Chrysostome, vie monastique Liv.3 5

5. Eh quoi! direz-vous, pour quiconque habite une ville, possède une maison et une femme, il n'y a donc pas de salut à espérer? -Sans doute il y a plus d'une voie de salut; il y en a même beaucoup et de bien diverses. Jésus-Christ nous le dit implicitement quand il déclare qu'il y a beaucoup de demeures chez son Père. Saint Paul, de son côté, nous le répète avec une certaine précision, quand il dit: Autre est l'éclat du soleil, autre l'éclat de la lune, et autre l'éclat des étoiles. (1Co 15,41) Voici ce qu'il veut dire: Les uns brilleront comme le soleil, d'autres comme la lune, et d'autres comme les étoiles. Et il ne s'est point arrêté à cette différence, mais il montre encore qu'il y a parmi eux une grande variété, une variété aussi étendue qu'on la peut supposer dans nu pareil nombre. L'étoile même, dit-il encore, diffère de l'étoile en clarté. Or, partant de l'immensité du soleil, descendez jusqu'au dernier de tous les astres, et songez combien il vous faudra parcourir de degrés de splendeur.

Quelle étrange chose! Vous faites tout au monde pour introduire votre fils dans le palais du roi, vous l'exhortez à ne rien négliger, à tout souffrir pour approcher la personne du prince; il doit compter comme rien la dépense, le péril, la mort même. S'agit-il de la milice céleste, loin de chercher à le pousser aux premiers rangs, vous n'êtes pas attristés de le voir aux dernières places, aux dernières de toutes. Du reste, allons plus loin, si vous le voulez bien, et voyons s'il est possible que celui qui s'agite dans un milieu mondain puisse obtenir l'héritage céleste. Saint Paul a tranché la question en peu de mots; il dit que ceux qui ont des femmes ne peuvent se sauver qu'en vivant (33) avec elles comme s'ils n'en avaient pas, en n'abusant point des biens du monde. Si vous y consentez, examinons encore un point si important. Pouvez-vous vous flatter que votre fils sache, pour l'avoir appris de vous, ou compris par lui-même, que celui qui jure, quoique avec sujet, ne laisse pas d'offenser Dieu? Que celui qui garde du ressentiment ne peut se sauver? Car les voies des vindicatifs, dit l'Ecriture, conduisent à la mort. (Pr 12,28) Lui ayez-vous appris que Dieu a flétri le calomniateur jusqu'à le priver de lire la divine Ecriture? Qu'il a chassé du ciel et condamné à l'enfer l'arrogant et l'insolent? Qu'il punit comme véritablement adultère celui qui lance des regards impudiques? Et ce péché, si commun chez tous les hommes, de juger son prochain, et de s'attirer par là un plus rigoureux châtiment, lui avez-vous jamais conseillé de l'éviter, et lui avez-vous fait connaître les lois portées par Jésus-Christ à cet égard? Ou bien ignoriez-vous que tout cela existait? Or, comment le fils pourra-t-il pratiquer des vertus dont le père qui doit l'instruire ignore le précepte? Et plût à Dieu que vous ne fussiez coupable que de ne rien conseiller de bon à vos enfants! Le mal serait moins grand; mais maintenant vous les portez aux vices et à tout ce qui est de nature à compromettre leur salut.

Ecoutez des parents exciter leurs enfants à l'étude des belles-lettres, vous n'entendrez pas sortir de leurs bouches d'autres raisons que celles-ci: Un tel était obscur et d'humble extraction, mais il a étudié, et l'éloquence qu'il a acquise l'a élevé aux plus hautes charges: il a amassé une fortune immense, il a épousé une femme très-riche, bâti une maison splendide, il est redouté et honoré de tous... Un tel, dira un autre, s'est rendu savant dans la langue latine, et maintenant il brille à la cour, c'est lui qui gouverne. Un second fait ressortir un autre avantage, et tous relèvent ceux qui se distinguent sur la terre. Quant aux illustrations du ciel, nul n'en fait mention, et si quelqu'un ose en parler, on l'éconduit comme un homme qui n'est bon qu'à tout bouleverser.

6. Voilà les enseignements que vous ne cessez de faire retentir aux oreilles de vos enfants dès qu'ils peuvent vous entendre. Et que faites-vous par là, sinon de mettre dans leur âme la matière de tous les maux, en y introduisant les deux passions les plus tyranniques, je veux dire l'amour des richesses, et cet autre plus désordonné encore, l'amour d'une vaine et inutile gloire. Chacun de ces deux amours est capable lui seul de tout bouleverser; mais quand ils se liguent pour fondre ensemble sur l'âme tendre d'un jeune homme, se précipitant comme des torrents, ils dispersent toutes ses qualités, et charrient tant d'épines, de sable et de vase, qu'ils rendent cette âme infertile et incapable de porter aucun fruit de vertu.

