Chrysostome sur Jean 80

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HOMÉLIE LXXX. JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, LEVA LES YEUX AU CIEL, ET DIT: MON PÈRE, L'HEURE EST VENUE,

GLORIFIEZ VOTRE FILS, AFIN QUE VOTRE FILS VOUS GLORIFIE. (CHAP. 17, VERS. 1, JUSQU'AU VERS. 5)

Jn 17,1-5

ANALYSE.

1. Saint Chrysostome réfute les Ariens et les Anoméens qui niaient la divinité de Jésus-Christ.
2. Le Fils est Dieu de même que le Père.
3. Nous participerons à la gloire de Jésus-Christ selon notre mesure, selon notre foi et nos oeuvres. - Combien on est misérable de se priver soi-même de cette gloire: souffrir tout avec joie pour l'acquérir. - Mépris des richesses qu'il faudra nécessairement quitter un jour. - Les biens que nous possédons ne sont point à noirs. - Nous faisons tout pour le corps: nous ne faisons rien pour l'âme. - Contre le faste. - Autant de gens dont on a besoin, autant de maîtres qu'on se donne. Multiplication de besoins, multiplication de servitudes. - Un maître est esclave de ses serviteurs. - Servitude de la grandeur et du faste. - La véritable liberté consiste à n'avoir besoin de personne: celle qui en approche, avoir besoin de peu. Ne se point servir des biens qu'on a; ce n'est pas les posséder, c'est en être possédé.


1. «Celui qui fera et enseignera», dit Jésus-Christ, «sera grand dans le royaume des cieux» (Mt 5,19); et c'est avec raison. Il est aisé de philosopher en paroles, mais mettre en pratique les règles de la sagesse, c'est là ce qui est grand et d'une âme forte et généreuse. Voilà pourquoi Jésus-Christ, parlant de la patience, se propose lui-même pour exemple et nous ordonne de le prendre pour notre modèle. Voilà pourquoi, après nous avoir donné cet avis et cette instruction, il se met à prier, pour nous apprendre que clans les tentations et les afflictions il faut se détacher de tout et mettre en Dieu son refuge et sa confiance. Car, après avoir dit à ses disciples: «Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde», et avoir ébranlé leur âme, il la relève par une prière, attendu qu'ils le regardaient encore comme une homme. C'est aussi pour condescendre à leur faiblesse qu'il fait cette prière, de même qu'il en avait fait une dans la résurrection de Lazare, pour la raison qu'il indique en ces termes: «Je dis ceci pour a ce peuple qui m'environne, afin qu'il croie a que c'est vous qui m'avez envoyé». (Jn 11,42)

C'est fort bien, direz-vous; il était à propos que Jésus-Christ agît de la sorte devant les Juifs; mais pourquoi fait-il de même pour ses disciples? Il convenait encore qu'il en usât ainsi à l'égard de ses disciples. Des gens qui, après avoir vu tant et de si grands miracles, disaient: «Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses» (Jn 16,30), avaient plus besoin d'instructions et de preuves que tous les autres. Mais faites attention, mes frères, que l'évangéliste n'appelle pas cette action une prière, il dit: «Jésus leva les yeux au ciel». Par où il fait entendre que c'était là plutôt un entretien que le Fils avait avec son Père, qu'une prière. Que si ailleurs il parle de prière, s'il représente le Seigneur, tantôt se mettant à genoux, tantôt levant les yeux au ciel, ne vous en troublez point; c'est pour nous apprendre que nous devons persévérer dans la prière, que, nous tenant debout, nous devons regarder le ciel, non-seulement avec les yeux de la chair, mais encore avec ceux de l'esprit; et aussi que nous devons nous mettre à genoux et briser nos coeurs. Car Jésus-Christ n'est pas seulement venu pour se faire voir à nous, mais aussi pour nous enseigner l'ineffable vertu. Un maître ne doit pas se contenter d'enseigner du bout des lèvres, [505] il doit enseigner aussi d'exemple et par ses oeuvres.

Ecoutons donc ce qu'il dit maintenant «Mon Père, l'Heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie». Par ces paroles, le divin Sauveur nous montre encore qu'il ne va point à la mort malgré lui. Comment irait-il malgré lui à la mort et involontairement, lui qui la demande et prie pour cela, lui qui l'appelle la gloire, non-seulement de celui qui doit être crucifié, mais encore de son Père? Car c'est là ce qui est arrivé: non-seulement le Fils a été glorifié, mais encore le Père. Avant la croix, les Juifs ne connaissaient même pas le Père: «Israël», dit le Seigneur, «ne m'a point connu» (Is 1,3); mais après la croix, tout l'univers a accouru.

1. «Dieu fait consister sa gloire». (Ac 14,16) Le Seigneur, dit l'Ecriture, n'a point cessé de rendre toujours témoignage de ce qu'il est, en faisant da bien aux hommes, en dispensant les pluies du ciel, et les saisons favorables pour les fruits, en nous donnant la nourriture avec abondance, et remplissant nos coeurs de joie.

