sa vie à grand'peine, que de se rendre auteur de la mort du roi. En effet ce qu'il voulait, ce n'était point se venger de lui, mais le guérir de sa maladie. Ainsi il s'esquive loin des yeux de son ennemi, afin de calmer chez celui-ci l'inflammation de sa blessure, et d'amortir l'ardeur de sa jalousie. Il vaut mieux, dit-il, que je sois malheureux et en butte à l'infortune, que de le laisser se charger devant Dieu d'un meurtre injuste. Ceci n'est point seulement à écouter, mais encore à imiter; résignons-nous à tout faire et à tout souffrir pour délivrer nos ennemis de leur haine contre nous, et ne nous enquérons point si cette haine est juste ou injuste, mais cherchons seulement le moyen de l'apaiser. En effet le médecin s'occupe de guérir le malade, et non de rechercher si le mal lui est venu justement ou injustement. Et vous aussi, vous êtes les médecins de vos persécuteurs; inquiétez-vous d'une seule chose, des moyens de faire disparaître leur infirmité. Ainsi se comporta ce bienheureux; il préféra la pauvreté à la richesse, l'isolement à la patrie, les fatigues et les dangers au luxe et à la sécurité, un perpétuel exil au séjour de sa maison, pour guérir Saül de son animosité et de sa haine contre lui. Saül, néanmoins, n'y gagna rien; il allait poursuivant, cherchant de tous côtés cet homme innocent à son égard, autant que lui-même était coupable envers lui, que dis-je? cet homme qui avait reconnu sa persécution par mille bienfaits, et, sans le savoir, voici qu'il tombe justement dans les filets de David. Là était une caverne, dit l'Ecriture, et Saül y entra pour se soulager. Or David avec ses compagnons était assis à l'intérieur de la caverne. Et les gens de David lui dirent Voici le jour dont le Seigneur a dit: Je te livrerai ton ennemi entre les mains, et tu lui feras ce qui sera agréable à tes yeux. Et David se leva, et il déroba furtivement un morceau du manteau de Saül. Et après cela le coeur de David lui battit, parce qu'il avait dérobé ce morceau de manteau, et David dit à ses gens: A Dieu ne plaise que je fasse ceci à mon maître, à l'oint du Seigneur, de porter la main sur lui, parce qu'il est l'oint du Seigneur. Vous avez vu les filets tendus, le gibier pris au piège, le chasseur averti, et tous l'exhortant à plonger l'épée dans le sein de son ennemi.

Considérez maintenant sa sagesse; considérez sa lutte, sa victoire, sa couronne. Car c'était un stade que cette caverne, et une lutte s'y passait, étonnante, inouïe. David était le lutteur, contre lui la colère tenait le ceste, Saül était le prix, le juge était Dieu. Mais plutôt ce n'est pas seulement contre lui-même, ce n'est pas contre sa passion qu'il avait une guerre à soutenir: c'était encore contre les soldats présents. En effets quel que fût son désir de rester modéré et d'épargner son persécuteur, il devait redouter ces hommes et craindre qu'ils ne vinssent à le massacrer lui-même dans cette caverne, comme un traître, infidèle au soin de leur (562) salut pour sauver leur commun ennemi. Il était naturel, en effet, que chacun d'eux dît en lui-même avec colère: Nous nous sommes faits exilés, vagabonds, nous avons quitté notre maison, notre patrie et tout le reste, nous nous sommes associés à toutes tes épreuves; et toi, quand tu as entre les mains l'auteur de ces maux, tu songes à le relâcher, afin que nous ne respirions jamais de tant de souffrances, et, dans ton empressement à sauver ton ennemi, tu veux trahir tes amis? Et comment justifier cela? Si tu ne tiens nul compte de ta propre conservation, respecte du moins notre vie. Le passé ne t'irrite point? Tu ne te souviens plus du mal qu'il t'a fait? A cause de l'avenir, tue-le, afin que nous n'ayons point à subir des infortunes encore plus grandes. S'ils ne disaient pas ces choses en propres termes, du moins ils les pensaient, et bien d'autres encore.

