Chrysostome sur Jean 11

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HOMÉLIE 11. ET LE VERBE S'EST FAIT CHAIR, ET A DEMEURÉ PARMI NOUS. (VERSET 14)

Jn 1,14

ANALYSE.

1. Avant d'aller au sermon, lire les passages de l'Écriture qu'on y doit expliquer. - La forme de serviteur ne diminue point la dignité du Fils de Dieu.
2. Hérétiques qui disaient que le Verbe ne s'était incarné qu'en apparence. - Etat de la nature humaine avant l'avènement de Jésus-Christ: c'était une maison ruinée que le Tout-Puissant seul pouvait relever. - L'Incarnation est un mystère ineffable. Le Verbe a pris notre chair pour ne la quitter jamais; c'est pourquoi elle est assise sur le trône royal et adorée de toute l'armée céleste.


1. Je vous demanderai une seule grâce, avant d'expliquer les paroles de mon texte; mais je vous prie de ne me la point refuser. La chose que je veux vous demander n'a rien de difficile, rien de pénible: elle ne me sera pas seulement utile à moi, mais aussi et surtout peut-être à vous-mêmes. En quoi donc consiste la grâce que je vous prie de me faire? c'est qu'un jour de la semaine (1) ou le dimanche (2), chacun de vous prenne en ses mains cette partie de l'Évangile, dont on vous doit faire la lecture au sermon, pour la lire et relire à l'avance; quand vous serez tranquillement assis dans vos maisons, pour la digérer, en examiner attentivement le sens: et remarquer aussi ce que vous y trouvez de clair ou d'obscur, et ce qui semble se contredire dans les paroles, quoiqu'il n'y ait nulle contradiction: et qu'après avoir ainsi longtemps tout bien considéré et bien médité, vous veniez ensuite au sermon. Vous et moi, nous ne retirerons pas peu de fruit de cette étude: moi, je n'aurai pas autant de peine à vous donner l'intelligence des paroles, quand votre esprit sera préalablement familiarisé avec le texte; et vous, vous rendrez votre esprit plus subtil et plus, pénétrant, et vous acquerrez plus de facilité, non-seulement pour mieux écouter et mieux apprendre, mais encore pour enseigner aux autres ce que vous aurez appris. De la manière dont vous vous comportez aujourd'hui, plusieurs de ceux qui sont ici présents étant obligés de retenir tout à la fois les paroles de l'Écriture, et l'explication que nous leur donnons, ne feront pas un grand profit, quand même nous serions une année entière à les leur expliquer. Et comment le pourraient-ils, puisqu'ils ne font attention aux paroles qu'en passant et seulement ici?

1. Un jour de la semaine, ou bien le premier jour de la semaine.
2. Le jour même du dimanche. - Litt. Le jour même du sabbat.

Que si quelques-uns allèguent pour excuse les soins, les inquiétudes de la vie, et qu'ils sont obligés d'occuper beaucoup de temps aux affaires publiques et domestiques: premièrement, nous leur répondrons que ce n'est pas une petite faute de se laisser accabler d'une si grande multiplicité d'affaires, et de s'attacher toujours si fort aux choses séculières, qu'ils ne puissent pas donner un peu de temps, ni la moindre application à celles qui sont le plus nécessaires; en second lieu, que ce sont là de [151] vains prétextes, de fausses et de frivoles excuses, ce que prouvent visiblement leurs longs entretiens avec leurs amis, le temps qu'ils perdent dans les théâtres et aux spectacles des courses de chevaux, à quoi souvent ils passent des jours entiers, sans toutefois prétexter alors en aucune façon la foule et l'embarras des affaires. Quand donc il s'agit de ces misérables amusements, vous n'avez garde de vous excuser et vous ne manquez pas de temps à perdre mais faut-il vous appliquer aux choses divines, elles vous paraissent si superflues et si méprisables, que vous estimez qu'elles ne valent pas un de vos instants; mais des gens qui ont de pareils sentiments sont-ils dignes de respirer encore ou de voir le soleil?

Ces lâches, ces paresseux produisent encore un très-vain et très-frivole prétexte: ils disent qu'ils n'ont pas les livres. En ce qui concerne les riches, il serait ridicule à nous de nous arrêter à faire justice de cette excuse. Quant aux pauvres, comme je m'imagine qu'ils y ont souvent recours, je voudrais leur demander si chacun d'eux n'a pas au complet tous les outils propres et convenables à sa profession, fût-il même dans une extrême indigence? N'est-il donc pas bien absurde de ne point prétexter ici sa pauvreté, de ne rien omettre pour surmonter toutes les difficultés et repousser tous les obstacles, et de s'excuser, de se lamenter sur ses occupations et son indigence, quand il y a tant à gagner?

