Chrysostome sur Jean 40

40

HOMÉLIE 40 SI JE RENDS TÉMOIGNAGE DE MOI, MON TÉMOIGNAGE N'EST PAS VÉRITABLE.

- IL Y EN A UN AUTRE QUI REND TÉMOIGNAGE DE MOI: ET JE SAIS QUE SON TÉMOIGNAGE EST VÉRITABLE. (VERS. 31, 32, JUSQU'AU VERS. 38)

Jn 5,31-38

ANALYSE.

1. Explication très-simple et très-satisfaisante d'un texte qui, au premier abord, semble difficile.
2. Témoignage de Jean en faveur de Jésus-Christ, et témoignage des oeuvres de Jésus-Christ.
3. Témoignage de Dieu le Père.
4. Combattre les hérétiques par les saintes Ecritures. - L'avarice est la racine de tous les maux: belle peinture des maux que cause ce vice. - Nul ne peut servir deux maîtres: Dieu et les richesses. - De quelle manière il faut faire l'aumône. - Combien le jugement dernier sera rigoureux pour ceux qui ont été inhumains et cruels envers les pauvres.


1. Si un homme ignorant dans l'art de fouiller dans les mines, s'avise d'en ouvrir une et d'y vouloir travailler, au lieu de s'enrichir, il ne fera que tout brouiller au hasard, et son travail sera infructueux, ou plutôt très-nuisible: de même, ceux qui ne connaissent pas l'enchaînement des choses que contiennent les livres sacrés, qui n'examinent point la propriété des paroles et du langage, et n'observent pas les règles, mais qui se contentent de tout parcourir uniformément, ceux-là mêlent l'or avec la terre, et ne trouveront jamais le trésor qu'elle garde en dépôt dans son sein.

Je dis ceci, mes frères, parce que le texte qu'on nous propose est à la vérité tout d'or; mais cet or, loin d'être apparent, est, au contraire, caché à de grandes profondeurs. C'est pourquoi il faut, en fouillant et en déblayant, tâcher de pénétrer jusqu'au vrai sens. Qui est-ce, en effet, qui ne sera pas sur-le-champ saisi et tout troublé en entendant Jésus-Christ dire: «Si je rends témoignage de moi, mon témoignage n'est pas véritable?» En effet, il rend souvent témoignage de lui-même: il a dit à la Samaritaine: «C'est moi-même qui vous parle» (Jn 6,26); il a dit à l'aveugle-né: «C'est celui-là même qui parle à vous» (Jn 9,37); et faisant une réprimande aux Juifs, il leur dit: «Pourquoi dites-vous que je blasphème, parce que j'ai dit que je suis Fils de Dieu?» (Jn 10,36), et de même en plusieurs autres endroits. Or, si toutes ces choses étaient des mensonges, quelle espérance pourrions-nous avoir de nous sauver? où donc trouverons-nous la vérité, puisque celui qui est la vérité même, dit: «Mon témoignage n'est pas véritable?» Et ce n'est pas seulement ce texte qui semble en contradiction avec le précédent; il y en a un autre encore qui ne le paraît pas moins. Jésus-Christ dit, dans la suite: «Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable». (Jn 8,24) Lequel donc de ces deux textes recevrai-je? Lequel des deux croirai-je faux? Si nous les admettons indifféremment sans examiner quelle est la personne qui parle, quel est le sujet, et toutes les autres circonstances, ils se trouveront faux l'un et l'autre. Si le témoignage de Jésus-Christ n'est pas véritable, ceci ne l'est pas non plus; et le premier texte, pas plus que le second.

Quel est donc ici le sens? Nous avons besoin de beaucoup de vigilance et d'attention, ou plutôt de la grâce de Dieu, pour ne pas nous arrêter à l'écorce et à la lettre toute nue. C'est ainsi que se trompent les hérétiques, faute d'examiner quel est le but, quelle est l'intention de celui qui parle; et aussi quel est l'esprit, quelles sont les dispositions de ceux à qui [294] l'on adresse la parole. Si nous ne faisons donc attention à ces deux choses, à la personne qui parle et à ceux à qui on parle, et même à d'autres encore, comme au temps, au lieu, à l'esprit et aux dispositions des auditeurs, il s'ensuivra bien des absurdités. Que signifient donc ces paroles qu'on vient d'exposer? Les Juifs ne pouvaient manquer de dire: «Si vous rendez témoignage de vous-même, votre témoignage n'est pas véritable». Voilà pourquoi Jésus-Christ les arrête tout court et les prévient, en leur disant, à peu de choses près: Vous me direz sans doute, nous ne vous croyons point, car parmi les hommes nul ne croit celui qui se rend témoignage à lui-même. Il ne faut donc pas passer légèrement sur ce mot: «Il n'est pas véritable», mais il faut sous-entendre: selon leur opinion; c'est comme s'il disait: selon vous, il n'est pas véritable. Jésus-Christ ne dit donc rien de contraire à sa dignité, mais il parle selon leur opinion. Et quand il dit: «Mon témoignage n'est pas véritable», il leur reproche leur sentiment, et prévient l'objection qu'ils lui allaient faire. Mais lorsqu'il dit: «Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable», il découvre la vérité, telle qu'elle est, à savoir, qu'étant Dieu, il faut le croire digne de foi, lors même qu'il se rend témoignage à lui-même. Ayant prédit la résurrection des morts et le jugement, ayant dit que celui qui croit en lui n'est pas condamné, mais qu'il est déjà passé de la mort à la vie, qu'assis à son tribunal il fera rendre compte à tous les hommes de toutes leurs oeuvres, et qu'il a la même puissance et la même vertu que le Père, pour confirmer toutes ces vérités par de nouveaux arguments, il est dans l'obligation d'exposer premièrement l'objection des Juifs.

