Chrysostome sur Mt 65

HOMÉLIE LXV - «ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT A PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT: NOUS NOUS EN ALLONS A JÉRUSALEM,


Mt 20,17-29

ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI,ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT: ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ». (CHAP. 20,17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29)

ANALYSE

1. Jésus-Christ prédit à ses apôtres, sa passion, sa mort et sa résurrection.
2. De la demande des fils de Zébédée.
3. Jésus-Christ leur répond de manière à élever leurs pensée, il apaise doucement les autres apôtres à qui la prétention des deux frères avaient causé quelque dépit.
4-6. Combien les apôtres étaient imparfaits avant qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. - Qu’il n’y a rien de si grand qu’un homme humble, ni de si bas qu’un homme superbe. - Que l’humble est toujours dans la paix et que le superbe est déchiré par ses passions. - Que l’humilité est aimée de Dieu et des hommes, et que l’orgueil est haï de tous.



1. Jésus-Christ ne va pas à Jérusalem aussitôt qu’il sort de la Galilée. Il fait auparavant beaucoup de miracles. Il ferme la bouche aux pharisiens qui le voulaient surprendre. Il exhorte ses disciples à la pauvreté par ces paroles: « Si vous voulez être parfaits, allez ci vendre ce que vous avez ». Il les excite à la chasteté en disant: «Que celui qui pourra le comprendre, le comprenne». Il les porte à l’humilité, lorsque leur montrant un petit enfant il leur dit: «Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux». Il leur promet aussi des récompenses en cette vie, lorsqu’il leur dit: « Quiconque quittera en mon nom sa maison, (507) ses frères et ses soeurs, en recevra le centuple en ce monde»; récompenses auxquelles néanmoins il joint celles du ciel; lorsqu’il ajoute: «Et la vie éternelle en l’autre »s.

Après toutes ces instructions, il va enfin à Jérusalem; et avant que d’y aller il parle à ses disciples de sa passion. Comme ils devaient avoir aisément oublié ce qu’ils désiraient ne jamais voir arriver, il semble que Jésus-Christ ait un soin particulier de les en faire ressouvenir; afin que, par ces avertissements réitérés, il prévienne leur tristesse et les anime à la patience. Il est marqué ici qu’il leur parle «en particulier», parce que ces prédictions des maux à venir ne se devaient pas faire devant le peuple. Car si les apôtres même en étaient troublés, combien le peuple l’aurait-il été davantage? Vous me demanderez peut-être si Jésus-Christ n’a jamais prédit sa passion devant le peuple. Je vous réponds qu’à la vérité il en a parlé quelquefois, mais d’une manière assez obscure, comme lorsqu’il dit: «Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours». (Jn 2,16) Et ailleurs: «Ce peuple demande un signe, mais on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas». (Mt 12,39) Et ailleurs: «Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas ». (Jn 8) Mais il ne parle point obscurément à ses disciples; et il se découvre à eux avec plus de clarté sur ce point aussi bien que sur tout le reste.

Vous me demanderez peut-être encore de quoi il servait au peuple de lui parler de ces choses en des termes si obscurs. S’il n’était pas à propos qu’il comprît ce mystère, pourquoi lui en parlait-on? ou pourquoi lui disait-on des vérités d’une telle manière qu’il n’y pût rien comprendre? Jésus-Christ le faisait afin qu’après sa résurrection ce peuple pût se souvenir que le Sauveur avait prédit sa passion, qu’il s’y était volontairement offert, et qu’il n’y avait point été forcé comme à un mal imprévu et inévitable. Mais il agit autrement à l’égard de ses disciples. Il leur prédit souvent et en termes clairs, sa croix et sa mort; afin que s’étant fortifiés dans l’attente de ce mal, il leur devînt plus supportable et qu’il ne les troublât pas, comme s’ils en eussent été surpris sans l’avoir prévu auparavant. Il s’était d’abord contenté de leur dire qu’il mourrait; mais après les avoir un peu accoutumés à cette parole, il leur découvre les autres circonstances de sa mort; «qu’il serait livré aux gentils, afin qu’ils le traitassent avec moquerie et avec outrage ». Il leur dit ces choses afin que, lorsqu’ils verraient arriver ces maux annoncés d’avance, ils ne doutassent point de sa résurrection toujours prédite en même temps. En ne dissimulant point ses souffrances, même celles qui paraissaient ignominieuses, il méritait d’autant plus d’être cru lorsqu’il leur prédisait la gloire qui les devait suivre.

Mais considérez, je vous prie, mes frères, avec quelle sagesse Jésus-Christ ménage les esprits de ses disciples, et prend les moments favorables pour leur dire ce secret. Il ne veut pas le leur découvrir d’abord, de peur que leur faiblesse n’en fût trop scandalisée. Il ne diffère pas non plus à leur en parler au moment qu’il devait mourir, parce qu’ils en auraient été excessivement troublés. Mais, après leur avoir fait voir sa toute-puissance par un nombre infini de miracles et les avoir fortifiés par la promesse d’une vie éternelle, il leur découvre ensuite ce mystère; et plus d’une fois, ayant soin d’en parler souvent et d’entremêler ce discours dans ses prédications et dans ses miracles.