Mais quand même quelques-uns seraient assez pauvres pour ne pouvoir pas se donner ces livres, ils pourraient encore, par la lecture assidue qu'on fait ici des saintes Ecritures, ils pourraient, dis-je, ne rien ignorer de ce que contiennent ces livres divins. Que si cela vous paraît impossible, je le conçois. Car plusieurs n'apportent pas ici un grand zèle pour écouter: après avoir écouté par manière d'acquit, ils s'en vont aussitôt chez eux. Que si quelques-uns restent plus de temps, ils n'en sont pas plus avancés que ceux qui se sont promptement retirés, puisqu'ils n'ont été présents que de corps. Mais pour ne pas vous fatiguer davantage par des reproches, ni consumer tout le temps en réprimandes, reprenons les paroles de notre Evangile: il est temps d'arriver au sujet que nous nous sommes proposé; soyez attentifs, afin qu'aucune parole ne vous échappe.

«Et le Verbe s'est fait chair, et a demeuré parmi nous». Le saint évangéliste, après avoir dit que ceux qui l'ont reçu sont nés de Dieu et sont ses enfants, rapporte la cause ineffable d'un si grand honneur, à savoir celle-ci: le Verbe s'est fait chair, et le Seigneur a pris la forme de serviteur. Etant vrai Fils de Dieu, il s'est fait fils de l'homme, pour faire les hommes enfants de Dieu. Le sublime, en se rapprochant de ce qui est humble et bas, le relève, sans nuire en rien à sa propre gloire. et voilà ce qui s'est fait en la personne de Jésus-Christ. En effet, il n'a point diminué sa nature par un si profond abaissement, et il nous a élevés à une gloire ineffable, nous qui étions toujours demeurés dans l'infamie et dans les ténèbres: ainsi, qu'un roi qui parle avec amour et avec bonté à un pauvre et à un mendiant, ne se déshonore point, ne fait rien de honteux, et rend ce pauvre illustre, le couvre de gloire devant tout le monde. Que si, lorsqu'il s'agit de ces dignités humaines qui sont purement empruntées, celui qui en est revêtu peut, sans se faire tort, fréquenter son inférieur: à plus forte raison, la même chose est-elle vraie de cette immortelle et bienheureuse substance qui n'a rien d'emprunté, d'accidentel ou de passager, mais dont tous les attributs sont immuables et éternels.

C'est pourquoi, quand vous entendrez ces paroles: «Le Verbe s'est fait chair», ne vous troublez point, ne vous scandalisez point. La substance «divine» n'a point été changée en chair; il serait impie d'avoir une pareille idée: mais Dieu demeurant ce qu'il était a pris la forme de serviteur.

2. Mais pourquoi saint Jean s'est-il servi de cette parole: «Il s'est fait?» C'est pour fermer la bouche aux hérétiques (1); car il y en a qui prétendent que le Verbe ne s'est point fait réellement homme, et que tout ce qui regarde le mystère de l'Incarnation n'est qu'apparence, allégorie, illusion. Le saint évangéliste a donc usé de ce mot: «Il s'est fait», pour prévenir ce blasphème: il ne veut point par là marquer un changement de substance (Dieu nous garde de cette pensée), mais montrer qu'il a réellement et véritablement pris une chair. Lors 152 donc que saint Paul dit: «Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s'étant «rendu lui-même malédiction pour nous» (Ga 3,13): il ne veut pas dire que sa substance ait été séparée et privée de la gloire, et qu'elle soit tombée dans la malédiction. Car ni les démons mêmes, ni les plus fous et les plus extravagants de tous les hommes, ne sont point capables d'un sentiment si extravagant en même temps que si impie! Ce n'est donc point là ce qu'entend le saint apôtre; mais que Jésus-Christ ayant pris sur lui-même la malédiction que nous avions encourue, ne permet pas que nous y soyons soumis davantage et nous en libère. De même en cet endroit saint Jean dit que «le Verbe s'est fait chair», non en changeant sa substance en chair, mais en demeurant ce qu'il était auparavant, après avoir pris la chair.