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5. Mais le juste dont je parle ne faisait aucune de ces réflexions; il songeait seulement à ceindre son front de la couronne de patience, à faire preuve d'une sagesse nouvelle et singulière. Il n'y aurait pas tant lieu de s'étonner s'il avait été seul et livré à lui-même quand il épargna son persécuteur, qu'il y a lieu de l'admirer pour avoir tenu cette conduite devant d'autres hommes. En effet, la présence des soldats mettait un double obstacle à ce vertueux dessein. Il arrive souvent que, décidés par nous-mêmes à sacrifier notre courroux et à pardonner les fautes d'autrui, si nous voyons d'autres personnes nous exciter, nous stimuler, nous annulons notre décision, nous nous rendons à leurs conseils. Rien de pareil chez le bienheureux David; après l'exhortation et le conseil, il persista dans la sentence qu'il avait rendue. Et ce qu'il faut admirer, ce n'est pas seulement que les conseils des autres ne purent l'ébranler, c'est encore qu'il ne les craignit pas, que même il les amena à penser aussi sagement que lui. En effet, si c'est une grande chose que de surmonter ses propres passions, c'en est une bien plus grande que de savoir en outre persuader aux autres d'embrasser la même résolution, sans compter que ces autres n'étaient point des hommes sages, modérés, mais des soldats nourris dans la guerre, poussés au désespoir par l'excès de leurs maux, soupirant après un peu de repos, sachant enfin que la fin de leurs maux résidait toute dans le meurtre de leur ennemi; et non-seulement la fin de leurs maux, mais encore la conquête des plus grands biens; car rien n'empêchait, Saül égorgé, que la royauté ne passât aux mains de David. Néanmoins, quand des raisons si puissantes animaient les soldats, le généreux David fut assez fort pour triompher de tout, et persuader à ses compagnons d'épargner leur ennemi.

Mais il est à propos d'écouter les propres paroles des soldats qui lui donnaient ce conseil; car ce qu'il y a de pervers dans cette exhortation, montre la fermeté inébranlable de la résolution de notre juste. Ils ne lui dirent pas: Voilà celui qui t'a fait mille maux, celui qui a eu soif de ton sang, celui qui nous a plongés dans d'irrémédiables infortunes; voyant qu'il était insensible à toutes ces raisons, et tenait peu de compte des fautes commises à son égard, ils invoquent l'autorité d'en-haut, Dieu l'a livré, disent-ils, afin que par respect pour un arrêt émané de cette source, il marche au meurtre avec résolution. Est-ce là te venger toi-même? lui disent-ils. C'est obéir à Dieu, le servir, c'est mettre à exécution son arrêt. Mais plus ils parlaient, plus David était porté à la clémence. Car il savait que si Dieu lui avait livré Saül, c'était pour lui fournir la matière d'une plus grande gloire. Vous donc, de votre côté, si votre ennemi vient à tomber entre vos mains, ne voyez pas là une occasion de vengeance, mais une occasion de salut. S'il faut épargner nos ennemis, c'est surtout lorsque nous les tenons en notre pouvoir. Mais peut-être quelqu'un dira: Et qu'y a-t-il de grand et de merveilleux à épargner un homme que l'on tient en son pouvoir? On a vu plus d'une fois des rois, maîtres, après leur élévation, de leurs anciens persécuteurs, trouver indigne d'eux et du rang suprême qu'ils occupaient, de tirer vengeance de ces coupables, et ainsi l'étendue de leur pouvoir les amenait elle-même à oublier l'injure.

Mais ici rien de pareil, David n'était pas sur le trône, il n'avait pas encore occupé la royauté, quand ayant Saül entre les mains, il lui pardonna de la sorte: de façon qu'on ne peut dire que la grandeur de son pouvoir désarma son courroux: au contraire il savait que Saül ne lui échapperait que pour recommencer ses tentatives et le jeter dans de plus grands périls: et néanmoins il ne le tua pas. Gardons-nous de le comparer à ces autres rois généreux. Il est naturel que ceux-ci pardonnent, quand ils ont un gage assuré de sécurité pour (563) l'avenir: mais David, qui allait déchaîner son ennemi contre lui-même, le sauver pour qu'il lui fît la guerre, David néanmoins ne l'extermina pas, et, cela malgré les nombreux motifs qui le poussaient à ce meurtre. En effet l'absence de tout secours auprès de Saül, les exhortations des soldats, le souvenir du passé, la crainte de l'avenir, la certitude d'échapper à tout jugement quand il aurait égorgé son ennemi, la pensée qu'après ce meurtre même il serait encore plus miséricordieux que la loi, bien d'autres pensées encore l'excitaient, le poussaient à percer Saül de son glaive. Mais rien ne put l'ébranler, et il resta comme un bronze, invariablement attaché à la loi de la sagesse. Maintenant pour que vous ne veniez pas me dire qu'il n'éprouva rien des sentiments que l'on pourrait supposer, et que ce fut en lui insensibilité, et non vertu, voyez à quelle colère il sut résister. Que les flots du courroux se soulevèrent dans son coeur, qu'un orage troubla ses pensées, et qu'il refréna cet ouragan par la crainte de Dieu, qu'il étouffa le cri de son coeur, c'est ce qui résulte des faits. Il se leva, dit l'Ecriture, et déroba furtivement un morceau du manteau de Saül (
1S 24,6). Voyez-vous quel orage de colère. Mais il n'alla pas plus loin, il ne consomma pas le naufrage: car aussitôt le pilote, je veux dire la piété, venant à être avertie, ramena le calme où régnait la tempête. Le coeur lui battit: et comme on fait pour un cheval rétif et emporté, il serra la bride à son courroux.