Un autre évangéliste dit que Jésus-Christ appuya ce qu’il leur dit par le témoignage des prophètes. Et un autre marque encore que «cette parole leur était cachée », et qu’ils en murmuraient entre eux en suivant leur maître. Si donc ils ne comprenaient rien dans cette prédiction, c’était en vain, me direz-vous, que Jésus-Christ la leur faisait. Il était impossible, puisqu’elle leur était cachée, qu’elle pût les fortifier et les préparer à l’attente d’un mal dont ils n’avaient pas la connaissance. Je dis de plus, afin d’augmenter encore cette difficulté: S’ils ne comprenaient rien dans ces paroles, comment pouvaient-ils s’en affliger? Car un autre évangéliste dit clairement qu’ils en furent tristes. Comment s’afflige-t-on d’un mal qu’on ne connaît pas? Ou comment saint Pierre pouvait-il dire à Jésus-Christ: «A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas»?

Que répondrons-nous à cela, sinon que les apôtres comprenaient bien par ce qu’il leur disait qu’il devait mourir, mais qu’ils ne voyaient pas encore ni le mystère de cette mort, ni de la résurrection qui la devait (508) suivre; ni les grands biens que Jésus-Christ devait ainsi apporter au monde. C’est là proprement ce que l’évangéliste marque leur avoir été caché et avoir été le sujet de leur tristesse. Ils pouvaient déjà savoir que les morts pouvaient être ressuscités par d’autres; mais qu’un mort se ressuscitât lui-même, et se ressuscitât pour ne plus mourir, c’était un mystère qui leur était inconnu. Quoiqu’on leur en parlât souvent, ils ne pouvaient le comprendre. Ils ne savaient pas même bien distinctement quel devait être le genre de sa mort ni comment on le ferait mourir. C’est ce qui les troublait dans le chemin lorsqu’ils le suivaient.

2. Toutes les assurances qu’il leur donnait de sa résurrection ne les pouvaient rassurer. Outre ce mot de «mort» en général qui les surprenait étrangement, ces circonstances particulières de «moqueries, d’outrages et de fouets», dont elle devait être accompagnée, augmentaient beaucoup leur étonnement. Le souvenir de tant de miracles qu’ils avaient vus, de tant de possédés guéris; de tant de morts ressuscités et de tant d’autres prodiges semblables, leur paraissait inconciliable avec ces souffrances dont Jésus-Christ leur parlait. Ils ne pouvaient comprendre comment celui qui faisait tant de merveilles pourrait souffrir tant d’indignités. C’est pourquoi ils se trouvaient dans une peine d’esprit et dans une irrésolution très-grande. Tantôt ils croyaient, tantôt ils ne croyaient pas, et ils ne pouvaient bien comprendre ce qu’on leur disait. C’est pourquoi nous voyons que dans ce même moment les deux fils de Zébédée s’approchent de lui pour lui demander la préséance au-dessus des autres apôtres.

«Alors la mère des enfants de Zébédée le vint trouver avec ses deux fils, l’adorant et lui témoignant qu’elle avait une demande à lui faire (Mt 20,20). Et il lui dit: Que voulez-vous? Ordonnez, lui dit-elle, que mes deux fils que voici soient assis dans votre royaume, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche (Mt 20,21)».

Saint Matthieu que nous expliquons, marque que ce fut la mère qui vint faire cette demande à Jésus-Christ, et saint Marc dit que les enfants la firent eux-mêmes. (Mc 10,35) Il est assez probable que cela se fit de l’une et de l’autre manière; e que les enfants employèrent leur mère, afin que ses prières eussent plus de poids auprès du Sauveur, et pour emporter ainsi ce qu’ils désiraient de leur maître. Ce qui me confirme dans ce sentiment et me prouve que c’était en effet les deux frères qui faisaient cette prière par la bouche de leur mère pour s’épargner la honte de la faire eux-mêmes, c’est que Jésus-Christ dans sa réponse s’adresse à eux et non à leur mère. Mais voyons ce qu’ils demandent à leur Maître; dans quel esprit ils le lui demandent, et ce qui leur donna lieu de faire cette prière à Jésus-Christ. Comme ils remarquaient que partout Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres, ils crurent qu’il leur accorderait sans peine cette demande. Un autre évangéliste nous fait voir ce qu’ils demandaient à Jésus-Christ par ces paroles. Comme ils approchaient de Jérusalem et qu’ils croyaient que le royaume de Dieu, qu’ils regardaient comme un royaume terrestre, allait bientôt arriver, ils préviennent les autres apôtres et lui font cette prière, espérant que cet honneur qu’ils demandaient les mettrait à couvert de tous les périls. C’est pourquoi Jésus-Christ en leur répondant éloigne d’abord de leur esprit cette pensée, et leur apprend qu’il faut être prêt à souffrir tout, et la mort même et une mort sanglante et cruelle.

