Chrysostome sur Mt 60

HOMÉLIE LX - « QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI

S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE». (CHAP. 18,15, JUSQU’AU VERSET 21)

Mt 18,16-20

ANALYSE

1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.
2. Un mot en passant contre les usuriers.
3. Des amitiés chrétiennes. - Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. - Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. - De la fermeté des amis chrétiens. - Belle description de la charité. - Que Jésus-Christ nous en a donné le modèle.

6001 1. Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et que le dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit; «Reprenez-le, mais seul à seul».

« Et s’il vous écoute, vous avez gagné votre frère». Que veut dire cette parole: « Et s’il vous écoute»? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, « vous aurez gagné votre frère». Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, «vous aurez gagné votre frère» montrant par ce mot de «gagner», que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas: votre frère se gagnera lui seul; mais «vous gagnez votre frère» pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus-Christ nous a donné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé: «Si lorsque vous présentez votre don à l’autel», dit-il, «vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère» (
Mt 5,23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire: «Remettez nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent». Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’aller trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas: faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement «reprenez-le».

Comme sa colère l’aveugle, et que la confusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes sain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot: «reprenez-le», ne peut dire autre chose, sinon: représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus-Christ vous répond à cela: «S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (Mt 18,16)». Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins: et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Eglise vienne à son secours.

« Que s’il ne les écoute point, dites-le à l’Eglise (Mt 18,17)». Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de l’Eglise. Il se contente de nous dire: «Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre»; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: «Pourquoi entreprendrai-je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise»? (1Co 5,12) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères

Il veut que nous leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (2S 12,1) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

6002 2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite?

Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Rien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne se met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus-Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse 1’Eglise. C’est ainsi que Jésus-Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles: « Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins», c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. «Que s’il ne les écoute point», dit Jésus-Christ, «dites-le à l’Eglise», c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. «Et s’il n’écoute pas l’Eglise même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (
Mt 18,17)». Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus-Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes, Nous avons déjà vu qu’il a dit: « Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose» (Mt 5,45) Et ailleurs: «Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Mt 21,31)»; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Ecoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus-Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui (475) l’a faite? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt: «Je vous dis en vérité que tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (Mt 18,18)». Il ne dit point à l’évêque de cette Eglise: Liez cet homme, mais seulement: «Si vous le liez». Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Eglise qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus-Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Eglise et des tourments de l’enfer; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus-Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Eglise. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

«Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (Mt 18,19). «Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je me trouve au milieu d’eux (Mt 18,20)». Jésus-Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes 1es inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus-Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus-Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit: «Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité». (2Co 12,9) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter: «Si deux d’entre vous», dit-il, c’est-à-dire «d’entre vous» qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Evangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire: «Priez», dit-il, «pour vos ennemis». Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non-seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs: «Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ». Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière: si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

6003 3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, (476) lorsqu’il ajoute: «Là où deux ou trois seront réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux». Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus-Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus-Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait: Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus-Christ et formées pour Jésus-Christ.

Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis; son amour brûlant ne respirait que Jésus-Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son coeur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos coeurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.

Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables. Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus-Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, «la charité ne périt point». Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie? Si votre amitié a Jésus-Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous me demandez comment cela se peut faire? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie: et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.

Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus-Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption, sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus-Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus-Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre (477) Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père: « Mon Père», lui dit-il, «pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font»; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus-Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


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HOMÉLIE LXI - «ALORS PIERRE, S’APPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT: SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQU’IL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI?


SERA-CE JUSQU’À SEPT FOIS? JÉSUS LUI RÉPONDIT: JE NE VOUS DIS PAS JUSQU’À SEPT FOIS. » (CHAP. 18,21, 22, JUSQU’AU CHAP. XIX)
Mt 18,21-35

ANALYSE

1. Les bienfaits reçus de Dieu aggravent les péchés des hommes
2-4. L’orateur passe en revue les principales professions de la société des hommes, et fait voir la multitude des péchés qui se commettent dans chacune, dans celle des armes, dans celle des artisans, dans celle des riches propriétaires.
5. De l’amour des ennemis, comment nous devons les gagner. - Du bien que nous retirerons de ceux qui nous haïssent, lorsque nous souffrons leurs injures avec patience. - De l’exemple que nous ont donné sur ce point Jésus-Christ et les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament.


1. Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant s’il pardonnerait à son frère «jusqu’à sept fois». Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui m’offense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère m’offense tous les jours, et qu’il en ait toujours regret quand je l’en reprends, est-ce pour toujours, ou jusqu’à un certain terme que vous me commandez de le souffrir? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience qu’on doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsqu’on a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder «comme un païen et un publicain»; mais vous ne marquez rien de semblable à l’égard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusqu’où je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. «Sera-ce jusqu’à sept fois»?

Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté n’a point de bornes? «Je ne vous dis pas jusqu’à sept fois; mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois». Il marque par ces paroles un nombre indéfini, sans limite. C’est ce que signifie souvent dans l’Ecriture le nombre de «mille», comme le nombre de «sept» marque plusieurs. «La femme stérile», dit-elle, «a eu sept enfants», c’est-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de «soixante-dix fois sept fois», un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères; mais il veut qu’on (478) leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur.

La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas qu’on crût qu’il nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner «soixante-dix fois sept fois», nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce qu’il venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile; et qu’en pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin d’en concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin qu’elle soit le modèle de la nôtre; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon coeur toutes les fautes qu’il aurait commises contre nous; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsqu’il nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à l’égard de celle qu’il nous doit faire, que comme une petite goutte d’eau comparée à tout l’Océan. C’est ce qu’il tâche de nous faire entendre par cette parabole: «Le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (Mt 18,23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (Mt 18,24). Mais, comme il n’avait pas de quoi lui rendre, son maître commanda qu’on le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait (Mt 18,25)». Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant: Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qu’il devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu d’avec ceux qui ne regardent que les hommes, et qu’il y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés qu’il n’y en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, c’est-à-dire de Dieu et des hommes; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsqu’ils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusqu’au fond de notre coeur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui l’offense et ce qu’il condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore.

Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables «de dix mille talents», et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que d’un côté, les pécheurs qui sont enchantés de l’amour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, n’en prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de l’autre je ne jette les humbles dans le désespoir, et qu’ils ne disent comme les apôtres: «Qui donc pourra être sauvé »? Mais j’espère néanmoins vous parler de telle sorte, que j’établirai dans la paix ceux qui m’écouteront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que s’ils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais leur frénésie qui en sera cause; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur l’esprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si d’un côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de l’autre, la pénitence les console, et ils l’embrassent avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils savent qu’elle a la vertu de guérir les plus grandes plaies.

Je m’en vais donc vous représenter les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je n’entrerai point dans le détail; je le laisse à chacun de vous: je ne parlerai qu’en général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a d’abord tirés du néant, pour nous donner l’être que nous (479) n’avions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et l’air; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux d’entre les dons de Dieu, parce qu’ils s’étendent jusqu’à l’infini. Il a inspiré dans l’homme une âme vivante, et l’homme a été le seul sur la terre qu’il ait honoré d’un si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour l’aider, il lui a assujéti tous les animaux; enfin il l’a couronné d’honneur et de gloire. Après tout cela l’homme est tombé dans le péché; et, quoiqu’il eût payé d’une si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore.

6102 2. Car il ne faut pas considérer seulement la justice de Dieu, lorsqu’il a chassé l’homme du paradis; mais encore la bonté avec laquelle il l’a traité ensuite pour le rendre digne d’y rentrer. Il l’a comblé de grâces et de bienfaits dans son bannissement même, et après lui avoir procuré tant de divers secours par la lumière de la loi et par l’instruction des prophètes, il nous a enfin envoyé son Fils pour nous ouvrir le ciel, pour nous faire rentrer dans le paradis, pour nous tirer de l’esclavage du péché, et pour mettre au rang de ses enfants des ingrats et des ennemis déclarés. C’est ce qui nous oblige de nous écrier avec saint Paul: «O profond abîme des trésors de la sagesse et de la connaissance de Dieu»! (Rm 2,33) Il a ensuite lavé nos péchés dans les eaux sacrées du baptême. Il nous a délivrés de la colère et de la vengeance de Dieu. Il nous a donné part à l’héritage de son royaume, il nous a comblés de biens, il nous a tendu la main pour nous soutenir dans nos faiblesses, et il a répandu son Saint-Esprit dans nos coeurs.