Jésus-Christ nous apprend ensuite de quel genre de gloire et de quelle manière il glorifiera son Père: «Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes, afin que nul de tous ceux que vous lui avez donnés ne périsse (2)». Faire continuellement du bien, c'est là en quoi Dieu fait consister sa gloire (1). Que veut dire ceci: «Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes?» Par là, le Sauveur montre que la prédication ne sera point renfermée dans la Judée seulement, mais qu'elle se répandra dans tout le monde; et il jette les premiers fondements de la vocation des gentils. Comme il avait dit: «N'allez «point vers les gentils (Mt 10,5), et comme il devait dire dans la suite: «Allez et instruisez tous les peuples (Mt 28,19), il fait voir que c'était aussi la volonté de son Père, attendu que cela choquait et scandalisait extrêmement les Juifs et même les disciples. En effet, quand dans la suite les gentils se joignaient à eux, ils ne les souffraient pas patiemment, «et ils ne les reçurent de bon coeur et avec joie», que lorsqu'ils eurent reçu la grâce et les instructions du Saint-Esprit; car cette union déplaisait fort aux Juifs. Après donc que le Saint-Esprit fut descendu sur les disciples avec tant d'éclat et de célébrité, Pierre, de retour à Jérusalem, eut bien de la peine à éviter les reproches des Juifs, lorsqu'il leur fit le récit de ce qui lui était arrivé et de cette nappe qu'il avait vue. (Ac 10)

Mais que signifient ces paroles: «Vous lui avez donné puissance sur tous les hommes?» Je ferai cette question aux hérétiques: Quand est-ce que Jésus-Christ a reçu cette puissance sur tous les hommes? Est-ce avant de les avoir formés ou après? Car c'est après avoir été crucifié et s'être ressuscité qu'il a dit: «Toute puissance m'a été donnée. Allez et instruisez tous les peuples». (Mt 28,18-19) Quoi donc? Il n'avait pas en son pouvoir ses ouvrages? II avait fait les hommes, et, après les avoir faits, il n'avait point d'autorité sur eux? Mais, dès le commencement, l'Ecriture nous le représente comme faisant toutes choses; on l'y voit punir les uns comme pécheurs, corriger, châtier les autres, afin qu'ils s'amendent et se convertissent. Il dit: «Je ne cacherai point à mon serviteur Abraham ce que je vais faire». (Gn 18,17) A d'autres, il donne des louanges et des récompenses pour avoir fait le bien. Est-ce donc qu'alors le Fils avait cette puissance, qu'ensuite il l'a perdue, et que maintenant il la reçoit de nouveau? et quel démon oserait parler de la sorte? Mais si, et alors, et à présent, il a toujours une égale et même puissance (car il dit: «Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le «Fils donne ta vie à qui il lui plaît)» (Jn 5,21); que signifie cette parole? Le voici: Il devait envoyer ses disciples vers les gentils; de peur donc qu'ils ne crussent qu'il innovait, à cause de ce qu'il avait dit auparavant: «Je «n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues» (Mt 15,24), il montre que c'est aussi la volonté de son Père. Que si le divin Sauveur parlé avec tant de modestie et d'humilité, vous ne devez pas vous en étonner, parce que c'est de cette manière qu'il instruisait alors ses disciples, et ceux aussi qui devaient venir après eux. Et encore, comme je l'ai dit, par ces expressions si basses et si humbles, il faisait sensiblement connaître qu'il ne s'abaissait si fort que pour proportionner ses discours à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs.

2. Mais que veut dire cela: «Sur tous les hommes?» Tous les hommes n'ont pas cru. Mais Jésus-Christ a fait pour eux tout ce qu'il a pu, afin qu'ils crussent tous. Que s'ils n'ont pas tous reçu sa parole, ce n'était point la faute du Maître, c'est la faute de ceux qui n'ont pas [506] voulu la recevoir, «Afin qu'il donne la vie a éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés». Si le Sauveur se sert encore ici d'expressions humaines, n'en soyez point surpris; il en use de la sorte pour les raisons que nous avons déjà expliquées ailleurs. et pour éviter de parler magnifiquement de soi: ce qui aurait choqué ses auditeurs, qui n'avaient pas encore de lui une grande opinion. Saint Jean, néanmoins, quand il parle en son propre nom, n'en use pas de la sorte, il se sert de termes plus relevés et plus sublimes: «Toutes choses ont été faites par lui»; et: «Il était la lumière»; et: «Il est venu chez soi». (Jn 1,3) Où l'on voit, non qu'il n'aurait point eu la puissance, s'il ne l'avait reçue, mais qu'il donnait aussi aux autres «le pouvoir d'être faits enfants de Dieu». Saint Paul de même le déclare égal à Dieu.

Mais le Sauveur fait sa demande d'une manière plus humaine en ces termes: «Afin qu'il donne la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés. Or la vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (3)». Jésus-Christ dit: «Le seul Dieu véritable», à la différence de ces dieux qui ne sont point de véritables dieux; et il fait cette observation à ses disciples, parce qu'il les allait envoyer vers les gentils.

Que si les hérétiques n'admettent pas cette explication, et s'ils persistent à nier que Jésus-Christ soit vrai Fils de Dieu, à cause de ce terme, «seul»; en raisonnant de la sorte, ils arrivent à nier aussi qu'il soit Dieu; car Jésus-Christ dit: «Vous ne rechercherez point la gloire qui vient de Dieu seul». (Jn 5,44) Quoi donc! le Fils ne sera point Dieu? Mais si le Fils est Dieu, et le Fils du seul Père, il est évident, et qu'il est vrai Dieu, et qu'il est Fils de celui qui est dit seul vrai Dieu. Quoi donc! lorsque saint Paul dit: «Serais-je seul, et Barnabé (1)» (1Co 9,6) est-ce qu'il exclut Barnabé? Nullement, ce mot n'est mis que par opposition à ce que font les autres. Que si le Fils n'est pas vrai Dieu, comment est-il la vérité? car dire «la vérité», c'est dire beaucoup plus que «vrai». Celui qui n'est pas vrai homme, due dirons-nous, je vous prie, qu'il est? ne dirons-nous pas qu'il n'est point homme? De même, si le Fils n'est point vrai Dieu, comment est-il Dieu? comment nous fait-il dieux, et fils de Dieu, n'étant point vrai Dieu (1)? Mais nous avons traité plus exactement ailleurs (2) cette matière; c'est pourquoi poursuivons notre sujet.

