Chrysostome sur Mt 24

HOMÉLIE XXIV - Mt 7,21-28 « TOUS CEUX QUI ME DISENT: SEIGNEUR, SEIGNEUR, N’ENTRERONT PAS DANS LE ROYAUME DES CIEUX,


MAIS CELUI-LA SEUL Y ENTRERA QUI FAIT LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI EST DANS LE CIEL. » (CHAP. 7,21, JUSQU’AU VERSET 28)

Mt 7,21-28

ANALYSE

1. La volonté du Fils n’est pas autre que celle du Père. - L’opération des miracles ne sert de rien sans la vertu à celui qui les fait.
2. Prérogative de la vertu.
3. Nul ne peut nuire à l’homme vertueux. Les méchants endurent beaucoup de maux.
4. Que la malice est toujours faible et timide, et la vertu forte et courageuse. Que ceux qui persécutent les bons les rendent illustres et se perdent eux-mêmes.

1. Pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit: Celui qui fait ma Volonté? Parce qu’il fallait d’abord se contenter de faire admettre la volonté du Père. C’était déjà même beaucoup, vu la faiblesse des hommes. Au reste, qui dit la volonté du Père dit la volonté du Fils, puisque la volonté du Fils n’est jamais différente de celle du Père. Il me semble que Jésus-Christ attaque ici particulièrement les Juifs, qui mettaient toute leur religion dans la spéculation et dans la doctrine, sans se mettre en peine de purifier leurs moeurs. C’est pourquoi saint Paul leur fait ce reproche: «Vous portez le nom de juif, vous vous reposez sur la loi; vous vous glorifiez des faveurs que Dieu vous a faites, vous connaissez sa volonté.» (Rm 2,17) Mais cette connaissance de la volonté de Dieu ne vous sert de rien, si vous n’y joignez la pratique des bonnes oeuvres, et le règlement de votre vie. Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il dit quelque chose de plus fort.

« Plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom? n’avons-nous pas chassé les démons en votre nom? et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre nom (Mt 7,22)? Non-seulement, dit-il, celui qui ayant la foi néglige les moeurs, sera chassé du royaume: mais quand même un homme, avec une telle foi, ferait de grands miracles, si en même temps sa vie n’est pure, il sera exclu du ciel. «Car plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas e prophétisé en votre nom?» Remarquez qu’il commence, quoique d’une manière couverte, à parler en Dieu, et qu’après avoir achevé ce long discours, il déclare enfin qu’il est juge. Il avait déjà montré que les pécheurs seraient infailliblement punis; mais il fait voir ici quel serait Celui qui les punirait. Il ne dit pas néanmoins absolument: C’est moi, mais «plusieurs en ce jour-là me diront: Seigneur, Seigneur,» ce qui est en effet la même chose. Car s’il n’était pas le juge, comment leur dirait-il: «Et alors je leur dirai hautement je ne vous ai jamais connus: retirez-vous de moi?» « Je ne vous ai jamais connus,» non seulement à ce moment que je vous juge, mais lors même que vous faisiez des miracles, C’est pourquoi il disait à ses disciples: «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons «vous sont assujétis; mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel.» (Lc 10,20) Et il ne les exhorte partout qu’à régler leurs moeurs. Car lorsqu’un homme vit bien et dans l’éloignement du vice, il est impossible qu’il soit rejeté de Dieu. Quand même il serait dans quelque erreur, Dieu lui fera bientôt connaître sa vérité.

Quelques-uns croient que ceux qui diront alors à Jésus-Christ: «Qu’ils auront fait plusieurs miracles en son nom,» le diront faussement, et qu’ils mentiront, et que c’est (202) pour ce mensonge même que le Sauveur les condamnera. Mais ce sens n’est point vrai, il est entièrement contraire à ce que Jésus-Christ veut prouver en cet endroit. Car son dessein est de faire voir que la foi n’est rien sans les oeuvres. Enchérissant donc sur ce qu’il vient de dire, il ajoute les miracles à la foi, et il déclare que la foi avec tout l’éclat de ces miracles, serait encore inutile, si elle n’était soutenue par la piété et par la vertu. Si donc ces personnes n’avaient fait de véritables miracles, comment le raisonnement de Jésus-Christ subsisterait-il? Est-il croyable d’ailleurs qu’ils eussent assez de hardiesse pour mentir devant un Juge si redoutable?

De plus la manière dont il parle à Jésus-Christ, et dont il leur répond, fait voir qu’ils avaient fait véritablement ces miracles. Car, surpris de trouver dans l’autre vie toute autre chose que ce qu’ils avaient attendu, et, au lieu qu’ils étaient ici admirés de tout le monde, se voyant condamnés par le juste Juge, ils s’écrient avec étonnement: «Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom? » Comment donc nous rejetez-vous maintenant? comment l’arrêt que vous prononcez contre nous est-il si contraire à nos espérances et à nos pensées? Mais si ces personnes s’étonnent de se voir punies après avoir fait des miracles, pour vous, mes frères, ne vous en étonnez pas. Toutes les grâces viennent de Dieu et de la bonté de Celui qui les donne. Ceux-ci en avaient été favorisés, sans y avoir en rien contribué de leur part. Il est donc bien juste qu’ils en soient punis alors, puisqu’ils auront été si ingrats envers Celui qui les avait honorés de tant de grâces, lorsqu’ils en étaient si indignes.

«Et alors je leur dirai hautement: Je ne vous ai jamais connus; retirez-vous de moi vous tous qui vivez dans l’iniquité (23).» Vous me direz peut-être: Comment des hommes qui vivaient si mat pouvaient-ils faire des miracles? Quelques-uns répondent qu’ils ne vivaient pas mal lorsqu’ils faisaient des miracles, et qu’ils se sont corrompus ensuite, et sont tombés dans l’iniquité. Mais si cela était vrai, le raisonnement de Jésus-Christ ne subsisterait pas encore. Car son but est de montrer que ni la foi, ni les miracles ne sont rien sans la bonne vie, comme saint Paul disait: «Quand j’aurais une foi à transporter les montagnes: quand je pénétrerais tous les mystères, et que j’aurais une pleine connaissance des choses divines; si je n’ai point la charité, je ne suis rien.» (1Co 13,2) Vous me demandez quelles sont donc ces personnes. Il y en a plusieurs. (Mc 6,43) Plusieurs de ceux qui croyaient en Jésus-Christ avaient reçu ce don de faire des miracles, comme celui dont il est parlé dans l’Evangile, qui chassait les démons, et qui, néanmoins, ne suivait pas Jésus-Christ; ou comme Judas, qui ne laissa pas, quelque corrompu qu’il fût dans l’âme, de recevoir, comme les autres apôtres, la puissance de faire des miracles,

2. On voit aussi dans l’Ancien Testament que des personnes indignes ont souvent reçu ces grâces pour le bien des autres. Et la raison de cette conduite de Dieu, mes frères, c’est que tous alors n’étaient pas parfaits en tout. Les uns excellaient par la pureté de leur vie, mais ils n’avaient pas une foi si vive; les autres au contraire, étaient fermes dans la foi, mais ils étaient faibles dans la vertu. Jésus-Christ donc voulait exhorter les uns par les autres. Il voulait que ceux qui avaient plus de vertu et moins de foi, en voyant faire aux autres de si grands miracles, et que ceux qui les faisaient et avaient beaucoup de foi, fussent excités par ce don ineffable, à rendre leur vie plus pure et plus sainte. C’est pour cette raison qu’il leur communiquait si libéralement un si grand don: «Nous avons,» disent-ils eux-mêmes, «fait beaucoup de miracles: mais je leur dirai hautement: Je ne vous ai jamais connus.» Ils croient maintenant être mes amis; mais ils reconnaîtront alors que ces grâces que je leur donnais n’étaient pas un effet de mon amour.