Et voici comment il le fait: j'ai dit que «comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». (Jn 5,21) J'ai dit que «le Père ne juge personne; mais qu'il a donné au Fils tout pouvoir de juger». (Jn 5,22) J'ai dit qu' «il faut honorer le Fils comme on honore le Père». (Jn 5,23) J'ai dit que «celui qui n'honore point le Fils, n'honore point le Père». (Jn 5,23) J'ai dit que «celui qui entend ma parole, et qui y croit, ne mourra point, mais qu'il est déjà passé de la mort à la vie». (Jn 5,24) J'ai dit que ma voix ressuscitera les morts, dès maintenant et dans la suite (Jn 5,25). J'ai dit que je ferai rendre compte de tous les péchés (Jn 5,28-29). J'ai dit que je jugerai justement, et que je récompenserai ceux qui auront fait de bonnes oeuvres (Jn 5,30): Comme donc Jésus-Christ avait dit tout ce que nous venons d'exposer; comme tout ce qu'il avait dit était certainement grand et important, et qu'il n'en avait néanmoins point encore donné de preuves claires et évidentes, mais qu'il avait tout laissé dans l'obscurité; il propose d'abord ce qu'on objectait, pour venir ensuite à la véritable preuve de ce qu'il a avancé; c'est comme s'il parlait ainsi, quoiqu'en d'autres termes: Peut-être direz-vous, vous dites toutes ces choses, mais vous n'êtes pas un témoin digne de foi, vous qui vous rendez témoignage à vous-même.

Voilà donc comment Jésus-Christ résout d'abord la difficulté que faisaient les Juifs: il la résout en leur découvrant ce qu'ils voulaient opposer, en leur faisant connaître qu'il voit ce qu'il y a de plus caché dans leur coeur, et en leur donnant cette première preuve de sa vertu et de sa puissance; enfin, après avoir exposé leur objection et y avoir satisfait, il leur apporte d'autres preuves claires, évidentes et invincibles; c'est en leur présentant trois témoins: ses oeuvres, le témoignage du Père et la prédication de Jean-Baptiste. De ces trois témoignages, il leur présente le plus faible le premier, savoir: celui de Jean-Baptiste. Il avait dit: «Il y en a un autre qui rend témoignage de moi: et je sais que son témoignage est véritable (Jn 5,31)»; il ajoute: «Vous avez envoyé vers Jean; et il a rendu témoignage à la vérité (Jn 5,33)». Mais si votre témoignage n'est pas véritable, comment dites-vous vous-même: le témoignage de Jean est véritable: «Et il a rendu témoignage à la vérité?» Cela seul, mes frères, ne vous fait-il pas clairement voir que Jésus-Christ a dit: «Mon témoignage n'est pas véritable», en se plaçant au point de vue des Juifs?

2. Mais, direz-vous, n'est-ce point par complaisance que Jean a rendu témoignage? Jésus-Christ ôte ce soupçon, et il empêche les Juifs de tenir ce langage. Voyez comment: il n'a point dit d'abord: Jean a rendu témoignage de moi; mais auparavant il a dit: Vous avez envoyé à Jean; or, vous n'auriez pas député vers lui, si vous ne l'eussiez jugé digne [295] de foi. Et ce qui est encore plus grand et plus considérable, c'est qu'ils ne l'envoyèrent pas questionner sur Jésus-Christ, mais sur lui-même; or, celui qu'ils regardaient comme un homme digne de foi, dans le témoignage qu'il porterait de lui-même, à plus forte raison le tenaient-ils pour tel dans celui qu'il rendrait d'un autre. Il est de coutume, parmi nous autres mortels, de ne pas croire autant ceux qui parlent d'eux-mêmes, que ceux qui parlent d'autrui. Mais pour Jean-Baptiste, ils le croyaient si sincère et si digne de créance, que lors même qu'il parlait de foi, il n'avait besoin d'aucun autre témoignage. Et en effet, les députés ne lui firent pas cette demande: Que dites-vous de Jésus-Christ? Mais: «Qui êtes-vous? Que dites-vous de vous-même?» Tant était grande leur considération et leur admiration pour lui! Jésus-Christ donc fait allusion à tout cela, en disant: «Vous avez envoyé à Jean». Voilà pourquoi aussi l'évangéliste ne dit pas seulement que les Juifs avaient envoyé à Jean; mais encore il marque, en termes exprès, que les députés étaient des prêtres et des pharisiens, des hommes considérables, incapables de se laisser corrompre ou tromper, et parfaitement en état de bien entendre sa réponse.

«Pour moi ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage (Jn 5,34)». Pourquoi recevez-vous donc le témoignage de Jean? C'est que sûrement son témoignage n'était pas le témoignage d'un homme. «Celui», dit Jean-Baptiste, «qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, m'a dit». (Jn 1,33) Ainsi le témoignage de Jean était le témoignage de Dieu: ce qu'il disait, il l'avait appris de Dieu. Mais afin que les Juifs ne disent pas: où est la preuve que ce que Jean a dit, il l'a appris de Dieu, et que de là ils ne prissent occasion d'une nouvelle dispute, Jésus-Christ leur ferme absolument la bouche, en se plaçant encore au point de vue de leur opinion. Car il n'y avait nulle apparence que bien des gens connussent que Jean était l'organe de Dieu; mais ils l'écoutaient comme parlant de lui-même sans autre impulsion. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit: «Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage».