1. «Serais-je seul et Barnabé?» La suite du discours de mon auteur, et l'application qu'il fait de ce passage, m'obligent de traduire ainsi littéralement. Il faut traduire: «Serions-nous les seuls, Barnabé et moi?»
1. Les Ariens abusaient de ces paroles du divin Sauveur: «Seul vrai Dieu» et «Que vous avez envoyé», pour l'exclure de la vraie divinité, prétendant que véritablement «il était Dieu et Fils de Dieu», mais non pas «vrai Dieu, ni vrai Fils de Dieu par nature», mais seulement par grâce et par adoption. C'est sur quoi le saint Docteur. pousse ces hérétiques, leur faisant voir que si, selon eux, le mot: SEUL exclut Jésus-Christ de la vraie divinité et filiation du Père, il l'exclut aussi de toute divinité; ce qui était contre leurs principes et leurs opinions. Il les réfute encore en disant que Jésus-Christ «est la vérité»: s'il n'est pas vrai Dieu, dit-il, il ne peut pas être la vérité s'il est la vérité, comme il l'est véritablement, il est donc vrai Dieu.
Quand Paul a dit: moi seul, et Barnabé, il n'a point exclu Barnabé; car ce mot. SEUL n'est pas employé à ce dessein, mais pour faire voir qu'il avait avec Barnabé le même privilégie que les autres apôtres: de même Jésus-Christ, en nommant le Père SEUL vrai Dieu, ne s'est point exclu de la divinité, mais il en a seulement exclu les faux dieux, vers lesquels il envoyait les apôtres, en les envoyant vers les gentils. Le Sauveur dit donc: Seul vrai Dieu, pour prémunir ses apôtres contre les idoles, ou contre les faux dieux.
2. Ailleurs: dans ses premières Homélies, comme on peut le voir.

«Je vous ai glorifié sur la terre (4)». Jésus-Christ dit fort bien: «Sur la terre», car le Père était glorifié dans le ciel, ayant la gloire que sa nature lui donne, et étant adoré des anges. Le Sauveur ne parle donc pas de la gloire qui est propre à son essence. Cette gloire, encore que personne ne le glorifie, il l'a toute pleine et entière; mais il parle de la gloire que lui doivent rendre les hommes par leur culte et leurs adorations. C'est pourquoi ce mot: glorifiez-moi, doit être entendu de même.

Pour vous montrer qu'il parle de cette sorte de gloire, écoutez ce qu'il dit ensuite: «J'ai achevé l'ouvrage que vous m'aviez donné à faire». Mais il en était encore au commencement, ou même, à peine l'avait-il commencé. Comment dit-il donc: «J'ai achevé l'ouvrage?» Il le dit: ou parce qu'il avait fait tout ce qu'il lui appartenait de faire, ou parce qu'il parle de ce qui doit arriver, comme étant déjà arrivé; ou plutôt disons que tout était déjà fait, du moment qu'il avait planté la racine du bien, d'où devait nécessairement naître le fruit; et qu'il assistait, qu'il secondait ceux qui viendraient dans la suite. Voilà pourquoi il dit encore dans des termes de condescendance: «Que vous m'avez donné à faire (3)». Si ç'eût été en écoutant et en apprenant que le Fils eût achevé l'ouvrage, son 507 ouvrage aurait été beaucoup au-dessous de la gloire qu'il devait procurer à son Père. Mais, un grand nombre de témoignages démontrent d'une manière visible et manifeste que Jésus-Christ s'est volontairement porté à faire tout ce qu'il a fait. Ecoutez, par exemple, ce que saint Paul déclare: «Il nous a tant aimés, «qu'il s'est livré lui-même pour nous». (Ga 2,20) Et: «Il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur». (Ph 15,9) Et encore ce que dit saint Jean: «Comme mon Père m'a aimé, je vous ai aussi aimés».

3. L'ouvrage que vous m'avez donné à faire: c'est-à-dire, la prédication, dont vous m'aviez chargé pour faire connaître votre nom.

Mon Père, «glorifiez-moi en vous-même de cette gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fût (5)». Et où est cette gloire? Qu'il ait été sans gloire devant les hommes à cause de la chair dont il s'était revêtu, soit; cela n'est point étonnant - mais pourquoi demande-t-il à être glorifié devant Dieu? Le Sauveur parle ici de son incarnation, et il veut dire que sa nature charnelle n'a point encore été glorifiée, qu'elle n'a point encore acquis l'incorruptibilité, qu'elle n'a point encore participé au trône royal. Voilà pourquoi il n'a pas dit: Glorifiez-moi sur la terre, mais «en vous-même».

3. Nous aussi nous participerons à cette gloire selon la mesure qui nous est propre (Ep 4,16), si nous sommes vigilants. Voilà pourquoi saint Paul dit: «Pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons glorifiés avec lui». (Rm 8,17) Donc ils sont dignes de toutes nos larmes, ceux qui, ayant en perspective une si grande gloire, se dressent à eux-mêmes des embûches par leur lâcheté et leur assoupissement. Et, n'y eût-il point d'enfer, ils seraient encore les plus misérables de tous les hommes, puisque pouvant régner avec le Fils de Dieu et jouir de sa gloire, ils se privent volontairement eux-mêmes d'un bien si grand et si excellent. Et, en effet, fallût-il subir mille morts, livrer tous les jours mille corps et mille vies, ne devrions-nous pas souffrir toutes ces choses pour acquérir une gloire si brillante et si immense?