Les auteurs profanes, au besoin, nous prêteraient ici leur témoignage: parlant d'une seule de ces passions, l'un d'eux l'appelle la citadelle; un autre, la tête des vices. Mais si, prise isolément, une seule de ces passions est une citadelle, une tête, lorsque l'autre qui est beaucoup plus mauvaise et plus puissante, je veux dire l'amour de la vaine gloire, sera venue rallier la première, et que, liguées entr'elles, ayant fait ensemble irruption dans l'âme d'un jeune homme, elles s'y seront solidement implantées, établies, et qu'elles la posséderont tout entière, qui est-ce qui pourra désormais expulser ces ennemis si funestes, surtout lorsque les pères sont d'intelligence avec eux, et qu'ils travaillent de. toute leur force à enraciner comme à propager leur domination malheureuse? Il faudrait n'avoir aucune expérience pour ne pas désespérer du salut d'un enfant formé par de tels enseignements! Il faudrait s'estimer heureux qu'avec des leçons tout opposées une âme pût éviter de tomber dans le mal.

Mais, quand partout on lui propose les richesses comme le but et la récompense de la vie, les hommes les moins estimables comme les modèles qu'il doit imiter, quel espoir de salut reste-t-il encore? Il est de toute nécessité que ceux qui ambitionnent les richesses soient envieux et méchants, jureurs et parjures audacieux et insolents, voleurs et impudents, éhontés et ingrats; qu'ils réunissent en un mot tous les vices.

J'ai pour garant de ce que j'avance l'apôtre saint Paul, qui dit que la racine de tous les maux de cette vie, c'est l'avarice. Avant lui, Jésus-Christ avait montré la même chose, quand il déclarait que celui qui est esclave de cette passion ne peut servir Dieu. Mais, quand dès le principe le jeune homme est entraîné dans cette servitude, comment pourra-t-il jamais devenir libre? Comment pourra-t-il relever la tête au-dessus des flots, lorsque tout ce qui l'entoure le repousse, le replonge (34) dans l'abîme, et lui ôte les moyens de se sauver? Ah! ne le repoussez pas, tendez-lui plutôt la main, et si, dans ces conditions, il parvient à remonter, à voir le ciel et à secouer la vase du péché, il faudra vous en réjouir et en bénir Dieu. Que si, après cela, l'influence sacrée des divins enseignements peut le délivrer de toutes ces maladies, il faudra le combler d'éloges et l'accabler de couronnes. C'est une terrible chose que l'habitude, terrible pour dominer et maîtriser une âme, surtout quand elle trouve le plaisir pour auxiliaire, tandis que la vertu vers laquelle nous tendons, exige de nous tant d'efforts et de travaux. Aussi, quand Dieu voulut faire perdre aux enfants des Hébreux l'habitude invétérée des vices qu'ils avaient contractés en Egypte, il les prit à l'écart dans le désert, les éloigna le plus possible de leurs corrupteurs, réforma leurs âmes dans ce désert comme dans un monastère, mettant en oeuvre tous les moyens de guérison, les plus violents comme les plus doux, et ne négligeant rien de ce qui pouvait contribuer à leur rendre la santé. Malgré ces précautions, ils ne purent être guéris de leur malice, et tout en recevant la manne, ils regrettaient les oignons, l'ail et les autres séductions de l'Egypte. Tant l'habitude est un mal déplorable!

Les Hébreux, objets d'une telle sollicitude de la part de Dieu, qui avaient eu un chef si grand, si généreux, qui avaient été instruits par la crainte et la menace, par les bienfaits, par les châtiments, de toute manière enfin, qui voyaient s'accomplir tant de merveilles, les Hébreux n'en étaient pas meilleurs; et vous, vous espérez que votre fils, qui tout jeune encore habite au sein de l'Egypte, ou plutôt, qui est campé dans les retranchements mêmes du diable, qui n'entend jamais de vous un bon conseil, qui voit, au contraire, tout le monde le pousser au vice, surtout ceux qui l'ont mis au monde et élevé; vous espérez qu'il pourra éviter les piéges du démon? Comment le fera-t-il? Est-ce grâce à vos leçons? Mais vous le poussez au mal; vous ne lui permettez pas d'entrevoir, même en songe, la perfection chrétienne, vous faites sans cesse miroiter devant ses yeux la vie terrestre sous toutes ses faces! n'est-ce donc pas l'attirer au milieu d'une tempête où il ne peut que faire naufrage? Est-ce grâce à lui-même, à ses bonnes dispositions? Mais le jeune homme est complètement incapable par lui-même de pratiquer la vertu. Je suppose que son fonds contienne quelque bon germe; vos perfides conseils y tombant continuellement, comme une pluie pernicieuse, l'auront étouffé, avant qu'il ait pu croître et grandir. De même qu'un corps, qui, au lieu d'une nourriture saine, ne reçoit que des aliments insalubres, ne peut se soutenir, même pendant un temps assez court; de même, il est impossible que l'âme formée par de telles leçons ait aucun sentiment noble et généreux, il faut de toute nécessité, qu'affaiblie, énervée, minée continuellement par le vice, comme par une peste sourde, elle ne devienne bonne qu'à être jetée dans l'enfer pour y être irréparablement perdue.