Mais si vous ne deviez pas recevoir le témoignage d'un homme, et si vous ne vouliez pas vous en servir, pourquoi avez-vous produit ce témoignage? De peur donc que les Juifs ne lui fissent cette objection, il la prévient, voyez comment: Après avoir dit: «Ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage», il ajoute: «Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés». C'est-à-dire: Je n'avais pas besoin du témoignage d'un homme, étant Dieu; mais comme vous n'avez des yeux et des oreilles que pour Jean, que vous le croyez le plus digne de foi de tous les hommes; que vous accourez à lui comme à un prophète (toute la ville allait en foule le trouver auprès du Jourdain), et que moi, vous ne m'avez pas cru, lors même que j'ai opéré des miracles: voilà pourquoi je vous apporte ce témoignage.

«Jean était une lampe ardente et luisante, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière (Jn 5,35)». De peur que les Juifs ne répliquassent: Et bien, Jean a rendu témoignage de vous, mais nous n'avons pas reçu son témoignage; Jésus-Christ fait voir qu'ils l'ont reçu. Car il n'avait pas député à Jean des hommes du commun, mais des prêtres et des pharisiens; tant ils admiraient cet homme, et étaient incapables de résister à ses paroles! Ce mot: «Pour un peu de temps», marque leur légèreté et leur extrême inconstance, en ce qu'ils l'avaient si tôt quitté et si promptement oublié.

«Mais pour moi, j'ai un témoignage plus grand que celui de Jean (Jn 5,36)». Si vous vouliez recevoir la foi en considérant l'admirable enchaînement des choses qui se passent devant vous, je vous y aurais bien mieux et plus facilement amenés par mes oeuvres; mais comme vous ne le voulez pas, je vous renvoie à Jean, non que j'aie besoin de son témoignage, mais parce que je fais tout pour procurer votre salut: J'ai dans mes oeuvres un témoignage plus grand que celui de Jean. Mais je ne cherche pas seulement, pour me recommander à vous, des témoins dignes de foi, mais encore des témoins connus et vénérés parmi vous. Ainsi, après les avoir repris par ces paroles: «Vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière», et leur avoir fait connaître que leur zèle n'avait été qu'un feu volage et passager, il appelle Jean une lampe, pour leur montrer que la lumière qu'il avait ne venait pas de lui, mais de la grâce du Saint-Esprit. Toutefois, il n'a pas encore marqué en quoi il différait de Jean, à savoir qu'il était lui-même le soleil de justice; mais l'ayant seulement [296] insinué, il les réprimande vivement et fait voir que s'ils n'avaient pas su croire en-lui, cela provenait de la même disposition d'esprit et de coeur, qui les avait portés à mépriser Jean. Car ils n'avaient admiré Jean que «pour un peu de temps»: s'ils n'avaient pas été si légers et si inconstants, Jean les aurait bientôt amenés à Jésus-Christ.

Après avoir ainsi montré que les Juifs sont tout à fait indignes de pardon, Jésus-Christ ajoute: «Mais pour moi, j'ai un témoignage plus grand que celui de Jean». Lequel? Celui des oeuvres. «Car les oeuvres», dit-il, «que mon Père m'a donné pouvoir de faire, les oeuvres», dis-je, «que je fais, rendent témoignage de moi que c'est mon Père qui m'a envoyé». Par là, il rappelle la guérison du paralytique et de plusieurs autres. A l'égard du témoignage de Jean, peut-être quelqu'un aurait-il pu le soupçonner d'emphase et de complaisance, bien qu'il ne convînt guère de parler ainsi de Jean, de cet homme si sage, si appliqué à la philosophie, qui excitait parmi eux tant d'admiration? mais les oeuvres ne pouvaient donner prise aux mêmes soupçons, même de la part des hommes les plus insensés. Voilà pourquoi Jésus-Christ apporte un autre témoignage en disant: «Les oeuvres que mon Père m'a donné pouvoir de faire, les oeuvres», dis-je, «que je fais, rendent témoignage de moi que c'est mon Père qui m'a envoyé». Ici Jésus-Christ repousse et anéantit l'accusation de n'avoir pas gardé le sabbat. (Jn 9,16) Les Juifs disaient: Comment cet homme serait-il de Dieu, puisqu'il ne garde pas le sabbat? Voilà pourquoi il dit: «Les oeuvres que mon Père m'a donné pouvoir de faire», quoiqu'il agît par sa propre autorité; mais il voulait prouver plus fortement qu'il ne faisait rien de contraire au Père; c'est pourquoi il ne craint point d'employer ce langage qui le rabaisse.

3. Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas dit: Les oeuvres que mon Père m'a donné pouvoir de faire rendent témoignage que je suis égal au Père? Certainement par les oeuvres on pouvait facilement connaître ces deux vérités, et qu'il ne faisait rien de contraire à son Père, et qu'il était égal à son Père; ce qu'il prouve ailleurs quand il dit: «Si vous ne me croyez pas, croyez à mes oeuvres, afin que vous sachiez et que vous croyiez que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi» (Jn 10,38); ses oeuvres donc rendaient témoignage de ces deux choses, et qu'il était égal à son Père, et qu'il ne faisait rien de contraire à son Père. Pourquoi donc n'a-t-il pas ouvertement déclaré tout ce qu'il est, et a-t-il omis ce qu'il y a de plus grand en lui pour ne découvrir que ce qui l'est moins? Parce que c'était premièrement là de quoi il s'agissait. Quoiqu'il fût beaucoup moins grand pour lui qu'on le crût envoyé de Dieu, qu'égal à Dieu (les prophètes, en effet, avaient prédit sa mission, mais non son égalité), toutefois il a grand soin d'insister sur ce titre inférieur, sachant bien que ce point, une fois accordé, le reste sera désormais admis sans difficulté; il omet donc ce qu'il y a de plus grand, et parle seulement de ce qui l'est moins, afin que la première de ces choses passât à la faveur de l'autre. Après quoi, il ajoute encore: «Mon Père qui m'a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi (Jn 5,37)». Où l'a-t-il rendu, ce témoignage? Sur le Jourdain, lorsqu'il a dit: «C'est mon Fils bien-aimé, écoutez-le». (Mt 3,17) Mais ce témoignage n'était pas bien clair, il avait besoin de quelque explication; celui de Jean, au contraire, était manifeste: les Juifs avaient eux-mêmes député vers lui, et ils ne pouvaient le nier; les miracles aussi étaient évidents: ils les avaient eux-mêmes vu opérer; ils avaient ouï parler de la guérison du paralytique, et ils y avaient cru; c'est même pour cela qu'ils accusaient Jésus-Christ de n'avoir pas gardé le sabbat. Enfin il ne manquait plus que d'apporter le témoignage du Père; pour le produire Jésus-Christ a ajouté: «Vous n'avez jamais ouï sa voix». Comment donc Moïse dit-il: Dieu parlait, Moïse a répondu? (Ex 20,19) Comment David dit-il: «Il entendit une voix qui lui était inconnue?» (Ps 81,6) Moïse dit encore: S'il y a un «peuple qui ait entendu la voix de Dieu». (Dt 4,33)

