Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 48

48 Ne voyez-vous pas en effet qu'en voulant garder la continence, malgré son mari, cette femme s'expose à être plus que lui-même, punie de ses crimes et de ses désordres? Et comment, me direz-vous? — Parce qu'en lui refusant le légitime usage du mariage, elle le porte à se précipiter dans le vice. Saint Paul exige pour ce refus le consentement mutuel des deux parties ; comment donc excuser la femme qui prétend imposer à son mari le sacrifice absolu de ses droits? — Mais c'est là une odieuse servitude ! — Je l'avoue; mais qui vous forçait à vous y soumettre? C'était avant le mariage, et non après qu'il fallait faire toutes ces réflexions. Aussi l'Apôtre, qui vient de nous représenter combien la chaîne du mariage est lourde et pesante, se hâte-t-il de nous indiquer les moyens de nous y soustraire. N’avez-vous point de femme ? dit-il, ne cherchez point à vous marier. C'est ainsi qu'il nous amène indirectement à mieux accueillir la virginité en faisant ressortir les tribulations du mariage; toutefois il ajoute : Si vous épousez une femme, vous ne péchez point: et si une fille se marie, elle ne pèche point. Voilà donc le grand mérite du mariage, on peut le contracter sans péché ! La virginité seule mérite l'admiration; tout l'avantage des époux, c'est de pouvoir se dire qu'ils n'ont point failli, point violé la loi. Nous étonnerons-nous maintenant que l'Apôtre nous exhorte à garder la continence, puisque le lien conjugal, quelque dur qu'il soit, demeure indissoluble.

49  Eh quoi ! me direz-vous, la virginité ne produit-elle d'autres fruits que l'éloignement de toutes ces tribulations? une si faible récompense est-elle en proportion avec une vertu aussi élevée? et qui voudrait, pour un prix aussi modique, en embrasser la pratique, et en affronter les luttes? Le combat va s'engager contre les puissances infernales, car ce n'est pas seulement contre la chair et le sang, contre la nature et la concupiscence qu'il nous faut résister (Ep 6,12) ; mais; créatures faibles et mortelles, nous devons, nous vierges, rivaliser avec les intelligences célestes, et vous ne nous proposez que des avantages terrestres Vous ne connaîtrez pas, dites-vous, les tribulations du mariage. Ce langage ne nous satisfait point; voici celui qu'aurait dû tenir l'Apôtre : La vierge qui se marie, ne pèche point, mais elle rejette elle-même cette palme glorieuse, et ces ineffables récompenses qui sont l'apanage exclusif de la virginité. Ne devait-il point retracer ce triomphe éclatant qui couronne, dans le ciel la victoire des vierges? Elles s'avancent au-devant de Époux divin, et tiennent des lampes étincelantes de lumière. Elles forment autour de son lit nuptial une garde d'honneur et de fidélité, et brillent au premier rang près de son trône royal. Mais au lieu de nous tenir ce sublime langage, il ne nous parle que du frivole avantage de ne pas connaître les misères humaines. Je crois, dit-il, que la virginité, est un bien, parce qu'elle nous délivre des maux de la vie présente. Il ajoute encore : Si une fille se marie, elle ne pèche point, mais elle souffrira des tribulations dans la chair. Entendez-vous ce silence complet et absolu sur tout motif spirituel et divin, et cette double omission de toute récompense céleste? Bien plus, dans toute la suite de son Epître, nous retrouvons toujours cette même absence de pensées religieuses: on dirait qu'il n'envisage et n'estime que les choses de la terre : Le temps est court, dit-il; et au lieu d'ajouter: je désire donc que vous en profitiez pour vous assurer dans le ciel la gloire
(154) et les honneurs de la virginité, il se contente de dire : Je désire que vous soyez sans inquiétude.