«Jésus répondit: vous ne savez ce que vous demandez; pouvez-vous boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé? Nous le pouvons, lui dirent-ils (Mt 20,22)». Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint-Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au-dessus de tous les maux de la vie. Dieu a voulu que tout le monde connût combien ils étaient imparfaits d’abord, afin qu’on admirât davantage le changement prodigieux que la grâce de Dieu a fait dans leur coeur. Il est donc visible qu’ils ne demandaient rien de spirituel et qu’ils ne pensaient nullement à un royaume céleste.

Mais considérons maintenant ce qu’ils disent en faisant cette demande: «Nous voulons», disent-ils, «que vous fassiez tout ce que nous vous demanderons ». A quoi Jésus-Christ répond: «Que voulez-vous»? Non pas qu’il ignorât en effet ce qu’ils désiraient; mais il voulait les forcer de parler et de découvrir cette plaie secrète qu’il voulait guérir. Alors ayant honte eux-mêmes de ce désir, comme (509) trop bas et trop humain, ils s’approchent de Jésus-Christ en secret: «Ils marchèrent un peu devant », dit l’Evangile, afin de n’être point entendus, et de lui pouvoir dire avec liberté tout ce qu’ils lui voulaient dire. Et voici. ce me semble ce qu’ils désiraient de lui. Comme le Fils de Dieu leur avait promis à tous de les faire seoir sur douze trônes, ils souhaitaient d’avoir les deux premiers d’entre ces douze. Ils savaient déjà que Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres; mais ils appréhendaient encore saint Pierre. C’est pourquoi, sans le-nominer, ils disent seulement: «Ordonnez que nous soyons tous deux assis dans votre «royaume; l’un à votre droite et l’autre à votre gauche ». Ils le pressent par ce terme: «Ordonnez».

Mais Jésus-Christ voulant leur faire voir qu’ils ne demandaient rien que de terrestre et de bas, et qu’ils ne savaient pas même ce qu’ils demandaient, puisque s’ils le connaissaient, ils ne le demanderaient pas: «Vous ne savez ce que vous demandez», leur dit-il, vous n’en connaissez ni le prix, ni la grandeur. Vous ne savez pas combien cette dignité est élevée au-dessus de toutes les puissances des cieux, « Pouvez-vous », ajoute-t-il, «boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé»? Il les éloigne tout d’un coup de leur vaine prétention, en leur proposant des choses qui y étaient tout opposées. Vous ne pensez, leur dit-il, qu’à des honneurs et à des royaumes; vous ne me parlez que détrônes et de dignités, et je ne vous propose que des combats et des souffrances. Ce n’est point ici le temps de recevoir la couronne, et ma gloire ne paraîtra point maintenant. Mais le temps de cette vie est un temps de mort, de guerre et de péril.

Et voyez comment, même par sa manière de les interroger, il les exhorte et les entraîne. Car il ne dit pas: Pouvez-vous répandre votre sang? Mais «Pouvez-vous boire le calice que je dois-boire »? pour les exciter ainsi à souffrir, par la gloire qu’ils auraient de participer à ses souffrances. Il donne ensuite à sa passion le nom de «baptême: Et être baptisés du baptême dont je serai baptisé »? pour marquer que son sang devait expier tous les crimes de la terre. Ces deux disciples, emportés par le désir qu’ils avaient d’obtenir leur demande, répondent hardiment: «Nous le pouvons», ne sachant pas même ce que c’était qu’ils promettaient, et ne pensant qu’à obtenir ce qu’ils désiraient. « Jésus leur dit: vous boirez bien le calice que je boirai, et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé. (23)». Je vous promets de plus grands biens que vous n’en désirez de moi. Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi; que vous mourrez d’une mort violente, et que vous aurez part à mon calice. «Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est point à moi à vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui mon Père l’a préparé (23)». Après leur avoir relevé le coeur, et les avoir fortifiés contre la tristesse qu’ils devaient ressentir à sa passion, il leur fait voir avec une grande douceur que leur demande n’était pas assez réglée.

