Chrysostome sur Mt 80

HOMÉLIE LXXX (26,6-17): «OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉPREUX,

80 UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE D’ALBÂTRE PLEIN D’UN PARFUM DE GRAND PR9,QU’ELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ». Mt 26,6-17

ANALYSE

1. Jésus-Christ défend contre les murmures de ses apôtres, la femme qui avait répandu sur sa tête un vase de parfum.
2. L’action que fit alors cette femme est maintenant connue et louée dans tout l’univers, pendant que les exploits de beaucoup de grands hommes sont maintenant tombés dans l’oubli.
3 et 4. Trahison de Judas. - De l’ardeur que nous devons témoigner pour convertir ceux d’entre nos frères qui se perdent. - Que leur endurcissement ne nous doit point décourager. - De l’exemple de Judas. - Contre les avares. - Description de leur bassesse. - Du bonheur de la pauvreté. - Qu’il ne sert de rien à l’homme d’être riche au dehors, s’il est pauvre dans son coeur. - Comparaison sur ce sujet.

801 1. Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi, n’est autre que l’admirable soeur de Lazare. Ce n’est pas sans sujet que l’Evangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance d’approcher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisqu’autrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce n’est pas non plus sans mystère que l’Evangile nomme la ville de « Béthanie ». Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ s’offrait volontairement à la mort, et qu’après s’être jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux, et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsqu’ils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem, et il fait voir qu’il ne s’en était éloigné auparavant que pour de grandes raisons.

Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut d’entrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade d’une perte de sang, quoiqu’elle fût (17) très-innocente, ne pût s’empêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsqu’elle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur l’impureté de son âme?

Elle n’approcha même de Jésus-Christ qu’après que beaucoup d’autres femmes l’y avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes l’avaient toujours retenue. Elle n’est pas même guérie en public: elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret d’une maison. Toutes ces autres femmes n’étaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus d’honneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle n’avait aucune maladie corporelle, et c’est ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs qu’elle lui rend, non comme à un pur homme, mais comme à quelqu’un d’infiniment élevé au-dessus de l’homme par sa nature. C’est dans cette considération qu’essuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, c’est-à-dire sa tête.

« Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent: A quoi bon cette perte (8)? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner l’argent aux pauvres (9)». D’où pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce qu’ils avaient ouï dire à leur Maître: « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice»: et qu’ils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de «négliger les choses les plus importantes de la loi, c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi?» Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et l’aumône, et ils concluaient de là que si Dieu n’avait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de l’ancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum.

Mais pendant qu’ils s’occupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien d’autres sentiments; et comme il pénétrait dans le fond du coeur de cette femme, et qu’il connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait qu’elle répandît ce parfum sur sa tête. S’il n’a pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de s’enfermer dans le sein d’une lemme, et de se nourrir de lait, doit-on s’étonner qu’il ait souffert qu’une femme lui témoignât sa piété par l’effusion d’un parfum? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans l’Ancien Testament à la fumée des holocaustes et à l’odeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler l’huile, par l’huile qu’on offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce qu’il connaissait son coeur, et qu’il voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance ausSi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le coeur de cette femme, l’accusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant qu’on aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces d’argent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant:

«Pourquoi tourmentez-vous cette femme? Ce qu’elle vient de me faire est une bonne oeuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours (11)». Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans l’esprit le souvenir de ses souffrances. «Et lorsqu’elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour m’ensevelir ». Raison qu’il fait précéder de celle-ci: «Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Evangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de me faire (13)». Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Evangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Evangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour s’opposer à cette vérité se répandant par le monde? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre qu’on puisse aller aujourd’hui, on y voit relever la (18) foi et l’action de cette femme dont nous parlons. Cependant ce n’était pas quelqu’un d’illustre. Elle n’eut pas alors beaucoup de témoins de ce qu’elle fit; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il n’y avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever l’action de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui l’avait prédit?

802 2. Nous voyons tous les jours que le peu de traces qui nous restent des actions éclatantes des héros et des empereurs des siècles passés s’évanouissent de jour en jour, qu’elles s’effacent de notre mémoire, et qu’elles s’ensevelissent dans le silence. Nous voyons que la plupart de ceux qui ont bâti des villes, qui ont publié des ordonnances et des lois, qui ont gagné de grandes victoires, qui se sont assujetti des peu-pies entiers, qui se sont fait dresser des trophées et des statues, et qui ont porté la terreur de leurs armes par toute la terre, sont tombés peu à peu dans l’oubli des hommes, et que, bien loin d’être maintenant en honneur, on ne connaît pas même presque leurs noms. On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, qu’une femme pécheresse est venue dans la maison d’un lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête d’un autre homme. La mémoire de cette action ne s’est jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles Britanniques ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourd’hui en secret dans la maison d’un pharisien. O bonté ineffable du Sauveur, qui veut bien souffrir qu’une pécheresse lui baise les pieds, qu’elle les parfume et les essuie de ses cheveux ! qui non-seulement le veut bien souffrir, mais qui fait taire même ceux qui la blâment, parce que son zèle ardent et son humble piété ne méritaient pas ces reproches.

On peut remarquer ici, mes frères, que les apôtres étaient déjà tendres envers les pauvres, et qu’ils étaient portés à faire l’aumône.

Mais pourquoi Jésus-Christ, au lieu de dire tout d’abord qu’elle avait fait une bonne action, dit-il auparavant ces paroles: « Pourquoi tourmentez-vous cette femme,» sinon pour nous apprendre qu’il ne faut pas exiger d’abord des actions relevées des personnes faibles? Il ne dit pas simplement: « Pourquoi la tourmentez-vous?» mais il a soin de marquer que c’était «une femme». Ce qu’il n’eût pas fait sans doute, s’il n’eût voulu nous montrer que c’était uniquement en faveur de cette femme qu’il parlait ainsi, et qu’il voulait empêcher que ses disciples n’étouffassent sa foi, lorsqu’elle commençait comme à germer, au lieu qu’ils devaient l’arroser plutôt et la faire croître. Jésus-Christ nous apprend donc ici une vérité très-importante, savoir: que lorsque nous voyons une personne faire le bien encore imparfaitement, il nous défend de la blâmer. Il veut au contraire que nous l’aidions, que nous la favorisions, et que nous tâchions de la porter à un état plus parfait. Car il faut condescendre dans les commencements, et n’exiger pas toute chose à la rigueur.

Jésus-Christ nous a fait voir clairement par son exemple, combien il désirait de nous que nous fussions dans ce sentiment. Quoiqu’il mît sa gloire à pouvoir dire qu’il n’avait aucun lieu où il pût reposer sa tête, il voulut néanmoins user de condescendance jusqu’à commander à ses apôtres d’avoir une bourse pour y recevoir l’argent qu’on lui donnerait.