Ma première réponse à votre objection sera de vous faire observer, qu'en parlant du pardon des injures, l'Apôtre suit également une marche qui semble toute contraire à son but : Si votre ennemi a faim, dit-il, donnez-lui à manger. S'il a soif, donnez-lui à boire. (Rm 12,20) Mais quels seront les motifs de cette héroïque charité, de cette latte violente contre l'entraînement de la colère, et de ces efforts généreux qui peuvent seuls éteindre les feux de la haine et de la vengeance? Sans doute la pensée du ciel et la vue de ses récompenses. Nullement; il ne nous propose que le plaisir de nuire à notre ennemi : Par ce moyen, ajoute-t-il, vous amasserez des charbons ardents sur sa tête. () Pourquoi donc parle-t-il ainsi? est-ce qu'il ignorait l'art de la persuasion? Non, c'est ici surtout que je comprends à quel degré il possédait le secret de gagner les coeurs. Comment cela, me direz-vous? je m'explique; il parlait aux Corinthiens, auprès desquels il se glorifiait de ne savoir que Jésus, et Jésus crucifié, aux Corinthiens qui, encore charnels, et peu avancés dans les voies de l'esprit, avaient besoin d'être nourris du lait des faibles. Il leur écrivait : Je ne vous ai point nourris de viandes solides, parce que vous ne pouviez les supporter; à présent même, vous ne le pouvez pas encore, parce que vous êtes toujours charnels, et que vous vous conduisez selon l'homme. (1Co 3,2-3) Voilà pourquoi il n'allègue, pour les éloigner du mariage et les porter à la virginité, que des motifs tirés d'intérêts humains et terrestres. Il n'ignorait pas en effet que- ces motifs seraient puissants sur des esprits peu élevés, et sur des coeurs attachés aux sens et à la chair.
Ne voyons-nous pas chaque jour des hommes grossiers et ignorants se faire comme un jeu de mêler le saint nom de Dieu à leurs serments et à leurs parjures? Mais proposez-leur de jurer par la vie de leurs enfants : ils s'y refuseront obstinément. Ce second péché est moins grave que le premier, et entraîne un châtiment moins sévère : cependant il tombe davantage sous les sens., et la matière en est plus présente, c'est pourquoi on craint beaucoup plus de le commettre. C'est ainsi encore qu'auprès d'un pauvre et d'un affligé, l'espérance d'un avantage présent pour eux-mêmes, ou pour leurs enfants, est une consolation bien plus efficace que la promesse réitérée du royaume des cieux. Oui, ils sont principalement sensibles à une guérison inespérée, à un emploi lucratif, et à un grand danger évité. Tant il est vrai que presque tous les hommes n'estiment que les biens présents et sensibles. Ces biens et ces maux que nous voyons, que nous ressentons excitent plus fortement soit nos désirs, soit nos craintes, parce que les uns et les autres. sont plus près de nous, plus à notre portée.
Vous comprenez maintenant la marche que suit l'Apôtre pour amener les Corinthiens à l'estime de la virginité, et les Romains à la pratique du pardon des injures. Un chrétien encore faible dans la foi, renoncera moins aisément au funeste plaisir de la vengeance par la perspective éloignée du royaume des cieux que par la certitude présente de nuire à son ennemi. C'est pourquoi saint Paul voulant déraciner dans les coeurs le souvenir des injures et l'explosion de la colère, présente d'abord les motifs qu'il estime les plus capables de faire impression. Toutefois ne croyons point qu'il fasse ici.entièrement abstraction des récompenses futures; non, le grand Apôtre ne commet pas cet oubli, mais il s'attache à nous inspirer d'une manière ou d'une autre le goût de la générosité, et comme à ouvrir une porte à la réconciliation. Car dans toute grande entreprise; le plus difficile est de commencer, et quand on a bien commencé, on a déjà levé presque tous les obstacles.