7616 6. Voilà les âmes des saints: avant que de choir, elles se redressent, avant que de tomber dans le péché, elles relèvent la tête, parce qu'elles sont maîtresses d'elles-mêmes et que leur vigilance ne s'endort jamais. Cependant quelle était la distance du vêtement au corps? Néanmoins David eut la force de ne point aller plus avant, et il s'accusa même avec sévérité du peu qu'il s'était permis. Son coeur battit, dit le texte, parce qu'il avait dérobé le morceau du manteau, et il dit à ses compagnons: Dieu me préserve!.. Qu'est-ce à dire, Dieu me préserve? C'est-à-dire, que le Seigneur me soit propice, et que alors même que je le voudrais, Dieu ne tolère point que je commette cette action, ne souffre point que je tombe dans ce péché. En effet sachant qu'un tel effort de sagesse dépasse presque la nature humaine, et nécessite l'assistance d'en-haut, songeant que lui-même avait été près de se laisser entraîner au meurtre, il prie que Dieu lui conserve les mains pures. Peut-on rien trouver de plus humain que cette âme? Appellerons-nous encore du nom d'homme celui qui montra dans une enveloppe humaine cette conduite angélique? Les lois divines ne le permettraient pas. Car, dites-moi, qui voudrait, de gaieté de coeur, adresser à Dieu une semblable prière? Que dis-je, une prière semblable? Qui se résignerait facilement même à ne pas faire de voeux contre son persécuteur? En effet, la plupart des hommes en sont arrivés à ce point de férocité que lorsqu'ils sont faibles et ne peuvent point faire de mal à celui dont ils ont à se plaindre, ils appellent Dieu même au secours de leur vengeance, et sollicitent de lui la faculté de tirer raison de leur injure. David, au contraire, par une prière directement opposée, le conjure de ne pas lui permettre la vengeance, en disant: Le Seigneur me préserve de porter la main sur lui! comme si cet ennemi était son fils, son enfant légitime.