Mais maintenant nous ne méprisons même pas les richesses: ces richesses, qu'un jour enfin il nous faudra quitter, même malgré nous. Nous ne méprisons point les richesses, qui nous accablent d'une infinité de maux et les multiplient chaque jour; qui resteront ici, et qui ne sont point à nous. Nous ne faisons que gérer des biens dont nous n'avons pas la propriété, encore que nous les tenions de nos pères. Mais lorsque l'enfer s'ouvrira sous nos pieds, comment pourrons-nous supporter ce ver qui ne meurt point, ce feu qui ne s'éteint point, et ce grincement de dents? Jusques à quand différerons-nous d'ouvrir les yeux? Jusques à quand passerons-nous nos jours dans des querelles, dans des contestations et des guerres, dans des entretiens vains et inutiles? Nous cultivons la terre, nous engraissons nos corps, et nous négligeons notre âme, nous n'avons aucun soin du nécessaire, et nous nous inquiétons pour des choses frivoles et superflues. Nous construisons de magnifiques mausolées, nous achetons de superbes palais, nous nous faisons accompagner d'un grand cortége de domestiques de toute nation; nous préposons des intendants et des surintendants à la garde de nos terres, de nos maisons, de nos trésors; et nous n'avons aucun soin de notre âme, et nous la laissons dans l'abandon! Quelle sera la fin de toutes ces choses? Avons-nous plus d'un ventre à remplir? Avons-nous à entretenir plus d'un corps? Pourquoi donc tant de tracas et de tumulte? Cette âme, que le Seigneur nous a donnée, pourquoi la divisons-nous, pourquoi la partageons-nous entre tant d'offices et de ministères, nous créant à nous-mêmes de cruelles servitudes? Celui qui a besoin de beaucoup de choses est esclave de beaucoup de choses, quoiqu'il semble être au-dessus: il est lui-même serviteur de ses serviteurs, et il en dépend plus qu'ils ne dépendent de lui, se faisant un autre genre de servitude plus dure que la leur. Il est esclave d'une autre manière, n'osant aller ni à la place ni au bain sans ses domestiques et ses serviteurs; mais eux, ils vont souvent de tous côtés sans leur maître. Celui qui semble être le maître n'ose sortir de sa maison, s'il n'a son monde avec lui; et s'il parait même un instant hors de chez lui sans son cortége, il se croit ridicule.

Peut-être quelques-uns rient de nous, qui nous entendant parler de la sorte: mais c'est en cela même qu'ils sont plus dignes de nos pleurs. Et pour vous montrer que c'est là une véritable servitude, je veux vous faire une question: voudriez-vous avoir besoin de quelqu'un pour vous mettre les morceaux à la bouche ou la coupe aux lèvres? Ne vous [508] regarderiez-vous pas alors comme digne de pitié? Que si, pour faire un pas, vous aviez toujours besoin d'aide et de porteurs, ne vous croiriez-vous pas le plus malheureux de tous les hommes? Voilà les sentiments que vous devriez avoir: voilà ce que vous devriez penser de votre faste. Car, que ce soient des hommes ou des animaux qui vous portent, cela ne fait rien, c'est toujours une égale servitude. Dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui distingue les anges de nous, sinon qu'ils ne sont pas pressés de besoins comme nous? Ainsi, moins on en a, plus on approche de leur état, plus on en a, plus on est éloigné d'eux et plongé dans cette vie périssable. Et pour savoir si je dis vrai, interrogez les vieillards, demandez-leur quelle époque de leur vie ils estiment heureuse, ou celle dans laquelle ils étaient follement esclaves de tous ces besoins; ou celle dans laquelle ils en sont heureusement affranchis? Si nous vous les citons, c'est que les jeunes gens, enivrés de leurs passions, ne sentent point le poids de la servitude. Interrogez ceux qui sont sujets à la fièvre, demandez-leur quand ils se croient heureux, si c'est lorsqu'étant altérés, ils boivent beaucoup, lorsqu'ils ont besoin de beaucoup de choses; ou lorsqu'ayant repris leur santé, ils n'ont plus ces pressants besoins? Ne voyez-vous pas qu'en quelque état que l'on soit, c'est être malheureux que d'avoir beaucoup de besoins, et que la misérable servitude et la violente cupidité nous éloignent fort de la vraie philosophie et de la vertu?

Pourquoi donc augmentons-nous volontairement notre misère? Dites-moi, je vous prie, si vous pouviez commodément vivre sans maison, ne préféreriez-vous pas cet état à l'assujettissement d'une maison? Pourquoi donc multipliez-vous à plaisir les marques de votre infirmité? Ne disons-nous pas Adam heureux, pour n'avoir eu besoin de personne, ni de maisons, ni d'habits? Oui, certes, me répondrez-vous; mais maintenant nous sommes dans cette nécessité. Et pourquoi donc l'augmentons-nous? Si plusieurs se retranchent beaucoup de choses et de celles même qui sont nécessaires, comme domestiques, argent, maison, quelle excuse aurons-nous, nous qui passons bien au delà du nécessaire? Plus vous accroissez votre cortége, plus vous vous enfoncez dans la servitude: plus vous vous créez de besoins, plus vous diminuez votre liberté.

N'avoir besoin de personne, c'est en quoi consiste la véritable liberté: et n'avoir besoin que de peu de chose, c'est ce qui en approche le plus; telle est la liberté dont jouissent les anges et ceux qui les imitent. Pensez donc combien il est louable de se procurer cette liberté dans un corps mortel. Saint Paul y exhortait les Corinthiens, en disant: «Or, je voudrais vous les épargner»; et: «De peur que ces personnes ne souffrent dans leur chair des afflictions et des peines (1)». (1Co 7,28) La raison pour laquelle on appelle l'argent «bien», c'est afin que nous nous en servions dans nos besoins, et non afin que nous le gardions et nous le cachions en terre: car ce n'est point là posséder, mais c'est être possédé. Si nous cherchons à entasser les richesses, et non à les mettre à profit, nous renversons l'ordre. Nos richesses nous possèdent, et ce n'est point nous qui les possédons.