Jésus-Christ, il est vrai, adopte une méthode toute différente, et ne parle que des récompenses célestes. S'agit-il de la virginité? Il y a des eunuques, dit-il, qui se sont rendus tels pour le royaume des cieux. S'agit-il de prier pour nos ennemis? Soyez, dit-il, semblables à votre Père qui est dans les cieux. (Mt 19,12) C'est ainsi qu'il laisse de côté, comme bon seulement pour des esprits faibles et pusillanimes, les motifs d'une vengeance légitime, et ces charbons ardents que nous amassons sur la tête de nos ennemis. Il ne propose donc à ses auditeurs que les considérations de l'ordre le plus élevé. Mais quels étaient ses auditeurs? C'étaient Pierre, Jacques, Jean et les autres Apôtres. Est-il étonnant qu'il ne leur parle que de récompenses célestes? et l'Apôtre, lui aussi, eût tenu le même langage, s'il eût eu les mêmes auditeurs. Mais parce que les Corinthiens étaient (155) encore tout charnels, il leur promet le genre de récompenses qui peut les exciter le plus fortement à la vertu. C'est ainsi encore que le Seigneur proposait aux Juifs pour prix de leur obéissance, l'abondance des prospérités temporelles, et se taisait sur les biens de la vie future. Il les menaçait également, non des supplices éternels de l'enfer, s'ils transgressaient sa loi, mais de leur envoyer des pestes, des famines, des guerres et l'exil, parce que des hommes tout terrestres désirent vivement ces biens, et ne redoutent pas moins ces maux, tandis qu'ils sont peu touchés de ceux qu'ils n'aperçoivent que de loin.
Saint Paul s'attache de .préférence aux motifs qui pouvaient le plus aiguillonner ses auditeurs. Il voulait encore leur montrer un mérite particulier de la virginité. Les autres vertus nous coûtent ici-bas beaucoup de fatigues, et en sont récompensées. que dans le ciel ;mais celle-ci nous offre encore ce précieux, avantage, qu'elle nous affranchit de mille inquiétudes. Enfin il se proposait un troisième, but, celui de prouver que malgré une apparente impossibilité, la virginité est d'une pratique facile : c'est ce but qu'il atteint pleinement en énumérant toutes les difficultés et les tribulations du mariage. La virginité, semble-t-il nous dire, vous paraît pénible et difficile; eh bien ! je vous engage à l'embrasser, parce qu'elle est plus douce et plus aisée que le mariage : et comme je souhaite votre bonheur, je désire que vous viviez tous dans la continence.
Mais ici vous m'arrêtez soudain, et vous me reprochez de dépeindre le mariage comme une source de peines et d'ennuis; il enfante au contraire, dites-vous, la joie et le plaisir. N'est-ce pas lui qui prépare une voie facile aux instincts de la nature, et aux voluptés des sens? Sa présence bannit de la vie la tristesse et le chagrin et amène la gaieté, le ris et les délices. Festins splendides, riches parures, parfums exquis et vins délicieux, voilà son cortége ; nommez une jouissance que ne produise pas le mariage?

50 Vous vous trompez: en permettant l'union des sexes, le mariage n'excuse pas la volupté. Saint Paul dit que la femme qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. (1Tm 5,6) Et si vous repoussez cette sentence comme ne concernant que les veuves, écoutez le commandement que le même apôtre fait à toutes les femmes : Je veux qu'elles se parent de modestie et de chasteté; et non avec des cheveux frisés, ni des ornements d'or, ni des perles, ni des habits somptueux; mais comme il convient à des femmes qui montrent leur piété par les bonnes oeuvres. (1Tm 2,9-10) Observons encore que ces recommandations se rencontrent fréquemment dans ses diverses Epîtres, tant il s'attache à nous détourner de toutes ces vanités. Mais peut-être expliquerez-vous ce langage par l'influence du siècle où saint Paul vivait; en effet, l'Evangile avait déjà répandu parmi les fidèles un certain esprit de modestie chrétienne et de spiritualité. Eh bien ! écoutez le prophète Amos qui parlait aux enfants d'Israël et dans un temps où l'on pouvait se permettre le luxe, les plaisirs et toutes les superfluités de la vie. Avec quelle sévérité ne condamne-t-il pas ces moeurs efféminées ! Malheur à vous! s'écrie-t-il, qui êtes réservés pour le jour mauvais, et qui profanez les fêtes du Seigneur ! malheur à vous, qui dormez sur des lits d'ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche; qui mangez les agneaux choisis et les génisses lés plus grasses; qui chantez aux accords de la lyre; qui vous enivrez de plaisirs fugitifs; qui buvez les vins les plus délicats, et qui vous parfumez des huiles les plus précieuses! (Am 6,3-6)

51 Ainsi, je le répète, une vie molle et sensuelle est interdite aux époux; mais quand même le mariage leur en donnerait le droit, il est si fécond en chagrins et en tribulations que le sentiment de la douleur ferait bientôt évanouir en eux celui du plaisir.