De plus, ce n’était pas alors le temps de blâmer l’action de cette femme, mais seulement de la louer. Si, avant cette action, quelqu’un lui eût demandé s’il consentirait que cette femme répandît ainsi ces parfums, il eût sans doute répondu que non, et il l’eût empêchée: mais dès lors que c’était une chose faite, Jésus-Christ ne pensa plus qu’à dissiper le trouble où le murmure des disciples aurait pu jeter cette femme. Il la renvoie pleine d’une consolation ineffable et d’une nouvelle ferveur dont cette action de piété l’avait remplie. Car ce n’était plus le temps de se plaindre de cette perte lorsque le parfum était déjà répandu.

C’est pourquoi je vous prie, mes frères, lorsque vous voyez quelqu’un fournir des vases précieux à l’Eglise, lui donner quelque belle tapisserie, ou la faire paver magnifiquement, n’improuvez pas cette action, et ne dites pas qu’il vaudrait mieux vendre ces ornements pour les donner aux pauvres, de peur de troubler l’esprit de celui qui fait ces offrandes. Mais si, avant que de faire ce présent à l’Eglise, il vous consulte s’il le fera, conseillez-lui alors de convertir plutôt cet argent en aumônes et d’en revêtir les temples vivants. (19)

Jésus-Christ pratique ici lui-même cette modération et cette sagesse envers ceux qui agissent par ce zèle et qui font ces profusions saintes. Il ne veut point attrister la charité de cette femme; il prend sa défense, et il la console. Et comme il y avait quelque sujet de craindre qu’en entendant parler de la mort et de la sépulture du Sauveur, elle n’en fût troublée, il a soin de relever aussitôt sa foi en ajoutant: «Que partout où sera prêché l’Evangile qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de faire». Ces paroles étaient des paroles de consolation pour ses disciples, et de consolation et de louange tout ensemble pour cette femme, puisqu’elle allait être louée par toute la terre d’une action par laquelle elle prédisait la mort de celui sur lequel elle avait répandu ces parfums. Que personne donc, dit le Sauveur, ne la blâme; que personne ne la tourmente, puisque je suis moi-même si éloigné de condamner cette action, que je la veux au contraire rendre célèbre par toute la terre, et faire publier partout ce qu’elle vient de faire avec une piété si pure, avec une foi si ardente, avec une âme si fervente, et avec un coeur si contrit et si humilié.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ ne promet rien de spirituel à cette femme, mais seulement qu’on se souviendrait de cette action dans toute la terre. Je vous réponds que cette promesse même était la plus grande assurance et le plus grand gage que le Sauveur lui pouvait donner d’une récompense invisible et spirituelle. Car si elle «a fait une bonne oeuvre», comme Jésus-Christ nous en assure, il n’est pas douteux qu’elle en recevra la récompense.

«Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariote, s’en alla trouver les princes des prêtres », et leur dit: «Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains (14)?» Alors, dit l’Evangile, Judas s’en alla trouver les prêtres, c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ leur eut parlé de sa sépulture; cependant cette parole ne le toucha point, il ne trembla point non plus en entendant dire que cet Evangile serait prêché par toute la terre, ce qui marquait cependant la puissance infinie de celui qu’il trahissait. C’est au moment même où Jésus-Christ recevait un tel honneur d’une femme, et d’une femme qui avait été dans le vice, qu’un de ses disciples devenait le ministre des desseins et de la fureur du démon.

Les évangélistes marquent à dessein le surnom de Judas qui allait trahir son maître, parce qu’il y avait encore un autre Judas parmi les apôtres. Ils ne rougissent point de dire qu’il était «un d’entre les douze», parce qu’ils n’ont point de confusion de publier les choses qui leur étaient le moins avantageuses. Ils pouvaient dire simplement qu’il était un des disciples, parce qu’on sait que Jésus-Christ avait d’autres disciples que les apôtres, mais ils marquent sans rien déguiser: «qu’il était un des douze », que ce traître était un de ceux-que Jésus-Christ avait choisis entre tous, comme les principaux d’entre eux, c’est-à-dire qu’il était du même rang que saint Pierre et saint Jean. Les évangélistes n’avaient qu’un souci: exposer simplement la vérité et ne rien déguiser. Ils sont si éloignés de vouloir exagérer qu’ils passent beaucoup de miracles et d’événements éclatants, qu’ils ne dissimulent rien, ni dans les actions, ni dans les paroles, de ce qui semble désavantageux. Et non-seulement les trois premiers évangélistes gardent cette coutume, mais saint Jean même, qui s’est le plus élevé, l’observe comme les autres, et il n’y en a point qui ait rapporté plus exactement que lui les opprobres et les insultes qu’on a fait souffrir à son maître.

803 3. Mais qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsqu’il dit qu’il fit «un contrat» avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes l’avaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit: «Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains?Et ils demeurèrent d’accord de lui donner trente pièces d’argent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)». Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui n’admirera le renversement d’esprit de ce disciple? Comment son avarice avait-elle pu l’aveugler à ce point? Comment celui qui avait tant de preuves (20) de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui l’avait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans qu’ils pussent le retenir, peut-il s’imaginer ici qu’il réussirait, lui, à le prendre? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de l’effrayer ou de l’attendrir, et de le détourner d’une entreprise si barbare et si criminelle? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusqu’à la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout.

Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît l’impénitence et la dureté de Judas, il n’a point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue qu’il gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même qu’il le trahissait, sans qu’une douceur si excessive fît aucune impression sur ce coeur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et d’un tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre.

Ecoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet d’une passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de l’argent dans un abîme de maux; combien vous autres qui n’écoutez et qui ne lisez jamais l’Ecriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger d’y tomber vous-mêmes, et de succomber sous l’effort d’une passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection?

Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui n’avait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux l’exemple de ses actions; il écoutait à toute heure les avis qu’il donnait à tout le monde de renoncer à l’amour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer d’une passion si furieuse, à moins que de s’y appliquer avec un soin très-particulier? Car il est certain, mes frères, que l’avarice est un monstre. bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres.

Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à s0 tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. C’est leur paresse seule qui donne la naissance, l’accroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt qu’elle s’est rendue maîtresse d’une âme, et qu’elle la tient assujétie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares., et de vivre d’une manière entièrement opposée à la nature et à la raison. N’est-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même? Faut-il d’autres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature, que de la voir s’emparer de l’âme de Judas et faire d’un apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître?

Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à l’apostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, qu’elle ne fait point violence sur l’esprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, qu’elle les exhorte, qu’elle les avertit, et qu’elle les porte à la vertu. Mais lorsqu’ils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle n’use point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que c’est sa passion pour l’argent qui l’a perdu.

Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous (21) réponds que cela est venu de sa lâcheté. C’est cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme c’est au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais qu’ils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux? Combien en a-t-on vu d’impures devenir chastes? Combien a-t-on vu d’avares renoncer tellement à l’avarice qu’elles ont donné même avec profusion de leurs propres biens?

Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre? Giezzi n’était-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans l’âme qu’il ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusqu’où nous empode cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle n’épargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang.