1. Le saint Docteur combat ici les hérétiques nommés Docetes ou Apparens, parce qu'ils prétendaient que Jésus-Christ n'était né, mort et ressuscité qu'en apparence. Ils avaient pour père Simon le Magicien, comma les Gnostiques, c'est-à-dire, les savants et éclairés. - Voyez S. Ign. M. Epist. ad Trall. et ad Smyrn. - Dans saint Irénée le mot dokesei est traduit en latin par celui de putative, en opinion, en apparence, liv. I et suiv. Voy. Till. Hist. Eccl. T. 2, p. 43 et 54, et la note de D. Bern. De Montf., hic.

Que si ces hérétiques disent, que comme Dieu peut tout, il a pu se changer en chair, nous leur répondrons qu'il peut tout, tant qu'il demeure Dieu; mais s'il pouvait recevoir un changement, et un changement en mal, comment serait-il Dieu? Toute mutabilité, tout changement est infiniment éloigné de cette nature incorruptible. C'est pourquoi le prophète disait: «Ils vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez comme un habit dont on se couvre, et ils seront en effet changés: mais pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne passeront point». (Ps 102,27-28) Car cette substance est au-dessus de tout changement: il n'y a rien de meilleur ni de plus excellent que Dieu; rien à quoi il puisse successivement atteindre et parvenir. Que dis-je, de meilleur? Rien ne lui est égal, rien n'en approche tant soit peu. Il s'ensuit donc que s'il a souffert quelque changement, il s'est changé en quelque chose de moindre: or, cela ne peut point être Dieu; mais que l'exécration de ce blasphème tombe sur la tête de ceux qui n'ont pas horreur de le proférer.

Ce mot: «Il s'est fait», n'est dit ici que pour vous empêcher de soupçonner que l'Incarnation du Verbe n'a été qu'une illusion; les seules paroles qui suivent le prouvent visiblement, et étouffent tout mauvais soupçon. Car l'évangéliste ajoute: «Et a demeuré parmi nous». C'est comme s'il disait que cette parole: «Il s'est fait», ne nous jette pas dans des pensées et des soupçons absurdes. Je n'ai point dit qu'il y ait eu du changement dans la nature immuable, mais j'ai dit qu'elle a demeuré parmi nous. Or ce qui habite n'est pas l'endroit habité: une chose habite et l'autre est habitée: sans cela il n'y aurait pas habitation. Mais en indiquant cette différence, je parle d'une différence selon l'essence: car, par la jonction et la réunion, le Verbe de Dieu et la chair sont une même personne; non qu'il y ait confusion ni anéantissement de substance; mais en vertu d'une ineffable et inexplicable union.

Comment cela s'est fait, ne le demandez point: comment cela s'est fait, Dieu le sait. Quelle est donc, dites-vous, la maison qu'il a habitée? le Prophète nous l'apprend: «Je relèverai», vous dit-il, «la maison de David, qui est ruinée» (Am 9,11): véritablement elle est ruinée. Notre nature, ruinée par une chute irrémédiable, avait besoin de la main du Tout-Puissant; qui seul pouvait la relever. Elle ne pouvait aucunement se relever si Celui qui l'avait formée ne lui avait tendu la main du haut du ciel, et ne l'avait renouvelée et reformée par la régénération de l'eau et du Saint-Esprit.

Considérez ce mystère, mes chers frères, ce mystère terrible et impénétrable. Le Verbe demeure toujours dans cette maison: il s'est, en effet, revêtu de notre chair, non pour la quitter dans la suite, mais pour habiter toujours en elle. S'il n'avait pas voulu la garder toujours, il ne lui aurait pas fait l'honneur de la placer sur le trône royal, et, la portant avec lui, il ne l'aurait pas fait adorer par toute l'armée céleste: par les anges, par les archanges, par les trônes, par les dominations, par les principautés, par les puissances. Quel esprit, quelle langue pourrait représenter l'honneur immense que Dieu a fait à notre nature, cet honneur qui est tout surnaturel et terrible en même temps? Quel ange? quel archange? Non certes, personne, ou dans le ciel, ou sur la terre, ne le pourra jamais. Les oeuvres de Dieu sont de telle nature, et ses bienfaits sont si grands et si sublimes que, non-seulement aucune langue, mais encore nulle vertu céleste et angélique ne peut les raconter exactement.