Délivrons-nous donc de cette cruelle servitude, et mettons-nous enfin en liberté. Pourquoi nous faisons-nous tant de chaînes et de tant d'espèces? N'êtes-vous pas déjà assez enchaînés par les liens de la nature, par les nécessités de la vie, par une foule d'affaires? Faut-il que vous vous tendiez encore des filets, pour vous y prendre les pieds? Et comment pourrez-vous vous élever au ciel et vous tenir dans une si grande élévation? Ce serait déjà un grand point de gagné que d'avoir rompu tous ces liens, afin de pouvoir entrer dans la céleste cité d'en-haut. Tant d'autres obstacles s'y opposent: mais voulons-nous les surmonter et les vaincre tous, et tout à la fois, embrassons la pauvreté. C'est la voie pour obtenir la vie éternelle, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Saint Chrysostome accommode ce passage à son sujet. Le voici tel qu'on le lit dans le texte sacré: Que si vous épousez une femme, vous ne péchez point: et si une fille se marie, elle ne pèche pas aussi. Mais ces personnes souffriront dans leur chair des afflictions et des peines. Or, je voudrais vous les épargner. (1Co 7,28)

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HOMÉLIE LXXXI. J'Al FAIT CONNAÎTRE VOTRE NOM AUX HOMMES QUE VOUS M'AVEZ DONNÉS, EN LES SÉPARANT DU MONDE.

ILS ÉTAIENT A VOUS, ET VOUS ME LES AVEZ DONNÉS, ET ILS ONT GARDÉ VOTRE PAROLE. (VERS. 6, JUSQU'AU VERS. 13)

Jn 17,6-13

ANALYSE.

1. Nouvelles paroles de condescendance quine prouvent rien, sinon l'union du Père et du Fils. - Autre texte qui montre l'égalité du Père et du Fils.
2. Jésus-Christ, s'accommodant à la portée de ses disciples, les recommande à son Père comme s'il ne pouvait les défendre lui-même.
3. N'être pas enfant en sagesse: suivre l'avis de l'apôtre, non-seulement pour en acquérir l'intelligence, mais encore pour bien régler sa vie. - On n'écoute point les choses célestes: la plupart des hommes courent comme des enfants aux choses terrestres, et se conduisent comme eux. - Quelles sont les véritables richesses. - Exhortation à l'aumône: l'aumône est un grand remède qu'on peut appliquer à toutes sortes de plaies. - Eloge et effets de l'aumône.


1. Le Fils de Dieu est appelé l'ange du Grand Conseil (1): et à cause de la doctrine qu'il a enseignée, et surtout parce qu'il a fait connaître le Père aux hommes; c'est ce qu'il dit maintenant: «J'ai fait connaître votre nom aux hommes (4)». Ayant dit qu'il avait achevé l'ouvrage, il déclare ensuite quel est cet ouvrage. Ce n'est pas que le nom de Dieu ne fût connu; Isaïe dit: «Vous avez juré au nom du vrai Dieu (2)». (Is 25,16) Mais comme je l'ai dit et je le répète encore, le nom de Dieu était connu des Juifs, et non de tous les peuples. Or, le Sauveur parle maintenant des gentils, et il marque qu'ils ne le connaissent pas seulement comme Dieu, mais aussi comme Père savoir qu'il est le Créateur, et savoir qu'il a un Fils, ce n'est point là une même chose. Jésus-Christ a fait connaître le nom de son Père, et par ses paroles et par ses oeuvres.

1. «L'Ange du Grand Conseil». (Is 9,6) Cette dénomination et se trouve pas dans notre Vulgate, où on lit «un petit enfant». Mais elle est dans les Septante de l'édition de Rome et de Complute. Celle-ci porte: «Il sera appelé Ange du Grand Conseils Admirable, Conseiller, Dieu fort, Puissant, Prince de paix, Père du siècle futur.» On lit les mêmes mots dans saint crénée, Eusèbe, saint Ignace, Epître au peuple d'Antioche, et dans plusieurs anciens manuscrits des Septante, etc.
2. Au nom du vrai Dieu; ou bien: Au nom du vrai Dieu de vérité. C'est-à-dire, on ne prendra à témoin que le Dieu de vérité, on ne reconnaîtra que ce Dieu; il n'y aura plus ce partage de culte qui faisait qu'on jurait au nom de Baal et de Melohem, aussi bien qu'au nom du Seigneur. Le Seigneur sera seul connu pour le vrai Dieu, etc.

«Que vous avez pris du monde pour me les donner». Comme le Sauveur a dit auparavant: «Personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné, et si mon Père ne l'attire»; de même il dit ici: «Que vous m'avez donné». (Jn 6,66) Or, il a dit qu'il était la voie (Jn 6,44); d'où il paraît clairement que par ces paroles il veut marquer deux choses: l'une qu'il n'est point contraire au Père, l'autre que c'est la volonté du Père qu'ils croient en son Fils. «Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés». Par là Jésus-Christ veut nous apprendre qu'il est beaucoup aimé de son Père car qu'il n'ait pas eu besoin que le Père les donnât, cela est visible, et parce que c'est lui qui les a créés, et parce que c'est lui qui en a continuellement soin par sa divine providence. Comment lui ont-ils été donnés? Mais, comme j'ai dit, cela montre son union avec son Père.

Que si cette donation que le Père a faite à son Fils, on veut la prendre au sens littéral et d'une manière humaine, il se trouvera que ceux que le Père a donnés ne lui appartiennent plus. Car si, lorsque le Père les avait, le Fils ne les avait point, il est évident qu'en donnant à son Fils, il s'est démis de sa propriété: et il suit de là quelque chose de plus absurde: c'est que, quand ils appartenaient au Père, ils étaient imparfaits, et que quand ils [510] sont tombés entre les mains du Fils, ils sont devenus parfaits. Mais vous sentez bien le ridicule de ce discours. Que veut donc dire Jésus-Christ par ces paroles? Il veut montrer que c'est la volonté du Père même qu'ils croient au Fils.