7. Si vous croyez que je me trompe, si vous prétendez que l'on peut concilier l'amour des richesses et de la gloire avec la pratique de toutes les vertus; si vous le soutenez sérieusement et non pour plaisanter, n'hésitez pas à nous apprendre cette nouvelle et étrange doctrine. Car je ne veux point inutilement me donner tant de maux, je ne veux pas sans profit me priver de tant de jouissances que je pourrais goûter en suivant votre exemple.

Mais ne nous abusons pas, cette science si commode, hélas! n'existe pas; je le conclus de vos exemples et de vos paroles, qui enseignent tout le contraire de ce que vous soutenez. En effet, comme si vous vous appliquiez à perdre vos enfants de propos délibéré, toute la pratique de votre vie les entraîne à une infaillible damnation.

Voyez donc la chose d'un peu haut. Malheur, dit Jésus, à ceux qui rient! Et vous, vous fournissez à vos enfants toutes les occasions possibles de rire. Malheur aux riches! Et vous, vous mettez tout en oeuvre pour qu'ils amassent des richesses. Malheur à vous, quand tous les hommes vous combleront d'éloges !/ (Lc 6,24) Et vous, vous avez souvent sacrifié tous vos biens pour conquérir ces applaudissements du peuple. Notre-Seigneur dit encore: Celui qui injurie son frère est passible de la peine de l'enfer; et vous, vous traitez de lâches et de poltrons ceux qui endurent en silence les outrages des autres. Jésus-Christ interdit à ses disciples les combats et les procès; et vous, vous ne cessez de vivre dans cette dangereuse atmosphère. Il a ordonné d'arracher son oeil, lorsqu'il devenait une occasion de perte; et vous, vous n'avez pas (35) d'amis plus chers que ceux qui peuvent vous enrichir, fût-ce même en vous rendant vicieux. Il ne permet point de renvoyer son épouse, excepté pour cause d'adultère; et vous, quand il est question de gagner de l'argent, vous êtes d'avis qu'il ne faut pas tenir compte de cette défense. Il a défendu les serments; et vous, vous riez, si vous voyez quelqu'un garder ceux qu'il a faits. Celui qui aime sa vie, dit Jésus, la perdra (Jn 12,25); et vous, vous ne négligez rien pour engager votre fils dans cet amour. Si vous ne pardonnez, dit-il, aux hommes leurs offenses, votre Père céleste ne vous pardonnera pas (Mt 6,14); et vous, vous reprenez vos enfants quand ils ne veulent pas se venger de ceux qui les ont offensés, et vous les dressez le plus tôt possible à cet esprit de vengeance. Jésus-Christ a déclaré que ceux qui recherchent la gloire, perdent tout le fruit de leurs oeuvres, soit-qu'ils prient, soit qu'ils jeûnent, soit qu'ils fassent l'aumône; et vous, vous exhortez votre fils à dépenser toute son activité au service de cette idole.

Qu'est-il besoin d'énumérer toutes ces oppositions coupables, lorsque celles que je viens de rapporter suffiraient à nous précipiter au plus profond de l'enfer, je ne dis pas réunies toutes ensemble, mais chacune prise à part et isolément? Et vous, vous réunissez tout cela, vous en faites un faisceau énorme de péchés que vous mettez sur la tête de vos enfants, et puis vous les lancez ainsi dans le fleuve de feu. Comment pourraient-ils se sauver, jetés dans le feu avec tant de matières inflammables? Vous ne vous bornez pas à prôner des maximes contraires aux préceptes de Jésus-Christ, vous parez encore le vice de noms séduisants. Ainsi, courir les hippodromes et les théâtres, c'est le bon ton; s'enrichir, c'est assurer son indépendance; désirer la gloire, c'est de la grandeur d'âme; l'insolence est de la franchise, la prodigalité de la charité et l'injustice du courage.