Voilà pourquoi nous finissons ici notre sermon, pour nous tenir dans le silence, après vous avoir seulement exhortés à rendre grâces à un Dieu si bienfaisant: de quoi encore vous aurez tout le profit dans la suite. Or, rendre [153] grâces au Seigneur, c'est prendre un grand soin de son âme. Car, par un nouvel effet de sa bonté; Lui, qui n'a nullement besoin d'aucun de nous, il dit que nous lui rendons le retour, que nous le récompensons en quelque sorte, lorsque nous ne négligeons pas le soin de notre âme. Nous ferions donc preuve d'une extrême folie et nous mériterions une infinité de supplices si, ayant reçu un si grand honneur, nous ne faisions pas tout ce qui dépend de nous pour lui rendre de justes actions de grâces, et principalement puisque tout l'avantage doit nous en revenir, puisque des biens sans nombre nous sont promis à cette condition.

Glorifions donc, pour tant de bienfaits, la bonté divine, non-seulement par nos paroles, mais beaucoup plus encore par nos oeuvres, afin que nous acquérions les biens futurs, que je vous souhaite, et à vous et à moi, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ; par quiet avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE 12. ET NOUS AVONS VU SA GLOIRE;

SA GLOIRE, DIS-JE, COMME DU FILS UNIQUE DU PERE, ÉTANT PLEIN DE GRACE ET DE VÉRITÉ. (VERSET 14)

Jn 1,14

1. Gloire comme du Fils unique du Père, ce que cela signifie.
2 et 3. Prodiges et miracles à l'avènement de Jésus-Christ. - Hérauts et prédicateurs. - Libre arbitre de l'homme. - La vertu est libre - Les miracles annonçaient Jésus-Christ, et manifestaient qu'il est le Fils unique de Dieu. - Miracles opérés invisiblement et visiblement à sa mort.


1. Peut-être dans notre dernier discours, mes chers frères, vous aurons-nous attristés et offensés; peut-être vous aura-t-il paru que nous avons usé de paroles trop rudes, et que nous nous sommes trop étendus sur la paresse et la lâcheté de plusieurs. Si, en nous étendant ainsi et parlant en ces termes, nous avions seulement voulu vous faire de la peine, vous auriez tous raison de vous fâcher et de vous plaindre: mais c'est uniquement pour votre bien que nous nous sommes exposés à vous déplaire. Vous devez nous savoir gré de notre sollicitude, ou, tout au moins, nous pardonner en faveur de notre profonde affection. Car nous craignons fort que si vous ne répondez à notre zèle que par l'indifférence, vous n'ayez à rendre un plus rigoureux compte au Seigneur. Voilà précisément, mes frères, ce qui nous engage et nous oblige souvent à vous réveiller, à ranimer votre attention; de peur que vous ne perdiez un seul mot de ce que nous vous enseignons: car c'est pour vous le moyen de vivre en assurance en ce monde, et de vous présenter en l'autre avec confiance au tribunal de Jésus-Christ. Mais nous vous avons fait d'assez longues et d'assez fortes réprimandes la dernière fois: commençons donc aujourd'hui par vous expliquer tout de suite les paroles de notre Évangile

«Et nous avons vu sa gloire; sa gloire», dis-je, «comme du Fils unique du Père». Saint Jean, après avoir dit que nous avons été faits enfants de Dieu, et montré que cela n'est arrivé que parce que le Verbe s'est fait chair, déclare qu'il nous en est encore revenu un autre avantage. Quel est-il? C'est que «nous [154] avons vu sa gloire; sa gloire,» dis-je, «comme du Fils unique du Père». Et certes, nous ne l'aurions point vue cette gloire, si le Fils unique ne se fût montré à nous, revêtu du corps qu'il s'est uni. Si «les enfants d'Israël» ne purent regarder le visage de Moïse, qui n'était pas d'autre nature que nous, parce qu'il était resplendissant de lumière (Ex 34,29 2Co 3,7); si un voile fut nécessaire pour couvrir et cacher la grande gloire qui environnait ce Juste, pour adoucir et tempérer l'éclat du visage du prophète, comment nous, qui ne sommes que boue et que terre, aurions-nous pu approcher de la Divinité toute pure, de cette lumière qui est inaccessible même aux vertus célestes? Le Fils unique du Père a donc habité parmi nous, afin que nous pussions librement approcher de lui, lui parler et demeurer avec lui.