Et vous vous étonnez, mes frères, que Jésus-Christ ait communiqué ces dons à des personnes qui croyaient en lui, mais dont la vie ne répondait pas à leur foi, lorsqu’il se trouve qu’il les a faits même à ceux qui n’avaient ni l’un ni l’autre? Car Balaam n’avait ni la foi ni la pureté de la vie, et, néanmoins, il reçut ce don pour l’édification des autres. Pharaon, du temps de Joseph, n’avait aussi ni l’un ni l’autre, et néanmoins Dieu par des songes lui découvrit l’avenir. Nabuchodonosor était très-méchant, et Dieu lui fit savoir aussi ce qui devait arriver longtemps après. Dieu fit encore la même faveur au fils de ce roi, quoiqu’il fût plus méchant que son père, et lui découvrit plusieurs choses, pour exécuter les grands desseins de sa providence et de sa justice. (203)

Lorsque la prédication de l’Evangile ne faisait alors que commencer, comme il fallait beaucoup de miracles pour l’appuyer, Dieu faisait ces grâces à des hommes qui en étaient très indignes. Mais elles ne leur ont servi qu’à les rendre plus criminels, et à les faire encore punir davantage. C’est pourquoi il leur dit cette parole redoutable: «Je ne vous ai jamais connus.» Car il y a bien des personnes qu’il hait même dès cette vie, et qu’il a en horreur avant même qu’il les juge. Tremblons donc, mes chers frères! et veillons avec soin sur notre vie, et ne nous croyons pas moins heureux, parce que nous ne faisons point de miracles. Comme ils ne nous serviront de rien alors si nous avons mal vécu; si nous vivons bien au contraire, nous ne serons pas moins récompensés de Dieu pour n’en avoir pas fait. Nous ne sommes point redevables à Dieu pour n’avoir point fait d’actions extraordinaires et miraculeuses: mais Dieu lui-même sera notre débiteur pour les bonnes actions que nous aurons faites.

Après donc que Jésus-Christ a complété son enseignement sur la morale, qu’il a parlé de la vertu en descendant aux plus petits détails, et qu’il a fait voir que les hypocrites contrefont la vertu en diverses manières, les uns en priant et jeûnant par vanité; les autres en n’ayant que l’apparence- et la peau de brebis; les autres, qu’il appelle «chiens» et «pourceaux,» en ruinant autant qu’ils peuvent la vérité; pour montrer ensuite quel avantage nous retirons dès ce monde de la bonne vie, et quel désavantage nous recevons de la mauvaise, il ajoute: «Ainsi quiconque entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre.» Ceux qui ne pratiquent pas mes instructions né laisseront pas, quand ils feraient des miracles, de tomber dans le malheur que vous venez d’entendre; mais ceux qui les pratiqueront jouiront des biens que je leur ai promis, non seulement en l’autre monde, mais encore en celui-ci: «Quiconque,» dit-il, «entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage.» Considérez cette admirable sagesse avec laquelle il tempère et diversifie son discours. Tantôt il se découvre en disant: «Tous ceux qui me diront: Seigneur, Seigneur,» etc. Tantôt il se cache en disant «Celui qui fera la volonté de mon Père,» Puis il fait voir qu’il est le souverain Juge en disant: «Je leur dirai hautement alors: Je ne «vous connais pas.» Et il déclare encore par ces dernières paroles qu’il a une souveraine puissance sur toutes choses: «Celui qui entend ces paroles que je dis.» Comme il ne leur avait encore promis que des biens futurs, leur faisant espérer un royaume éternel, une récompense infinie, et des consolations ineffables, il veut leur montrer encore ce qu’ils doivent attendre dès cette vie, et quel avantage ils y peuvent retirer de leur vertu. Quel est donc l’avantage de la vertu? C’est de vivre dans la sécurité et sans rien craindre; de ne pouvoir être abattu par tous les maux de cette vie, et de s’élever au-dessus de tous les événements fâcheux qui s’y peuvent rencontrer. Que peut-on trouver qui égale ce bonheur? Les rois même, avec tout l’éclat de leur couronne, ne peuvent se le procurer. Il est uniquement réservé au juste. Lui seul lé possède surabondamment, et seul il jouit, dans ce flux et reflux perpétuel des affaires du monde présent, d’un calme, inaltérable. Car c’est ce qu’on ne peut assez admirer, qu’au milieu des tempêtes il conserve le calme dans son coeur, et qu’il jouisse d’une paix profonde parmi les troubles et les agitations de cette vie.

«La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n’est point tombée parce qu’elle était fondée sur la pierre (Mt 7,25).» Jésus-Christ, par ces mots de «vents,» de «fleuves» et de «pluie,» marque ici les maux et les afflictions de ce monde, comme les calomnies et les médisances, les piéges qu’on tend aux bons, la douleur, la perte de nos proches, les insultes des étrangers, et les autres maux semblables, et il assure que l’âme du juste ne cède à aucune de ces épreuves, parce qu’elle est fondée sur la «pierre,» entendant par cette « pierre» la fermeté et l’immobilité de sa parole. Car ses préceptes sont plus inébranlables qu’un rocher. Ils élèvent ceux qui les gardent au-dessus de tous les flots de ce monde. Celui qui leur obéit avec une fidélité inviolable demeurera inaccessible, non seulement à toutes les attaques des hommes, mais encore à tous les piéges des démons.

3. Et pour vous faire voir qu’il y a dans ces paroles tout autre chose qu’une déclaration pompeuse et vaine, je n’ai qu’à vous citer (204) l’exemple du bienheureux Job, qui reçut dans sa chair tous les coups dont le démon le voulut frapper, sans que son âme en reçût aucune atteinte. Considérez aussi les apôtres qui, assaillis par les flots déchaînés de toutes les colères de ce monde, par les tyrans et les nations barbares, par les Juifs et les Gentils, par leurs proches et par les étrangers, enfin par le démon même, qui épuisa contre eux tout ce que sa rage et son adresse peut inventer, furent toujours fermes parmi ces tempêtes comme les rochers au milieu de la mer, et non seulement ne cédèrent point à tous ces assauts, mais en demeurèrent victorieux.