Ensuite comme si cette supercherie ne suffisait pas, vous travestissez la vertu en la présentant sous des noms qui la rendent ridicule; vous appelez rusticité la tempérance, pusillanimité la douceur, imbécillité la justice; l'éloignement du luxe devient de la bassesse, et la patience des injures, de la faiblesse: craignez-vous donc que, venant à connaître par d'autres le vrai nom des choses, vos enfants n'échappent à la corruption? Car ce n'est pas peu de chose pour détourner du vice que de lui donner son propre nom, sans déguisement; ce moyen a tant de force pour frapper les pécheurs que bien souvent, ceux qui se sont signalés par les vices les plus honteux ne peuvent souffrir d'être appelés ce qu'ils sont; ils se mettent en colère et se déchaînent comme si on leur faisait la plus grande injure. Que quelqu'un vienne appeler votre femme adultère, votre fils débauché, il se rend votre irréconciliable ennemi, il vous fait la plus sanglante injure, surtout s'il dit la vérité. il en est de même de l'avare, de l'ivrogne, de l'insolent, en. un mot de tous ceux qui ont l'habitude du vice, quel qu'il soit; vous les verrez moins peinés et moins affligés du fait même et de l'opinion du public que du nom de leurs vices. J'en sais beaucoup qui ont été corrigés de cette manière et que ces sortes d'affronts- ont rendus plus sages.

Mais vous, vous anéantissez même cette ressource extrême; et le plus terrible, c'est qu'à l'enseignement par la parole, vous ajoutez celui de l'exemple, bâtissant des palais fastueux, achetant de riches domaines, vous entourant de tout le luxe imaginable, en un mot enveloppant les âmes de vos enfants des plus épais nuages que vous pouvez.. Comment croire maintenant le salut possible pour vos fils, quand je vous vois les pousser à tous les péchés qui, d'après la parole même de Jésus-Christ, doivent perdre les hommes qui les commettent? quand je vous vois mépriser leur âme comme une chose secondaire et prendre sOuci de ce qui est réellement l'accessoire, comme de la chose nécessaire et principale? En effet, vous faites tout pour que votre enfant ait un laquais, un cheval, le plus bel habit; quant à le rendre meilleur, vous ne daignez même pas y songer, tandis que vous étendez votre sollicitude à du bois, à des pierres; vous ne jugez pas son âme digne de vous occuper seulement un instant. S'agit-il d'ériger dans votre demeure une statue qui excite l'admiration, d'y faire briller un lambris doré, rien ne vous coûte; quant à la plus précieuse de toutes les statues, l'âme de votre enfant, vous ne daignez pas vous inquiéter. comment vous en ferez une âme d'or.

8. Au milieu de vos iniquités, il y a un vice pour ainsi dire culminant, auquel ma parole n'a pas encore osé atteindre. Je n'ai pas encore découvert le pire de tous vos maux. La (36) honte dont j'allais vous couvrir et ma propre pudeur m'ont toujours retenu au moment d'en parler. Quel est donc ce crime? Car il faut enfin s'enhardir à le nommer. Aussi bien ce serait une grande lâcheté, quand on veut faire disparaître un mal, de ne pas même oser le nommer, comme si le silence suffisait pour guérir la maladie. Nous ne le tairons pas, dussions-nous mille fois en rougir et vous faire rougir vous-mêmes. Le médecin qui doit nettoyer un ulcère ne craindra pas de s'armer du fer, de plonger même le doigt jusque dans le fond de la plaie; nous aussi nous reculerons d'autant moins devant ce sujet que la corruption est plus grande. Quel est donc ce mal? C'est une passion nouvelle et contre nature qui s'est introduite dans notre siècle; une maladie très-grave, incurable, qui a fondu sur nous; une peste, plus terrible que toutes celles qui nous ont assaillis. On a imaginé une monstruosité inconnue, insupportable; dont les lois positives, dont celles mêmes de la nature ont horreur. La fornication ne sera rien désormais en comparaison de cette turpitude; et de même qu'une douleur plus cuisante fait oublier la sensation de la précédente; de même l'excès de cette dépravation nous fait paraître supportable ce qui auparavant ne le semblait pas, le commerce licencieux avec une femme. Il semble que ce soit un bonheur que de pouvoir éviter ces nouveaux filets de l'enfer; et le sexe court risque d'être désormais superflu, dès lors que les jeunes gens prennent la place des femmes en tout.