«Ni vu sa figure». Et toutefois il est écrit d'Isaïe, de Jérémie, d'Ezéchiel et de plusieurs autres qu'ils ont vu Dieu. Que fait donc maintenant Jésus-Christ? Il élève ses disciples à la plus haute et à la plus sublime philosophie, leur montrant insensiblement que dans Dieu il n'y a ni voix, ni figure, et qu'il est au-dessus et des sons, et de ces sortes de figures qu'ils imaginaient; comme en disant: «Vous n'avez jamais ouï sa voix», il ne veut pas dire que le Père parle et qu'on ne l'entend pas; de [297] même, lorsqu'il dit: «Vous n'avez point vu sa figure», il ne veut pas dire qu'il a une figure, et que néanmoins on ne la voit pas, mais il entend que Dieu n'a pas plus de figure que de voix, ni quoi que ce soit de pareil. Afin donc que les Juifs ne disent pas: C'est vainement que vous vous vantez, Dieu n'a parlé qu'à Moïse seul (ils disaient en effet: «Nous savons que Dieu a parlé à Moïse, mais pour celui-ci nous ne savons d'où il est» (Jn 9,29); Jésus-Christ dit ces choses pour leur apprendre qu'en Dieu il n'y a ni voix, ni figure. Mais que dis-je? Non-seulement vous n'avez point entendu sa voix, ni vu sa figure, mais encore ce dont vous vous glorifiez tant, ce dont vous êtes si fiers, à savoir, d'avoir reçu ses commandements, et de les observer, vous ne pouvez pas même vous en prévaloir, et voilà pourquoi il ajoute: «Et sa parole ne demeure point en vous (38)»; c'est-à-dire, ses commandements, ses préceptes, sa loi, ses prophètes. Véritablement Dieu a donné ces choses, mais elles ne demeurent point en vous, puisque vous ne croyez pas en moi. Partout et à tous moments les Ecritures répètent qu'il faut croire en moi, et vous, cependant, vous n'en faites rien; il est donc évident que sa parole s'est retirée de vous; aussi, Jésus-Christ ajoute encore: «Parce que vous ne croyez point à celui qu'il a envoyé».

Ensuite, de peur que les Juifs ne répliquent: Si nous n'avons pas entendu sa voix, comment a-t-il rendu témoignage de vous? Jésus-Christ dit: «Lisez avec soin les Ecritures, car ce sont elles qui rendent témoignage de moi (39)»; par où il leur insinue que c'est dans les Ecritures que Dieu a rendu témoignage de lui. En effet, et sur le Jourdain, et sur la montagne, ce témoignage avait été rendu; mais Jésus-Christ ne rapporte point les paroles que le Père fit entendre, peut-être ne l'auraient-ils pas cru. Car la voix que le Père avait fait entendre sur la montagne, ils ne l'avaient pas ouïe, et celle qu'il avait fait entendre sur le Jourdain, s'ils l'avaient ouïe, ils n'y avaient point fait d'attention. Voilà pourquoi il les renvoie aux Ecritures, leur faisant connaître que c'est là qu'ils trouveront le témoignage du Père. Mais auparavant il détruit leurs anciennes prétentions, comme d'avoir vu Dieu, ou d'avoir entendu sa voix. Jésus-Christ donc renvoie les Juifs au témoignage des Ecritures, parce qu'il était vraisemblable qu'ils ne croiraient pas à la voix du Père qu'il leur citait, et qu'ils s'imagineraient qu'il voulait parler de ce qui était arrivé sur le mont Sina. Mais auparavant il corrige le sentiment qu'ils pouvaient s'être formé à ce sujet, en leur faisant connaître que Dieu en avait usé de la sorte par condescendance et par bonté.

4. Nous aussi, mes frères, lorsque nous avons à combattre les hérétiques et à nous armer pour défendre la vérité contre eux, prenons nos armes dans les saintes Ecritures. «Car», dit l'apôtre, «toute Ecriture qui est inspirée de Dieu est utile, pour instruire, pour reprendre, pour corriger et pour conduire à la piété et à la justice, afin que l'homme de Dieu soit parfait; étant propre et parfaitement préparé à tout bien». (2Tm 3,16-17) Mais il ne faut pas que l'athlète qui doit entrer en lice n'ait qu'une seule partie des armes, et soit dépourvu de l'autre; il ne serait pas alors parfaitement préparé. De quelle utilité serait-il, je vous le demande, de prier assidûment et de ne pas donner largement l'aumône? ou de répandre libéralement ses biens, et de ravir et voler le bien d'autrui, même de faire l'aumône par ostentation et par vaine gloire? ou de distribuer véritablement ses aumônes avec les dispositions requises, et selon la volonté de Dieu, mais de s'en prévaloir ensuite et de s'en vanter? ou d'être à la vérité humble et de jeûner, mais d'être néanmoins avare, usurier, attaché aux choses terrestres, et d'introduire dans son âme la mère de tous les maux? car «l'avarice est la racine de tous les maux». Ayons-la en horreur, fuyons ce vice.