Qu’y a-t-il de plus heureux que cet état? Ni les richesses, ni la puissance, ni la gloire, ni la force du corps, ni les autres avantages de cette nature, ne peuvent établir l’homme dans cette fermeté intérieure. La vertu seule peut le faire. C’est elle seule qui peut mettre l’homme dans cet état heureux, qui le rend libre et exempt de tous les maux. Je vous prends à témoin de la vérité de mes paroles, vous qui savez combien la cour des princes est pleine de piéges et de périls, vous qui savez combien les maisons des grands et des riches sont remplies de tumultes, d’intrigues et de brouilleries. Les apôtres n’ont rien éprouvé de semblable.

Mais les apôtres, me direz-vous, n’ont-ils point été agités durant leur vie? N’ont-ils pas souffert de grands travaux? Voilà précisément ce qu’on ne peut assez admirer, qu’ayant passé leur vie dans une si grande agitation, ils aient pu conserver une paix profonde au milieu de ces tempêtes; que ces flots soient venus se briser contre eux sans altérer la joie de leur coeur; qu’ils ne se soient jamais laissé abattre, et qu’entrant nus dans la carrière, ils aient surmonté tous leurs ennemis. Si vous voulez suivre leur exemple, vous vous rirez de même de tous les maux de cette vie; si vous savez vous revêtir de ces conseils comme d’une puissante armure, vous pouvez braver tous les traits de la douleur.

Car quel mal pourra vous faire celui qui vous dresse des piéges pour vous perdre? Vous ravira-t-il votre bien? Mais vous êtes obligé, même avant qu’il vous le ravisse, de le mépriser de telle sorte, qu’il ne vous est pas même permis d’en demander à Dieu dans vos prières. Vous mettra-t-il en prison? Mais Jésus-Christ vous commande, avant même la prison, de vivre comme si vous étiez crucifié au monde. Vous noircira-t-il par ses médisances? Mais Jésus-Christ vous délivre encore de toute appréhension à ce sujet, lui qui vous promet qu’après avoir enduré ces calomnies sans beaucoup de peine, vous en recevrez une grande récompense; lui qui veut que, harcelés par les langues menteuses, vous restiez néanmoins exempts de colère et d’indignation jusqu’à prier pour vos ennemis. Que fera-t-il donc? vous persécutera-t-il cruellement? vous fera-t-il souffrir mille maux? Mais ces persécutions ne feront qu’augmenter l’éclat de votre couronne. Vous tourmentera-t-il dans votre corps? ira-t-il jusqu’à vous tuer, vous égorger? C’est le plus grand bien qu’il puisse vous faire, puisqu’il vous procurera la couronne des martyrs. Son crime hâtera votre bonheur, et sa fureur sera comme un vent favorable qui vous fera plus tôt arriver au port, et ne servira qu’à vous donner confiance en ce jour où tous les hommes rendront compte de leurs actions devant Celui qui doit les juger. Ainsi ceux qui attaquent les justes, bien loin de leur nuire, ne servent qu’à les rendre plus illustres. Tant il est vrai que rien n’est égal à la vie vertueuse, qui peut seule établir les hommes dans un état si heureux !

Comme Jésus-Christ avait dit que «sa voie» était «étroite,» il veut consoler ceux qui y marchent, en montrant que si elle est étroite, elle est sûre et même agréable; comme au contraire celle qui lui est opposée est, quoique large et spacieuse, remplie de piéges et de travaux. Comme il a montré les avantages que l’on reçoit de la vertu même en ce monde, il fait voir aussi les maux qui accompagnent l’iniquité. Partout, je répète ici ce que j’ai déjà dit souvent, Jésus-Christ porte les hommes au soin de leur salut, par l’amour qu’il leur inspire pour la vertu et par l’aversion qu’il leur donne pour le vice. Et parce qu’il prévoyait qu’il y aurait des hommes qui admireraient ses paroles sans les pratiquer, il veut les effrayer ici par avance en leur disant que quelque saints que soient ses discours, il ne suffit pas de les entendre, mais qu’il faut encore les mettre en pratique par les bonnes oeuvres, puisque c’est en cela que consiste toute la vertu. C’est par là qu’il termine son discours, laissant dans les coeurs une salutaire et vite impression de crainte. De même qu’il venait d’exciter à la vertu, non-seulement par la (205) promesse des récompenses à venir et de ces consolations ineffables dont nous jouirons dans le ciel, mais encore par des avantages présents, comme par cette fermeté solide et cette constance inébranlable dont il a parlé; de même encore il détourne du vice non seulement par les supplices futurs, en disant «que le mauvais arbre sera coupé et jeté au feu;» et par ces paroles redoutables: «Je ne vous connais pas;» mais encore par les malheurs présents qu’il exprime par cette ruine et ce renversement d’une maison. Ces comparaisons dont il se sert donnent à sa parole une grande puissance d’expression. Son discours n’aurait jamais eu tant de force s’il avait dit simplement que le juste sera ferme et inébranlable et que l’injuste sera ruiné, que lorsqu’il exprime ces mêmes vérités par les termes figurés de «pierre, de sable, de maisons, de fleuves, de vents et de pluie. Mais quiconque entend ces paroles que je vous dis et ne les pratique point, est semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable (26).» «La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle est tombée, et la ruine en a été grande (Mt 7,27).»

C’est avec grande raison, mes frères, que Jésus-Christ appelle «insensé,» cet homme qui bâtit sur le sable. Car quelle plus grande folie que d’avoir toute la peine d’un bâtiment, pour ne retirer ensuite aucun fruit de ses travaux, loin de là, pour n’y trouver que son supplice I On sait assez ce que souffrent ceux qui s’abandonnent au péché. Combien un calomniateur, combien un adultère et combien un voleur souffre-t-il pour réussir dans ses détestables entreprises? Cependant tous ces travaux, au lieu de leur être utiles, ne leur causent que des maux. C’est ce que saint Paul donne à entendre lorsqu’il dit: «Celui qui sème dans sa chair, recueillera de sa chair la corruption et la mort (Ga 6,8).» A celui-là ressemblent bien ceux qui bâtissent sur le sable; c’est-à-dire sur la fornication, sur la luxure et la débauche, sur la colère et sur les autres crimes semblables.