Un avare est un homme inutile à tout. Il n’est propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières; s’il veut choisir une femme, il ne se met pas en peine d’en chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon qu’elle soit riche. S’il a une maison à acheter, il n’en prend pas une qui soit propre à un homme honorable; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. S’il a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins.

Pourquoi m’arrêtai-je à ces choses? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu d’avoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il n’aurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait s’enrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore n’en avoir jamais assez.

804 4. C’est pourquoi le Sage a dit qu’il n’y a rien de plus injuste qu’un avare. Car l’avare est son ennemi à lui-même, et il est l’ennemi commun de tous les hommes. Il voit avec peine que la terre ne porte pas des épis d’or; que l’or ne coule pas dans les rivières, et que les montagnes ne produisent pas des rochers d’or. Quand les saisons sont bonnes, il les croit mauvaises, et la prospérité publique fait son affliction particulière. Lorsqu’il se présente une occasion d’agir, qui ne lui doit rien valoir, il est tout de glace; mais lorsqu’il y a deux oboles à gagner, il court et il vole, et il est infatigable dans le travail. Il hait tous les hommes, soit pauvres ou riches: les pauvres, de peur qu’ils ne lui demandent quelque chose de ce qu’il a, et les riches, parce qu’il ne possède pas tout ce qu’ils ont. Il croit que tout ce qui est aux autres devrait être à lui. Ainsi il hait tous les hommes, comme s’ils lui ravissaient tout ce qu’ils ont et ce qu’il n’a pas. Il amasse toujours, et il n’est jamais content. Il s’enrichit toujours, et il est toujours pauvre et misérable, comme celui qui aime Dieu et qui n’aime point l’argent est toujours heureux. Car rien n’est comparable au bonheur d’un homme juste, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre. Il n’y a personne sur la terre qui lui puisse nuire. Quand tous les peuples s’armeraient contre lui, il. demeurerait inaccessible et inviolable à tous leurs efforts. L’avare au contraire n’est jamais en sécurité. Quand il serait roi, quand il porterait cent couronnes, ce qu’il aime est toujours exposé aux insultes et à la violence du dernier des hommes. Tant il est vrai que la malice est toujours faible, et que la vertu est toute-puissante.

Pourquoi donc vous affligez-vous d’être pauvre? Pourquoi faites-vous votre malheur de ce qui devrait vous être un sujet de joie? Pourquoi vous laissez-vous abattre lorsque vous devriez vous réjouir comme dans une fête solennelle? Car la pauvreté, lorsqu’on la ménage sagement, est véritablement comme un jour de fête. Pourquoi pleurez-vous comme de petits enfants, puisqu’on ne peut mieux appeler ceux qui s’affligent d’être pauvres? Quelqu’un vous a-t-il maltraité? En quoi consiste l’injure qu’il vous a faite, puisqu’il vous a donné moyen au contraire de vous rendre plus fort que vous n’étiez? Vous a-t-il ravi votre bien? Il a fait en cela la même chose que s’il vous avait déchargé d’un fardeau dont la pesanteur vous (22) accablait. Vous a-t-il noirci de calomnies? Les païens mêmes vous apprendront que ce mal n’est que dans la pensée, et que si votre esprit le repousse, vous n’en recevrez aucune atteinte.

Peut-être vous a-t-on pris une maison magnifique avec les vastes jardins qui l’entourent. Mais ne jouissez-vous pas de toutes les beautés de la terre et de la nature? N’avez-vous pas des édifices publics qui peuvent satisfaire tout ensemble et la nécessité et le divertissement honnête? Qu’y a-t-il de plus beau que de voir le ciel, avec le soleil et les étoiles? Jusqu’à quand voulons-nous demeurer dans notre bassesse et dans notre indigence ordinaire? On ne peut être riche, quand on est pauvre au dedans de soi: comme on ne peut être pauvre lorsqu’on est riche dans le fond du coeur. Si l’âme est la plus excellente partie de l’homme, c’est d’elle-même que son bonheur doit venir, et non de ce qui est au-dessous d’elle. Il faut que ce qui est le principal dans l’homme, gouverne souverainement tout le reste comme lui étant assujetti. Quand le coeur est attaqué, tout le corps en souffre; et la langueur de cette partie principale produit dans tout le reste des membres une indisposition universelle. Lorsqu’au contraire le coeur est sain, sa santé se communique à tout le corps, et elle le rétablit aisément quand quelqu’un de ses membres serait malade.

Mais, pour m’expliquer par une comparaison encore plus sensible, je vous demande ce que peut servir à un arbre d’avoir des branches vertes, lorsque la racine est gâtée? ou en quoi peut lui nuire d’avoir ses branches toutes sèches comme elles sont en hiver, lorsque la racine est forte et vigoureuse? Je vous dis de même: Que vous servira votre or et votre argent, si vous êtes pauvre au dedans de vous? et en quoi vous nuira d’être pauvre, si vous avez un trésor dans le fond du coeur? Ce sera alors au contraire que vous serez vraiment riche. Car si la vraie marque d’un homme riche, comme nous avons déjà dit souvent, c’est de mépriser l’argent et de n’avoir besoin de rien; la marque au contraire d’un homme pauvre est de chercher toujours du bien, et de n’être jamais content. Or, il est certain qu’étant pauvre, on méprise plus aisément les richesses, et que ce sont les riches au contraire qui cherchent et qui amassent toujours, et qui ne mettent point de bornes à leur avidité insatiable. Ainsi un homme tempérant se contente de boire peu, mais celui qui aime le vin boit sans cesse, et ne peut étancher sa soif.

Car cette passion pour l’argent ne s’éteint pas en la contentant. Au contraire, elle s’irrite encore davantage, comme le feu s’enflamme de plus en plus à mesure qu’on y met du bois. Puis donc que celui qui cherche et qui désire toujours est le plus pauvre; puisque le riche est dans cet état, c’est lui sans doute qui est vraiment pauvre. Ainsi vous voyez, mes frères, qu’il y a des richesses de nom qui sont une véritable pauvreté: comme il y a une pauvreté de nom qui renferme les vraies richesses.

Mais considérons, et supposons deux hommes, dont l’un a mille talents, et l’autre dix, qui perdent tous deux ce qu’ils ont par une injustice et une violence étrangère; lequel des deux sera le plus affligé de la perte qu’il a faite? Tout le monde ne voit-il pas que c’est celui qui a perdu dix mille talents? N’est-il pas vrai aussi qu’il ne s’affligerait pas plus que l’autre de cette perte, s’il n’aimait plus l’argent que lui? Ce grand amour marque en même temps qu’il avait plus de désir pour l’argent que l’autre; et que, par une suite nécessaire, il était aussi plus pauvre; puisque nous ne désirons les choses que selon le besoin que nous en avons. Tout désir tire son principe du besoin et de l’indigence. Lorsque nous sommes contents, nous n’avons plus de désirs. Ainsi un homme sent la soif avant que de boire, et il ne la sent plus lorsqu’il a bu.