C'est l'avarice qui renverse tout le monde, c'est elle qui trouble tout et met tout en confusion: c'est elle qui nous fait sortir de l'aimable et très-heureuse servitude de Jésus-Christ. «Vous ne pouvez», est-il écrit, «servir Dieu et les richesses» (Mt 6,24), qui ordonnent le contraire de ce que Jésus-Christ commande. Jésus-Christ dit: donnez aux pauvres; les richesses disent: ravissez le bien des pauvres. Jésus-Christ dit: pardonnez à ceux qui vous dressent des embûches et à ceux qui vous offensent; les richesses disent au contraire: à ceux qui ne vous ont nullement offensés, tendez-leur des piéges. Jésus-Christ dit: soyez doux, soyez bons; celles-ci disent au contraire: soyez inhumains, soyez cruels, ne faites aucune attention aux larmes des pauvres, pour nous rendre [298] notre Juge sévère au grand jour de son jugement. En effet, alors toutes nos oeuvres se présenteront à nous, et ces malheureux que nous aurons outragés, dépouillés et mis à nu, nous fermeront la bouche et nous ôteront toute défense. Si Lazare, à qui le riche n'avait fait aucun tort, mais aussi qu'il n'avait point secouru, fut pour lui, au grand jour, un terrible accusateur, et l'empêcha d'obtenir le pardon de sa dureté, quelle excuse, je vous prie, apporteront ceux qui ravissent le bien d'autrui, au lieu de distribuer le leur aux pauvres, et qui renversent la maison de l'orphelin? Si ceux qui ne donnent pas à manger à Jésus-Christ lorsqu'il a faim (Mt 25,42), amassent tant de charbons de feu sur leurs têtes, ceux qui volent le bien de leur prochain, qui suscitent mille procès et qui envahissent les richesses de tout le monde, quelle consolation, quelle commisération peuvent-ils espérer?

Chassons donc, mes frères, chassons cette passion. Nous l'arracherons de nos coeurs, si nous pensons au sort qu'ont eu les hommes avares et injustes qui ont été avant nous et qui sont morts. D'autres ne jouissent-ils pas de leurs richesses, du fruit de leurs travaux, et eux-mêmes ne sont-ils pas condamnés à un supplice, à un tourment, à des maux insupportables? Ne serait-il pas d'une extrême folie de se tourmenter pour se charger, dans cette vie, de soins et de peines, et quand nous en sortirons être ensuite livrés à des supplices, à des tourments insupportables, lors même qu'il ne tient qu'à nous de vivre, même ici-bas, dans les délices? Rien en effet ne procure une si grande joie que l'aumône, qu'une conscience pure et nette, que de se voir à la mort délivrés de tous maux, et d'acquérir des biens ineffables et infinis. Comme le vice, avant même de précipiter dans l'enfer ceux qui s'y livrent, a coutume de les accabler dès à présent de mille peines et de mille travaux; la vertu, de même, avant d'ouvrir la porte du royaume des cieux à ceux qui l'exercent, remplit leur âme de mille délices par la bonne espérance et la joie continuelle. qu'elle répand sur toute la vie. Afin donc de nous procurer cette joie, et dans cette vie, et dans la vie future, exerçons-nous aux bonnes oeuvres; c'est de cette manière que nous obtiendrons ces couronnes immortelles que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.



41

HOMÉLIE XLI. LISEZ AVEC SOIN LES ÉCRITURES, PUISQUE VOUS CROYEZ Y TROUVER LA VIE ÉTERNELLE: ET CE SONT ELLES QUI RENDENT TÉMOIGNAGE DE MOI.

- MAIS VOUS NE VOULEZ PAS VENIR A MOI POUR AVOIR LA VIE ÉTERNELLE. (VERS. 39, JUSQU'À LA FIN DU CHAP)

Jn 5,39-47

ANALYSE.

1. Il ne faut pas lire l'Ecriture sainte seulement en courant et à la légère.
2. Les Juifs auront pour accusateur Moise lui-même.
3. Réfutation des prétextes et vaines excuses des Juifs: leur malice et leur méchanceté. - Description d'un fourbe et de la malignité. - La vertu produit la prudence. - Description de la vertu. - Le péché naît de la folie. - Celui quia la crainte de Dieu est très-sage: celui qui ne l'a pas est un insensé.