3. On fait d’ordinaire de,ux questions sur ces paroles de Jésus-Christ. La première: Si Dieu en effet a préparé à quelques-uns la gloire d’être assis à sa droite. Et la seconde: Si Jésus-Christ qui est tout-puissant et le maître souverain de toutes choses, ne peut faire à qui il lui plaît cet honneur qu’ils lui demandent. Il est certain pour le premier point que personne ne peut proprement être assis à la droite ou à la gauche de Dieu. Sa gloire est trop relevée, et sa majesté est trop au-dessus non-seulement des hommes, mais des anges même, et de toutes les vertus célestes, pour que nulle créature puisse prétendre à un honneur réservé au Fils unique du Père. C’est ce que remarque saint Paul quand il dit: «Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit: Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied. Aussi l’Ecriture dit touchant les anges: Dieu se sert des esprits pour en faire ses ambassadeurs et ses anges; mais, il dit au Fils: Votre trône, ô Dieu, demeurera dans tous les siècles des sièc1es» (He 1,5)

Quant à la seconde question, comment Jésus-Christ, peut-il dire: « Ce n’est point à moi à donner à personne la grâce d’être assis à ma droite ou à ma gauche»? Est-ce parce que cette place sera remplie par d’autres personnes à qui il ne l’aura pas donnée? Dieu nous garde d’une imagination si fausse. Voici donc, ce me semble, comment nous devons entendre ces paroles de Jésus-Christ Il répond à ses disciples selon leur pensée. Il se rabaisse et se proportionne à leur faiblesse, il évite de (510) leur parler de ce trône de gloire qu’il a à la droite de son père, puisque ceux-ci n’avaient garde de le pouvoir comprendre, étant encore incapables de concevoir d’autres choses beaucoup moins relevées dont il leur parlait très-souvent. Tout le but de ces deux disciples, comme je l’ai déjà dit, était d’avoir la préséance sur tous les apôtres; et après avoir ouï parler de ces douze trônes qu’on venait de leur promettre, ils tâchent d’obtenir pour eux les deux premiers, ne sachant ce que Jésus-Christ leur promettait par ces trônes.

Que leur répond donc le Sauveur? Il est vrai, leur dit-il, que vous mourrez pour moi et pour la prédication de ma vérité il est vrai que vous aurez part à ma passion et à mes souffrances: mais cela ne suffit pas pour vous faire jouir de cette primauté que vous désirez. Car s’il se trouvait quelqu’un qui, outre le martyre qu’il aurait de commun avec vous, possédât encore toutes les autres vertus en un degré plus éminent que vous ne les auriez possédées, ne croyez pas que parce que je vous aime maintenant, et que je vous préfère aux autres, je voulusse vous mettre encore au-dessus de celui qui aurait été plus saint que vous.

Cependant, il ne leur dit cette vérité qu’obscurément, afin de ne pas trop les affliger:

«Vous boirez», leur dit-il, «mon calice et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé; mais, pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous le donner, mats à ceux à qui mon Père l’a préparé». Et à qui le Père l’a-t-il préparé, sinon à ceux. qui se signaleraient par la sainteté de leur vie?

Pour éclaircir ceci par un exemple familier, supposons qu’entre tous les athlètes il y en a deux aimés particulièrement par celui qui préside aux combats, qui le viennent prier de les préférer à tous les autres, et de leur donner le prix destiné à celui qui remportera la victoire. Ne leur pourrait-il pas répondre qu’il ne dépend pas de lui de leur donner cette récompense, mais qu’elle est réservée à ceux qui l’auront méritée par leur adresse et par leur courage? Pourrait-on dire que cette réponse serait une marque de sa faiblesse et de son impuissance? et ne dirait-on pas plutôt qu’elle serait une preuve de sa justice, puisque, dans cette distribution de récompenses, il n’a aucun égard aux personnes, mais seulement au mérite? Comme donc cet homme ne passerait point alors pour impuissant, mais pour juste, disons de même que ce n’est point par faiblesse, mais par justice que Jésus-Christ ne peut donner à quelques-uns d’être assis à sa droite ou à sa gauche.

C’est pour cette raison qu’il exhorte si souvent ses disciples, de fonder toute l’espérance de leur salut, premièrement dans la grâce et dans la miséricorde de Dieu, et ensuite dans leurs travaux et dans leur courage. C’est ce qu’il marque lorsqu’il dit ici: «Mais à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Car si d’autres vous surpassent en vertu, s’ils font des actions plus saintes que vous, comment les pourrais-je mettre au-dessous dé vous? Croyez-vous que, parce que vous êtes mes disciples, vous serez aussi les premiers de tous, si la sainteté de votre vie ne répond au choix que j’ai fait de vous? C’est donc en ce sens qu’il faut entendre les paroles de Jésus-Christ: «Ce n’est pas à moi à vous donner, etc. » Car on sait assez d’ailleurs qu’il est le maître de tout «et que tout le jugement lui a été donné», comme il dit lui-même. Il le témoigne assez par ce qu’il a dit à saint Pierre: «Je vous donnerai les clés du royaume des cieux». Saint Paul confirme encore, cette vérité, lorsqu’il dit: «On me réserve une couronne de justice que le Seigneur, ce juste Juge, me rendra en ce jour-là; non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement ». (2Tm 4) C’est-à-dire le premier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il a été vu parmi les hommes Puisque saint Paul dit que Jésus-Christ lui réserve la couronne de -justice, il fait bien voir qu’il est le souverain Juge, et que c’est lui qui donne les premiers rangs, puisqu’il est certain que nul des hommes ne sera assis avant saint Paul.