Après tant de grâces et tant de bienfaits, quelle devrait être notre reconnaissance, mes frères? Dans quelle disposition devrions-nous être à l’égard d’un Dieu si doux? Quand nous mourrions tous les jours pour celui qui nous a tant aimés, que lui rendrions-nous qui pût être digne de lui? Nous acquitterions-nous envers lui de la moindre partie de ce que nous lui devons? Et cette mort, même si avantageuse pour nous, ne serait-elle pas une nouvelle faveur qui nous rendrait encore plus redevables à sa bonté? Il serait raisonnable que nous eussions ces sentiments, mais dans quelle disposition sommes-nous? Nous déshonorons Dieu tous les jours de notre vie, et nous violons toutes ses lois. C’est pourquoi je vous prie encore une fois, mes frères, de souffrir que je parle avec liberté et avec force contre ceux qui l’offensent et qui le méprisent. Ce n’est pas vous seuls que j’accuserai, je m’accuserai aussi moi-même.

Je ne sais d’abord par qui commencer à me plaindre; sera-ce par les personnes libres ou par les esclaves; par les gens de guerre ou par ceux des villes; par ceux qui commandent ou par ceux qui obéissent; par les hommes ou par les femmes; par les vieillards ou par les enfants? Je vois de grands désordres dans cette diversité d’âges, de conditions et d’états. Par où commencerai-je? Commençons si vous voulez par les gens de guerre. Car peut-on nier qu’ils ne commettent de grands excès contre Dieu, par tant d’outrages et tant de violences qu’ils font tous les jours, s’enrichissant de vols et de brigandages, et cherchant leur bonheur dans la misère des autres? Ce sont des loups plutôt que des hommes. Ils se repaissent de sang et de carnage, et leur âme est comme une mer qui est sans cesse agitée par les tempêtes des passions. Y a-t-il des désordres dont ils soient exempts? Y a-t-il un vice qui ne règne en eux? Ils sont altiers et insolents; ils sont jaloux de leurs égaux, et insupportables à ceux qui leur sont soumis; et ils traitent en esclaves et en ennemis ceux qui ont recours à eux pour y trouver leur protection et leur sûreté. Que voit-on parmi eux, que des rapines, des violences, des calomnies, des mensonges honteux et des flatteries lâches et serviles?

Que serait-ce si à chacun de leurs désordres nous opposions la loi de Jésus-Christ? Si nous disons qu’il est écrit dans l’Evangile: «Qui dira à son frère: vous êtes un fou, sera coupable du feu d’enfer; qui regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son coeur; si on ne s’humilie comme un petit enfant on n’entrera point dans le royaume du ciel »? Ces hommes traitent ceux qui sont au-dessous d’eux, avec un orgueil et un empire effroyable, afin qu’ils tremblent toujours devant eux. Ils sont pires envers les hommes que les bêtes les plus farouches. Ils sont bien éloignés de rien faire pour l’amour de Jésus-Christ. Ils ne font rien que pour (480) l’argent, pour la gloire et pour le plaisir. Qui pourrait donc rapporter tous leurs excès, leur vie oisive, leurs entretiens extravagants, leurs railleries sanglantes, leurs paroles pleines d’infamie? Je ne parle point de leur avarice. Qui peut dire qu’ils ne savent ce que c’est non plus que ces solitaires qui vivent sur les montagnes, mais d’une manière bien différente. Car ceux-ci ne connaissent point l’avarice, parce qu’ils en sont très-éloignés; et ceux-là ne la connaissent point, parce qu’ils en sont possédés et comme enivrés, et qu’ils boivent l’iniquité comme de l’eau. Car cette passion s’est tellement rendue la maîtresse de leur esprit et de leur coeur, que ne sachant pas seulement ce que c’est que la vertu qui lui est opposée, ils sont comme des frénétiques qui prennent la maladie pour la santé.

Mais quittons ces hommes de sang et de désordres. Passons à d’autres qui ne sont pas si violents. Examinons la vie des artisans, qui sont ceux d’entre tous les hommes qui semblent gagner plus justement leur vie par leur peine et par leur travail. Cependant, s’ils ne prennent bien garde à eux, ils tombent aisément en beaucoup de déréglements. Souvent ils ternissent toute la gloire de leurs plus justes travaux, en jurant et se parjurant sans scrupule, et en se servant de mensonge et de tromperie pour satisfaire leur avarice. Ils ont l’esprit tout possédé du désir du gain. Ils ne pensent qu’à la terre, et sont tout occupés de leur commerce, dans lequel ils n’ont point d’autre but que d’amasser de l’argent. Ils n’ont aucun soin des pauvres, et ils ne pensent jamais à leur faire part de ce qu’ils gagnent par leur travail, parce qu’ils sont toujours dans l’ardeur d’augmenter le bien qu’ils ont. Ils ont des envies cruelles les uns contre les autres. Ils se déchirent par des injures atroces, et ils ne craignent point de mêler à leur trafic, l’usure, l’injustice et la tromperie.