1. Ayons grand soin, mes très-chers frères, de rechercher les choses spirituelles, et ne croyons pas qu'il nous suffise, pour le salut, d'y donner une part quelconque de notre [299] application. Si, dans les affaires terrestres de ce monde, nul ne fait de grands profits, lorsqu'il s'y applique mollement et légèrement, à plus forte raison en sera-t-il ainsi dans les choses spirituelles et célestes, parce que celles-ci requièrent et plus de soin et plus de vigilance. Voilà pourquoi Jésus-Christ, quand il renvoie les Juifs aux Ecritures, ne les y renvoie pas pour en faire une simple lecture, mais pour les étudier avec soin et avec attention. Car il n'a point dit: lisez les Ecritures, mais approfondissez les Ecritures. Pour y découvrir le témoignage qu'elles rendent de lui, il fallait beaucoup chercher, beaucoup travailler. En effet, à l'égard des Juifs, ces témoignages étaient cachés sous des ombres et des figures. C'est pour cette raison que Jésus-Christ leur commande de fouiller et de creuser dans les Ecritures, afin qu'ils puissent trouver ce qu'elles recèlent dans leur profondeur. Ces témoignages ne sont pas à la surface ni apparents, ils sont très-profondément cachés comme un trésor. Or, celui qui veut découvrir un trésor profondément enfoui, ne le trouvera jamais sans beaucoup de soin et de peine. Voilà pourquoi Jésus-Christ, après avoir dit: «Lisez avec soin les Ecritures», a ajouté: «puisque vous croyez y trouver la vie éternelle». Il n'a point dit: vous pouvez, mais, vous croyez y trouver. Par où il leur montre qu'ils ne feront pas un grand profit, tant qu'ils croiront pouvoir acquérir le salut par la seule lecture, sans la foi. C'est comme s'il disait: N'admirez-vous pas les Ecritures, ne les regardez-vous pas comme des sources de vie? C'est sur elles maintenant que je me fonde moi-même; car ce sont elles qui rendent témoignage de moi; mais vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie éternelle.

Jésus-Christ avait donc raison de dire: «Vous croyez»; puisqu'ils ne voulaient pas écouter sa doctrine, et qu'ils tiraient vanité de la lecture simple qu'ils faisaient des Ecritures. Ensuite, de peur qu'on ne le soupçonnât de vaine gloire, à cause du grand soin qu'il avait de se faire connaître, et qu'on ne pensât que, dans son désir d'inspirer la foi en lui, il avait en vue ses propres intérêts (car il avait cité le témoignage de Jean et celui de Dieu le Père, il avait fait mention de ses oeuvres, et il avait promis la vie éternelle, se servant de toutes ces choses pour les attirer et les gagner) comme, dis-je, il était croyable que plusieurs le soupçonneraient de rechercher la gloire, voici ce qu'il a ajouté, faites-y attention: «Je ne tire point ma gloire des hommes (Jn 5,41)»; c'est-à-dire, je n'en ai point besoin; je ne suis pas de nature à avoir besoin de la gloire qui vient des hommes. Si la lumière du soleil ne reçoit point d'accroissement de celle d'une lampe, moi, je dois avoir bien moins besoin de la gloire humaine. Mais si vous n'en avez point besoin, pourquoi avez-vous apporté ces témoignages? «Afin que vous soyez sauvés». Jésus-Christ l'avait déclaré ci-dessus, ici encore il l'indique par ces paroles: «Afin que vous ayez la vie éternelle». Il apporte même une autre raison, que voici: «Mais je vous connais: je sais que vous n'avez point en vous l'amour de Dieu (Jn 5,42)». Comme, sous prétexte de zèle et d'amour de Dieu, souvent ils le persécutaient, parce qu'il se prétendait égal à Dieu; comme il savait aussi qu'ils ne croiraient point en lui, il a voulu les prévenir et les empêcher de dire: Pourquoi parlez-vous de la sorte? Je le fais, leur dit-il, pour vous reprendre, parce que ce n'est pas l'amour de Dieu qui vous porte à me persécuter. Car Dieu rend témoignage de moi, et par les oeuvres et par les Ecritures. Si donc, dans la pensée que j'étais contraire à Dieu, auparavant vous me chassiez, vous me persécutiez, maintenant que je vous ai fait connaître la vérité, vous devriez vous empresser de venir à moi, pour peu que vous eussiez d'amour pour Dieu; mais vous ne l'aimez pas véritablement. J'ai dit ces choses pour vous prouver que l'orgueil et la vanité vous animent, et que vous ne cherchez qu'à couvrir l'envie que vous me portez. Voilà ce que Jésus-Christ démontre, non-seulement par ce qu'il vient de dire, mais encore par ce qu'il ajoute ensuite, car il dit: «Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas: si un autre vient en son propre nom, vous le recevrez (Jn 5,43)». Vous voyez, mes frères, que si partout Jésus-Christ dit qu'il a été envoyé, qu'il a reçu du Père le pouvoir de juger, et qu'il ne peut rien faire de lui-même, c'est pour ôter tout prétexte à l'endurcissement des Juifs.

Mais de qui dit-il qu'il viendra en son propre nom? De l'Antéchrist, et il démontre la malice et la méchanceté des Juifs par des preuves incontestables. Si c'est effectivement l'amour de Dieu qui vous porte à me persécuter, vous devrez donc, à plus forte raison, [300] persécuter l'Antéchrist. L'Antéchrist ne vous prêchera pas une doctrine semblable à la mienne; il ne dira pas que le Père l'a envoyé, ni qu'il vient de sa part et par son ordre. Mais, au contraire, il exercera un empire tyrannique, usurpant ce qui ne lui appartient pas, et s'annonçant comme le Dieu de tout l'univers, selon les paroles de saint Paul: «il s'élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou qui est adoré, voulant lui-même passer pour Dieu». (2Th 2,4) Car c'est là venir en son propre nom. Pour moi, je ne parle pas de même; mais je déclare que je suis venu au nom de mon Père. Or, qu'après un tel aveu, qu'après avoir si manifestement déclaré qu'il était envoyé du Père, ils ne le reçussent pas, cette obstination suffisait seule pour faire voir à tout le monde qu'ils n'aimaient point Dieu. Et maintenant, par le contraste de l'accueil qu'ils devaient faire à l'Antéchrist, il met au jour leur impudente malignité. Car, puisqu'ils ne recevaient pas celui qui se déclarait envoyé de Dieu, et qu'ils devaient adorer celui qui ne connaîtrait point Dieu, mais qui se vanterait d'être le Dieu de tout l'univers, il était visible que leurs persécutions contre Jésus-Christ partaient de leur envie et de la haine contre Dieu. C'est pourquoi Jésus-Christ donne deux raisons de ce qu'il a dit; d'abord, la meilleure: «Afin que vous soyez sauvés, afin que vous ayez la vie»; mais, sachant qu'ils riraient et se moqueraient de lui, il leur en expose une seconde, plus forte que celle-là, à savoir, que s'ils ne se soumettent pas et s'ils n'obéissent pas à sa parole, Dieu ne cessera point pour cela d'agir en toutes choses selon sa coutume.