4. Achab était de ce nombre, mais Elie au contraire n’en était pas. J’oppose à dessein ces deux personnages l’un à l’autre, parce que nous verrons bien mieux la différence du vice, en le comparant avec la vertu. Car l’on peul dire avec vérité qu’Elie bâtit sur la pierre ferme et Achab sur le sablé. C’est pourquoi tout roi qu’il était, il tremblait devant ce prophète, qui n’était vêtu que d’une peau de brebis. Les Juifs aussi ont bâti sur le sable, et les apôtres sur la pierre ferme. C’est pourquoi ceux-ci, bien qu’en si petit nombre et chargés de fers, se montrèrent aussi immobiles que des rochers; et les Juifs au contraire qui étaient si nombreux et qui avaient avec eux des gens armés, étaient plus faibles que le sable. Ils se voyaient forcés de céder à la fermeté des apôtres. C’est ce qui leur faisait dire en tremblant: «Que ferons-nous à -ces hommes-là?» (Ac 4,46)

Admirez, mes frères, ce prodige. Voyez dans le trouble et l’agitation, non pas ceux que l’on a pris et que l’on a mis en prison, mais ceux qui les ont fait prendre, et qui les ont chargés de fers. Les Juifs ont enchaîné les apôtres; et ils paraissent eux-mêmes accablés de chaînes. Mais ils souffraient la juste peine de leur folie, puisque n’ayant bâti que- sur le sable, ils devaient être les plus faibles de tous les hommes: « Que faites-vous,» disaient-ils, «pourquoi voulez-vous attirer sur nous le sang de cet homme?» (Ac 5,28) Quoi! vous maltraitez les autres et vous craignez? Vous persécutez, et vous avez peur? Vous jugez, et vous tremblez? Tant il y a de faiblesse dans la malice! Mais les apôtres sont dans une disposition bien différente. Ils disent hautement: «Nous ne pouvons pas, nous autres, ne point dire ce que nous avons vu, et ce que nous avons entendu.» (Ac 4,20) Qui n’admirera cette grandeur de courage? Qui n’admirera ces fermes rochers qui se moquent des flots et de la tempête, et cet édifice si solide qui résiste à toute la violence des vents?

Ce qui m’étonne davantage, c’est que non seulement ils ne sont point ébranlés des maul dont on les menace, mais qu’ils en tirent au contraire une hardiesse et une vigueur toute nouvelle, et qu’ils jettent l’épouvante dans l’âme de leurs persécuteurs. Celui qui frappe sur un diamant se blesse au lieu de le rompre. Celui qui regimbe contre l’éperon se perce lui-même et reçoit des blessures dangereuses, et celui qui attaque les gens de bien, au lieu de leur nuire, se perd lui-même. Plus la malice attaque la vertu, plus elle découvre et augmente sa propre faiblesse. Et comme celui qui lie des charbons ardents dans ses habits brûle ses habits sans éteindre les charbons, de même (206) ceux qui persécutent les saints, qui les emprisonnent et qui les chargent de chaînes, les rendent plus illustres et se perdent pour jamais. Plus vous souffrirez étant innocent et juste, plus vous deviendrez fort et courageux; car plus nous nous appliquerons à la vertu, moins nous aurons besoin de tout le reste, et cette indépendance de toutes choses nous rendra invincibles, et nous élèvera au-dessus de tout.

Tel a été saint Jean-Baptiste. Rien n’était capable de l’étonner et il faisait trembler Hérode même. Il n’a rien, il est nu, et il s’élève contre un prince, et ce prince au contraire, orné de la pourpre et du diadème, est saisi de crainte devant un homme nu. Cette tête même qu’il a coupée, il ne peut la regarder sans épouvante. Le seul souvenir de Jean, comme on le voit dans l’Evangile, troublait son esprit et le remplissait de crainte. «C’est là Jean que j’ai tué (Mt 14,2),» dit-il. Ce n’est pas par vanité qu’il dit: «J’ai tué,» mais pour se consoler et se rassurer en quelque sorte, en voyant revivre celui qu’il était effrayé d’avoir fait mourir, tant est grande la force de la vertu, qui rend les morts même redoutables aux vivants.

Lorsque le même saint Jean était encore en vie, on voyait des riches courir à lui de toutes parts, qui lui disaient: «Maître, que ferons-nous? » Quoi ! vous avez tant de biens, et vous venez apprendre, de moi qui n’ai rien, le moyen de vous rendre heureux? Vous voulez qu’étant pauvre, j’enseigne aux riches où est le véritable bonheur; qu’un homme qui n’a pas où reposer sa tête instruise ceux qui commandent les armées?

Telle était aussi la générosité du prophète Elie dont saint Jean fit revivre l’esprit et le zèle. Il témoigna la même fermeté dans les reproches qu’il faisait à tout le peuple. Saint Jean les appelait: «Race de vipère,» et Elie leur disait: «Jusqu’à quand clocherez-vous ainsi des deux côtés?» (1R 16,21) Elie disait hautement à Achab: «Vous avez tué et vous avez possédé (1R 18), » comme saint Jean disait à Hérode: «Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de Philippe, votre frère.» Considérez donc dans les uns la solidité de la pierre et dans les autres l’instabilité du sable. Admirez comme la malice est faible, comme elle cède aux moindres maux et comme elle tombe d’elle-même, quoiqu’elle soit soutenue de toute la puissance royale et d’une multitude d’hommes armés. Elle rend stupides et insensées les âmes qu’elle domine, et elle ne les précipite pas seulement, mais elle les brise dans leur chute, selon la parole du Fils de Dieu: «Et la ruine en a été grande.» Il ne s’agit pas ici, mes frères, d’un péril médiocre, il s’agit du salut de l’âme, du royaume de Dieu et de la perte de biens ineffables et éternels, ou plutôt il s’agit de commencer dès cette vie ces tourments qui ne finiront jamais, puisque la vie des méchants est une anticipation de l’enfer, par les passions, par les frayeurs, par les ennuis et par les inquiétudes qui leur déchirent sans cesse l’esprit et le coeur. Le Sage a exprimé cette vérité lorsqu’il a dit: «L’impie s’enfuit sans que personne le poursuive (Pr 28,4);» car ces hommes tremblent toujours. Ils ont pour suspects amis et ennemis, domestiques et étrangers; ceux qui les connaissent et qui ne les connaissent pas. Ils appréhendent leur ombre même, et ils anticipent suries tourments qui leur sont réservés, par les peines dont ils s’accablent dès cette vie. C’est ce que Jésus-Christ veut dire par cette parole: «La ruine en a été grande.»

Il ne pouvait mieux finir tant d’instructions si saintes que par ces paroles, par lesquelles il fait trembler ceux qui ne craignent pas assez l’avenir, et les détourne du vice par l’appréhension des maux mêmes de cette vie. Car si la considération des maux éternels est beau-coup plus grande en elle-même, la crainte néanmoins des maux présents agit plus puissamment sur les âmes basses et charnelles, pour les retirer de l’enchantement du vice. C’est pourquoi il finit son discours en frappant leur âme de la salutaire impression de cette crainte.