6103 3. Passons à d’autres qui paraissent un peu plus justes. Ce sont les riches qui possèdent de grandes terres, et qui en tirent de grands revenus. Qu’y a-t-il de plus injuste qu’eux? Comment traitent-ils leurs fermiers et les pauvres gens de la campagne? Des barbares leur seraient moins rudes qu’ils ne leur sont. Ils imposent des travaux insupportables, et des charges excessives à des misérables qui meurent de faim, et qui passent toute leur vie dans un accablement qui ne cesse point. Ils les tourmentent tous les jours par de nouvelles exactions. Ils les obligent à des ouvrages pénibles qui sont au delà de leurs forces. Ils les traitent comme des bêtes, et plus cruellement que des bêtes. Ils abusent de leurs corps comme s’ils avaient un corps de pierre et non pas de chair. Ils ne leur permettent pas de respirer. Ils ne s’informent point de la stérilité de l’année. Que la terre ait produit ou n’ait rien produit, tout leur est égal. Ils ne remettent rien de leurs vexations ordinaires, et ils ne font pas la moindre grâce.

Aussi voit-on rien de plus malheureux, et qui fasse plus de compassion que ces pauvres gens? Après avoir souffert également de la rigueur de l’hiver et de l’été; après avoir essuyé tous les froids et toutes les pluies de l’année et s’être épuisés par leurs veilles continuelles, non-seulement ils se trouvent les mains vides, mais ils se voient encore accablés de dettes. Outre les maux qu’ils souffrent, et cette faim extrême qu’ils endurent, ils craignent encore la violence des exacteurs, la tyrannie des collecteurs, les emprisonnements et mille autres maux dont on les accable, sans que personne leur fasse justice.

Combien la nécessité où ils sont leur fait-elle chercher d’adresses et d’inventions pour gagner, sans qu’ils en tirent enfin aucun avantage? Ils se tuent pour remplir de vin les celliers des autres, et ils n’en rapportent rien chez eux. Tout ce que la vigne qu’ils ont cultivée peut produire passe à d’autres mains, et si on leur donne un peu d’argent, on les croit bien récompensés de leur peine. Ils ont affaire à des avares et à des usuriers qui les traitent d’une manière que les lois des païens n’auraient pas soufferte et pour laquelle on ne peut avoir trop d’horreur. Ils leur donnent de l’argent à prêt, non pas selon l’ordinaire à un pour cent, mais ils exigent chaque année la moitié de toute la somme. Et ils traitent avec cette dureté des gens qui ont une femme et des enfants, et qui passent toute leur vie au service de ceux même qui les tyrannisent de cette sorte. N’est-ce pas ici qu’il faut dire avec le Prophète: «O ciel! tremblez, soyez saisi d’étonnement, et vous, terre, frémissez d’horreur (
Is 1)», parce que les hommes sont devenus pires que les bêtes les plus farouches.

Quand je parle ainsi, mes frères, je n’accuse ni les arts, ni l’agriculture, ni la profession des armes, ni la possession des terres. C’est (481) nous-mêmes que je blâme et l’abus que nous faisons de ces choses. Corneille était capitaine. Saint Paul faisait des tentes et s’occupait à ce métier même en prêchant. David était roi. Job était très-riche, et rien de cela n’a empêché ces grands hommes de devenir saints. Imprimons donc, mes frères, ces vérités dans nos âmes. Pensons continuellement à ces dix mille talents dont nous sommes redevables à la justice de Dieu. Ne sentons plus de difficulté à remettre à nos frères le peu qu’ils nous doivent. Car nous rendrons compte à Dieu de sa loi si sainte, dont il nous a faits les dépositaires. Il nous représentera ces règles d’équité et de justice qu’il nous aura fait connaître, et que nous aurons néanmoins négligées de telle sorte qu’il nous sera impossible de le satisfaire. Dieu ayant pitié de nous, et prévoyant cette extrémité où nous nous trouverons alors, nous offre ici un moyen court et facile pour nous acquitter tout d’un coup de nos dettes. C’est le pardon et l’oubli des injures qu’on nous a faites.