2. Saint Paul, parlant prophétiquement de l'Antéchrist, dit: «Dieu leur enverra une opération d'erreur, afin que ceux qui, au lieu d'ajouter foi à la vérité, ont consenti à l'iniquité, soient tous condamnés». (2Th 2,11-12) Le Sauveur ne dit pas que l'Antéchrist viendra; mais «s'il vient», s'abaissant ainsi à la portée de ses auditeurs; leur iniquité n'était pas encore arrivée à son comble; c'est pourquoi il a tu la raison de cet avènement. Mais saint Paul l'a ouvertement déclarée pour ceux qui sont intelligents: c'est l'Antéchrist qui ôte aux Juifs toute excuse. Jésus-Christ découvre ensuite la cause de leur incrédulité, en disant: «Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul? (Jn 5,44)» Par où il montre encore qu'ils n'avaient pas en vue les intérêts de Dieu, mais qu'ils couvraient de ce prétexte leurs propres passions. Ils étaient, en effet, si éloignés de faire ce qu'ils faisaient pour la gloire de Dieu, qu'ils recherchaient moins sa gloire que celle des hommes: Comment auraient-ils donc conçu un si grand zèle pour la gloire de Dieu, eux qui la méprisaient si fort qu'ils lui préféraient même la gloire humaine? Puis, après avoir dit que les Juifs n'avaient point d'amour de Dieu, et le leur avoir prouvé par deux raisons: l'une, par ce qu'ils avaient fait contre lui; l'autre, par ce qu'ils feraient pour l'Antéchrist, et leur avoir démontré clairement qu'ils étaient indignes de tout pardon, Jésus-Christ fait comparaître Moïse pour prononcer contre eux une nouvelle accusation.

«Ne pensez pas que ce soit moi qui vous doive accuser devant le Père: vous avez un accusateur, qui est Moïse, en qui vous espérez (Jn 5,45).

«Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, parce que c'est de moi qu'il a écrit (Jn 5,46).

«Que si vous ne croyez pas ce qu'il a écrit; comment croirez-vous ce que je vous dis? (Jn 5,47)». C'est-à-dire, dans ce que vous faites contre moi, c'est Moïse que vous outragez avant moi: le refus que vous faites de croire atteint Moïse plus que moi-même. Vous voyez de quelle manière il les pousse jusque dans leurs retranchements, et leur ôte tout moyen de justification. Lorsque vous me persécutiez, vous alléguiez l'amour que vous avez pour Dieu? Or, j'ai fait voir que c'est la haine de Dieu qui vous a poussés à agir de la sorte. Vous m'accusez de ne point garder le sabbat et de violer la loi? Je me sais justifié de cette accusation. Vous assurez que vous marquez votre fidélité à Moïse dans ce que vous avez la hardiesse de faire contre moi? Et moi je montre que c'est là principalement en quoi vous désobéissez à Moïse. Et tant s'en faut que je m'oppose à la loi, que vous n'aurez point d'autre accusateur que celui-là même qui vous a donné la loi. Comme donc, parlant des Ecritures, Jésus-Christ disait: «Vous croyez y trouver la vie éternelle»; maintenant de même, parlant de Moïse, il dit: «En qui vous espérez»: où l'on voit que le Sauveur les [301] prend en tout par leurs propres paroles. Et par où saurons-nous, diront les Juifs, que Moïse doit être notre accusateur, et que vous ne parlez pas en l'air? Qu'y a-t-il de commun entre vous et Moïse? vous n'avez point gardé le sabbat qu'il a ordonné de garder: comment donc se portera-t-il pour accusateur contre nous? Et comment prouverez-vous que nous croirons en un autre qui viendra en son propre nom? Toutes ces choses, vous les dites sans témoins et sans preuves. Bien au contraire, elles trouvent toutes leurs preuves dans ce que j'ai dit ci-dessus: puisque, par mes oeuvres, par le témoignage de Jean, par celui du Père, il est évident et certain que c'est Dieu qui m'a envoyé, sûrement il l'est aussi que Moïse sera votre accusateur. En effet, qu'a dit Moïse? «S'il vient quelqu'un qui fasse des prodiges et des miracles, qui amène à Dieu, et qui prédise véritablement l'avenir, ne faudra-t-il pas le croire? (Dt 13,1) Jésus-Christ n'a-t-il pas fait toutes ces choses? Il a opéré de vrais miracles dont on ne peut contester la vérité, il a attiré tous les hommes à Dieu, il a confirmé ses prédictions par l'accomplissement des choses qu'il a prédites. Mais où est la preuve que les Juifs croiront à un autre? En ce qu'ils ont haï et persécuté Jésus-Christ. Ceux qui se déclarent contre celui qui vient avec l'aveu de Dieu recevront sans doute celui qui est son ennemi. Au reste, si le Sauveur, après avoir dit: «Ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage», cite maintenant Moïse, ne vous en étonnez pas, ce n'est point à Moïse qu'il renvoie les Juifs, mais à la sainte et divine Ecriture: et parce qu'ils la craignaient moins que leur législateur, il le leur présente en personne comme leur accusateur, pour leur inspirer plus de crainte et d'effroi. Après quoi il réfute un à un tous leurs discours.