Puis donc, mes très chers frères, que nous n’ignorons rien des maux dont nous sommes menacés et en ce monde et en l’autre, fuyons le vice et embrassons la vertu, afin que nos travaux ne nous soient pas inutiles, et qu’après avoir rendu notre édifice ferme et solide, nous jouissions d’une profonde paix en cette vie, et de la gloire dans l’autre, où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (207)


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HOMÉLIE XXV «JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, LES PEUPLES ÉTAIENT RAVIS EN ADMIRATION DE SA DOCTRINE.


Mt 7,28-8,5

- CAR IL LES ENSEIGNAIT COMME AYANT AUTORITÉ ET NON PAS COMME LES DOCTEURS DE LA LOI. » (CHAP. 7,28, 29, JUSQU’AU VERSET 5 DU CHAP. VIII)

ANALYSE

1. Le Christ fuyait l’ostentation.
2. Jésus-Christ tantôt observait la loi mosaïque et tantôt s’en dispensait.
3. Explication de cette parole: In testimonium illis.
4. et 5. Rien n’est plus important pour la piété que l’humble reconnaissance des dons de Dieu; l’ingratitude est l’ennemie du salut.


1. Ne semblait-il pas que ce peuple dût au contraire souffrir avec peine qu’on lui imposât tant de lois nouvelles et s’abattre à la vue d’une doctrine si pure et si élevée? D’où vient donc qu’au contraire il est ravi de joie? C’est la puissance de Celui qui enseignait qui opéra ce prodige, c’était elle qui s’emparait des coeurs, qui jetait les esprits dans le ravissement, qui persuadait par le charme de cette parole; c’était elle qui, même après que le divin Maître eut fini de parler, retenait les auditeurs autour de lui. En effet le texte sacré nous apprend que lorsque Jésus descendit de la montagne, toute cette multitude l’accompagna, ne pouvant se résoudre à le quitter, tant sa parole avait de force et de charmes ! On admirait particulièrement l’autorité avec laquelle il prêchait. Car il ne parlait point comme de la part d’un autre, ainsi que Moïse et les prophètes; mais il témoignait partout que c’était lui qui avait le pouvoir de commander, et qu’il lui appartenait d’établir des lois, Aussi lorsqu’il publiait ces lois, il disait presque toujours: «Et moi je vous «dis,» etc. Et quand il parlait de ce jour terrible du jugement, il déclarait assez qu’il était le Juge qui devait punir les méchants et récompenser les bons.

Aussi sa parole produisait-elle un étonnement bien naturel. Car si les scribes, lors même qu’il leur témoignait sa puissance par ses actions et par ses miracles, ne laissaient pas de le décrier, et voulaient même le lapider; combien plus les auditeurs du sermon sur la montagne devaient-ils être scandalisés, lorsqu’il ne se faisait encore connaître que par des paroles, particulièrement dans ces commencements, où il n’avait point fait encore de miracles qui rendissent témoignage à sa puissance? Cependant tel n’était pas l’effet produit sur eux par la parole de Jésus. C’est qu’un coeur simple, et une bonne âme se rend sans peine à la lumière de la vérité. Ainsi les pharisiens sont scandalisés de la puissance de Jésus-Christ lorsqu’il la prouve par ses miracles; et ceux-ci, sans avoir vu de prodiges, sont édifiés de l’autorité avec laquelle il leur parle, ils sont persuadés de ce qu’il leur dit, et ils le suivent. C’est ce que l’évangéliste témoigne lorsqu’il dit :

«Jésus étant descendu de la montagne, une «grande foule de peuple le suivit. (Mt 8,1) Ce ne sont pas les scribes ni les princes qui le suivent, c’est un peuple simple, exempt de corruption et de malice. Voilà ceux qu’on voit dans tout l’Evangile s’attacher toujours à lui. Lorsqu’il parlait en public, ils l’écoutaient avec un profond silence, sans faire de bruit, sans l’interrompre, sans lui faire d’objection, sans le tenter, et sans rien trouver à redire à ce qu’il disait, comme les pharisiens ont fait si souvent. C’est pourquoi nous voyons ici qu’après même un si long discours, ils ne laissent pas de le suivre, et d’être dans l’admiration de sa doctrine.

Mais je vous prie, mes frères, de considérer (208) ici combien est grande la sagesse de Jésus-Christ, et comme il varie sa conduite en la proportionnant au besoin de ses auditeurs, en passant tantôt des miracles aux instructions, at tantôt des instructions aux miracles. Avant que de monter sur la montagne, il guérit plusieurs malades, pour disposer les esprits à le croire; et après ce long sermon, il recommence à faire encore de nouveaux miracles, pour appuyer ce qu’il avait dit. Puisqu’il enseignait «comme ayant puissance, il fallait empêcher qu’on ne s’imaginât que cette manière d’enseigner n’était que le fait d’une vanité présomptueuse, c’est pourquoi il fait éclater la même autorité dans ses oeuvres, et il guérit les maladies comme ayant puissance;» le ton de souveraineté qui paraissait dans sa parole ne devait plus sembler étrange dès qu’on apercevait dans ses miracles le même caractère. «Lors donc qu’il fut descendu de la montagne, une grande foule de peuple le suivit. Et un lépreux venant à lui l’adorait en lui disant: Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir (Mt 8,2). Et Jésus «étendant la main le toucha en lui disant: Je le veux, soyez guéri. Et aussitôt sa lèpre fut guérie (Mt 8,3).» Cet homme fait preuve de beaucoup de sagesse et de foi en approchant de Jésus-Christ. Il ne va point inconsidérément interrompre son discours. Il ne fend point la foule pour venir avec précipitation jusqu’au Sauveur. Il attend paisiblement une occasion favorable, et lorsqu’il le voit descendre, il s’approche de lui, non d’une manière indifférente, mais avec une humilité profonde. Il se prosterne à ses pieds, comme le marque un autre évangéliste, avec un respect qui montrait quelle foi sincère il avait, et quelle grande idée il se faisait de Jésus-Christ. Il ne lui dit point: Si vous priez Dieu pour moi; mais: «Si vous le voulez, vous pouvez me guérir.» Il ne dit pas non plus: «Seigneur, guérissez-moi:» mais il lui laisse tout entre les mains; il le rend maître absolu de sa guérison, et il rend témoignage à sa toute-puissance. Mais, dira-t-on, si l’opinion du lépreux était une opinion erronée?... -Alors il eût fallu détruire l’opinion, et reprendre et redresser celui qui l’avait. Or est-ce que Jésus-Christ l’a fait? Point du tout; au contraire il confirme et corrobore ce qu’a dit cet homme, C’est pourquoi il ne dit pas simplement: soyez guéri, mais: «Je le veux, soyez guéri, de sorte que le dogme de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ ne repose plus seulement sur l’opinion d’un homme quelconque, mais sur l’affirmation même de Jésus-Christ. Les apôtres ne parlaient pas de la sorte, et ne s’attribuaient pas ainsi cette puissance dans les miracles qu’ils faisaient. Car voyant les hommes surpris et étonnés des prodiges qu’ils faisaient en leur présence, ils leur disaient: «Pourquoi nous regardez-vous avec admiration, comme si c’était nous qui par notre «propre puissance eussions fait marcher cet homme?» (Ac 3,12) Mais le Seigneur, lui, que dit-il, lui qui parlait d’ordinaire si humblement de lui-même, et dont le langage était infiniment au-dessous de sa gloire; que dit-il, pour établir le dogme de sa divinité, devant toute cette multitude qui le regarde avec stupéfaction? «Je le veux, soyez guéri.»