Que si Jésus-Christ parle obscurément en ce lieu, il ne s’en faut pas étonner. Il ménage ses apôtres et épargne leur faiblesse, les voyant encore si humains dans leurs désirs, et il leur répond ainsi en peu de mots pour ne les point attrister, et pour arrêter d’abord cette vaine contestation de préséance.

« Alors les dix autres apôtres conçurent de l’indignation contre les deux frères (24)». Ce mot d’ «alors» se rapporte visiblement au moment que Jésus-Christ reprit ses deux disciples. Tant qu’ils doutèrent des sentiments de Jésus-Christ sur ce point, ils ne (511) témoignèrent point d’indignation: et ils ne se plaignirent point de ce que Jésus-Christ leur préférait ces deux frères. Le respect qu’ils avaient pour leur maître les tenait dans le silence; et quoiqu’ils ressentissent en eux-mêmes quelque dépit, ils n’osaient néanmoins le faire paraître. Ils avaient déjà été affectés trop humainement de ce que saint Pierre seul avait payé le tribut avec Jésus-Christ; cependant ils n’en témoignèrent point leur peine, mais ils se contentèrent de demander seulement au Sauveur quel était le plus grand d’entre eux. Mais lorsqu’ils voient ces deux disciples affecter d’eux-mêmes, et demander la primauté, ils commencent « alors» à murmurer; non pas au moment même qu’ils font cette prière à Jésus-Christ, mais lorsqu’ils voient que Jésus-Christ les en reprend, et qu’il ne veut leur accorder cet honneur qu’autant qu’ils auront travaillé à s’en rendre dignes.

4. Il est aisé de voir dans cette conjoncture que tous les apôtres étaient encore bien imparfaits; puisque deux d’entre eux désirent d’être les premiers de tous., et que tous les autres s’en fâchent et en conçoivent de la jalousie. Mais, comme j’ai déjà dit, ce n’est pas dans cet état que nous devons regarder les apôtres, mais dans celui où le Saint-Esprit les a mis depuis, lorsque, les remplissant de sa grâce, il les a guéris de toutes leurs passions. Aussi le même saint Jean, qui demande ici d’être assis à côté de Jésus-Christ dans son royaume, fait tout le contraire après la Pentecôte, et donne en toutes rencontres la préséance à saint Pierre: et nous voyons dans les Actes des apôtres comment il lui défère dans la prédication et dans les miracles. De même lorsqu’il compose son Evangile, il relève saint Pierre en tout ce qu’il peut. Il rapporte lui seul le témoignage que saint Pierre rendit à Jésus-Christ ressuscité, lorsque les autres apôtres demeuraient dans l’incertitude et dans le silence. Il marque cette entrée mystérieuse dans le sépulcre; et il a soin de le préférer à lui-même en toutes choses. Et parce qu’ils se trouvèrent, tous deux à la passion dans la maison du grand prêtre, saint Jean marque expressément qu’il était connu du pontife, comme s’il craignait qu’en ce point on ne lui donnât quelqu’avantage sur saint Pierre.

Quant à saint Jacques, frère de saint Jean, il ne vécut pas longtemps. Car peu après la descente du Saint-Esprit, il fut embrasé d’une foi si vive que, foulant aux pieds toutes les choses du monde, il parvint à une si haute vertu, qu’il fut tué aussitôt, et mérita d’être le premier, martyr entre les apôtres. C’est ainsi que tous les apôtres sont devenus grands ensuite, et bien différents de ce qu’ils étaient alors dans cet état de faiblesse. Mais que leur dit ici Jésus-Christ pour les apaiser?

«Et Jésus les appelant à lui leur dit: Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands les traitent avec empire (25) ». Comme ils étaient troublés et aigris de la demande des deux frères, il tâche, avant même que de leur parler, de les adoucir en les appelant et en les faisant approcher de lui. Comme les deux frères s’étaient séparés de toute la troupe; pour s’approcher de Jésus-Christ, et pour lui parler en particulier, Jésus-Christ, pour consoler les autres, les fait tous venir auprès de lui pour leur dire ce qui se passait dans le secret de leur coeur, et pour les guérir tous de leur passion. Mais il use ici pour les humilier d’un moyen bien contraire à celui dont il s’était servi il n’y avait pas longtemps. Il n’appelle plus d’enfant pour le mettre au milieu d’eux, et le leur proposer comme un modèle il les étonne au contraire par un exemple bien différent. Les princes des nations, dit-il, « les dominent, et les grands les traitent avec empire ».