Je vous ai dit ceci, mes frères, pour vous faire voir que si nous veillons sur nous, personne ne nous pourra nuire, et que ce n’est point en effet la pauvreté, mais notre peu de vertu qui nous nuit, et qui est la seule cause de notre perte. C’est pourquoi je vous conjure de combattre de toute votre force contre l’avarice, et de la bannir de votre coeur, afin que vous puissiez être vraiment riches, et dans ce monde et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (23)


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HOMÉLIE LXXXI (26,17-26): «OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT:

OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PAQUE? JÉSUS LEUR RÉPONDIT: ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES: NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE: MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PAQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS-CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE ». Mt 26,17-26

ANALYSE

1. Détermination précise du jour désigné dans I’Evangile par ces mots: Le premier des azymes.
2. La douceur que Jésus témoigne envers celui qui le trahit doit être pour nous une leçon qui nous apprenne à apaiser les mouvements de notre colère. - Enormité du crime de Judas. - Que personne n’est mauvais par nécessité.
3 -5. Détestable influence que l’amour de l’argent exerce sur l’âme qu’il possède. - Excellente description de l’avarice. - Le Saint compare l’avare avec un possédé. - De quelle importance il est d’étouffer d’abord toutes les passions qui sont propres à chaque âge.

811 1. L’Evangéliste appelle « le premier jour des azymes », celui qui précédait cette fête. Car les Juifs avaient coutume de compter les jours à partir du soir. C’est ainsi que l’Evangile commence à compter celui-ci dès le soir précédent, auquel on devait immoler la Pâque.

Les disciples viennent donc trouver Jésus-Christ le cinquième jour de la semaine, que l’un des évangélistes appelle le premier avant les jours sans levain, marquant par là le jour auquel les disciples vinrent parler à Jésus-Christ, de ce qu’il tiendrait prêt pour faire la Pâque. Un autre évangéliste dit: « Le jour des e azymes était venu, auquel il fallait immoler la Pâque» (
Lc 22,1); nous faisant voir par ce terme, «était venu », que ce jour était proche, c’est-à-dire qu’on était au soir de la veille de ce jour. Et c’était alors que la fête commençait. C’est pourquoi tous les évangélistes ajoutent: «auquel il fallait immoler la Pâque». Les disciples s’approchent donc de Jésus-Christ et lui disent: «Où voulez-vous que nous vous préparions à manger la Pâque»?

Il paraît, par ces paroles, que Jésus n’avait aucune maison ni aucun lieu où il pût se retirer, et je crois même que ses disciples n’en avaient point, puisqu’apparemment s’ils en avaient eu, ils l’auraient prié d’y venir. Mais ils avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ leur maître. Mais pourquoi le Sauveur célébrait-il la Pâque? Pour nous faire voir, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’il n’était point contraire à la Loi. Il les envoie chez un inconnu pour faire voir à ses disciples, par cette action d’autorité, qu’il lui eût été facile d’éviter tous les tourments qu’il allait souffrir. Car s’il avait assez de puissance pour persuader d’une parole à un homme qui ne le connaissait pas de le recevoir chez lui, que n’eût-il point fait à l’égard de ceux qui le crucifiaient, s’il n’eût désiré lui-même de souffrir la mort?

Il use ici de la même conduite qu’il avait gardée à l’égard du maître de l’ânesse, dont il se servit pour son entrée à Jérusalem: «Si quelqu’un vous dit quelque chose, dites que le Maître en a besoin». Et il fait dire ici: «Le Maître vous envoie dire: Je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples». C’est pourquoi je vous avoue que j’admire cet homme, non-seulement parce qu’il fit cette action de charité à l’égard d’un inconnu, mais encore beaucoup plus parce qu’il voyait à quoi (24) cette charité l’exposait, et que, prévoyant qu’il allait être en butte à la haine et à une guerre sans trêve, il méprisa néanmoins ces suites si dangereuses pour obéir à la parole de Jésus-Christ.

Le Sauveur donne à ses disciples une marque pour connaître cet homme, et cette marque est presque la même que celle que Samuel donna autrefois à Saul: « Vous trouverez », lui dit-il, «un homme qui montera et qui aura un vase » (1S 19,3): Et Jésus-Christ dit ici que cet homme «porterait une cruche d’eau ».

Il faut encore remarquer combien Jésus-Christ fait paraître ici sa puissance. Il ne dit pas seulement: « Je fais la Pâque chez-vous»; mais il ajoute ces autres paroles: « Mon temps est proche». Il dit ce mot à dessein, parce qu’il voulait parler souvent de ses souffrances en présence de ses disciples, afin qu’ils méditassent longtemps à l’avance sur ce sujet, et que cette longue préméditation les empéchât d’en être troublés. Il voulait encore témoigner à tous ses disciples, et à cet homme même qui allait le recevoir chez lui, et généralement à tous les Juifs, que c’était volontairement qu’il s’offrait à la mort. Il dit qu’«il veut faire la Pâque avec ses disciples », afin qu’on préparât avec plus de soin tout ce qui était nécessaire, et que personne ne s’imaginât qu’il cherchait à se cacher.

«Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples (20)». Qui ne s’étonnera, mes frères, de l’impudence de Judas? Il ose se mettre à table avec les autres; il participe aux mêmes mystères. Et il ne rentre point en lui-même, quoique Jésus-Christ lui fasse un reproche secret, d’une manière si douce et si modérée, que tout autre que lui, qu’une brute même en eût été touchée. L’évangéliste marque à dessein que ce fut «lorsqu’ils étaient à table» que Jésus-Christ parla de celui qui allait le trahir, afin que le temps de la célébration de ces grands mystères, et la participation d’une même table, fissent voir avec plus d’horreur quelle était la malice de ce traître.

« Et comme ils mangeaient, il leur dit: Je vous dis en vérité que l’un de vous me trahira (21)». Avant même que de se mettre à table, Jésus avait lavé les pieds à Judas aussi bien qu’aux autres. Mais admirez la douceur de Jésus-Christ, et jusques à quel point il épargne ce disciple. Il ne dit pas un tel en particulier, mais en général: « Un d’entre vous me trahira», afin qu’en se voyant découvert par son maître, et espérant encore de pouvoir demeurer caché aux apôtres, il fût touché de pénitence. Jésus aime mieux effrayer tous les autres, et les frapper de crainte, que de ne pas donner encore à ce coupable cette ouverture pour le porter à se repentir de son crime: «Un d’entre vous », dit-il, d’entre vous qui êtes mes douze disciples, qui avez toujours été avec moi, dont je viens de laver les pieds, et à qui j’ai promis de si grandes choses; un d’entre vous, dis-je, «me trahira ». Une douleur profonde saisit alors tous les apôtres. Saint Jean marque «qu’ils se regardaient l’un l’autre », et que bien qu’ils ne se sentissent point coupables, ils se défièrent d’eux néanmoins, et demandèrent en tremblant: «Seigneur, est-ce moi»? C’est ce que marque notre Evangéliste, lorsqu’il dit: «Et pleins d’une grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander: Seigneur, est-ce moi (22)? Il leur répondit: Celui qui met la main avec moi dans le plat me trahira (23)». Remarquez, mes frères, quand le Sauveur déclare enfin celui qui le trahissait, c’est lorsqu’enfin il est obligé de le faire pour délivrer les autres d’une tristesse insupportable qui les rendait à demi-morts. La crainte les avait pénétrés jusqu’au fond du coeur: et c’était cette disposition qui les forçait tous de faire cette demande: «Seigneur, est-ce moi »?