Mais que signifient ces paroles: «La gloire, comme du Fils unique du Père»? Plusieurs prophètes ont paru tout éclatants de gloire, comme Moïse lui-même, Elie, Elisée: l'un est monté au ciel dans un char de feu (2R 2,11); l'autre y a été enlevé (1). Après eux Daniel, les trois enfants, beaucoup d'autres, et tous ceux qui ont opéré des miracles, ont été glorifiés; de même, les anges qui se sont fait voir aux hommes dans la lumière et la splendeur de leur nature, et non-seulement les anges, mais aussi les Chérubins et les Séraphins qui ont apparu au prophète, couverts d'une grande gloire: mais l'évangéliste écartant de nous toutes ces choses, élevant nos esprits au-dessus de la splendeur et de la gloire des créatures, et des autres serviteurs nos compagnons, nous installe au comble même des biens et au centre de la gloire. Ce n'est pas la gloire d'un prophète, ni d'un ange, ni d'un archange, ni des vertus célestes, ni d'aucune autre créature, s'il en est, que nous avons vue mais nous avons vu la gloire du Seigneur même, du roi même, du vrai Fils unique même, de celui qui est le Seigneur de tous les hommes.

1. «Enlevé». Le mot grec signifie proprement: Communi morte translatus. i. e. Elisée y a été enlevé par la mort commune à tous les hommes. Cet endroit ne me parait pas net, je crois qu'il y manque quelque chose.

Ce mot: «comme», n'est point ici pour marquer une comparaison, un exemple, une similitude; mais pour établir et pour fixer indubitablement la chose: de même que si l'évangéliste disait: Nous avons vu la gloire qui convient, qui est propre au vrai et à l'unique Fils de Dieu, roi de tout l'univers. C'est là une façon de parler usuelle, et je ne ferai pas difficulté d'invoquer cet usage à l'appui de mes paroles. Car il ne s'agit pas ici de beau langage ni de périodes harmonieuses, mais seulement de votre intérêt: c'est pourquoi rien ne nous empêche de tirer nos preuves de l'usage vulgaire.

Quel est donc cet usage? Vous allez l'apprendre: des personnes ont vu un monarque dans toute sa pompe et sa magnificence, il brille de toutes parts, il est tout couvert de pierres précieuses. S'il leur arrive de vouloir décrire à d'autres cette magnificence, cette pompe, ces ornements, cette gloire, ils peignent à leur manière, et comme ils peuvent, l'éclat de la pourpre, la grosseur des diamants, la blancheur des mules, l'or des harnais, le lustre des housses. Enfin, après avoir fait le récit de ces choses et de plusieurs autres, voyant qu'ils n'en peuvent pas bien représenter toute la richesse et la somptuosité, ils ajoutent aussitôt, mais pourquoi tant de paroles? En un. mot, il était comme un empereur, et par ce mot: «comme», ils ne veulent pas dire un homme semblable à l'empereur, mais l'empereur lui-même. C'est donc en ce même sens que l'évangéliste s'est servi de ce mot: a comme», pour montrer l'excellence d'une gloire incomparable. Tous les autres, les anges, les archanges, les prophètes exécutaient en tout les ordres qu'ils avaient reçus: mais le Fils unique agissait en tout avec l'autorité et la puissance qui n'appartient qu'au roi et au souverain Seigneur. Et voilà ce qui faisait l'admiration du peuple (Mt 7,28); c'est qu'il les instruisait comme ayant autorité.