Mais ce n'est point assez de l'avoir épargné; il va jusqu'à le défendre; et voyez avec quelle prudence et quelle sagesse. Comme en examinant la vie de Saül il n'y trouvait rien de bon, comme il ne pouvait dire: il ne m'a pas fait tort, il ne m'a causé aucun mal (les soldats qui étaient présents auraient démenti ces paroles, eux qui connaissaient par expérience la méchanceté de Saül), il va de tous côtés cherchant une excuse qui fût spécieuse. Alors ne trouvant nulle ressource dans la vie, dans les actions du roi, c'est à sa dignité qu'il a recours en disant: Il est l'oint du Seigneur (
1S 24,7). Que dis-tu? que c'est un criminel, un scélérat, chargé de forfaits, qui nous a fait subir les pires traitements? Mais c'est un roi, c'est un souverain, il a été investi du droit de nous commander. Et le mot roi n'est pas celui dont il se sert: C'est, dit-il, l'oint du Seigneur; invoquant ainsi non sa dignité terrestre, mais l'élection divine pour le rendre vénérable. Tu méprises, dit-il, ton compagnon d'esclavage? Respecte ton Maître. Tu foules au pied l'élu? Redoute l'Electeur. En effet si nous éprouvons crainte et tremblement devant les magistrats élus par un monarque, quand bien même ce sont des hommes vicieux, des voleurs, des brigands, des prévaricateurs, que sais-je encore? si, au lieu de les mépriser à cause de leur perversité, nous respectons en eux la dignité de celui qui les a choisis, à plus forte raison devons-nous tenir la même (564) conduite envers les élus de Dieu. Dieu ne l'a pas encore dégradé, dit-il, il ne l'a pas réduit au rang des particuliers. Gardons-nous donc de bouleverser l'ordre, de nous révolter contre Dieu, et sachons pratiquer le précepte apostolique: Qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu. Or ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. (Rm 13,2) Mais il ne se borne pas à le nommer l'oint, il l'appelle encore son seigneur. Or ce n'est pas le fait d'une sagesse commune, que de donner à son ennemi des titres d'honneur et de respect. Et ceci encore sera plus facile à apprécier si l'on en rapproche la conduite d'autres personnes. - Beaucoup de gens ne se résignent point à désigner leurs ennemis uniment et simplement par leurs noms, il faut qu'ils y ajoutent des termes de violent reproche, le scélérat, l'insensé, le fou, l'idiot, le coquin, et mille autres termes pareils dont ils entremêlent leurs propos quand ils parlent de leurs ennemis. - Pour le prouver, je n'aurai pas besoin de chercher un exemple bien loin: j'en trouve un tout près de moi, chez Saül lui-même. L'excès de son animosité lui défendait d'appeler notre saint par son nom: c'est ainsi que dans une fête, comme il le cherchait, il demanda: Où est le fils de Jessé? S'il l'appela de la sorte, c'est d'un côté, parce que le nom de David lui faisait horreur, de l'autre, parce qu'il espérait nuire à la gloire du juste en rappelant l'homme obscur dont il était fils: ignorant que ce qui fait la gloire et la renommée, ce n'est point l'éclat de la naissance, mais bien la vertu. Le bienheureux David agit autrement. Il ne désigna point Saül par le nom de son père, bien que celui-ci fût également un homme obscur et de basse condition: il ne l'appelle point d'autre part, par son nom pur et simple, mais bien par celui de son rang, par le titre de maître. Tant son âme était pure de toute animosité. - Suis donc son exemple, mon très-cher frère, et d'abord apprends à ne pas désigner ton ennemi par des termes injurieux, mais au contraire par des titres d'honneur. Car si tu exerces ta bouche à donner à celui qui t'a fait du mal des titres honorables et qui marquent la déférence, ton âme, à force d'entendre ce langage, apprendra, en s'y habituant, à consentir à une réconciliation. Car les paroles, à elles seules, sont un excellent remède contre l'inflammation qui a son siège dans le coeur.

7617 7. Ce que je viens de dire a pour but de signaler David, non-seulement à nos éloges, mais encore à notre émulation. Que chacun donc grave cette histoire dans son coeur; qu'il y retrace avec la pensée, comme il ferait avec la main, cette double caverne. Saül dormant dans l'intérieur, et comme enchaîné dans les liens du sommeil, à la portée, à la merci de celui qu'il avait si injustement traité: David debout auprès du roi endormi à ses côtés, les soldats qui l'excitent à frapper, ce bienheureux livré à ses méditations, occupé à réprimer son courroux et celui des siens, et prenant la défense de ce grand coupable. Et ne nous bornons point à retracer cette image dans notre pensée; dans nos réunions, conféronsen longuement les uns avec les autres; avec notre femme, avec nos enfants, ne cessons point de ramener ce récit.. Si tu veux parler d'un roi, en voilà un; si tu veux parler de soldats, d'affaires de maison, d'affaires publiques, les Ecritures t'offriront une ample matière. Rien n'égale l'utilité de ces récits. Il est impossible, je dis impossible, qu'une âme versée dans ces histoires puisse jamais se laisser dominer par la passion. Ainsi donc, si nous ne voulons pas dépenser le temps en pure perte, consumer inutilement notre vie en bagatelles inutiles et superflues, étudions l'histoire des grands hommes, ne cessons point de les redire et d'en conférer. Et si une des personnes réunies se met à parler de théâtres, de courses de chevaux, ou d'affaires qui ne vous intéressent point, faites-lui quitter un tel sujet, et embarquez-la dans ce propos, afin qu'après avoir purifié nos âmes, goûté un bonheur sans alarmes, après nous être rendus doux et humains pour tous ceux qui nous ont offensés, nous quittions cette terre sans y laisser un seul ennemi, et que nous obtenions les biens éternels, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire dans les siècles. Ainsi soit-il.


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Chrysostome Homélies 7400