Le pire, c'est qu'une telle abomination se commet effrontément, et que la monstruosité devient la loi. Personne maintenant ne craint, personne ne tremble; personne n'éprouve de honte, personne ne rougit; l'on se vante, et l'on rit de ces actions; ceux qui s'abstiennent semblent des insensés, et ceux qui condamnent, des fous. S'ils se trouvent les plus faibles, on les accable de coups; s'ils sont les plus forts, on rit, on se raille d'eux, on les assaille de mille plaisanteries. Plus de recours ni dans les tribunaux ni dans les lois; pas davantage auprès des précepteurs, des parents, des serviteurs et des maîtres. Les uns, on peut les acheter avec de l'argent, les autres ne cherchent qu'à gagner un salaire. Parmi les plus sages, qui songent encore au salut de ceux qui leur ont été confiés, les uns sont facilement abusés et trompés; les autres redoutent la puissance des impudiques. Celui qu'on soupçonnerait de vouloir usurper le trône, se sauverait plus facilement, que celui qui aurait tenté d'arracher à ces débauchés leur proie, n'échapperait à leurs mains. Ainsi, au milieu des villes, comme s'ils étaient dans le désert le plus reculé, des hommes exercent sur des individus de leur sexe leur infernale passion, leur lubrique fureur. Si l'on échappe aux piéges de ces monstres, on n'échappe pas à leurs calomnies. Etant très peu nombreux, les chastes sont facilement écrasés par l'immense multitude des impudiques: ne pouvant se venger autrement de ceux qui les méprisent ces dénions de corruption et de perversité s'efforcent de leur nuire par la diffamation. Quand ils n'ont pu donner un coup mortel, ni atteindre jusqu'à l'âme, ils entreprennent de ternir l'éclat extérieur de leurs victimes et de leur enlever toute leur bonne renommée. Aussi ai-je entendu bien des hommes s'étonner que jusqu'à présent une nouvelle pluie de feu ne soit pas tombée sur nous, et que le châtiment de Sodome ne se soit point renouvelé sur notre ville, d'autant plus digne de punition qu'elle n'a point été instruite par les maux des Sodomites. Bien que depuis deux mille ans cette terre maudite et-foudroyée où fut Sodome crie à toute la terre par son aspect, plus éloquemment qu'aucune voix ne pourrait le faire, de ne point oser de pareils forfaits nos concitoyens n'ont pas commis ce péché avec moins d'effronterie; au contraire ils se sont montrés plus impudents et plus hardis, comme s'ils étaient résolus de lutter contre Dieu, et qu'ils voulussent prouver qu'ils ajouteront à leurs crimes, à proportion que les menaces deviendront plus terribles. Comment se fait-il que le feu du ciel nous épargne? Comment, puisque les crimes de Sodome se renouvellent, le châtiment de Sodome ne se renouvelle-t-il pas? Ah! c'est qu'un feu plus terrible les attend, et qu'on leur réserve un châtiment qui n'aura pas de fin. Quoique des crimes beaucoup plus graves que ceux qui provoquèrent le cataclysme du déluge se soient commis dans le monde depuis cette punition, néanmoins l'inondation universelle qui engloutit le genre humain ne s'est jamais renouvelée, et pour la même raison. Car pourquoi ceux qui vécurent dans les premiers siècles, quand il n'y avait pas de tribunaux, pas de magistrats (37) pour inspirer la crainte, pas de lois armées de sanctions menaçantes; quand on n'avait pas le choeur sacré des prophètes avec ses oracles, ni un enfer nettement révélé, ni l'espérance du royaume céleste clairement annoncé, ni toutes les autres raisons, ni des miracles capables d'ébranler les pierres; comment ces hommes, qui n'avaient rien de tout cela, subirent-ils un tel châtiment de leurs fautes, tandis que ceux qui ont tous ces secours, qui vivent sous l'empire de la crainte salutaire qu'inspirent les tribunaux divins et humains, n'ont pas encore subi la même punition, bien qu'ils en méritent une plus rigoureuse? La cause en serait évidente, même pour un enfant: je le répète, ils sont réservés à une justice plus sévère.

Si ces horreurs nous irritent et nous indignent à ce point, comment Dieu, qui a tant à coeur le salut du genre humain, qui a tant d'aversion pour le péché et qui le hait d'une haine infinie, comment Dieu souffrira-t-il qu'on l'outrage impunément? Non, cela n'est pas possible: il étendra sur les pécheurs sa main puissante, il leur fera sentir des coups terribles, et toute l'amertume de ses supplices, amertume tellement insupportable que le châtiment de Sodome semblera n'être qu'un jeu en comparaison. Au-dessous de quels animaux ne descendent-ils pas par leur infamie? Il y a dans quelques brutes un violent aiguillon, des désirs impétueux qui vont jusqu'à la fureur; néanmoins elles ne connaissent pas ce désordre, elles se tiennent dans les limites fixées par la nature, et quand tout serait chez elles en ébullition, elles ne les outrepasseraient pas.