«Et ils ont gardé votre parole. Et ils savent présentement que tout ce que vous m'avez donné vient de vous (7)». Comment ont-ils gardé votre parole? En croyant en moi, et non pas aux Juifs. «Celui qui croit en lui», dit l'Ecriture, «a attesté que Dieu est véritable». (Jn 3,33) Quelques-uns tournent et expliquent ainsi ce passage: je sais présentement que tout ce que vous m'avez donné vient de vous; mais cette explication est contraire à la raison. Comment, en effet, le Fils aurait-il pu ignorer ce qui venait de son Père? Ces paroles regardent les disciples. Aussitôt que j'ai dit ces choses, dit le Sauveur, mes disciples ont appris que tout ce que vous m'avez donné vient de vous. Je n'ai rien qui ne soit en même temps à vous, je n'ai rien de propre et de particulier. Car dire que l'on a quelque chose en propre et eu particulier, cela marque une possession distincte.

Mes disciples ont donc appris que ma doctrine et mes instructions viennent de vous. Et d'où l'ont-ils appris? De mes paroles: voilà comment je les ai instruits, et non-seulement je leur ai appris cela, mais encore que je suis sorti de vous. En effet, c'est là à quoi le Sauveur s'est le plus attaché dans tout son Evangile.

«C'est pour eux que je prie (9)». Que dites-vous, Seigneur? Vous instruisez votre Père comme s'il ignorait quelque chose? Vous lui parlez comme à un homme qui ne sait point? Que signifie donc cette différence que vous mettez là? Ne voyez-vous pas, mes frères, que le Sauveur ne prie qu'afin de montrer à ses disciples l'amour qu'il a pour eux? Car celui qui non-seulement fait ce qu'il peut, mais qui invite encore un autre à faire de même, donne sûrement en cela un témoignage d'un plus grand amour. Que signifie donc cette parole: «Je prie pour eux?» Je prie, dit-il, non pour tout le monde, mais pour ceux que vous m'avez donnés. Jésus-Christ emploie très-souvent ces termes: «Vous m'avez donnés», pour apprendre à ses disciples que telle est la volonté de son Père. Ensuite, comme il avait dit souvent. «Ils étaient à vous et vous me les avez donnés»; pour effacer la mauvaise impression que cela pouvait faire sur leur esprit, et les empêcher de croire que son empire sur eux fût tout nouveau, et qu'ils venaient seulement de lui être donnés, écoutons ce qu'il dit: «Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et j'ai été glorifié en eux (10)».

Dans ces paroles ne remarquez-vous pas, mes chers frères, l'égalité qui est entre le Père et le Fils? Car, de peur qu'entendant ces mots: «Vous m'avez donnés», vous ne crussiez que ceux qui avaient été donnés étaient séparés du Père et n'étaient plus sous sa dépendance; ou qu'auparavant ils n'étaient point sous la puissance du Fils et ne lui appartenaient point, il a écarté ces deux soupçons tout à la fois par ce qu'il a dit, comme s'il fût parlé de la sorte: Quand vous m'entendez dire à mon Père «Vous me les avez donnés», ne croyez pas pour cela que ceux qu'il m'a donnés soient séparés de mon Père et ne soient plus sous sa dépendance: ce qui est à moi est à lui; et de même, quand vous m'entendez dire: «Ils étaient à vous», ne croyez pas qu'ils fussent séparés de moi; ce qui est à lui est à moi. Donc ces mots: «Vous m'avez donnés», ne sont dits de cette manière que par condescendance, puisque tout ce qui est au Père est au Fils, et que tout ce qui est au Fils est au Père. Mais cela ne peut se dire du Fils en tant qu'homme, mais seulement du Fils d'un être plus grand, «du Fils de Dieu»: car personne n'ignore que ce qui est au moins grand appartient aussi au plus grand; mais la réciproque n'est pas vraie. Or, il y a ici une conversion: «Ce qui est au Père est au Fils, ce qui est au Fils est au Père», et c'est cette conversion qui marque l'égalité «du Père et du Fils (1)». Jésus-Christ, 511 parlant de la connaissance du Père et du Fils, nous a déclaré encore ailleurs cette vérité par ces paroles: «Tout ce qui est à mon Père est à moi». (Jn 16,15)

1. Dans ce raisonnement notre saint Docteur fait allusion à ces paroles du divin Sauveur que vient de rapporter notre évangéliste: «Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui est à vous est à moi». Par où Jésus-Christ établit et confirme l'égalité qui est entre le Père et le Fils. Mais, dit saint Chrysostome, ces paroles: Tout ce qui est, etc., ne peuvent point s'appliquer au Fils en tant qu'homme, mais seulement en tant que plus grand, c'est-à-dire, en tant que Dieu: car il n'y a personne qui ne sache que ce qui est au moindre, est aussi au plus grand, et qu'il n'en est pas ainsi du contraire, ou de ce qui est au plus grand. On dit du Christ-Dieu, qu'il est homme, qu'il a été crucifié, qu'il a souffert: mais on ne dira pas que le Christ-Homme soit égal au Père. Or, dans ces paroles: «Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui est à vous est à moi, on voit une conversion des choses, une pleine communication et communauté, qui marque et désigne l'égalité du Fils et du Père. Je crois que c'est là le sentiment et la pensée de saint Chrysostome, quoiqu'il reste encore quelque difficulté dans les paroles du texte du saint Docteur, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon.

Enfin ces mots: «Vous m'avez donnés», et les autres semblables, déclarent que le Fils n'a pas reçu ceux que le Père lui a donnés comme une chose étrangère, mais comme un bien qui lui était propre «et qui lui appartenait également». Il en apporte ensuite la raison et la preuve, en disant: «Et j'ai été glorifié en eux», c'est-à-dire, ou j'ai un pouvoir sur eux, ou ils me glorifieront lorsqu'ils croiront en vous et en moi, et ils nous glorifieront également. Que si le Fils n'est pas également glorifié en eux, ce qui est au Père n'est plus au Fils. Personne n'est glorifié en ceux sur lesquels il n'a point de pouvoir.