Pour que vous compreniez mieux ce que je vous dis, je vous prie de suivre l’ordre de la parabole que nous expliquons; Ce roi donc, ayant voulu faire rendre compte à ses serviteurs, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents; mais comme il n’avait pas de quoi le payer, son maître commanda qu’on le vendît, lui et sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait, pour satisfaire à cette dette. Ce n’était point par un mouvement de cruauté que ce roi traitait ainsi son serviteur; puisque le tort qu’il lui faisait en vendant sa femme et ses enfants retombait aussi sur lui-même, parce qu’ils étaient ses esclaves. Ce n’était que par le mouvement d’une grande charité et d’une grande tendresse. Le maître voulait que ce serviteur fût frappé par la terreur de cette menace, et qu’ensuite il eût recours à la prière pour arrêter cette sentence rigoureuse et pour en empêcher l’exécution. S'i1 n’eût eu cette pensée en venant redemander compte, il ne se fût point rendu aux prières de son serviteur, et il ne lui eût point remis si gratuitement une dette si considérable. Mais d’où vient donc, dites-vous, qu’il ne lui remet pas la dette avant même que d’entrer en compte? C’est parce qu’il voulait faire comprendre à ce serviteur combien il lui était redevable, et quelle était la grâce qu’il lui faisait; afin que cette connaissance le rendît ensuite plus doux à l’égard de ses confrères. Car, si après même avoir connu la grandeur de sa dette et l’excès de la miséricorde qu’on lui faisait, il ne laissa pas néanmoins d’être si inexorable, à quelle violence ne se serait-il point emporté si on ne l’avait instruit auparavant d’une manière si sage?

Mais voyons ce qu’il dit à ce roi dans le fort de sa douleur: «Le serviteur se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant: Seigneur, ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (Mt 18,26). Alors le maître de ce serviteur étant touché de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette (Mt 18,27)». Admirez cet excès d’amour et de tendresse. Le serviteur ne demande qu’un peu de délai, et son maître lui donne plus qu’il ne demande en lui remettant toute sa dette. Il avait résolu d’abord de lui faire cette grâce, mais il voulait qu’il contribuât de sa part à l’obtenir par ses prières, afin qu’il ne demeurât pas sans récompense. Ce n’est pas que cette miséricorde ne soit toute gratuite, et qu’elle ne soit due tout entière à la bonté du maître; car, bien que le serviteur se jette à ses pieds, et qu’il lui demande miséricorde, on voit assez néanmoins par l’Evangile même, quelle est la cause du pardon qu’il reçoit: «Le maître», dit l’Evangile, «étant touché de compassion, lui remit toute sa dette». Il voulait néanmoins que ce serviteur parût avoir contribué pour quelque chose à la remise de sa dette, afin d’épargner sa pudeur; et que sa propre expérience lui apprît à être charitable envers ses frères.

4. Jusque là, on ne voit rien paraître dans ce serviteur que de très-bon et de très-louable. Il reconnaît sa dette; il promet de la payer; il se jette aux pieds de son maître; il le conjure; il condamne ses propres péchés et il reconnaît la grandeur de ses offenses. Mais ce qu’il fait ensuite est bien indigne d’un si beau commencement. Car étant sorti aussitôt après, et ayant encore présente dans son esprit la mémoire d’une si grande grâce, il en abuse malheureusement pour faire une action très noire, et il emploie cette même liberté que son maître, venait de lui rendre, pour traiter cruellement un de ses compagnons. «Car ayant trouvé un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant: Rends-moi ce que tu me dois (Mt 18,28) ». Considérez, mes frères, la bonté du maître et la cruauté du serviteur. Ecoutez ceci, vous tous (482) qui tombez dans des excès semblables par votre avarice. Car, s’il n’est pas permis de traiter ainsi nos frères lorsqu’ils nous offensent, combien l’est-il moins lorsqu’ils ne nous sont redevables que de quelque argent? « Cet homme se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant: Ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (Mt 18,29)». Il n’eut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il s’était sauvé lui-même et cette même prière dont il venait d’user ne rappela point à sa mémoire la grande bonté de son maître. Sa cruauté et son avarice effacèrent tout de son esprit, et il se jette comme une bête farouche sur cet homme qui était son compagnon. Barbare, que faites-vous? Ne voyez-vous pas combien vous allez irriter contre vous votre maître, que vous allez vous attirer sa colère, et que vous le forcez de révoquer malgré lui l’arrêt de grâce qu’il vient de vous prononcer? Mais cette âme dure et impitoyable n’a point ces pensées. Il ne se souvient plus d’un état dont il ne fait que de sortir, et il ne remet rien à son frère de ce qu’il lui doit.