«Il n’en doit pas être de même parmi vous: mais que celui qui voudra être grand parmi vous, soit votre serviteur (26). Et que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre esclave (27) ». C’est ainsi que Jésus-Christ a montré que c’est un désir de païens et d’infidèles de souhaiter d’être en charge, et d’avoir le premier rang. Car cette passion est étrangement dangereuse, et elle fait sentir sa violence et sa tyrannie aux plus grandes âmes.

C’est pourquoi, comme elle a besoin d’un remède plus puissant, et comme d’une incision plus profonde, Jésus-Christ s’élève contre elle avec force, et réprime ce désir empoisonné dans ses disciples par la comparaison qu’il fait d’eux avec les païens et les idolâtrés. Ainsi il guérit en même temps l’envie des dix apôtres, et l’ambition des deux frères; comme s’il leur disait: N’entrez point dans ces sentiments d’aigreur, et ne vous croyez point offensés. Ceux qui recherchent ainsi les premières places se font eux-mêmes plus de mal qu’ils n’en peuvent (512) faire aux autres. Ils se déshonorent par ce désir d’honneur, et leur superbe ambition est le comble de la bassesse.

Car ma conduite est bien différente de celle des hommes, Ceux qui commandent parmi les païens, sont les princes et les rois; mais dans la religion que j’établis, celui qui est le premier par sa charge, se doit considérer comme le dernier de tous. Et pour vous faire voir la vérité de ce que je dis, considérez qui je suis et ce que je fais. Quoique je sois le roi des anges, j’ai voulu néanmoins me faire homme: j’ai embrassé volontairement les mépris, les outrages, et non seulement les outrages, mais la mort même. «Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, amis pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (28)». Ainsi, je ne me suis pas contenté de souffrir la honte et l’ignominie, mais j’ai donné « ma vie même pour la rédemption de plusieurs ». Car qui sont ceux pour qui je suis mort, sinon les païens et les idolâtres? Quand vous vous humiliez vous autres, c’est pour vous-mêmes. Mais quand je me suis humilié, ce n’était point pour moi, mais pour vous.

Ne craignez donc point, mes frères, que votre humilité vous déshonore. Vous ne sauriez jamais, quoi que vous fassiez, vous humilier autant que votre Maître. Et néanmoins son humiliation est devenue son plus grand honneur et le comble de sa gloire. Avant qu’il se fût fait homme, il n’était connu que des anges. Mais depuis qu’il s’est revêtu de notre corps, et qu’il est mort sur une croix, non-seulement il n’a pas perdu cette première gloire, mais il y a encore ajouté celle de se faire connaître et adorer de toute la terre.

Après cela, n’appréhendez point de vous abaisser en vous humiliant. C’est ainsi au contraire que vous vous relèverez davantage, parce que l’humilité est une source d’honneur et la porte du royaume. Craignons plutôt qu’en prenant une voie tout opposée pour nous élever, nous ne nous combattions nous-mêmes dans cette injuste prétention. Car on ne devient pas grand cri désirant de l’être. Mais celui qui veut être le plus grand de tous, deviendra au contraire le dernier de tous.

C’est une conduite que Jésus-Christ garde toujours dans l’Evangile, d’apprendre aux hommes que le moyen d’obtenir ce qu’ils désirent, est d’y tendre par des voies toutes contraires à leurs pensées. Nous avons déjà fait voir cela plusieurs fois, comme à l’égard des ambitieux et des avares. Le Fils de Dieu dit à l’ambitieux: Pourquoi donnez-vous l’aumône aux pauvres, sinon pour acquérir de l’honneur devant les hommes? Détruisez donc ce mauvais désir, et je vous comblerai d’honneur et de gloire. Il dit à l’avare: Pourquoi amassez-vous tant de biens, sinon pour devenir riche? Cessez donc d’aimer ces richesses passagères, et je vous enrichirai véritablement. Il agit encore ici de la même manière. Pourquoi, dit-il, désirez-vous la première place, sinon pour être le premier de tous? Choisissez donc d’être le dernier, et vous serez le premier. Si vous voulez être grand, ne désirez point de l’être, et vous le serez. Car ce désir d’être grand est de la dernière bassesse. Vous voyez comment il les guérit de leur passion, en leur montrant que s’ils veulent la satisfaire, ils n’obtiendront point ce qu’ils désirent, et qu’ils l’obtiendront en la combattant.

5. Il leur représente l’esprit de domination qui règne chez les païens, afin qu’ils en aient plus d’horreur, et qu’ils le considèrent comme une chose abominable, qui n’est propre qu’aux infidèles et aux idolâtres. L’orgueil, mes frères, n’est qu’une bassesse, et l’humilité est une grandeur solide. Les. grandeurs du monde n’en ont que le nom et l’apparence, mais celle de l’humble est réelle et véritable. Les hommes sont grands par une déférence étrangère que la nécessité et la crainte leur fait rendre; l’humble est grand par une grandeur intérieure, qui tient de celle de Dieu même. Celui qui est grand de cette manière, demeure toujours-ce qu’il est, quand il ne serait connu de personne; mais le superbe n’est digne que de mépris, lors même qu’il est adoré de tous les hommes. L’honneur que l’on rend aux grands du monde est forcé, c’est pourquoi il périt bientôt, mais celui que l’on rend à l’humble est tout volontaire, et ainsi il ne change point.