2. Mais comment est-il également glorifié? Il l'est, parce que tous meurent pour lui, comme pour le Père, et que tous le prêchent ainsi que le Père, et encore, parce qu'en disant que tout se fait au nom du Père, ils disent aussi de même que tout se fait au nom du Fils. «Je ne suis plus dans le monde, mais» pour eux, «ils sont» encore «dans le monde (11)». C'est-à-dire, quoiqu'on ne me voie plus dans la chair, je serai glorifié en eux. Pourquoi répète-t-il souvent: Je ne suis plus dans le monde et je les laisse, je vous les recommande; et, lorsque j'étais dans le monde, je les ai conservés? Si l'on prend ces paroles à la lettre, il s'ensuivra bien des absurdités. Comment n'est-il plus dans le monde, et, lorsqu'il en sort, les recommande-t-il à un autre? Ce sont là les paroles d'un pur homme qui se séparerait des siens pour toujours.

Ne voyez-vous pas que le Sauveur parle d'une manière humaine, et pour s'accommoder à la portée et au génie de ceux qui croyaient que sa présence leur était nécessaire, pour être plus en sûreté? Voilà pourquoi il dit: «Lorsque j'étais avec eux, je les conservais». Et néanmoins, il ajoute: «Je reviens à vous». (Jn 14,28) Et: «Je suis moi-même toujours avec vous jusqu'à la fin du monde». (Mt 28,20) Comment donc parle-t-il de même que s'il allait partir? Ainsi que je l'ai dit, le Sauveur parle de la sorte pour se conformer à la pensée de ses disciples, et afin qu'ils respirent et prennent courage en lui entendant dire ces choses, et les recommander à son Père. Ils ne se rendaient point à toutes ces paroles de consolation qu'ils avaient entendues, le Sauveur les recommande enfin à son Père, et montre ainsi l'amour qu'il a pour eux; c'est comme s'il disait: Mon Père, puisque vous m'appelez à vous, mettez-les en sûreté, car je retourne à vous.

Que dites-vous, Seigneur? Ne pouvez-vous pas vous-même les conserver? Je le puis. Pourquoi parlez-vous donc de la sorte? C'est «afin qu'ils aient en eux-mêmes la plénitude de ma joie», c'est afin qu'étant encore bien faibles et bien imparfaits, ils ne se troublent pas néanmoins. Le Sauveur fait voir par ces paroles qu'il n'a parlé en ces termes que pour les consoler, les mettre en repos et leur donner de la joie: autrement, il paraîtrait se contredire.

«Je ne suis plus dans le monde, mais pour eux, ils sont» encore «dans le monde (11)». C'était là leur pensée, et le divin Sauveur a la bonté de s'accommoder à leur faiblesse. S'il eût dit: Je les conserve moi-même, ils ne l'auraient point cru; c'est pourquoi il dit: «Père saint, conservez-les en votre nom (11)», c'est-à-dire, par votre secours. «Lorsque j'étais avec eux dans le monde, je les conservais en votre nom (12)». Jésus-Christ parle encore comme homme et comme prophète. Et même il ne paraît jamais clairement qu'il ait fait quelque chose au nom de Dieu. Il dit: «J'ai conservé ceux que vous m'avez donnés, et nul d'eux ne s'est perdu; il n'y a eu de perdu que celui qui était enfant de perdition, afin que l'Ecriture fût accomplie (12)». Et ailleurs: «Je ne laisserai perdre aucun de ceux que vous m'avez donnés». (Jn 18,9) Mais toutefois, non-seulement l'enfant de perdition s'est perdu, mais bien d'autres encore se sont perdus dans la suite; comment dit-il donc: «Je ne laisserai point perdre?» Autant que je le pourrai, je ne les laisserai point perdre; et c'est ce qu'il dit plus clairement ailleurs: «Je ne les jeterai point dehors». (Jn 6,37) Il ne se perdra point par ma faute, il ne se perdra point pour avoir été poussé ou abandonné. Que s'ils se retirent volontairement, je ne les attirerai point par force.

«Mais maintenant, je viens à vous (13)». Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ tempère son discours d'une manière humaine? C'est pourquoi, si l'on veut se servir de ces paroles, pour diminuer la grandeur du Fils, on [512] diminuera aussi celle du Père. Car vous avez à observer que dès le commencement Jésus-Christ a parlé, tantôt comme pour enseigner et instruire, tantôt comme pour faire une recommandation; il enseigne, il instruit par ces paroles: «Je ne prie point pour le monde»; il recommande par celles-ci: «Je les ai conservés jusqu'à présent, et nul ne s'est perdu»; et: «vous, mon Père, conservez-les»; et encore: «Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés»; et derechef: «Lorsque j'étais dans le monde, je les conservais». Mais on résout toutes ces difficultés en disant que le Sauveur a parlé de la sorte, pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Au reste, quand il a dit: «Il n'y a eu de perdu que celui qui était enfant de perdition», il a ajouté: «Afin que l'Ecriture fût accomplie». Quelle Ecriture? Celle qui avait prédit bien des choses de lui. Mais, néanmoins, Judas ne s'est pas perdu, afin que l'Ecriture fût accomplie. Nous avons expliqué cela au long ci-dessus: Nous avons dit que c'est une façon de parler de l'Ecriture, que de se servir d'expressions qui semblent marquer la cause, lorsqu'elles marquent seulement l'issue. Or, pour bien entendre l'Ecriture, il faut faire attention à tout, examiner exactement toutes choses, et le caractère de la personne qui parle, et le sujet, l'idiome et l'usage de l'Ecriture, sans quoi on tombe dans de grandes absurdités. «Mes frères, ne soyez point enfants en ce qui regarde la sagesse». (1Co 14,20)

3. Il faut le suivre, cet avis de l'apôtre, non-seulement pour acquérir l'intelligence des Ecritures, mais encore pour bien régler sa vie. Les petits enfants ne sont pas curieux des grandes choses, mais ils admirent ce qui n'est d'aucun prix. Ils regardent avec un eeil avide et plein de joie un char, des chevaux, un cocher, des roues, le tout en argile. Mais si l'empereur vient à passer sur un chariot d'or, attelé de mulets blancs, et pompeusement orné, ils ne le regardent même pas. Ils habillent et parent avec soin des poupées; mais qu'une belle personne se présente à leurs yeux, ils ne savent pas l'admirer: et ils font de même à l'égard de plusieurs autres choses.