2. Les anges, comme je l'ai dit, ont donc apparu sur la terre, avec beaucoup de gloire, à Daniel, à David, à Moïse; mais ils faisaient tout comme des serviteurs qui obéissent leurs maîtres: le Fils unique, au contraire, agissait en tout comme Seigneur et Roi de tout l'univers. Quoiqu'il soit venu et se soi montré sous une forme vile et basse, toutefois, dans cet abaissement même et sous cette formé de serviteur, la créature a connu son Seigneur. Comment? L'étoile, du haut du ciel, a appelé les mages pour venir l'adorer; une grande troupe d'anges, répandue de tous côtés, le servait comme son Maître et chantait des hymnes à sa louange; d'autres hérauts ont paru tout à coup, et s'étant tous rencontrés et joints ensemble, ils ont annoncé le grand et le profond mystère «de l'Incarnation n; les anges l'ont annoncé aux pasteurs; les pasteurs aux habitants de la ville; Gabriel à Marie et à Elisabeth; Anne et Siméon à ceux qui étaient dans le temple. Et non-seulement les hommes et les femmes en ont eu une grande joie, mais encore l'enfant qui n'était pas encore sorti du ventre de sa mère; je parle de cet habitant du désert qui, portant le même nom que notre évangéliste, tressaillit dans le sein maternel (Lc 1,41): tous soupiraient dans l'espérance de l'enfantement qui devait arriver. Voilà ce qui s'est passé dans le temps de l'avènement. Mais lorsque le Fils unique se fut davantage manifesté, d'autres miracles plus grands que les premiers éclatèrent. Ce n'est plus une étoile, ni le ciel, ni les anges et les archanges, ni Gabriel et Michel, c'est Dieu le Père lui-même qui l'annonce du haut des cieux, et, avec le Père, le Saint-Esprit qui descend et demeure sur lui (Mt 3,15 Mc 1,10 2P 2,27), etc.; c'est donc avec vérité que Jean a dit: «Nous avons vu sa a gloire; sa gloire», dis-je, «comme du Fils a unique du Père».

Et en s'exprimant ainsi, il ne pense pas seulement à ces choses, mais encore à celles qui les ont suivies. Car les pasteurs, les veuves et les vieillards ne sont plus les seuls à nous l'annoncer: la voix des événements, comme une trompette sonore, retentit à son tour, et si haut, que le son en parvient aussitôt jusqu'ici. «Sa réputation», dit l'Ecriture, «s'est répandue par toute la Syrie (Mt 4,24); elle l'a fait connaître à tout le monde. Tout publiait à haute voix que le Roi du ciel était arrivé. En effet, on voyait les démons fuir de toutes parts et céder la place; le diable se retirer couvert de honte; la mort même, la mort d'abord repoussée, ensuite vaincue et entièrement détruite: toutes sortes d'infirmités étaient guéries, les sépulcres renvoyaient les morts (Mt 27,52), les démons laissaient tranquilles les possédés, les maladies quittaient les malades. C'est alors qu'on vit tous ces prodiges et ces miracles que les prophètes avaient désiré devoir, comme de juste, et qu'ils n'avaient point vus: c'est alors qu'on a vu des yeux se former et recevoir la lumière; et Jésus-Christ faisant voir à tous, en un moment et dans la plus excellente partie du corps, ce qui est si curieux, ce que tous les hommes ont dû souhaiter de voir, comment Dieu a formé Adam de la terre (1). De plus, on a vu des membres que la paralysie avait desséchés et comme détachés du corps, tout à coup rétablis et réunis aux autres; des mains mortes reprendre le mouvement, des pieds perclus sauter à l'instant, des oreilles bouchées s'ouvrir, et une langue, auparavant muette, parler soudain avec grand bruit. Car tel qu'un habile architecte qui rétablit une vieille maison délabrée, Jésus-Christ a réparé la nature humaine: les pièces qui étaient brisées, il les a remplacées; celles qui étaient désunies, il les a rejointes: il a relevé celles qui étaient absolument tombées.

1. Comme dans la guérison de l'aveugle-né, où Jésus-Christ ayant craché à terre et fait de la boue avec sa salive, il oignit de cette boue les yeux de l'aveugle et lui rendit la vue. (Jn 9,6) Dans la résurrection du Lazare, et dans tous les autres miracles qu'il a opérés, etc. (Jn 11)