Donnez à ceci, mes frères, toute votre attention: les Juifs disaient qu'ils persécutaient Jésus pour l'amour de Dieu; et Jésus-Christ leur montre que c'est par haine de Dieu qu'ils le persécutent. Les Juifs se vantaient d'être attachés à Moïse, et le Sauveur leur prouve que leur persécution venait de ce qu'ils ne croyaient point à Moïse; car s'ils étaient zélés pour la loi, ils devaient recevoir celui qui accomplissait la loi. S'ils aimaient Dieu, ils auraient dû croire à celui qui attirait à Dieu; s'ils croyaient à Moïse, il fallait qu'ils adorassent celui qu'il a lui-même prédit. Puisqu'avant de refuser de me croire, vous avez refusé de croire à Moïse; que maintenant vous me chassiez, moi qu'il vous a annoncé, c'est de quoi on ne doit nullement s'étonner. Comme donc Jésus-Christ fait voir que ceux qui admiraient Jean le méprisaient eux-mêmes en se déclarant contre lui, Jésus, et le persécutant; de même, il prouve que ces mêmes Juifs, lorsqu'ils s'imaginaient croire Moïse, ne le croyaient point; et il rétorque contre eux tout ce qu'ils alléguaient pour se justifier. Je suis si éloigné, dit-il, de vous détourner de la loi, que j'appelle à témoin contre vous votre législateur même. Jésus-Christ déclare donc que les Ecritures rendent ce témoignage: mais où? il ne le marque pas, et c'est pour leur inspirer plus de crainte et de terreur, et les engager à chercher, à examiner et à l'interroger. S'il leur avait marqué les endroits, sans qu'ils l'eussent demandé, ils auraient rejeté le témoignage. Mais pour peu qu'ils fissent attention à ce que leur disait Jésus-Christ, avant toutes choses ils l'interrogeraient et s'instruiraient auprès de lui. Voilà pourquoi, non-seulement il leur donne des preuves et des témoignages clairs et évidents, mais souvent aussi il leur fait des reproches et des menaces, pour les ramener du moins par la crainte: et cependant ils gardent le silence. Telle, en effet, est la malice: quoi qu'on dise ou qu'on fasse, elle ne change point, elle conserve toujours son venin.

3. C'est pourquoi il faut, mes frères, se dépouiller de toute malice et se garder d'user d'artifice et de déguisement. «Car Dieu envoie», dit l'Ecriture, «des voies perverses aux pervers». (Pr 21,8) Et: «L'Esprit-Saint, qui est le maître de la science, fuit le déguisement, et il se retire des pensées qui sont sans intelligence». (Sg 1,5) Rien ne rend l'homme si fou que la malice. Un fourbe, un homme pervers, ingrat (car tout cela tient à la malice), un homme qui persécute ceux qui ne l'offensent pas, qui emploie contre eux l'artifice et le déguisement, ne donne-t-il pas les marques d'une extrême folie.

Rien, au contraire, n'inspire plus de prudence que la vertu: elle rend l'homme reconnaissant, honnête, miséricordieux, doux, humble, modeste: c'est elle qui produit toutes les sortes de biens. Et qu'est-il de plus [302] sage que celui dont l'âme est dans de si heureuses dispositions? En effet, la vertu est véritablement la source et la racine de la prudence: la malice au contraire est la fille de la folie. L'homme superbe, arrogant et colère, n'est infecté de tous ces maux que parce que la prudence lui manque. C'est pourquoi le prophète disait: «Ma chair est toute malade.... mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie» (Ps 38,3-5): par où il montre que le péché, de quelque nature qu'il soit, naît de da folie; et que celui qui est doué de vertu et qui craint Dieu, est le plus sage de tous les hommes. Voilà pourquoi le Sage dit: «La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse». (Pr 1,7) Or, si celui qui craint Dieu possède la sagesse, le méchant, qui ne le craint point, en est donc absolument dépourvu: et puisqu'il est privé de la vraie sagesse, il est le plus fou de tous les hommes. Cependant, plusieurs respectent les méchants comme pouvant leur nuire et leur faire du mal, et ils ne voient pas, ils ne comprennent pas, qu'il les faut regarder comme les plus malheureux de tous les hommes, parce que c'est dans leur propre sein qu'ils plongent leur épée, lorsqu'ils croient en frapper les autres: signe visible d'une étrange folie, que de se percer soi-même, sans le savoir, et de se tuer, en pensant faire du mal à autrui.

Voilà pourquoi saint Paul, qui savait parfaitement que lorsque nous voulons frapper les autres, nous nous tuons nous-mêmes, disait: «Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les injustices? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous trompe?» (1Co 6,7) Car celui qui n'offense personne n'est point offensé, et celui qui ne fait point de mal n'en reçoit point: je le soutiens, quoique cela puisse paraître une énigme et un paradoxe à la foule incapable de raisonner: Sachant cela, mes frères, disons malheureux, et plaignons, non ceux qui sont offensés et outragés, mais ceux qui offensent et qui outragent. C'est véritablement se faire tort à soi-même que d'attaquer Dieu et lui déclarer la guerre, d'ouvrir la bouche à mille accusateurs, et de se faire une mauvaise réputation en ce monde, en se préparant des supplices immenses dans l'autre: comme, au contraire, souffrir courageusement les injures et les outrages, c'est de quoi se rendre Dieu propice et favorable, et s'attirer la pitié, l'approbation et les louanges de tout le monde: ceux donc qui donnent un si grand et si bel exemple de philosophie chrétienne, seront illustres et célèbres en cette vie, et en l'autre ils jouiront des biens éternels, que je prie Dieu de nous accorder à tous; par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles! Ainsi soit-il.


303



Chrysostome sur Jean 40