Et voici que des êtres raisonnables, qui ont reçu les enseignements divins, qui enseignent aux autres ce qu'il faut faire et ce dont il se faut abstenir, qui ont entendu les Ecritures tombées du ciel, trouvent moins de plaisir à entretenir commerce avec des courtisanes qu'avec de jeunes garçons. Et ils s'abandonnent avec fureur à ces excès, -comme s'ils n'étaient plus des hommes, comme si la Providence de Dieu n'était pas là pour juger toutes les actions; ils s'y abandonnent comme si l'obscurité dérobait tout et qu'il n'y eût personne ni pour les voir ni pour les entendre. Les pères des enfants ainsi violée supportent tout cela en silence, ils ne s'ensevelissent pas tout vifs sous terre avec leurs enfants; ils ne cherchent pas de remède contre ces maux.

Fallût-il emmener ses enfants en exil pour les mettre à l'abri de ce fléau, dût-on traverser avec eux les mers, se réfugier dans les îles lointaines, sur une terre déserte et jusque dans les régions situées sous les pôles, il vaudrait mieux prendre ce parti que d'endurer de si abominables outrages. Si nous connaissions un lieu qui tût malsain et sujet à la peste, n'en retirerions-nous pas nos enfants, sans nous laisser arrêter ni par la considération de richesses à acquérir, ni par la raison que leur santé n'a pas encore souffert et qu'elle se conservera peut-être? Et maintenant qu'une contagion si dangereuse a tout envahi, non-seulement nous sommes les premiers à les pousser dans le gouffre, mais encore nous chassons comme des imposteurs ceux qui les en veulent retirer. Quelle vengeance et quelles foudres n'attirons - flous pas sur nos têtes, quand nous faisons tout ce qui dépend de nous pour polir leur langue par la sagesse païenne, tandis que nous laissons là leur âme croupir, entièrement corrompue, dans la fange de l'impureté, et que de plus nous l'empêchons de se relever malgré ses désirs!

Osera-t-on dire encore qu'il soit possible de se sauver parmi tant de maux, au milieu d'une corruption si générale? Les uns, ceux qui ont échappé à la fureur des impudiques (et ils sont en petit nombre) ne peuvent échapper à des passions tyranniques qui perdent tout, le désir des richesses et l'amour de la gloire; les autres, plus nombreux, outre ces deux passions, sont encore brûlés de tous les feux de l'impureté. Où trouvez-vous ceux qui peuvent opérer leur salut dans un pareil monde? Lorsque nous voulons instruire vos enfants dans les sciences, nous contentons-nous de faire disparaître ce qui pourrait nuire à leur instruction; ne leur fournissons-nous pas encore tout ce qui peut les aider? Nous confions leur éducation à des gouverneurs et des précepteurs, nous dépensons tout l'argent nécessaire, nous les exemptons de tout autre souci, nous les excitons mieux que ne sauraient faire des maîtres de gymnastique qui forment de jeunes athlètes pour les jeux olympiques, nous leur répétons jour et nuit que l'ignorance leur apportera la pauvreté, et l'instruction la richesse; en un mot, actions, paroles, dépenses, nous n'épargnons rien pour qu'ils deviennent habiles dans la profession que nous voulons leur faire embrasser, nous nous y employons nous-mêmes, (38) nous y employons les autres. Encore souvent ne réussissons-nous pas! Et nous espérerions que la droiture des moeurs et la régularité d'une bonne conduite leur viendront d'elles-mêmes, malgré tant d'obstacles qui les arrêtent? Peut-on rien imaginer qui soit pire que cette folie? Comment! vous attachez le plus grand prix, vous prodiguez tous vos soins à ce qui est plus facile et de moindre importance; et quand il s'agit de la chose du monde la plus difficile et la plus précieuse, vous espérez qu'elle vous viendra, sans que vous fassiez rien pour l'acquérir et pour ainsi dire en dormant? En effet, la perfection de l'âme l'emporte autant sur la culture de l'esprit en difficulté et en importance, que la pratique sur la théorie, et que les actions sur les paroles.