Et que dirons-nous du rétablissement de l'âme, opération encore bien plus admirable que la guérison des corps? Certes, la santé du corps est quelque chose de grand et de considérable; mais celle de l'âme lui est supérieure et de toute la distance qui sépare l'âme du corps; comme aussi, pour cette autre raison, qu'il est de la nature du corps de se mouvoir, selon qu'il plaît au Créateur, et d'aller sans résistance partout où il veut qu'il aille, tandis que l'âme qui est libre, et qui a le pouvoir et la liberté d'agir, n'obéit pas en tout à Dieu, si elle ne le veut pas. Car Dieu ne veut pas la rendre belle et vertueuse malgré elle, par force et par contrainte, parce que ce ne serait point là une vertu; mais il veut la persuader librement et volontairement de devenir vertueuse et belle, ce qui est beaucoup plus difficile que l'autre guérison. Voilà pourtant ce qu'a fait Jésus-Christ. Toutes sortes de méchancetés et de maux ont été détruits. De même que, par les soins qu'il a donnés aux corps, il les a non-seulement guéris, mais encore rétablis dans une parfaite santé: ainsi, non-seulement il a tiré les âmes de l'abîme de la méchanceté et de la corruption, mais il les a élevées au comble même de la vertu. D'un publicain il a fait un apôtre: d'un persécuteur, d'un blasphémateur impie, l'instituteur de l'univers: les mages ont été les docteurs des 156 Juifs, le larron est devenu citoyen du ciel une prostituée a brillé par sa grande foi: de deux femmes, la chananéenne et la samaritaine, celle-ci femme débauchée comme la précédente; l'une entreprend de convertir ses concitoyens et amène à Jésus-Christ tous les habitants de sa ville, comme pris dans un filet; l'autre, par sa foi et sa persévérance, chasse le malin esprit de l'âme de sa fille; d'autres, encore pires que ceux-là, passent tout à coup au nombre des disciples. En un instant tout se réformait, les infirmités des corps, les maladies des âmes: tous recouvraient la santé et arrivaient à la plus haute vertu. Ce n'était pas seulement deux, ou trois, ou cinq, ou dix, ou vingt, ou cent personnes qui changeaient de vie et se convertissaient facilement, mais des villes et des provinces entières. Et qui pourrait parler dignement de la sagesse des préceptes, de la force et de la vertu des lois célestes, de l'excellence d'une morale tout angélique? Car, tel est le genre de vie que Jésus-Christ a introduit ici-bas, telles sont les lois qu'il a établies, et la morale qu'il a fondée, que ceux qui les suivent et s'y conforment deviennent aussitôt des anges, et semblables à Dieu, autant que cela est possible à l'homme, quand bien même ils auraient été les plus méchants de tous les hommes.

3. Voilà pourquoi l'évangéliste, rassemblant et se représentant tout à la fois tous les miracles que Jésus-Christ a opérés, soit dans les corps, soit dans les âmes, soit sur les éléments; et aussi les préceptes, ces dons mystérieux qui sont plus grands et plus sublimes que les cieux mêmes, les lois, la morale, la foi, l'espérance, les promesses des biens futurs, la Passion; voilà, dis-je, pourquoi l'évangéliste a fait tonner sa voix, et prononcé ces admirables paroles qui renferment une sublime doctrine: «Nous avons vu sa gloire; sa gloire», dis-je, «comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité». Ce n'est pas seulement pour les miracles que nous l'admirons, mais nous l'admirons aussi dans sa Passion et dans ses souffrances: nous l'admirons attaché à une croix, flagellé, souffleté, couvert de crachats, et dans les coups que lui ont donné sur les joues ceux qu'il avait comblés de bienfaits. Il est juste en effet d'appliquer aussi les paroles de saint Jean à ces choses qui paraissent ignominieuses, puisque Jésus-Christ lui-même a appelé tout cela gloire. En effet, ces choses ne sont pas seulement des marques et des témoignages de sa providence et de son amour, mais encore de sa toute-puissance puisque c'est alors que la mort fut détruite, que la malédiction fut effacée (Ga 3,13), que les démons furent confondus, qu'on triompha d'eux, et que la cédule de nos péchés fut attachée à la croix (Col 2,14).

De plus, comme ces miracles se faisaient invisiblement, il s'en fit quelques-uns visiblement, qui prouvaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, et le Seigneur de toute la nature; son bienheureux corps étant encore attaché à la croix, le soleil retira sa lumière et s'obscurcit, la terre trembla et fut couverte de ténèbres, les sépulcres s'ouvrirent, les fondements de la terre furent ébranlés, une multitude innombrable de morts sortit du tombeau, ressuscita et vint dans la ville (Mt 27,51 Lc 23,44). Ensuite cet autre mort, qui avait été cloué et crucifié, ressuscita, sans déranger les pierres de son sépulcre, sans en briser les sceaux; et ayant rempli les onze disciples d'un grand courage et d'une force invincible, il les envoya dans tout le monde pour être les médecins universels de la nature, pour réformer la vie des hommes, pour répandre partout la semence de la céleste doctrine, détruire la tyrannie des démons, et faire connaître aux hommes les vrais, les ineffables biens; pour nous prêcher l'immortalité de l'âme, la vie éternelle. du corps, des récompenses qui surpassent notre intelligence, et qui n'auront point de fin.