52 Supposons qu'un mari soit naturellement jaloux, ou qu'il le devienne, même sans aucun motif réel; est-il un être plus malheureux? Le toit conjugal sera désormais un vrai champ de bataille, et une mer furieuse tout y est plein de tristesse et de soupçons, de querelles et de troubles. Cette passion insensée produit tous les effets d'une démence furieuse : celui qu'elle possède est inquiet, agité, brusque, violent et emporté contre tous ceux qui l'entourent, coupables ou innocents, esclaves ou enfants. Pour lui plus de plaisirs; il ne rencontre sous ses pas que le deuil, la tristesse et l'amertume. Au seuil du foyer domestique, sur la place publique et en voyage, un noir chagrin l'accompagne; l'aiguillon de la jalousie déchire son coeur, et une douleur poignante trouble son repos. Faut-il donc s'étonner que cette humeur sombre et (156) mélancolique amène souvent une véritable frénésie? Une seule de ces tortures si diverses et si nombreuses suffirait pour rendre un homme malheureux : que sera-ce donc si elles se réunissent pour l'attaquer et le presser sans relâche? est-il une mort plus cruelle? Oui, la plus extrême indigence, la maladie la plus douloureuse, et le supplice du glaive ou du bûcher ne sont rien en comparaison de telles souffrances : il faut les avoir éprouvées pour les comprendre.
Hélas ! il suspecte une épouse qu'il aimé, et pour laquelle il donnerait son sang; qui pourrait guérir la blessure de son coeur? Les mets de sa table lui semblent receler un perfide poison, et le sommeil ne visite jamais une couche sur laquelle il se roule dans sa douleur et dans son angoisse comme sur des charbons ardents. C'est en vain que l'amitié l'entoure, que lés affaires l'appellent, que la crainte de périls imminents le presse, et que le plaisir l'entraîne; rien ne saurait dissiper sa constante inquiétude, et le tourment qui l'agite le rend insensible à tous les maux de la vie, non moins qu'à toutes ses fêtes. Aussi Salomon avait-il bien raison d'assurer que la jalousie est inflexible comme l'enfer. (
Ct 8,6) L'époux outragé, dit-il encore, est implacable dans sa fureur; il ne pardonnera pas au jour de la vengeance; les prières ne pourront le fléchir, et les présents ne le désarmeront point. (Pr 6,34-35) Tel est même le caractère particulier de cette passion que la vengeance devient impuissante à cicatriser les blessures du coeur. Plusieurs ont frappé un rival odieux, et n'ont pu bannir la douleur, ni le souvenir de l'affront reçu. Plusieurs ont égorgé une épouse soupçonnée et n'ont fait qu'alimenter la flamme qui les dévorait.
Mais si de simples soupçons sans fondement suffisent pour amener à ce triste état un époux prévenu, comment dépeindre la situation de sa malheureuse épouse? elle est mille fois plus pénible encore. Celui qui devrait être son consolateur et son soutien, dans ses peines et ses chagrins, est devenu pour elle un tyran barbare et un ennemi cruel. Infortunée ! où aller? quel asile s'ouvrira à sa détresse? et quel refuge abritera son malheur? Hélas ! tout port de salut lui est fermé; et elle se heurte aux nombreux écueils du désespoir. Ses serviteurs eux-mêmes l'humilient bien plus encore que son époux, car ils sont naturellement ingrats et soupçonneux, et ils exploitent la mésintelligence de leurs maîtres pour secouer le joug de l'obéissance, et satisfaire leurs instincts méchants. Ils peuvent mentir impunément; et ils s'étudient à entretenir par la calomnie les soupçons d'un mari jaloux; et celui-ci n'est que trop disposé à prêter une oreille facile à tous leurs rapports. Il ne sait plus distinguer la vérité d'avec le mensonge, ou plutôt il admet comme réel tout ce qui entretient son aveuglement, et rejette comme faux tout ce qui pourrait le dissiper. Ainsi cette malheureuse épouse craint et redoute ses serviteurs non moins que son mari; elle est même contrainte de céder à leur influence, et de se rendre leur esclave. Mais quand cessera pour elle l'amertume des