On peut dire néanmoins que ce ne fut pas là la seule cause pour laquelle le Sauveur voulut désigner quel serait celui d’entre eux qui le trahirait, mais qu’il voulait encore étonner Judas, et le faire rentrer en lui-même. Comme le traître n’avait point été touché des paroles obscures dont Jésus-Christ s’était servi pour le désigner, Jésus l’accuse plus clairement pour ébranler ce coeur endurci: «Lors donc», qu’ils eurent tous fait cette demande à Jésus-Christ, et qu’il leur eut répondu: «Celui qui met la main avec moi dans le plat, me doit trahir», il ajouta: «Pour ce qui est du Fils de l’homme il s’en va selon ce qui a été écrit de lui; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi. Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né (24) ». Quelques-uns disent que l’impudence de Judas allait si loin que, pour marquer davantage quel mépris il faisait de son Maître, il mit avec lui la main (25) dans le plat. Mais, pour moi, je crois que Jésus-Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple, par cette action qui témoignait plus d’amitié et de familiarité, et qui était plus capable de le toucher.

812 2. Ne passons point légèrement de si grandes choses: arrêtons-nous à les considérer, afin de les graver plus profondément dans notre coeur. Une fois qu’elles y seront bien établies, elles n’y laisseront plus entrer la colère. Car si nous nous représentons bien cette dernière cène, où Judas est assis à la même table que tous les apôtres, où Jésus-Christ qui voyait la trahison dans le coeur de ce disciple, le traite avec une bonté et une charité incompréhensible, pourrons-nous nous abandonner aux mouvements de notre aigreur, et nourrir dans notre âme le poison de la colère? Et considérez, je vous prie, la douceur avec laquelle le Fils de Dieu parle: «Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été écrit de lui». Il veut soutenir ses apôtres par ces paroles, en les empêchant de croire que ce fût par faiblesse ou par impuissance qu’il allait mourir, et il tâche même de changer le coeur de celui qui le trahissait.

«Mais malheur», ajoute-t-il, «à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi: il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né». Ces paroles font bien voir encore l’ineffable douceur de Jésus-Christ. Car elles ne renferment pas le reproche et l’invective, mais elles sont l’expression d’un sentiment de compassion, expression toujours contenue, adoucie et voilée. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que le Fils de Dieu conserve cette douceur, lors même que Judas, ajoutant l’impudence à la perfidie, eut la hardiesse de lui dire: «Seigneur, est-ce moi? Judas qui le trahit, commença alors à lui dire: Seigneur, est-ce moi (25) »? Qui peut comprendre cet aveuglement? Il demande si c’est lui qui doit commettre un crime qu’il a déjà formé dans son coeur. L’évangéliste ne rappode cette parole qu’en s’étonnant de cette insolence. Cependant que répond à cela le Sauveur? «Il lui répondit: Vous l’avez dit ». Il pouvait dire: Méchant, scélérat, traître, vous cachez ce dessein depuis tant de temps dans le fond de votre coeur; vous avez fait un traité diabolique: vous m’avez vendu, et vous en allez recevoir le prix et lorsque je vous reproche votre crime, vous me répondez comme si vous étiez le plus innocent de tous les hommes. Il ne lui parle point de cette manière, il lui dit simplement: «Vous l’avez dit». C’est ainsi qu’il nous apprend à oublier les injures et à conserver une patience qui n’ait point de bornes.

Mais, direz-vous, puisqu’il était écrit que le Christ devait souffrir ces choses, pourquoi accuser Judas? Il n’a fait qu’accomplir ce qui était écrit. - Je réponds que nous l’accusons très-justement de son crime, puisque ce n’est point dans cette disposition qu’il a résolu de livrer son Maître, mais par sa méchanceté et par son avarice. Si l’on ne considérait pas l’intention de celui qui agit, on pourrait excuser le démon même, et l’absoudre comme innocent de tous les crimes qu’il commet. Mais il n’en faut pas juger de la sorte. Le démon comme Judas méritent des supplices infinis, quoique leur action si détestable ait été suivie du salut du monde. Ce n’est point la trahison de Judas qui nous a sauvés. C’est la toute-puissance de Jésus-Christ, qui, par un artifice admirable de sa sagesse, a usé si divinement d’un si grand désordre, et a fait servir un crime pour la rédemption de tous les coupables.

Quelqu’un me dira peut-être: Si donc Judas n’eût point trahi Jésus-Christ, un autre l’aurait-il trahi? - Mais à quoi bon cette question? - Puisqu’il fallait, dites-vous, que le Christ fût mis en croix, il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un; s’il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un, il est évident qu’il le devait être par un homme quelconque. - Quoi donc! si tout- le monde eût été juste, Jésus-Christ n’eût-il pu trouver le moyen de nous faire les grâces qu’il nous a faites? Dieu nous garde de cette pensée. La sagesse infinie du Fils de Dieu n’aurait pas manqué d’autres moyens, si celui-là ne se fût trouvé dans le cours ordinaire du monde. Mais le Fils de Dieu nous empêche lui-même de regarder Judas comme un ministre de notre salut, lorsqu’il le plaint comme malheureux: «Malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né ».

On me dira encore: S’il eût mieux valu pour Judas qu’il ne fût jamais venu au monde, pourquoi Dieu l’a-t-il fait naître, aussi bien que tous les méchants qui lui ressemblent? Quoi ! lorsque vous devriez accuser les méchants de leur malice, et leur reprocher les (26) crimes où ils se plongent volontairement, c’est contre Dieu que vous portez votre accusation, et vous voulez pénétrer ses secrets, et sonder la profondeur de ses mystères, quoique vous soyez très-persuadé que les méchants font le mal sans aucune contrainte, et que leur malice n’est que trop volontaire?

Mais, dira-t-on, les bons seuls devraient venir au monde; et alors on n’aurait pas besoin ni d’enfer, ni de châtiments, ni de supplices, puisqu’il n’y aurait pas même trace de mal nulle part. Quant aux méchants, ils devraient ou ne pas naître ou mourir aussitôt qu’ils sont nés. Nous ne croyons pas pouvoir mieux répondre d’abord à cette pensée que par ces paroles de saint Paul: «O homme! qui êtes vous, pour oser disputer avec Dieu? Un vase d’argile, dit-il à celui qui l’a fait: Pourquoi m’avez-vous fait ainsi»? (
Rm 9,20) Mais puisque vous voulez des raisons, je vous dirai en un mot que Dieu permet ce mélange et cette confusion des méchants avec les bons, pour rendre plus éclatante la vertu de ceux qui le servent. Pourquoi donc leur enviez-vous le combat qui leur doit produire une si riche couronne?