9. Mais quel besoin, direz-vous, ont nos enfants de cette sagesse, de cette vie parfaite que vous vantez tant? - Voilà précisément la cause de tous nos maux, elle se révèle dans cette objection qui considère comme oiseuse et superflue la chose, la seule nécessaire, celle qui résume toute notre vie. Quel père, voyant son fils malade de corps, demanderait s'il a besoin d'une bonne santé? Il n'y en a pas un au contraire qui ne fût prêt à tout pour le guérir à jamais. Et quand l'âme est malade, on prétend que l'âme n'a pas besoin de guérison, et après de tels propos, on se dit père! - On insiste et l'on dit Faut-il que tout le monde se fasse moine, et déserte la vie ordinaire? Que deviendrait la société si l'on vous écoutait? -Ah! mon cher ami, ce n'est pas l'observation des préceptes et des conseils de Jésus-Christ qui met la société en péril.

Quels sont ceux qui troublent le monde et renversent l'ordre? Sont-ce les hommes qui vivent sagement et régulièrement; ou bien ceux qui imaginent des moyens nouveaux et inouïs de flatter leur gourmandise et leur sensualité? Sont-ce les hommes qui ont à coeur de protéger les intérêts de tous, ou bien ceux qui se contentent de faire leurs propres affaires? ceux qui ont des troupes d'esclaves, qui traînent après eux des essaims de flatteurs, ou bien ceux qui croient pouvoir se contenter d'un seul serviteur? je ne parle pas ici de la plus haute perfection; je me borne à celle qui est à la portée de tous. Sont-ce les hommes charitables et doux, peu soucieux des applaudissements populaires, ou ceux qui exigent les hommages de leurs frères plus rigoureusement qu'une dette, et qui exerceront toute sorte de vengeances sur quiconque ne se sera pas levé en leur présence ne les aura pas salués le premier, ne se sera pas incliné devant eux et ne leur aura pas rendu tous les devoirs des esclaves? ceux qui aiment à obéir, ou bien ceux qui désirent des places et des charges, et qui, pour cela, ne reculent devant aucun travail ni aucune peine? ceux qui se croient meilleurs que tous les autres, et qui pour cette raison se croient toute parole et toute action permise, ou bien ceux qui se comptent parmi les derniers et répriment par ce moyen les tyranniques exigences des passions? ceux qui se bâtissent de somptueuses demeures, se font servir des tables splendides, ou bien ceux qui ne désirent rien au delà de la nourriture et du logement nécessaires? ceux qui cultivent mille arpents, ou ceux qui ne croient pas même nécessaire de posséder une motte de terre? ceux qui amassent intérêts sur intérêts, qui prennent pour arriver à la richesse les voies les plus injustes, ou bien ceux qui prennent sur leur bien pour soulager l'indigence? ceux qui confessent la pauvreté de la nature humaine et leur propre faiblesse, ou bien ceux qui ne veulent pas même la reconnaître, et qui dans leur excessive présomption finissent par ne plus se croire des hommes? ceux qui entretiennent des concubines et souillent la couche d'autrui, ou bien ceux qui gardent la continence même avec leurs épouses?

De ces deux classes d'hommes, les uns sont les fléaux de la société; je les compare aux tumeurs qui gâtent la beauté du corps, aux vents furieux qui agitent la mer et causent des naufrages. Les autres, au contraire, comme des phares qui brillent dans la nuit, appellent de tous côtés dans les abris sûrs et tranquilles les malheureux navigateurs ballotés par les vagues, et à deux doigts de leur perte. Allumant sur les hauteurs les flambeaux de la sagesse, ils amènent comme par la main les hommes de bonne volonté dans le port du salut et de la paix. N'est-ce pas par les premiers qu'arrivent les révolutions, les guerres et les combats, le sac des villes, les chaînes, l'esclavage, les captivités, les meurtres et les mille maux de cette vie? Ne sont-ils pas les auteurs non-seulement des maux que les hommes causent aux hommes, mais de tous ceux qui fondent du ciel sur (39) l'humanité, les sécheresses, les inondations, les tremblements de terre, la ruine et l'engloutissement des villes, les famines, les pestes, tout ce que le ciel enfin déchaîne contre nous de fléaux.

10. Voilà ceux qui bouleversent l'Etat, et qui perdent la république. Ils causent encore beaucoup de maux à ceux de leurs frères qu'ils empêchent de goûter un repos désiré, qu'ils tiraillent, qu'ils harcèlent de mille manières. C'est pour eux qu'il y a des tribunaux, des lois, des châtiments et divers genres de supplices. Et de même que dans une maison où il y a beaucoup de malades et peu de gens en santé, on voit d'ordinaire beaucoup de remèdes et de médecins; de même il n'y a pas sur la terre un peuple, une ville, où l'on ne trouve quantité de lois, de magistrats, de supplices. Car les remèdes ne suffisent pas seuls à guérir les malades, il faut encore des gens qui les appliquent; ce sont les juges qui forcent les malades à recevoir bon gré mal gré les remèdes des châtiments et des lois. Cependant, la contagion va si loin, qu'elle a triomphé même de l'art des médecins, et qu'elle a attaqué jusqu'aux juges; et il arrive la même chose que si quelqu'un, atteint de la fièvre, de l'hydropisie et d'autres maladies plus terribles, voulait à toute force guérir ceux qui seraient travaillés des mêmes infirmités que lui, quoiqu'incapable de guérir les siennes propres.