2. Quoique le Sauveur ait opéré une infinité d’autres -miracles très-éclatants, on ne voit pas qu’il fasse usage de ce mot ailleurs qu’ici; il en use ici à dessein pour appuyer la pensée que ce lépreux et tout le peuple avait de sa puissance. Il dit sans hésiter: «Je le veux;» et il le dit efficacement, et ce qu’il veut, s’exécute au moment qu’il le commande. Que si cette parole eût été une parole de blasphème, elle n’aurait pas été autorisée par un miracle. Mais voici que la nature obéit à l’ordre que Jésus lui donne, elle se hâte d’obéir, elle obéit plus vite encore que l’évangéliste ne le marque. Car ce mot, «aussitôt,» est encore trop lent pour marquer la promptitude de l’opération.

Jésus-Christ ne se contente pas de dire «Je le veux: soyez guéri;» mais «il étend sa main et le touche.» Cette circonstance mérite d’être examinée. Car pourquoi, guérissant le lépreux par sa volonté et par la force de sa parole, veut-il encore le toucher de la main? Il me semble qu’il le fait, pour montrer qu’il n’était point sujet à la loi qui défendait de toucher un lépreux; mais qu’il était au-dessus d’elle, et qu’il n’y a rien d’impur pour un homme qui est pur. Le prophète Elisée n’osa pas agir avec cette autorité dans une occasion semblable. Il ne voulut point voir Naaman qui le vint trouver pour être guéri de sa lèpre: et quoiqu’il sût que cet eunuque se scandalisait de ce qu’il ne le voyait pas pour le toucher, il voulut néanmoins observer la loi à la rigueur, et sans sortir de chez lui: il se contenta de l’envoyer au Jourdain pour s’y (209) laver. Jésus-Christ fait donc voir en touchant ce lépreux, qu’il n’agit pas en serviteur, mais en maître. Cette lèpre ne rendit point impure la main de Celui qui la touchait; et le lépreux au contraire fut purifié par cet attouchement divin. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour guérir les corps, mais pour instruire les âmes de ses vérités saintes, et pour les porter à la vertu. Comme il ne défendit point de se mettre à table sans laver ses mains, lorsqu’il établit cette loi si excellente de manger indifféremment de toute sorte de viandes; il fait voir ici de même que c’est le coeur qu’il faut purifier et non le corps; et que, sans se mettre en peine de ces purifications extérieures et judaïques, il ne fallait plus penser qu’à guérir la lèpre intérieure et spirituelle. Car la lèpre du corps n’empêche point la vertu de l’âme. Jésus-Christ donc est le premier qui ose toucher un lépreux, et personne de tout ce peuple ne lui en fait un crime; c’est qu’il n’avait pas affaire à des juges corrompus, ni à des témoins rongés par l’envie. Ainsi bien loin de tirer de ce miracle un sujet de médire, ils le considèrent avec admiration et avec respect. ils reconnaissent et ils adorent dans les paroles et dans les actions de Jésus-Christ une puissance souveraine à qui rien ne peut résister.

Après qu’il eut guéri ce lépreux, il lui dit: « Gardez-vous bien de parler de ceci à personne: mais allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse, afin que ce leur soit un témoignage (4).» Quelques-uns croient que Jésus-Christ défendit au lépreux de parler de ce miracle, de peur de donner lieu à la malignité des prêtres de s’exercer dans l’examen qu’ils en feraient. Cette interprétation est sans apparence de raison, puisque le lépreux avait été si bien guéri qu’il n’y avait pas lieu à révoquer en doute la guérison. Il voulait donc faire voir par cette conduite combien il était éloigné de rechercher la gloire et l’applaudissement des hommes. Quoiqu’il sût que cet homme ne s’empêcherait jamais de dire un si grand miracle; et qu’il l’allait publier de toutes parts, le Seigneur ne laisse pas de faire tout ce qu’il doit de son côté pour éviter l’ostentation et la vaine gloire. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ commande-t-il à un autre homme qu’il avait guéri, de publier sa guérison?Il n’y a pas là de contradiction, mais seulement une différence de conduite qui s’explique par la différence des motifs; dans le cas que l’on objecte il voulait enseigner la reconnaissance; en effet, il ne commandait pas qu’on le célébrât lui-même, mais que l’on rendît gloire à Dieu. Il nous apprend donc par celui-ci à être humbles; et par cet autre qu’il délivra d’une légion de démons, il nous apprend avec quelle reconnaissance nous devons recevoir les grâces de Dieu. Comme les hommes se souviennent d’ordinaire de Dieu lorsqu’ils sont malades, et qu’ils l’oublient lorsqu’ils sont guéris, Jésus-Christ avertit cet homme qui avait été possédé, de rendre gloire à Dieu de sa guérison (Mc 5,19), pour nous porter à nous souvenir également de Dieu, et dans la maladie et dans la santé.

Mais pourquoi Jésus-Christ ordonne-t-il à ce lépreux de se montrer au prêtre et d’offrir son présent? Il voulait accomplir la loi. Car s’il ne l’observait pas toujours, il ne la détruisait non plus toujours. Il faisait usage tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces moyens: de l’un pour préparer les hommes à l’établissement de son Evangile, de l’autre pour fermer la bouche aux juifs téméraires, et pour condescendre à leur faiblesse. Et doit-on s’étonner que Jésus-Christ ait usé de ce tempérament dans les commencements de sa prédication, lorsqu’on voit les apôtres, qui cependant avaient reçu l’ordre formel d’aller prêcher aux gentils, de rompre toutes les digues pour laisser les flots de la doctrine se répandre sur le monde, d’exclure l’ancienne loi, de renouveler les commandements, d’abroger les antiques observances, lorsqu’on les voit tantôt observer la loi et tantôt s’en dispenser?