Cependant, mes frères, c’est la même prière que font ces deux hommes, mais pour deux choses bien différentes. L’un ne prie que pour cent deniers, et l’autre pour dix mille talents. L’un ne prie qu’un autre serviteur comme lui, et l’autre prie son propre maître. L’un a reçu la remise de toutes ses dettes, l’autre ne demande qu’un peu de délai, et il ne l’obtient pas. « Car il le jeta en prison jusqu’à ce qu’il lui rendit ce qu’il lui devait (Mt 18,30)». Les autres serviteurs «ses compagnons voyant ce qui se passait, en furent extrêmement fâchés, et vinrent avertir de tout leur commun maître (Mt 18,31)». Si une action si noire offensa les hommes, et leur parut insupportable, jugez ce qu’elle put paraître à Dieu; et si les serviteurs en témoignèrent une si grande compassion, jugez de ce qu’en put ressentir leur maître. «C’est pourquoi l’ayant fait venir, il lui dit: Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez parce que vous m’en aviez prié (Mt 18,32). Ne fallait-il donc pas que vous, eussiez aussi pitié de votre compagnon, comme j’avais eu pitié de vous (Mt 18,33)»? Admirez encore, mes frères, la grande douceur de ce maître. Il agit en juge contre ce serviteur ingrat et il semble qu’il rende raison de son jugement et de la rétractation qu’il fait de son don; si l’on n’aime mieux dire que ce n’est point lui qui cassa son arrêt de grâce, mais que ce fut ce serviteur qui le révoqua. «Méchant serviteur», lui dit-il, «je vous avais remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m’en aviez prié: ne fallait-il donc pas que vous eussiez aussi pitié de votre compagnon comme j’avais eu pitié de vous»? Si vous aviez quelque peine à remettre cette dette, ne deviez-vous pas considérer la grâce que je venais de vous faire, et ce que vous deviez encore attendre de moi dans la suite? Si ce commandement vous paraissait sévère, l’espérance de ce que je vous promets aurait dû vous l’adoucir. Vous considérez que votre frère vous a offensé, et vous ne considérez pas combien vous avez vous-même offensé Dieu, et que néanmoins il vous accorde votre grâce, seulement parce que vous l’en avez prié. Si vous avez tant de peine à vous réconcilier avec un homme qui vous a fait tort, combien en auriez-vous plus de souffrir le feu de l’enfer? Comparez la première peine avec la seconde, et vous trouverez l’une très-légère en voyant le poids insupportable de l’autre. Vous devez dix mille talents à votre maître, et cependant, bien loin de vous traiter avec dureté, il n’a que de la compassion pour vous, et vous traitez aussitôt après avec une cruauté si barbare celui qui ne vous doit que cent deniers? N’est-ce donc pas avec raison qu’il vous appelle «méchant serviteur» ?