Quoi donc! direz-vous encore, faut-il que les uns soient punis pour que les autres aient l’occasion de briller et d’acquérir de la gloire? - A Dieu ne plaise. Personne n’est puni que pour sa méchanceté propre. Les méchants ne sont pas tels par le seul fait de leur naissance ils le deviennent librement par le vice de leur volonté, et c’est pourquoi ils sont châtiés. Car de quels supplices ne sont pas dignes ceux qui n’ont pas voulu suivre la vertu dont ils ont sous les yeux de si beaux modèles? Car, comme les bons méritent une double récompense, et parce qu’ils ont été bons, et parce qu’ils ne se sont point laissé corrompre par la malice des méchants; ainsi, les méchants méritent d’être doublement punis, et parce qu’ils ont été méchants, et parce qu’ils se sont rendu inutile l’exemple des bons.

813 3. Mais considérons ce que Judas répond, lorsque le Sauveur le reprend de son crime «Seigneur », dit-il, «est-ce moi»? Pourquoi ne fit-il pas tout d’abord cette demande à Jésus-Christ avec les autres? parce le Sauveur n’avait dit qu’en général: «Un d’entre vous me trahira», et Judas crut que dans cette confusion il pourrait facilement n’être pas connu. Mais quand il se vit désigné en particulier, l’extrême douceur de Jésus-Christ lui fit espérer qu’il l’épargnerait encore: ce fut dans cette espérance qu’il lui fit cette question, et qu’il l’appela «Rabbi», c’est-à-dire maître. O aveuglement du coeur! où pousses-tu les hommes quand tu les possèdes? C’est là, mes frères, l’effet de l’avarice. Elle rend les hommes stupides et sans jugement. Elle les change en bêtes ou plutôt en démons. C’est cette passion furieuse qui a persuadé à Judas de s’abandonner au démon qui le voulait perdre, et de trahir Jésus-Christ qui le voulait sauver, Judas qui était lui-même un démon par la disposition de son coeur. C’est l’état où l’avarice réduit encore aujourd’hui ceux qui s’en rendent les esclaves! Ils sont insensés, ils sont fous, ils sont tout entiers au gain ils sont comme Judas.

Mais comment saint Matthieu et deux autres évangélistes disent-ils que le démon entra dans Judas aussitôt qu’il eût traité avec les Juifs; au lieu que selon saint Jean ce ne fut qu’après que Jésus-Christ lui eut donné ce morceau de pain trempé? Saint Jean, mes frères, ne dit que ce que disent les autres évangélistes: « Après le souper », dit-il, « lorsque le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas le dessein de trahir son maître ». (
Jn 13,27) Mais comment donc dit-il ensuite: «Après ce morceau de pain le diable entra en lui»? C’est, mes frères, parce que le démon ne se rend pas tout d’un coup maître du coeur de l’homme. Il n’y entre que peu à peu. C’est de cette manière qu’il se conduit ici envers Judas. Il le tente, il le sonde, jusqu’à ce qu’ayant reconnu qu’il s’abandonnait à lui, il se répand dans le fond de son coeur, et il se l’assujétit entièrement.

On peut faire ici encore une autre question: D’où vient que les disciples mangeant la Pâque «étaient assis », contrairement à l’ordonnance de la Loi? Je réponds qu’ils mangèrent la Pâque sans s’asseoir, mais après qu’ils l’eurent mangée, et que cette cérémonie légale fut achevée, ils se mirent à table à l’ordinaire pour souper. Un autre évangéliste marque que ce soir-là Jésus-Christ, non-seulement mangea la Pâque, mais qu’il dit même en la mangeant: «J’ai désiré avec ardeur de manger cette Pâque avec vous» (Lc 22); c’est-à-dire cette année. Quelle était la cause de ce grand désir? Parce que l’heure était venue pour lui de sauver le monde, parce qu’il (27) allait établir ses mystères et détruire, par sa mort, la tyrannie de la mort. C’est dans cette pensée qu’il dit qu’il avait désiré avec ardeur de manger cette Pâque. Tant il est vrai qu’il allait volontairement à la croix!

Mais rien ne put adoucir cette bête cruelle, ni la fléchir, ni la détourner; Jésus-Christ déplore donc le sort de ce misérable: «Malheur à cet homme». Il l’épouvante en ajoutant «Il aurait mieux valu pour cet homme qu’il ne fût jamais venu au monde ». Mais ces paroles n’ayant fait aucune impression sur son esprit, le bon Maître le désigne enfin en disant: «C’est celui à qui je présenterai un morceau trempé ». Cependant il demeure toujours dans sa dureté. Il est inflexible et pire qu’un furieux. Car que peut produire la fureur qui égale ce qu’il fait? Il ne jette pas l’écume par la bouche, mais il parle pour trahir son maître. Il n’a point de convulsions dans les bras et les mains, mais il les étend pour vendre ce sang précieux, et pour en recevoir le prix. Ainsi sa fureur n’a point d’égale.

Il ne disait point d’extravagance, dites-vous: Mais quelle extravagance fut jamais pareille à celle-ci: «Que voulez-vous me donner, et je «vous promets de vous le livre »n? Est-ce un homme qui parle, et n’est-ce pas plutôt un démon? Mais il ne s’agitait point comme font les insensés. Hélas! il vaut bien mieux faire ce que fait un homme qui a perdu l’esprit, que de paraître sage et d’être un Judas. Il ne se meurtrissait pas, dites-vous, avec des pierres, comme font les furieux. Plût à Dieu qu’il l’eût fait, et qu’il eût été plutôt possédé par la frénésie que par l’avarice.

Voulez-vous, mes frères, que nous vous représentions ici un homme possédé du démon et un avare, et que nous les comparions ensemble? Je vous prie de ne point croire que je dise ceci pour blesser personne. Ce n’est point la nature que j’accuse, c’est le crime seul. Que fait un homme que le démon possède? Nous le voyons dans l’Evangile. Il ne porte point d’habits, il se frappe cruellement avec des pierres, il va par des précipices et par des rochers, enfin partout où le pousse celui qui l’agite. Il est vrai que cet état est horrible. Mais si je vous prouve qu’un avare traite plus cruellement son âme qu’un possédé ne traite son corps, et que tous les excès des possédés ne paraissent qu’un jeu, en comparaison de ce que font les avares; me promettez-vous alors de renoncer pour jamais à l’avarice? Car n’est-il pas vrai que l’infamie des avares est pire que la nudité des possédés, et qu’il vaut bien mieux n’avoir point d’habits que de se vêtir superbement de ce qu’on a volé aux autres? Ceux qui sont ainsi vêtus, je les regarde comme des bacchants qui s’affublent de masques et se travestissent pour paraître en public comme des fous. C’est la même frénésie qui habille les avares et qui met à nu les possédés.