En effet, le flot du vice, rompant toutes les digues comme un torrent a fait invasion dans les âmes des hommes. Et que parlé-je de renversements d'Etats? Peu s'en faut que la contagion amenée par ces scélérats ne bouleverse les idées de la foule sur la Providence de Dieu; tellement elle s'avance et s'accroît, travaille à tout envahir, met tout sens dessus dessous, et s'insurge contre le Ciel même, aiguisant les langues des hommes, non plus seulement contre leurs frères, mais contre le souverain Seigneur de toutes choses. D'où vient, dites-moi, qu'il est si souvent fait mention du destin dans le discours des hommes? Pourquoi la plupart attribuent-ils les événements au cours des astres, créatures dépourvues de raison? Pourquoi quelques-uns vantent-ils la fortune et le hasard? Pourquoi s'imaginent-ils que tout marche à l'aventure et sans ordre? Toutes ces idées viennent-elles de ceux. qui vivent honnêtement et sagement? nu bien de ceux que vous dites les soutiens de l'Etat, et qui sont, comme je vous l'ai montré, les fléaux de la terre entière? C'est assurément de ceux-ci. Personne ne s'indigne contre la Providence, parce qu'un tel s'adonne à la vie parfaite, parce qu'un tel est probe, sage, modéré et méprise les choses présentes; ce qui irrite les colères des multitudes, c'est le spectacle de l'opulence, des délices, de l'avarice des riches, de leurs rapines, de la perversité honorée et prospère. Voilà ce que condamnent et ce que blâment ceux qui ne croient pas à Dieu. Voilà ce qui choque et scandalise les peuples. La vue des gens de bien, loin de leur faire tenir ce langage, les porterait à se reprocher à eux-mêmes une coupable audace qui ne craint pas d'accuser Dieu même. Et si tous, ou du moins le plus grand nombre, voulaient vivre sagement, jamais on n'aurait inventé ces expressions, jamais on n'en serait venu au comble des maux, à chercher d'où viennent les maux.

Si le mal n'existait pas, s'il ne se montrait nulle part, qui jamais serait allé chercher la cause du mal et susciter mille hérésies par cette recherche? De fait, Marcion, Manès et Valentin, et la plupart des Grecs, ont commencé par là. Si tous étaient sages, ces questions n'existeraient pas. Le spectacle d'une vie passée chrétiennement, montrerait à tous, sans avoir besoin d'un autre enseignement, que nous vivons sous le gouvernement de Dieu, -qu'il prend soin de ce qui nous concerne et conduit nos affaires par sa sagesse et son intelligence infinies. Il en arrive bien ainsi même à cette heure, mais on ne s'en aperçoit pas facilement à cause des nuages épais dont ces hérétiques ont obscurci toute la terre. Si tous les hommes vivaient bien, la Providence de Dieu éclaterait comme en plein midi dans un jour serein. Car s'il n'y avait ni tribunaux, ni accusateurs, ni délateurs, ni tourments, ni peines, -ni prisons, ni supplices, ni confiscations, ni pertes, ni craintes, ni dangers, ni inimitiés, ni embûches, ni querelles, ni haines, ni famines, ni pestes, ni aucun autre des maux que nous avons énumérés; si tous, au contraire, vivaient dans la probité qui leur convient, qui d'entre les hommes pourrait mettre en doute la Providence de Dieu? Personne assurément. Il en arrive maintenant pour la divine Providence, comme pour un pilote qui, manoeuvrant adroitement pendant la tempête, sauverait son navire, mais dont l'habileté passerait (40) inaperçue dans le trouble et l'épouvante où le péril jette les passagers. Dieu donc gouverne tout le monde, même à cette heure; seulement la plupart ne s'en aperçoivent pas, à cause de la perturbation de toutes choses, et de la tempête qu'ils excitent eux-mêmes dans le monde. Aussi non-seulement ils bouleversent l'Etat, mais encore ils perdent la religion; et ce ne serait pas se tromper que de les appeler des ennemis communs qui vivent aux dépens du salut des autres, puisque, par leurs doctrines perverses et leur vie licencieuse, ils font tomber dans l'abîme ceux qui naviguent avec eux.


Chrysostome, vie monastique Liv.3 5