Ecoutez, hommes sans entrailles, hommes cruels; sachez que ce n’est pas pour les autres, mais pour vous-mêmes, que vous êtes cruels; ces ressentiments haineux que vous gardez si longtemps, vous les gardez plus encore à votre détriment qu’au détriment de vos frères; c’est le faisceau de vos propres péchés et non des péchés du prochain que vous formez et liez si laborieusement; lorsque vous tourmentez les autres, le mal que vous leur faites est passager comme vous-mêmes, et il passera bientôt; mais dans l’autre vie, Dieu vous punira par des supplices qui ne finiront jamais. «Son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qui lui était dû (Mt 18,34)». Cela veut dire, mes frères, qu’il le livra à des supplices sans fin, puisqu’il ne devait jamais acquitter sa dette. Après qu’une libéralité si extrême n’a pu toucher cet ingrat, que restait-il autre chose que de faire succéder (483) la sévérité à la douceur? Et quoique «les dons et les grâces de Dieu soient», comme dit saint Paul, «sans repentir», et qu’il ne les rétracte jamais, néanmoins la malice a tant de force, qu’elle contraint Dieu de se faire violence à lui-même, et de violer cette loi de sa bonté. Qu’y a-t-il donc de plus dangereux que le souvenir des injures et le désir de s’en venger, puisqu’il est capable de détruire en nous ce que la grâce de Dieu nous avait donné? L’Evangile marque qu’il livra ce serviteur aux bourreaux, non pas indifféremment, mais «ému de colère». Lorsqu’un peu auparavant il avait commandé qu’on le vendît, il n’avait témoigné aucune colère dans ses paroles, qu’il n’accomplit pas non plus ensuite, parce qu’il ne les avait dites que pour donner une ouverture favorable à sa bonté; mais ce dernier arrêt qu’il donne n’est plus accompagné de douceur comme le premier; et on n’y voit que colère, que rigueur, que vengeance. Jésus-Christ nous marque ensuite quel est le but de cette parabole, lorsqu’il dit: «C’est ainsi que vous traitera mon Père qui est dans le ciel, si chacun de vous ne remet à son frère du fond du coeur les fautes qu’il aura commises contre lui (Mt 18,35)». Il ne dit pas: C’est ainsi que vous traitera «votre» Père, mais «mon» Père, parce que des âmes si dures et si peu charitables sont indignes d’être appelées les enfants de Dieu. On voit par cette parabole que Jésus-Christ nous commande deux choses: l’une, que nous nous accusions nous-mêmes de nos péchés, et l’autre, que nous pardonnions sincèrement ceux de nos frères. Que si nous sommes fidèles au premier de ces commandements, nous nous acquitterons aisément du second. Car celui qui rappelle dans sa mémoire les déréglements de sa vie, pardonnera aisément à ses frères, non-seulement de bouche, mais «du fond du coeur».

6105 5. Rendons-nous, mes frères, à ce commandement de Jésus-Christ. Ne nous haïssons pas nous-mêmes, et ne tournons point contre nous-mêmes le fer dont nous croyons percer les autres. Quel mal vous peut faire votre ennemi, qui soit comparable à celui que vous vous faites vous-même, puisque l’aigreur que vous avez contre lui attire sur vous la condamnation de votre juge? Si vous lui opposez une sagesse et une modération vraiment chrétienne, vous demeurerez invulnérable à ses traits, et vous ferez retomber sur lui ce qu’il vous fait. Mais si vous vous abandonnez à l’indignation et à la colère, vous serez blessé non par l’injure qu’il vous a faite, mais par le ressentiment que vous en avez. Ne dites donc point: Il m’a outragé, il m’a déchiré par ses calomnies, il m’a fait souffrir mille maux. Plus vous direz qu’il vous aura fait de mal, plus vous trouverez qu’il vous aura fait de bien; puisqu’il vous aura donné lieu de vous purifier de vos péchés qui sont les plus grands de tous les maux. Ainsi, plus il vous offensera, plus il vous mettra en état d’obtenir de Dieu qu’il vous pardonne toutes vos offenses.

Car si nous voulons nous servir des avantages que la foi nous donne, nul homme ne nous pourra nuire. Nous tirerons les plus grands avantages pour notre salut, de la fureur même de nos plus grands ennemis. Et qui s’étonnera que la haine des hommes nous soit si utile, puisque la rage même des démons nous est souvent avantageuse, comme on le voit dans l’exemple du saint homme Job? Que si cet esprit de malice nous sert en nous haïssant, pourquoi craindrez-vous la haine d’un homme? Considérez combien vous retirez d’avantage d’une injure soufferte humblement et avec douceur. Vous méritez par là: premièrement, que Dieu vous remette vos péchés; ce que je regarde comme le plus grand de tous les biens. Vous vous exercez en second lieu dans la patience, et dans une vertu mâle et généreuse. En troisième lieu, vous vous fortifiez dans la douceur et dans la charité que vous devez avoir pour vos frères, puisque celui qui est incapable de se fâcher contre ses ennemis, sera bien moins en état de manquer de charité envers ceux qui l’aiment. De plus, vous travaillez ainsi à déraciner entièrement la colère de votre coeur: ce qui est le plus grand de tous les biens. Car celui qui bannit la colère de son âme en bannira aussi la tristesse, et il se délivrera de tous ces chagrins et de ces vaines inquiétudes, qui sont les tourments ordinaires de la vie. Le coeur doux et incapable de haine est toujours paisible, et il jouit d’une joie et d’un plaisir qui ne le quittent jamais. Ainsi, en haïssant nos ennemis nous nous punissons nous-mêmes, et en les aimant nous nous aimons.