larmes? Quelle nuit, quelle journée et quelle fête ne s'écoulent pas dans les pleurs, les gémissements et la douleur? Que dire des menaces, des insultes et des reproches dont l'accablent un époux qui se croit offensé, et une troupe de valets insolents? Elle est comme gardée à vue, et dominée par la crainte et la terreur. Tous ses mouvements sont épiés, son regard et ses paroles sont observés, et ses soupirs eux-mêmes sont interrogés avec- une scrupuleuse curiosité. Il faut donc que, froide comme un marbre, elle dévore silencieusement tous ces outrages, et qu'elle vive prisonnière et enchaînée dans sa maison. Elle ne peut faire un pas, ni dire une parole, ni pousser un soupir, sans en rendre compte aux juges corrompus qui l'entourent et la surveillent. Et maintenant mettez en parallèle, avec ces tribulations, la fortune, le luxe des festins, et le grand nombre des esclaves, l'éclat de la naissance, la splendeur des dignités, la gloire personnelle et l'illustration de la famille; ajoutez encore tout ce qui peut rendre l'existence douce et agréable, et dites-moi si en face de ces douleurs multipliées, le plaisir ne s'évanouit pas promptement tout entier : ah ! une goutte d'eau est moins perdue dans l'abîme de l'Océan !
Tels sont les maux que cause la jalousie dans le coeur d'un époux. Si elle attaque celui de la femme, et combien en voyons-nous d'exemples ! le mari sera moins malheureux, je l'avoue; quant à son épouse, elle verra ses douleurs s'accroître comme dans une progression indéfinie. Elle ne peut soutenir la lutte à armes égales; quel mari supporterait qu'on lui interdît toute sortie au dehors? Et (157) quel serviteur oserait surveiller un maître qui pourrait le châtier rigoureusement? Ainsi pour elle nulle consolation, pas même celle de l'espionnage, ou des récriminations. Et en effet son époux lui permettra peut-être quelques reproches une ou deux fois; mais si elle les renouvelle, il lui apprendra que le meilleur pour elle est de ronger son frein en silence. J'ai supposé jusqu'ici que les soupçons des deux époux sont également injustes : admettons au contraire qu'ils sont fondés à l'égard de la femme. Qui pourra l'arracher à l'implacable vengeance d'un mari offensé? Nos. lois le favorisent, et il livrera à toute leur rigueur cette femme qu'il aime avec passion. Mais est-ce lui qui est le coupable? il échappe facilement à la justice humaine, et ne ressort que du tribunal du souverain Juge. Cette certitude n'est d'ailleurs pour cette infortunée qu'une bien faible consolation; et elle s'éteint chaque jour sous l'action délétère du philtre que lui verse une main perfide. Souvent même il devient inutile d'employer tous ces charmes; le chagrin la tue, et prévient un crime.
Je conseillerais donc à une femme de refuser tous ceux qui prétendraient à sa main, quel qu'en fût le nombre. Elle ne peut être admise à dire que les joies du mariage l'entraînent irrésistiblement, puisque ces prétendues joies ne recèlent que de véritables douleurs. Je viens de le prouver. Mais ces tribulations, dira-t-on, se rencontrent-elles dans tous les mariages? presque dans tous; tandis que l'état de virginité en est entièrement exempt. Si une épouse n'est point présentement malheureuse, elle redoute de le devenir. Et qui peut se marier sans s'exposer à tous les inconvénients du mariage? Une vierge au contraire jouit de son bonheur, et ne craint point de le perdre. Sans doute, je le reconnais, tous les époux ne sont pas jaloux; mais l'union conjugale ne connaît-elle que ces tribulations? Si vous en évitez une, vous vous heurtez contre vingt autres. Quand on suit un sentier étroit et.bordé d'épines, on ne peut se garantir des unes qu'en se déchirant aux autres; c'est ainsi que dans le mariage une souffrance évitée en amène une autre plus grande encore, et que vous n'échappez à une douleur que pour tomber dans un malheur plus sensible. Ah ! qu'il est difficile de trouver une union parfaitement heureuse !