Les uns et les autres sont dignes de compassion, et les avares encore plus. Car enfin lequel des deux est le plus furieux et le plus dangereux dans sa fureur, de celui qui ne se fait du mal qu’à lui-même, ou de celui qui en fait aussi à ceux qu’il rencontre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Les possédés se contentent de se tourmenter eux-mêmes, et les avares tourmentent tous ceux qu’ils peuvent.

Vous me direz que les possédés déchirent quelquefois les habits de ceux qu’ils rencontrent. Mais combien souhaiteraient ceux qui sont ruinés par les avares, qu’ils leur déchirassent plutôt leurs habits que de leur ravir leurs biens? Les avares, dites-vous, ne frappent personne au visage comme font les furieux? Quoi donc! ne voyez-vous point paraître sur le visage de ceux qu’ils oppriment, les marques de leur cruauté? N’y voyez-vous point cet abattement et cette pâleur qui le couvre? Et cette pauvreté extrême dans laquelle ils les réduisent, ne leur cause-t-elle pas une douleur qui pénètre jusque dans le fond des entrailles?

Mais on ne voit, dites-vous, les avares déchirer personne avec les dents. Plût à Dieu qu’ils n’eussent que des dents pour mordre et pour déchirer. Ils ont des flèches qui percent jusques au vif: «Leurs dents », dit David, «sont des dards et des flèches ». (Ps 58,6) Je vous demande lequel des deux souffre davantage, ou celui qui après avoir été mordu d’un homme court aussitôt aux remèdes et qui se guérit, on celui qui est toujours déchiré par la pauvreté qui le tourmente sans relâche? Car la pauvreté forcée et involontaire n’est-elle pas plus cruelle que les bêtes les plus farouches, et plus ardente qu’une fournaise?

Les avares, me direz-vous, ne cherchent pas l’obscurité et la solitude des déserts comme font les possédés. Plût à Dieu, mes frères, qu’ils n’exerçassent leurs violences que dans les (28) déserts et non dans les villes, et que tous les peuples fussent en repos étant à couvert de leur tyrannie. Mais voilà précisément ce qui les rend plus insupportables que les possédés; ils font dans les villes même ce que les autres ne font que dans les déserts, et ils les pillent avec autant d’assurance que s’ils étaient dans une profonde solitude, emportant tout sans que personne les en empêche. Il est vrai qu’ils ne frappent pas à coups de pierres ceux qu’ils rencontrent, mais n’est-il pas plus aisé de se défendre des pierres que des chicanes et des artifices détestables, dont ces riches cruels oppriment les pauvres?

814 4. Voyons maintenant le mal que les avares se font à eux-mêmes. N’est-il pas vrai de dire qu’ils marchent nus dans la ville, puisqu’ils n’ont pas le vêtement de la vertu? S’ils ne rougissent pas de cette nudité infâme, n’est-ce pas une preuve visible de leur folie? Ils rougiraient de la nudité du corps, et ils se glorifient de celle de l’âme, bien loin d’en rougir. Voulez-vous savoir la cause de cette impudence? C’est qu’ayant une infinité de compagnons de leur avarice et de leur nudité, ils rougissent aussi peu l’un de l’autre que ceux qui se baignent ensemble. S’il y avait moins d’avarice et plus de vertu parmi les hommes, on verrait mieux combien cette passion est infâme. Mais ce qu’on ne peut assez déplorer en nos jours, c’est qu’on ne rougit plus du vice, parce que les méchants sont en très-grand nombre. C’est là l’artifIce du démon, et une des plus grandes plaies dont il frappe les pécheurs. Il leur ôte donc le sentiment de leur péché, parce qu’il l’a tellement multiplié dans le monde, qu’il en a effacé toute la honte. Si un avare se trouvait seul au milieu d’une troupe de vrais chrétiens, il ne pourrait se souffrir lui-même. Il tremblerait en considérant sa laideur, parce qu’il la connaîtrait mieux en se comparant aux autres.

Je crois donc vous avoir assez fait voir que les avares sont en effet dans une nudité plus honteuse que les possédés. Personne ne peut nier non plus qu’ils ne passent toute leur vie comme dans les déserts et dans les lieux les plus retirés. La voie large et spacieuse où ils marchent est pire que ces solitudes affreuses. Quoiqu’elle soit fort peuplée et que l’on s’y presse, ce ne sont pas néanmoins des hommes qui y marchent Elle n’est pleine que de serpents, que de scorpions, que de loups, que de vipères et de toutes sortes de bêtes semblables. Ainsi, la voie dans laquelle les avares marchent, n’est pas seulement un désert. Elle est pire que les déserts. Elle est pleine de pierres et d’épines, et elle déchire plus les âmes que toutes les pointes de roches ne percent les corps.

Les avares demeurent aussi dans les sépulcres comme les possédés, ou plutôt ils sont des sépulcres eux-mêmes. Car qu’est-ce qu’un sépulcre, sinon une pierre qui renferme un corps mort? Les avares sont bien des sépulcres d’une antre manière. Ce ne sont point des pierres qui renferment des corps morte. Ce sont des corps et des coeurs plus durs que la pierre qui enferment des âmes mortes. C’est Jésus-Christ même qui appelle ainsi les Juifs à cause de leur avarice. Ce sont, dit-il, des sépulcres blanchis au dehors, qui «sont au dedans pleins de rapine et d’avarice ».

Voulez-vous maintenant que nous vous montrions encore comment les avares imitent encore les possédés, en se frappant ta tête à coups de pierres? Par où voulez-vous que nous commencions? Par les choses présentes ou par celles qui ne sont pas encore? Comme les avares font moins d’état de l’avenir que de ce qu’ils voient devant eux, commençons par le présent. Car je vous prie, mes frères, de me dire s’il y a des pierres aussi pesantes que le sont les soins dont les avares chargent non leur tête mais leur âme. Lorsqu’ils craignent que la justice des lois ne les chasse d’une maison qui leur plaît, et qu’ils ont usurpé très injustement, de combien d’inquiétudes sont-ils agités alors? de quelle frayeur sont-ils saisis? de quelle colère sont-ils transportés? Quelles tempêtes la fureur et la rage n’excitent-elles point dans leur coeur? Ils fulminent aujourd’hui contre leurs domestiques, demain contre les étrangers. Tantôt la tristesse, tantôt la crainte, tantôt la colère les emporte. Ils vont de précipice en précipice. Ils sont toujours dans l’agitation, et leur âme n’a point de repos.

L’empressement qu’ils ont d’acquérir ce qu’ils ne possèdent pas encore, fait qu’ils estiment comme rien ce qu’ils ont déjà. Ils tremblent d’un côté dans l’appréhension de perdre ce qu’ils ont amassé; et ils travaillent de l’autre pour se faire de nouvelles acquisitions, c’est-à-dire de nouveaux sujets de crainte. Ce sont des malades altérés qui se gorgent d’eau, (29)et qui ne se désaltèrent jamais. Mettez-les au milieu des sources, ils boiront sans cesse, et ils brillent toujours de soif. Leur ardeur pour la richesse n’est point apaisée par tout ce qu’ils ont amassé, comme leur avidité n’a point de bornes; tout ce qu’ils ont ne la satisfait pas, mais l’irrite davantage.