Mais, me dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre l’observation de la loi et cette parole: Montrez-vous au prêtre? Un rapport évident. Il y avait une vieille loi qui réglait que, lorsqu’un lépreux était guéri, il ne devait pas être lui-même juge de sa guérison, mais se montrer au prêtre, lui fournir la preuve de sa guérison, pour être autorisé par lui à rentrer dans les rangs des purs. Si le prêtre ne prononçait lui-même le jugement sur la guérison, le malade était toujours obligé de demeurer hors du camp séparé des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit à ce lépreux: «Allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse. » Il ne dit pas, le don que j’ai prescrit, mais il le renvoie encore à la (210) loi, pour ôter tout prétexte à la médisance de ses envieux. Et afin qu’on ne pût pas dire de lui qu’il ravissait aux prêtres l’honneur qui leur était dû, après avoir guéri ce lépreux, il le leur renvoie, pour leur laisser le discernement de cette guérison, et les rendre juges de ses miracles. Il semble qu’il dise: Je suis si éloigné de m’opposer ou à Moïse, ou aux prêtres de la loi, que je porte même ceux que je guéris à leur obéir en toute chose.

3. Mais examinons ce que veut dire cette parole: «afin que ce leur soit un témoignage;» c’est-à-dire, afin que cette guérison soit la conviction de leur malice, et qu’elle soit leur condamnation s’ils veulent toujours être ingrats et rebelles à la vérité. Comme ils me veulent faire passer pour- un séducteur, et qu’ils me persécutent comme un ennemi de Dieu et le violateur de la loi, vous me servirez un jour de témoin contre eux, que je ne l’ai point violée, puisqu’après vous avoir guéri, je vous renvoie aussitôt au prêtre: ce qui est le fait d’un homme qui honore la loi, qui a de la déférence pour Moïse, bien loin qu’il soit hostile aux anciennes croyances. Que si d’ailleurs Jésus-Christ prévoyait que cette exacte observance de la loi ne lui servirait de rien à l’égard des Juifs, nous pouvons juger par là même quelle estime il en faisait, puisque la prévision qu’il avait de l’inutilité de ses soins, ne l’empêchait pas de faire tout ce qui dépendait de lui. Il savait bien que ce soin serait sans effet. C’est pourquoi il dit que ce miracle leur sera non une instruction, ou un avis qui les redressera; mais «un témoignage» qui les condamnera et les confondra: un témoignage, dit-il, qui leur prouvera que c’est de moi que vous avez tout reçu. Je prévois que ce ménagement sera inutile, mais je ne veux pas laisser d’être exact à ne rien omettre de ce que je dois faire, quoique je sois certain qu’ils demeureront dans leur opiniâtreté et dans leur endurcissement. Il dit la même chose ailleurs: «Cet Evangile sera prêché dans tout le monde pour servir de témoignage à toutes les nations; et alors viendra la consommation de toutes choses.» (Mt 26,43) A quelles nations servira-t-il de témoignage? à celles qui n’obéiront pas, et qui ne consentiront pas à l’Evangile. Car afin que personne ne pût dire: pourquoi prêchez-vous à tout le monde, puisque tout le monde ne doit pas croire votre parole? Je le fais, dit-il, afin qu’on reconnaisse que j’ai fait ce que je devais, et que personne ne puisse se plaindre de n’avoir point entendu prêcher mon Evangile. Cette prédication répandue dans toute la terre sera un témoignage qui convaincra les infidèles, et personne ne pourra dire: nous n’avons point entendu ces vérités n puisque «le bruit s’en est répandu «jusqu’aux extrémités de la terre.» (Ps 18,3)

Travaillons donc, mes frères, à accomplir exactement, à l’imitation de Jésus-Christ, ce que nous devons à notre prochain, et à rendre -à Dieu de continuelles actions de grâces. Car ce serait une étrange ingratitude de recevoir tous les jours tant d’effets de sa bonté, et de ne pas lui en témoigner notre reconnaissance, sinon par nos actions, au moins par nos paroles et par nos cantiques, et cela lorsque ces actions de grâces ont pour nous de si grands avantages. Dieu n’a nul besoin de nous; mais nous avons infiniment besoin de lui. L’action de grâces que nous lui rendons n’ajoute rien à ce qu’il est, mais nous sert à l’aimer davantage, et à avoir plus de confiance auprès de lui. Car si le souvenir des biens que nous avons reçus des hommes, nous porte à les aimer avec plus d’ardeur, il est hors de doute que si nous repassons souvent dans notre esprit les grâces dont Dieu nous a comblés, nous nous sentirons plus prompts et plus ardents à lui obéir.

Aussi saint Paul nous donne cet avis si important: «Soyez reconnaissants.» (Col 3,15) En se souvenant des bienfaits de Dieu on se les assure, et la continuelle action de grâces est la garde fidèle de toutes les grâces. C’est pourquoi nos mystères si terribles et si salutaires tout ensemble, qui se célèbrent dans toutes les assemblées de l’Eglise, s’appellent «Eucharistie»: c’est-à-dire, action de grâces, parce qu’ils sont le monument d’une infinité de dons que Dieu nous a faits, et du plus grand de tous ces dons, et que nous y trouvons toujours de nouveaux sujets de renouveler nos sentiments de gratitude et de reconnaissance. Si c’est un miracle prodigieux qu’un Dieu soit né d’une vierge, et si l’évangéliste même n’en parle qu’avec admiration, lorsqu’il dit par ces paroles courtes, mais pleines de sens: «Tout cela s’est fait, etc. (Mt 1,22),»que devons-nous dire de sa mort même? Si l’Evangile dit seulement de sa naissance que c’était «tout;» que dirons-nous de ce qu’il a bien voulu être crucifié, qu’il a répandu son (211) sang pour nous, et qu’il s’est donné à nous pour être notre aliment et notre festin spirituel?

Rendons-lui donc de continuelles actions de grâces, et que ce sentiment prévienne toujours toutes nos paroles et toutes nos actions. Rendons grâces à Dieu, non-seulement des biens que nous en avons reçus nous-mêmes, mais encore de ceux qu’il a faits aux autres. Ce sera ainsi que nous étoufferons en nous toute envie, et que nous enracinerons dans notre coeur une charité pure et sincère, puisque nous ne pouvons pas envier aux autres les biens qu’ils ont reçus de Dieu, après l’avoir remercié avec joie de ce qu’il lui a plu de les leur donner. C’est pour cette raison que le prêtre, à l’autel, nous commande de rendre grâces à Dieu en présence de cette divine hostie, et de prier généralement pour toute la terre, pour ceux qui nous ont précédés, pour ceux qui vivent maintenant, et pour ceux qui nous suivront. Car cette disposition nous dégage de la terre, nous élève dans le ciel, et fait que d’hommes nous devenons des anges.