53 Mais laissons-là, je le veux bien, tous les inconvénients du mariage, et parlons de ce qu'il offre de plus séduisant, et de ce que presque tous recherchent. Un homme est pauvre, d'une famille obscure et d'une condition vulgaire; et voilà que tout à coup il épouse une femme noble, riche et puissante. Eh bien ! cette union qui vous paraît si belle, ne lui apporte en réalité que les plus amères déceptions. Car si l'orgueil est le vice commun de tous les hommes, on peut assurer que dans la femme il s'accroît en raison même de la faiblesse de son sexe. C'est pourquoi elle est plus facilement orgueilleuse, et dès qu'un motif plausible semble l'excuser, elle franchit toutes limites. Comme la flamme qui dévore un bois sec et aride, elle tend toujours à s'élever, renverse toute subordination, et trouble toute harmonie. C'est en vain que Dieu a établi l'homme chef de la femme; son orgueil fier et hautain se révolte et change les rôles. L'époux devient un serviteur humble et soumis, tandis que l'épouse marche en reine et en maîtresse. Mais n'est-ce point pour u n homme la pire des conditions, sans parler des injures, des affronts et de mille dégoûts qu'il lui faut essuyer?

54 Peu m'impode cette fierté de caractère, me répondrez-vous avec la plupart des hommes. Donnez-moi seulement une femme riche, et je me charge de la faire plier. Ce langage prouve que vous ne connaissez point la difficulté d'une telle entreprise ; et d'ailleurs le succès en, serait malheureux. Lorsque la force et la contrainte sont nécessaires pour faire obéir une épouse, il vaut encore mieux pour le bonheur du. ménage qu'elle commande. La violence détruit tout sentiment d'affection et de tendresse; et quand le dévouement et l'amour sont remplacés par la crainte et la nécessité, que devient l'union conjugale?

55 En regard de ce premier tableau, peignons celui de la femme pauvre qui a épousé un homme riche. Elle est moins sa compagne que son esclave; elle a perdu sa liberté, et l'on croirait presque que son mari l'a achetée sur la place publique. Aussi quels que soient à son égard les sévices de son époux; quelque coupable que soit sa conduite, et quelque nombreux que soit l'essaim d'odieuses rivales, il lui faut tout souffrir en silence ou quitter le domicile conjugal. Ajoutez à ces premiers malheurs la dure position que les dédains de son mari lui créent auprès des serviteurs. Loin de leur commander librement, elle vit comme (158) étrangère dans sa maison, n'use de ses propres biens que comme à titre d'emprunt, et parait moins unie à un époux qu'attachée au service d'un maître.
Admettez-vous au contraire égalité de rang et de fortune dans les deux époux. Cette égalité même rendra leur condition plus malheureuse, parce qu'elle leur laissera le même pouvoir de résistance et de contradiction. Que faire donc en présence de ces graves et nombreuses difficultés ? Il est inutile de citer les quelques mariages qui en sont exempts, puisque ici le malheur est la règle générale, et que le bonheur n'est qu'une rare exception. Mais autant il est difficile que ces tribulations diverses ne se rencontrent plus ou moins dans toute union conjugale, autant il est certain que la virginité nous en préserve.

56 Nous venons de voir que sous l'illusion et l'apparence du bonheur le mariage recèle les plus amères tribulations : et maintenant que dire des maux évidents pour tous et que nul ne conteste ? Et d'abord la femme, en devenant épouse et mère, n'a plus à redouter pour elle seule les coups de la mort; elle tremble pour son époux, ses enfants et ses petits-fils. Plus sa famille s'étend et se multiplie, et plus elle sent augmenter ses craintes et ses inquiétudes. Un revers de fortune, une maladie et un accident quelconque l'affligent et la désolent non moins que ceux qu'ils atteignent. Si elle survit à tous ses enfants, quelle n'est point sa douleur et son affliction ! Si la mort en épargne quelques-uns, leur présence lui devient une faible consolation, car elle craint sans cesse de les perdre, et cette crainte est plus douloureuse que le regret même de ceux qui ne sont plus. Le temps adoucit à l'égard des morts l'amertume des larmes et de la séparation; mais l'inquiète sollicitude d'une mère se nourrit et s'accroît par la vue même du fils qu'elle tremble de perdre, et elle l'accompagne jusqu'au tombeau.