Voilà, mes frères, l’état des avares. Voilà ce qu’ils sont présentement; mais voyons ce qu’ils seront à l’avenir. Il ne faut qu’ouvrir l’Evangile pourvoir les supplices que Dieu leur prépare. Car c’est aux avares que Jésus-Christ fait ce reproche dans son jugement: «J’ai eu faim et vous ne m’avez point donné à manger; j’ai eu soif et vous ne m’avez point donné à boire» (Sup. 25,30); et qu’il dit ensuite: «Allez au feu éternel qui a été préparé au diable». C’est aux avares qu’il propose l’exemple de ce serviteur infidèle qui ne distribuait pas le bien de son maître. Ce sont les avares qu’il effraie par le malheur de cet autre qui avait caché son talent en terre, et par la fin déplorable de ces cinq vierges folles qui n’avaient point l’huile de la charité et de l’aumône.

De quelque côté qu’on jette les yeux dans l’Evangile, on y voit une rigueur effroyable pour les avares. Tantôt Abraham leur crie du haut du ciel qu’il y a entre eux et les bienheureux un grand abîme qu’il est lin possible de passer, Tantôt Dieu leur prononce cet arrêt: «Retirez-vous de moi, maudits; allez dans le feu qui a été préparé au diable ». Tantôt il les menace de les diviser et de les jeter en un lieu «où il y aura des pleurs et des grincements de dents». Ainsi, se trouvant chassés de partout, et ne pouvant avoir de repos en aucun lieu, il ne leur reste que le feu de l’enfer.

815 5. Quel avantage donc, ô chrétien, retirez-vous de votre foi, si vous êtes après votre mort jeté dans ce lieu «de pleurs et de grincements de dents»: et si, durant cette vie même, vous êtes toujours agité de soins, environné de piéges, haï de tous les hommes et de ceux mêmes qui paraissent vous flatter le plus? Car comme les bons sont aimés non-seulement des bons, mais encore des méchants, les méchants de même sont haïs des bons, et de ceux même qui leur ressemblent. Cela est si vrai que je ne craindrais pas d’en prendre les avares même pour juges. Ils sont insupportables les uns pour les autres. Ils s’incommodent et s’embarrassent entre eux comme ils se nuisent les uns aux autres, ils se haïssent mortellement. Ils se condamnent et s’accusent réciproquement. Ils tiennent à injure et à outrage qu’on les appelle ce qu’ils sont; et en cela ils ne se trompent pas. Car l’avarice est le comble de la corruption et de l’infamie,

Aussi, comment celui qui s’abandonne à ce vice si honteux pourrait-il vaincre ou la vaine gloire, ou la colère, ou les dérèglements de la chair, puisque toutes ces passions sont bien plus difficiles à surmonter que l’avarice, ayant leur principe et comme leur racine dans la nature? Il y a beaucoup de personnes qui croient que la complexion du corps contribue à rendre les hommes ou tristes ou colères, ou peu chastes. Les médecins reconnaissent que le tempérament agit beaucoup eu ce point; que ceux qui sont ardents et bilieux sont plus sujets à l’impureté, et que ceux qui sont d’un tempérament sec sont plus sujets à la colère. Mais jamais personne n’a rien dit de semblable de l’avarice, et cette passion n’a point d’autre source que la corruption de notre esprit et de notre coeur.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous opposer à ce vice dangereux, et de le combattre de toutes vos forces. Appliquez-vous avec soin à détruire tous ces désirs déréglés qui naissent en nous dans toute la suite de notre vie. Si nous négligeons de dompter nos passions dans chaque âge où nous nous trouvons, nous nous trouverons à notre mort comme un vaisseau battu de la tempête qui a perdu toutes ses richesses. Car cette-vie est comme une mer d’une vaste étendue. Comme la mer est en divers lieux différemment agitée et dangereuse, la mer Egée à cause des vents, la mer Thyrrénienne à cause des détroits qui la resserrent; cet endroit vers la Lybie qu’on appelle Charybde, à cause des bancs de sables, la Propontide et le Pont-Euxin à cause de la violence de leurs flots, la mer d’Espagne à cause du peu de connaissance qu’on a de ses routes, et les autres de même pour des causes particulières. Ainsi, tous les âges de notre vie ont leurs mouvements et leurs tempêtes.

L’enfance est d’abord agitée par des mouvements très-fréquents, à cause de la violence de cet âge qui n’a point d’arrêt ni de fixité, et qui se laisse aller où la passion l’emporte. C’est pourquoi nous donnons aux enfants des maîtres et des précepteurs, afin que leur (30) direction supplée au défaut de cet âge, et qu’ils imitent les sages pilotes qui, par leur adresse et par le maniement du gouvernail savent régler l’inconstance et l’agitation des flots.

Les transports impétueux de la jeunesse succèdent à ceux de l’enfance. Cet âge ressemble à la mer Egée, et est sujet à des vents furieux que la concupiscence y excite de toutes parts. Tout le monde aussi sait dans quels périls se trouvent les jeunes gens; et combien ils sont plus exposés que les autres, parce que leurs passions sont plus fortes, et qu’ils ne sont plus ni assez dociles pour se laisser conduire par un maître, ni encore assez sages pour se conduire. Lors donc que les vents soufflent avec plus de violence, que le pilote se retire, et qu’un autre sans expérience prend le gouvernail sans être aidé ni soutenu de personne, jugez ce qu’on doit craindre pour le vaisseau.

L’âge d’homme suit la jeunesse. C’est alors qu’on se trouve comme inondé de soins et d’affaires; c’est alors qu’on pense à chercher une femme, à pourvoir des enfants et à gouverner toute une famille. C’est alors que les inquiétudes viennent en foule; que l’envie et que l’avarice règnent dans l’âme. Si donc nous éprouvons toutes ces agitations différentes dans les différents âges de la vie, comment pourrons-nous vivre heureusement en ce monde, et éviter les maux de l’autre, à moins d’avoir été élevés d’abord dans la crainte de Dieu et dans la piété? Car si nous n’apprenons à vivre chrétiennement dès l’enfance, et si nous ne fuyons point l’avarice dans l’âge d’homme, nous tomberons dans une malheureuse vieillesse qui sera le comble de tous les déréglements de notre vie. Notre âme sera comme un vaisseau tout brisé, chargé non de marchandises précieuses, mais de corruption et de boue. Cet état alors sera au démon un sujet de joie, et à nous un sujet de larmes, lorsque nous verrons les supplices qui noue seront préparés.

Evitons ce malheur, mes frères: travaillons de toutes nos forces à combattre nos passions. Détruisons en nous cette passion de l’avarice, afin d’être heureux en ce monde et en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (31)



Chrysostome sur Mt 80