Beaucoup de gens ne sont pas plus sages que ces enfants: parlez-leur des choses célestes, ils ne vous écouteront pas; présentez-leur des objets de terre et de boue, ils les saisissent curieusement et avidement, comme les enfants; ils admirent les richesses terrestres et s'y attachent; ils font grand cas de la gloire et des délices de cette vie. Mais ce sont là de purs jouets, de vraies puérilités: au lieu que les choses célestes nous procurent véritablement la vie, la gloire et le repos. Et encore, comme les enfants pleurent, lorsqu'on leur ôte leurs poupées et leurs jouets, comme ils ne sont même pas capables de désirer les biens réels et véritables; ainsi font et se conduisent beaucoup de ceux qui se croient des hommes. Voilà pourquoi l'apôtre dit: «Ne soyez pas enfants en sagesse».

Vous aimez les richesses, dites-moi, et vous n'aimez pas celles qui sont stables et permanentes, mais de frivoles jouets d'enfants? Ainsi, si vous voyez quelqu'un convoiter une pièce de monnaie de plomb (1), et se baisser pour la ramasser, vous jugez que c'est un homme bien pauvre? Et vous, qui amassez des choses plus viles encore, vous vous mettez au rang des riches. Cela ne répugne-t-il pas à la raison? Le vrai riche, c'est l'homme qui méprise toutes les choses présentes. Personne, en effet, non, personne ne se portera à rire et à se moquer de ces choses viles et abjectes, de l'argent, de l'or, et de tout ce qui n'a qu'un prix vain et imaginaire, s'il n'est embrasé de l'amour de ce qui est plus grand et plus relevé; comme l'on ne méprisera point la monnaie de plomb, si l'on n'a des pièces d'or. Vous donc, lorsque vous voyez un homme passer, sans le regarder, devant toutes les choses d'ici-bas, croyez que ce dédain lui vient de ce qu'il a les yeux dirigés vers un monde supérieur. De même, si le laboureur sacrifie de bon coeur une petite portion de son blé, ce n'est que dans l'espérance d'une riche et abondante moisson. Si donc nous sacrifions ainsi ce que nous possédons, lors même que l'espérance du fruit est encore bien incertaine, nous devons à plus forte raison faire de même, lorsque le profit est assuré.

1. On trouve encore dans les cabinets des curieux de ces monnaies de plomb des anciens.

C'est pourquoi, je vous en prie et je vous en conjure, mes frères, ne nous faisons pas tort à nous-mêmes, et ne nous privons point, pour un peu de terre et de boue, des trésors du ciel, en amenant au port un vaisseau chargé de chaume et de paille. Blâme et censure qui voudra nos fréquentes exhortations: qu'on 513 nous appelle bavards, ennuyeux, importuns, nous ne cesserons point pour cela de vous avertir, et de vous prêcher ces mêmes vérités, ni aussi de vous répéter à vous tous cette parole du prophète: «Rachetez vos péchés par les aumônes, et vos iniquités par les oeuvres de miséricorde envers les pauvres, et attachez-les à votre cou (1)». () Ne faites pas aujourd'hui des aumônes, pour cesser d'en faire demain: le corps a tous les jours besoin de nourriture, et l'âme de même; ou plutôt l'âme en a encore plus de besoin, et si elle ne donne, et si elle ne fait des oeuvres de miséricorde, elle devient et plus infirme et plus hideuse.

1. Attachez-les à votre cou: c'est-à-dire, ayez-les toujours présentes: soyez toujours prête à exercer la charité.

Ne la négligeons donc pas dans ses maux, dans sa détresse: tous les jours la cupidité, la colère, la paresse, les injures, la vengeance, l'envie, font de grandes blessures à l'âme; il faut donc lui appliquer des remèdes; et l'aumône est un grand remède qu'on peut appliquer à toutes sortes de plaies. «Donnez l'aumône», dit Jésus-Christ, «et toutes choses vous seront pures». Donnez l'aumône de vos biens, et non de vos rapines: ce qui vient de rapine ne demeure, ne subsiste point, lors même qu'on le donne aux pauvres. La véritable aumône est celle qui n'est souillée d'aucune injustice: cette aumône purifie tout; c'est une chose plus excellente que de jeûner et de coucher sur la dure: quoique cela soit plus pénible et plus laborieux, l'aumône cependant est d'un plus grand prix et d'un plus grand profit. Elle éclaire, elle nourrit et embellit l'âme. L'huile ne fortifie point tant les athlètes, que celle-ci donne de force et de vigueur à ceux qui s'exercent aux oeuvres de piété et de miséricorde.

Frottons donc nos mains de cette huile, afin que nous puissions les lever courageusement contre notre ennemi. Celui qui prend la ferme résolution d'assister les pauvres, écartera bientôt de lui l'avarice: celui qui persévère dans l'assistance de l'indigent, chassera bientôt la colère, et ne s'enflera jamais d'orgueil. Comme le médecin habitué à soigner des malades, se soumet aisément à un régime, instruit par la vue d'autrui des infirmités auxquelles la nature humaine est sujette; nous, de même, si nous nous consacrons au soulagement des pauvres, nous nous exercerons plus volontiers à l'étude de la sagesse, nous ne regarderons pas les richesses avec des yeux d'admiration, nous n'estimerons pas les choses présentes comme quelque chose de grand. Mais, méprisant tout ce qui est terrestre, et nous élevant au ciel, nous obtiendrons facilement les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 80