Le bienheureux évangéliste repassant donc dans son esprit toutes ces choses et plusieurs autres, que sûrement il connaissait bien, mais qu'il n'a pas voulu écrire parce que le monde n'aurait pu les contenir; car «si», dit-il, «on «rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde entier pût contenir les livres qu'on a en écrirait» (Jn 21,25); considérant, dis-je, toutes ces choses, il s'est écrié: «Nous avons vu sa gloire; sa gloire», dis-je, «comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité». Il faut donc que ceux qui ont le bonheur de voir tant de merveilles, d'entendre une si belle doctrine, de recevoir de si grands dons, mènent une vie qui soit digne des dogmes, pour mériter de, jouir des biens futurs. En effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu pour nous faire voir non-seulement sa gloire terrestre, mais encore sa gloire céleste. Voilà pourquoi il [157] a dit: «Je désire que là où je suis, ceux que a vous m'avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire». (Jn 17,24) Que si la gloire qu'il a eue sur la terre a été si brillante et si lumineuse, que penserons-nous, que dirons-nous de celle qu'il a dans le ciel? car on ne la verra pas dans une terre sujette à la corruption; elle ne se montrera point à nous tandis que nous sommes dans des corps fragiles et périssables; mais lorsque nous serons devenus des créatures immortelles et impérissables; et elle se fera voir dans une si grande splendeur, qu'aucune parole ne peut l'exprimer. Heureux donc, et mille fois heureux ceux qui auront le bonheur d'être spectateurs de cette gloire, c'est d'elle que parle le prophète, quand il dit: «Que l'impie soit enlevé, pour ne pas voir la gloire du Seigneur». (Is 26,10) Mais à Dieu ne plaise qu'aucun de vous soit enlevé de ce monde et privé de ce spectacle 1 Si, en effet, nous ne devions jamais en jouir, nous pourrions bien dire, nous aussi: il vaudrait mieux pour nous que nous ne fussions jamais venus au monde (Mt 26,24). Car pourquoi vivons-nous, pourquoi respirons-nous? Que sommes-nous, si nous sommes privés de la présence du Seigneur, si nous ne devons pas le voir? Si ceux qui ne voyent pas la lumière du soleil mènent une vie plus malheureuse que la mort, que croyez-vous que souffrent ceux qui sont privés d'une si grande lumière? Ici tout le malheur ne consiste que dans cette unique privation, mais là il n'en est pas de même: et pourtant, quand il n'y aurait que ce mal seul, le second supplice ne serait pas égal à l'autre; il le surpasserait d'autant que le soleil de l'autre monde surpasse le nôtre. Mais il y a aussi un autre supplice à attendre; c'est que celui qui ne voit pas ce soleil ne sera pas seulement jeté dans les ténèbres, mais encore il sera brûlé éternellement, éternellement il gémira, grincera des dents, et souffrira une infinité d'autres tortures.

Ne méprisons donc point tellement notre salut, ne nous exposons point par la négligence et le relâchement d'un instant a être jetés dans le supplice éternel: veillons au contraire, soyons sobres, travaillons, faisons tous nos efforts pour acquérir ces biens et échapper à ce fleuve de feu, qui coule à grand bruit devant le terrible et redoutable tribunal. Celui qui y sera une fois tombé, y demeurera éternellement: personne ne pourra le retirer du supplice, ni son père, ni sa mère, ni son frère. Les prophètes nous le crient hautement; l'un dit: «Le frère ne rachète point son frère, l'homme étranger le rachètera-t-il (1)?» (Ps 49,7) Ezéchiel ajoute quelque chose de plus fort: «Si Noé», dit-il, «et Job et Daniel sont en ce pays-là, ils n'en délivreront ni leurs fils, ni leurs filles». (Ez 14,16) Là une seule chose peut nous aider et nous protéger, ce sont nos bonnes oeuvres; celui qui en sera dénué ne pourra se délivrer par aucune autre voie. C'est pourquoi pensons continuellement à ces vérités, méditons-les, purifions notre vie et rendons-la brillante, afin que nous nous présentions au Seigneur avec confiance, et que nous obtenions les biens qui nous sont annoncés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Sur quoi saint Augustin dit: «Si Jésus-Christ, qui est votre figuré, ne vous rachète point, l'homme pourra-t-il vous racheter?»

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Chrysostome sur Jean 11