Si notre faiblesse succombe sous le poids de nos malheurs personnels, que sera-ce quand nous y aurons joint ceux de toute une famille ! D'ailleurs il arrive souvent que des femmes nobles et élevées délicatement, et mariées à des hommes riches et puissants, connaissent l'adversité avant le bonheur. Le malheur s'est précipité soudain sur leur maison comme une tempête subite, et l'infortune les a enveloppées dans le naufrage de leur époux. C'est ainsi que vierges elles étaient heureuses, et qu'épouses elles sont malheureuses. Vous m'objecterez peut-être que ces grands revers ne sont ni communs, ni inévitables, et moi je vous répondrai que pas un mariage n'en saurait être entièrement exempt; ou ils vous atteignent, ou vous craignez qu'ils ne vous arrivent, et toujours vous en souffrez cruellement. Mais la virginité est trop élevée pour en redouter le choc, et même la simple menace.

57 Mais, je le veux bien encore, ne parlons plus de ces maux qui sont comme accidentels dans le mariage, et discutons ceux qui en sont inséparables. Quels sont-ils? d'abord les douleurs de l'enfantement, et l'éducation des enfants : je dois même, pour plus d'exactitude, remonter jusqu'aux jours qui précèdent le mariage. Au reste, il faudrait avoir éprouvé toutes ces tribulations pour en parler sciemment. Le temps des fiançailles approche, et avec lui les soucis et les inquiétudes. Quel est l'homme auquel on va s'unir? Sa réputation est-elle intacte, et son caractère heureux? Est-il trompeur et arrogant, emporté et jaloux? peut-être est-il commun dans ses manières, peu instruit, méchant, dur, ou sans énergie d'action et de volonté? Sans doute, toutes les femmes ne font pas un mauvais choix, mais toutes peuvent appréhender de mal rencontrer; et parce que l'avenir leur est inconnu, elles flottent entre la crainte et l'espérance. Aussi les voyons-nous agitées de mille pensées, se troubler de tout, et s'alarmer d'un rien. Mais une agréable illusion peut également leur offrir les plus riantes perspectives. Ah ! vous ignorez que l'attente d'un bien est moins douce que la crainte d'un mal n'est pénible. Une pleine et entière certitude nous fait seule goûter un bonheur parfait; et il suffit de craindre un malheur pour en éprouver d'avance toutes les amertumes. L'esclave exposé en vente s'inquiète de connaître son nouveau maître; ainsi la jeune fille, à la veille de se marier, sent son coeur ému et troublé comme la nacelle que les vagues agitent. Cependant ses parents n'ont pas encore fixé un choix, qui change chaque jour. Hier un prétendant avait triomphé de ses rivaux, et aujourd'hui il est vaincu par un second qui demain sera lui-même renversé. Souvent encore, au moment même du mariage, le futur époux est éconduit, et sa fiancée donnée à un autre.
Cependant n'allez point croire que de son côté l'homme soit exempt de toute (159) préoccupation. Une femme peut assez facilement savoir quelque chose de son futur époux, tandis que la retraite où elle vit, dérobe à celui-ci toute connaissance de son caractère et de ses moeurs. Telles sont les tribulations des jours qui précèdent le mariage; et quand le moment décisif arrive, l'inquiétude de l'avenir alarme la jeune épouse, et trouble sa joie. Elle craint de déplaire à son mari dès le soir même de leurs noces, et de ne point réaliser toutes ses espérances. Est-il donc si rare de voir dans le mariage le mépris succéder à l'amour? Lorsqu'une union conjugale commence sous de si tristes auspices, quel avenir s'ouvre devant les deux époux. Mais la femme, direz-vous, est belle et pleine d'attraits. Je l'accorde, et néanmoins elle ne saurait bannir tout fâcheux pressentiment. Eh ! combien d'épouses, riches de tous les dons de la nature, n'ont pu captiver le coeur d'un mari, et se sont vues supplantées par d'indignes rivales ! Ajoutez maintenant les chagrins qui accompagnent le paiement de la dot. Le beau-père qui donne sans recevoir, ne paie qu'avec répugnance, et le gendre, qui voudrait tout avoir, exige poliment tous ses droits. Et au milieu de ces débats, sa jeune épouse rougit de honte, et ne voit plus dans son époux qu'un impitoyable créancier.