Nous voyons une preuve illustre de ce que je dis dans tous ces saints, qui ont été d’autant plus humbles à leurs propres yeux, qu’ils étaient plus élevés aux yeux de Dieu. Leur grandeur est la même après leur mort qu’elle a été durant leur vie, et elle se conserve pour jamais dans la mémoire et dans la vénération des hommes.

Que si nous voulons consulter la raison, elle nous aidera encore à comprendre cette même (513) vérité. On est élevé soit parce qu’on est naturellement de haute taille, soit parce qu’on est haut placé. Voyons donc quel est celui qui se trouve dans ces conditions, ou l’homme vain, ou l’homme humble, et nous trouverons qu’il n’y a rien qui nous abaisse davantage que l’orgueil, ni qui nous élève plus que l’humilité. Le superbe veut être le premier de tous. Il regarde tout le monde comme étant au-dessous de lui. Plus on lui rend d’honneur, plus il en désire, et ne comptant point celui qu’il a déjà reçu, il en redemande toujours davantage. Il méprise tous les hommes avec une insolence insupportable, et il veut néanmoins avoir leur estime. Peut-on trouver rien de plus extravagant et qui se contredise davantage? Il aime les louanges de ceux qu’il méprise, et lorsqu’il les foule aux pieds, il veut qu’ils l’honorent. N’est-il pas visible que cet homme si altier rampe par terre, et que son effort pour s’élever n’aboutit qu’à le faire ramper. Vous voulez vous mettre au-dessus de tous les hommes, car c’est là l’esprit de l’orgueil. Vous croyez que, tous les autres ne sont rien au prix de vous. Pourquoi donc voulez-vous être honoré de ceux qui ne sont rien? Pourquoi voulez-voua être toujours environné d’une troupe de flatteurs?

Vous voyez, mes frères, que rien n’est plus bas ni plus méprisable que cette grandeur imaginaire. Considérons maintenant la grandeur véritable qui est inséparable de l’humilité. L’humble sait ce que c’est que l’homme. Il est persuadé que les hommes sont quelque chose de grand; mais il se croit eu même temps le dernier des hommes; et ainsi il se croit indigne de l’honneur qu’on lui- rend, parce qu’il estime beaucoup ceux qui le lui rendent. Il est toujours élevé. Il est toujours égal à lui-même, et toutes ses pensées s’accordent parfaitement. L’estime qu’il a des hommes lui en donne aussi pour l’honneur qu’il en reçoit, et les moindres déférences lui paraissent grandes. Le superbe, au contraire, estime l’honneur, et méprise en même temps ceux qui l’honorent.

De plus, l’humble n’est point esclave de ses passions. Il n’est ni troublé par la colère, ni possédé par l’orgueil, ni déchiré par la jalousie. Et qu’y a-t-il dans le monde de plus grand qu’une âme affranchie de cet esclavage? Le superbe, au contraire, est comme exposé en proie à ces différentes passions. La colère, l’envie, la vaine gloire déchirent son coeur; et il est semblable à ces insectes qui se plaisent dans l’ordure et qui s’en nourrissent. Lequel des deux vous paraît donc le plus grand? Celui qui est libre de ses passions, ou celui qui en est encore l’esclave? Celui qui les maîtrise, et qui ne s’y laisse jamais surprendre, ou celui qui tremble et qui leur obéit, lorsqu’elles lui commandent quelque chose? De deux oiseaux qu’on vous ferait voir, lequel diriez-vous qui volerait le plus haut, ou celui qui s’élève au-dessus de tous les pièges et de tous les filets des chasseurs, ou celui qui n’a pas même besoin de filets pour être pris, parce que sa pesanteur l’empêche de s’élever de terre, et que, se servant moins de ses ailes que de ses pieds, il est aisé de le prendre même avec la main? Voilà proprement l’état d’un orgueilleux. Comme il rampe toujours par terre, il est exposé à tous les pièges qu’on lui tend.

6. La chute de l’ange est une preuve claire de ce que je dis. Tant qu’il a été humble, il a été élevé au plus haut du ciel, et son orgueil l’a précipité jusques au fond des enfers. L’homme, au contraire, lorsqu’il s’humilie devient si grand et si élevé, qu’il foule aux pieds cet auge superbe selon cette parole de Jésus-Christ: « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions (Luc 10,19)», et, après cette vie, il devient égal aux anges. Que si vous voulez voir parmi les hommes une preuve sensible de ce que je dis, souvenez-vous de ce barbare qui commandait une armée si redoutable, qui, ne comprenant pas ce que le sens commun apprend à tous les hommes, ne savait pas qu’une pierre fût une pierre, une idole une idole et ainsi se rabaissait au-dessous des pierres par le culte sacrilège qu’il leur rendait.