D’ailleurs, la grâce que Dieu vous fera en vous inspirant cette douceur, vous rendra vénérables à vos ennemis mêmes, quand ce (484) seraient les plus méchants de tous les hommes, quand ce seraient des démons. Et j’ose dire même que si vous persévérez à traiter vos ennemis avec tant de modération, vous n’en aurez plus. Mais le plus grand fruit que vous tirerez de votre douceur, c’est qu’elle attirera sur vous celle de Dieu même. Si vous l’avez offensé, il vous pardonnera vos péchés; et si vous êtes demeuré dans l’innocence, il purifiera votre vertu, et il vous fera approcher de lui avec plus de confiance. Travaillons donc, mes frères, à n’avoir jamais de haine contre personne, afin que Dieu nous fasse la grâce de nous aimer, et de nous remettre toutes nos dettes, quand même nous lui serions redevables de dix mille talents.

Mais cet homme, me direz-vous, me hait et me persécute gratuitement. Ayez donc d’autant plus de compassion de lui. Ne le haïssez pas, mais déplorez son malheur, et que son péché soit le sujet non de votre aversion, mais de vos larmes. Sa condition est bien à plaindre, puisqu’il irrite Dieu contre lui, et la vôtre est bien heureuse, puisque, si vous souffrez avec douceur, Dieu couronnera votre patience. Souvenez-vous que Jésus-Christ allant mourir sur la croix, se réjouissait de ses souffrances, et versait des larmes pour ceux qui devaient le crucifier. Plus donc nos ennemis nous persécutent, plus nous devons les pleurer; puisqu’en nous persécutant ils nous comblent de biens, et qu’ils se font mille maux.

Mais il m’a outragé, dites-vous, il m’a frappé devant tout le monde? Il s’est donc déshonoré devant tout le monde. Il a donc rendu tous les hommes les témoins de sa brutalité et les admirateurs de votre douceur. Il a ouvert leurs bouches pour condamner ses excès, et pour publier votre patience. Mais il a médit de moi en secret? Quel mal vous peuvent faire ces calomnies, puisque c’est Dieu qui sera votre juge, et non ceux qu’il peut avoir surpris par ses médisances? Il est bien plus à plaindre que vous, puisqu’outre ses autres péchés, il rendra compte encore de ceux qu’il fait en vous décriant, et qu’il se nuit à lui-même sans comparaison davantage devant Dieu, qu’il ne vous peut nuire devant les hommes.

Que si ces considérations ne vous suffisent pas encore, souvenez-vous que Jésus-Christ étant le Fils de Dieu et la sainteté même, n’a pas laissé d’être décrié devant ceux qu’il aimait le plus, et par les hommes et par les démons; selon ce qu’il témoigne lui-même par ces paroles: « S’ils ont appelé le Père de famille Béelzébub, combien plus appelleront-ils ainsi ses serviteurs ». (
Mt 10,21) Le démon ne l’a pas calomnié seulement, mais il a été cru dans ses calomnies, lorsqu’il l’accusait non de crimes ordinaires, mais d’être «un séducteur et un ennemi de Dieu».

Que si vous me dites: Cet homme qui m’outrage c’est quelqu’un à qui j’ai rendu mille services, et qui m’a mille obligations. Je vous réponds que c’est ce qui vous doit exciter davantage à le plaindre, puisqu’il est d’autant plus malheureux qu’il est plus ingrat, et que vous devez d’autant plus vous réjouir que vous êtes devenu semblable à Dieu, «qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants». Si vous dites que Dieu est trop élevé pour que vous puissiez prétendre de l’imiter, quoiqu’il soit vrai que sa grâce nous en ait rendus capables, imitez au moins les hommes qui ont été ses serviteurs comme vous l’êtes. Imitez Joseph qui paya les ingratitudes de ses frères d’une infinité de biens. Imitez Moïse qui pria pour un peuple rebelle qui lui faisait toujours la guerre. Imitez saint Paul qui, après avoir été persécuté cruellement par les Juifs, souhaita d’être anathème pour eux. Imitez le bienheureux martyr Etienne, qui, lors même qu’on le lapidait, priait Dieu pour ses bourreaux. Que ces grands exemples nous fassent éteindre la colère dans nos coeurs, afin de mériter que Dieu nous pardonne nos péchés, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (485)


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HOMÉLIE LXII - « JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN». (CHAP. 19,1, JUSQU’AU VERSET 19)


Chrysostome sur Mt 60