4. Nous savons qu’autrefois les anges s’assemblèrent en troupes pour rendre grâces à Dieu des biens ineffables dont il nous avait comblés en nous donnant son Fils, et qu’ils firent retentir dans l’air ces paroles de reconnaissance: «Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre, et bonne volonté dans les hommes !» (Lc 2,14) Vous me direz peut-être que cet exemple ne nous concerne pas, puisqu’il est tiré des anges et non pas des hommes. Et moi je vous dis qu’il nous intéresse au plus haut point, puisqu’il nous apprend que nous devons aimer nos frères, au point de nous réjouir du bien qui leur arrive comme s’il nous arrivait à nous-mêmes. Aussi saint Paul rend grâces à Dieu, presque dans toutes ses épîtres, pour tout le bien qui se fait dans tout le monde. Imitons ce saint apôtre, et témoignons à Dieu une continuelle reconnaissance pour toutes les grâces grandes ou petites qu’il fait ou à nous-mêmes ou à tous les autres. Les dons de Dieu les plus petits deviennent grands lorsque l’on considère la grandeur de Celui qui donne, ou plutôt ceux même qui paraissent petits, sont encore grands, non-seulement parce qu’ils viennent de lui, mais par leur propre nature.

Pour ne rien dire maintenant de tant de biens dont Dieu comble les hommes, qui surpassent en nombre le sable de la mer, qu’y a-t-il de comparable au mystère de notre rédemption? Il a donné ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Il a livré son Fils unique pour nous qui étions ses ennemis. Non-seulement il l’a donné pour être notre prix et notre rançon, mais encore pour être notre nourriture. Il fait lui seul tout en nous, et nous donnant tout, il nous inspire encore la reconnaissance de ses dons. Et comme l’homme est, d’ordinaire, porté à l’ingratitude, use met lui-même en notre place, et fait pour nous ce que nous devrions faire nous-mêmes. Que s’il a porté autrefois les Juifs à la reconnaissance en établissant parmi eux des fêtes, en certains temps et en certains lieux, pour les faire souvenir de ses bienfaits, il le fait maintenait parmi nous d’une manière beaucoup plus admirable par le sacrifice qu’il a institué dans la loi nouvelle, où nous lui offrons par son propre Fils de continuelles actions de grâces.

Jamais personne ne s’est tant appliqué à élever un autre homme, à l’agrandir et à lui inspirer la reconnaissance de tous ses soins, que Dieu ne le fait à l’égard de nous. Il nous fait même souvent du bien malgré nous, et il nous assiste de mille manières que nous ne connaissons pas. Si ce que je vous dis vous surprend, je vous le ferai voir sensiblement dans un exemple, tiré non pas dol premier venu, mais de saint Paul même. Ce bienheureux apôtre, affligé et pressé d’une tentation fâcheuse qui le mettait en danger, pria Dieu souvent de les délivrer. Mais Dieu considéra plus son avantage que sa demande, comme il le lui déclina lui déclara lui-même par ces paroles: «Ma grâce vous suffit, car ma force se perfectionne dans l’infirmité.» (2Co 12,9) Ainsi avant même que de lui découvrir ce qui le portait à lui refuser ce qu’il demandait, il lui faisait un bis malgré lui et sans qu’il le sût.

Après cela Dieu nous demande-t-il quelque chose de grand et de pénible, lorsque pour tant de soins et tant de tendresses qu’il a pour nous, tout ce qu’il désire de nous c’est que nous n’en soyons pas ingrats? Obéissons donc, et rendons-lui cette reconnaissance qu’il nous demande. Rien n’a tant perdu les Juifs que l’ingratitude. C’est surtout ce crime qui leur a attiré cette suite et cet enchaînement; maux dont Dieu les a punis dans sa colère. C’est ce crime qui avant même ces plaies sensibles dont Dieu les frappait, perdait leurs âmes invisiblement: « Car l’espérance d’un ingrat,» dit l’Ecriture, «est comme un brouillard d’hiver.» (Sg 16,27) L’ingratitude tue plus les âmes que les brouillards les plus malsains ne tuent les corps. Et cette plaie si effroyable, mes frères, vient principalement de l’orgueil et d’une persuasion secrèce qu’on est digne de ces dons. Mais au contraire un coeur contrit et humilié rend également grâces à Dieu de toutes choses, non-seulement pour les biens, mais encore pour les maux de cette vie; et quoi qu’il souffre, il ne croit jamais souffrir que ce qu’il mérite.

Travaillons donc, mes frères, à humilier notre coeur à proportion que nous avancerons dans la vertu, puisque cette humilité intérieure est l’effet et la marque de la plus haute vertu. Comme à mesure que notre vue devient plus claire et plus forte, nous voyons plus distinctement combien nous sommes éloignés du ciel; de même, à proportion que nous avançons dans la piété, nous reconnaissons mieux la différence qui est entre Dieu et nous. C’est une grande partie de la sagesse chrétienne que de bien connaître ce que nous sommes. Nul ne se connaît plus parfaitement que celui qui croit qu’il n’est rien du tout. David et Abraham n’ont jamais été si humbles que lorsqu’ils ont été au comble de la vertu. C’est alors que l’un s’est appelé «de la poudre et de la cendre (Gn 18,27),» et l’autre, «un ver de terre.» (Ps 21,9)

Tous les saints ont eu de semblables sentiments et se sont anéantis comme ceux-ci. Le superbe, au contraire, et le présomptueux, est connu des autres, et inconnu à lui-même. C’est pourquoi nous avons coutume de dire de ces orgueilleux: Cet homme s’oublie, il ne sait ce qu’il est. Que pourra donc connaître celui qui ne se connaît pas lui-même? Comme en se connaissant bien on connaît tout; en ne se connaissant pas on ignore tout. Tel est celui qui disait: «J’établirai mon trône au-dessus des astres.» (Is 14,44) En méconnaissant ce qu’il était, il est tombé dans une ignorance de toute chose. Saint Paul était bien éloigné de cette pensée. Il se regarde comme un «avorton (1Co 15,8),» et comme le «dernier de tous les saints;» c’est-à-dire de tous les fidèles. Et après tant de travaux, après tant d’actions si éclatantes, il n’ose pas même se donner le nom d’apôtre.

Imitons, mes frères, cet homme si humble, et pour nous rendre capables de le suivre, dégageons-nous de la terre et de tous ses soins. Car il n’y a rien qui nous fasse tant oublier ce que nous sommes, que l’attachement aux choses du monde; comme rien n’attache tant au monde que l’ignorance de ce qu’on est. Ces deux maux sont inséparables, et ils naissent mutuellement l’un de l’autre. Comme celui qui recherche la gloire du monde, et qui estime les biens présents, ne se pourra jamais bien connaître quelque effort qu’il fasse; celui au contraire qui se méprise, se connaîtra sans peine, et cette connaissance lui ouvrira l’entrée de toutes les autres vertus. Pour acquérir donc une connaissance si utile, dégageons-nous de toutes ces choses vaines qui allument et entretiennent en nous le feu de nos passions: apprenons quelle est notre bassesse et notre néant. Descendons dans l’humilité la plus profonde, pour nous élever dans la plus haute sagesse, afin de jouir en cette vie et en l’autre, des biens que Dieu nous a préparés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient toute la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Mt 24