Mais ces difficultés sont à peine surmontées que soudain la perspective d'une honteuse stérilité vient l'effrayer. Elle ne redoute pas moins une trop grande fécondité, et l'incertitude de l'avenir la trouble de tous côtés; devient-elle mère, sa joie n'est point sans inquiétudes, car dans le mariage, nul plaisir n'est pur et parfait. Elle craint donc, pour l'enfant qu'elle porte, les suites de quelque accident, et, pour elle-même, les périls de la maternité. Plusieurs années s'écoulent-elles sans espérance d'héritier, elle devient timide, troublée et comme toute confuse de sa stérilité. Le moment de la délivrance est-il au contraire arrivé; elle n'enfante qu'avec des douleurs qui suffiraient pour faire évanouir toutes les joies du mariage. Cependant ces douleurs déjà si aiguës s'accroissent de nouvelles et bien cruelles angoisses ; elle redoute de donner le jour à une fille au lieu d'un garçon, ou à un enfant infirme et contrefait, au lieu d'un enfant fort et bien constitué. Cette crainte n'est pas le moindre de ses maux, tant elle s'inquiète de déplaire à son mari, même dans un événement qui ne dépend pas d'elle. Aussi oublie-t-elle alors le soin de sa propre conservation pour ne songer qu'à ce qui peut faire la joie de son époux.
Mais l'enfant est né heureusement, et déjà il s'annonce par un premier cri : eh bien ! voici venir d'autres soucis; ceux de sa santé et de son éducation. Je lui suppose un esprit facile, et d'heureuses dispositions pour le bien, motif nouveau de craindre pour lui une mort prématurée, ou la séduction du mauvais exemple. Car si un mauvais naturel se corrige, un bon peut également se pervertir. Mais alors quelle cruelle déception ! et quelle triste réalité succède à l'illusion de l'espérance ! Admettez, au contraire, que tout semble garantir une pleine sécurité, et promettre une heureuse persévérance, arracherez-vous la crainte du coeur des parents, cette crainte qui, toujours vive et pressante, empoisonne leurs joies? — Mais tous les mariages ne sont pas féconds, je l'accorde; et votre objection prouve seulement que la stérilité est une des mille tribulations du mariage. Ainsi que le mariage soit fécond, ou stérile, et que les enfants soient vertueux, ou vicieux, il n'en est pas moins une source de peines et d'inquiétudes. Pourrions-nous donc vanter le bonheur d'une union conjugale, puisqu'en la supposant heureuse, il faut toujours craindre que la mort n'en brise les liens et les douceurs. Que dis-je? c'est un malheur certain et inévitable, car il est comme impossible que les deux époux expirent le même jour et au même instant. Si l'époux perd son épouse, après plusieurs années de mariage, ou après quelques mois seulement, il ne trouve plus dans la vie qu'une mort cruelle et prolongée. Car ou son isolement lui devient d'autant plus douloureux que le laps des années l'avait accoutumé aux douceurs de l'union conjugale; ou ses regrets s'augmentent de toute l'ardeur d'un premier amour, et de toute l'énergie d'un désir qui a été trompé. Ainsi deux causes opposées et contraires le rendent également malheureux. Faut-il signaler encore les séparations momentanées que nécessitent les voyages, et les maux qu'elles produisent. Vous en accusez donc le mariage? me dira-t-on, certainement, et avec raison. Eh ! combien d'épouses l'absence d'un mari ne rend-elle point malades par chagrin, et par inquiétude ! Cette même présence qui faisait leur bonheur, cause leur malheur quand un voyage, les en prive. Mais enfin taisons-nous là-dessus, et ne jugeons pas trop sévèrement (160) l'état du mariage. Il est toutefois un reproche auquel il ne peut échapper : lequel ? celui de nous créer en pleine santé les soucis et les inquiétudes que nous apportent le lit et la maladie.


Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 48