L’humble, au contraire, qui honore Dieu et lui est fidèle, s’élèvera jusques au ciel. Ou plu. tôt il pénétrera jusqu’au plus haut des cieux, et passant même au-delà des anges, il se présentera devant le trône de Dieu. Mais je vous prie de me dire lequel des deux est le plut méprisable et le plus abject, ou celui que Dieu protége, ou celui à qui Dieu déclare la guerre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Et cependant, voici ce que dit l’Ecriture de ces deux sortes de personnes: «Dieu résiste aux «superbes, et il donne sa grâce aux humbles». (Jc 4,6) Je vous demande encore lequel des deux vous paraît plus grand, celui qui offre sans cesse à Dieu une hostie très-agréable, ou (514) celui qui n’a aucun accès ni aucune confiance auprès de lui? Vous me demandez quelles sont ces hosties et ces sacrifices que l’humble peut offrir à Dieu. L’Ecriture le dit: «L’esprit affligé est un sacrifice à Dieu, Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et humilié»(Ps 51,17) Vous voyez donc quelle est la pureté de l’esprit humble, et par, conséquent quelle doit être l’impureté de l’esprit superbe. Car toute âme qui est infectée d’orgueil, est impure devant Dieu.

Nous voyons aussi dans l’Ecriture que Dieu proteste qu’il trouve son repos dans l’humble. «Sur qui jetterai-je les yeux», dit-il, «et sur qui me reposerai-je, sinon sur celui qui est doux et humble, qui tremble à la moindre de mes paroles »? (Is 66,2) Ainsi l’humble demeure avec Dieu, et le superbe habitera avec le démon. C’est ce qui a fait dire à saint Paul: «Que celui qui s’enfle d’orgueil, tombera dans le jugement et dans la condamnation du diable ». (1Tm 3,6) Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il arrive à celui qui est possédé de cette passion tout le contraire de ce qu’il désire. Il a de hauts sentiments de lui-même. Il veut être honoré de tous, il est au contraire méprisé de tous. Sa vanité le rend ridicule, il a tous les hommes pour ennemis, il n’a personne qui le soutienne, il est l’esclave de la colère, il a une source d’impureté dans le coeur. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie?

Mais y a-t-il au contraire rien de plus heureux que celui qui est humble? Il est aimé de Dieu: il est honoré des hommes sans qu’il le désire. Tous le respectent comme leur père, tous le considèrent comme leur frère; et tous le chérissent comme la prunelle de leur oeil. Devenons donc humbles et petits pour devenir grands. Fuyons l’abîme où l’orgueil nous précipite. C’est cette passion qui a perdu Pharaon. Eu se vantant de ne point connaître Dieu, il devint plus méprisable que les rats, que les grenouilles et que les mouches qui le tourmentèrent avec son peuple: et il fut enfin abîmé dans la mer avec toute son armée.

Abraham au contraire, en reconnaissant de tout son coeur «qu’il n’était que terre et que cendre (Gn 14)», défit une grande armée de barbares. Etant tombé entre les mains des Egyptiens, Dieu fit un grand miracle pour sauver sa vie et l’honneur de sa femme. Il s’attacha toujours à cette vertu, et il crût en grandeur à proportion qu’il croissait en humilité. C’est cette vertu qui l’a couronné, et qui l’a rendu et le rendra célèbre dans la succession de tous les siècles. Pharaon au contraire n’est maintenant qu’un objet d’exécration et d’horreur, et on le foule aux pieds comme de la terre et de la boue. Car Dieu ne hait rien tant que la présomption et l’orgueil. Il a fait toutes choses dès le commencement du monde, pour déraciner de notre coeur cette passion. C’est pour ce sujet que l’homme est devenu mortel, que sa vie est accompagnée de tant de douleurs et de misères, et que Dieu l’a condamné à travailler sans cesse, et à gagner sa vie à la sueur de son visage. N’est-ce pas cette même passion qui perdit le premier homme? Elle lui fit espérer d’être égal à Dieu, et en lui promettant ce qu’il n’avait pas, elle lui fit perdre ce qu’il avait. Car c’est là l’effet ordinaire de l’orgueil. Il ne nous donne point ce qu’il nous promet faussement, et il nous ravit ce que nous avions. L’humilité fait tout le contraire; elle conserve tous les biens de l’âme, et elle lui en donne encore de nouveaux. Aimons donc cette vertu, mes frères. Travaillons avec ardeur pour l’acquérir et la conserver, afin qu’elle nous rende heureux et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (515)





Chrysostome sur Mt 65