Jérôme - Lettres - A MARCELLA. EXAMEN DE LA VERSION D’AQUILA. — SOUHAITS POUR LA SANTE d’ALBINA.

A MARCELLA. EXAMEN DE LA VERSION D’AQUILA. — SOUHAITS POUR LA SANTE d’ALBINA.


Lettre écrite de Rome, en 384.

Deux motifs m'ont empêché de vous écrire plus au long: d'abord, le porteur était sur son départ; ensuite, je ne pouvais le faire sans interrompre un autre ouvrage auquel je travaille. Voulez-vous savoir quel est cet ouvrage si grand, si important qu'il ne me permet pas de vous écrire? C'est la confrontation de la version d'Aquila avec le texte hébreu, pour voir si les Juifs, ces ennemis déclarés de Jésus-Christ, n'y ont rien changé; et je vous avoue que j'y ai découvert bien des choses dont nous pouvons nous servir utilement pour prouver les dogmes de notre foi. J'ai déjà examiné le psautier, les livres des prophètes, de Salomon et des Rois; j'en suis à l'Exode que les hébreux appellent "Ellesmoth, " après quoi je passerai au Lévitique. Vous voyez bien qu'on ne doit rien préférer à un ouvrage de cette importance; cependant, pour que votre courrier ne soit pas venu inutilement, j'ai joint à ce petit billet lieux lettres que j'écris à sainte Paula et à sa chère Eustochia. Vous pouvez les lire, et si vous y trouvez quelque chose qui vous fasse plaisir et qui vous instruise, regardez-les comme si je les adressais à vous-même.

Je souhaite que notre mère Albina soit en bonne santé; je parle de celle du corps, car pour celle de Pâme je suis persuadé qu'elle est parfaite. Saluez-la, je vous prie, de ma part, et rendez-lui pour moi tous les devoirs d'amitié et de respect que nous sommes doublement obligés de lui rendre à titre de bonne mère et de véritable chrétienne.



A MARCELLA, SATIRE PIQUANTE CONTRE, UN CERTAIN ONOSIUS DE SEGESTE.


Lettre écrite de Rome, en 584.

Les médecins, appelés chirurgiens, passent pour des gens cruels, tandis qu'ils sont fort à plaindre. N'est-il pas triste, en effet, de ne pouvoir compatir aux souffrances d'un pauvre malade? de porter impitoyablement le fer dans ses plaies pour couper les chairs mortes? de panser de sang-froid un mal que le malade même ne peut regarder sans horreur, et de passer pour l'ennemi de celui qu'on veut guérir? Tel est le caractère de l'homme; la vérité lui parait amère et le vice seul a des attraits pour lui. Isaïe n'a point honte de marcher tout nu pour indiquer les malheurs de la prochaine captivité. Dieu ordonne à Jérémie de sortir de Jérusalem, d'aller vers l'Euphrate, fleuve de la Mésopotamie, d'y cacher sa ceinture au milieu des nations ennemies, dans le camp des Assyriens et des Chaldéens, et de l'y laisser jusqu'à ce qu'elle soit entièrement pourrie. Ezéchiel reçoit ordre de manger un pain fait avec plusieurs espèces de grains et cuit premièrement sous des excréments de l'homme, et ensuite sous de la bouse de vache. Ce prophète voit d'un oeil sec mourir sa femme; Amos est chassé de Samarie. Pourquoi ces figures? C'est que ces médecins spirituels exhortaient le peuple à la pénitence et employaient le fer pour guérir les plaies que le péché avait faites à Israël. Aussi, l'apôtre saint Paul dit-il : " Je suis devenu votre ennemi parce que je vous ai dit la vérité. " C'est encore pour cela que plusieurs disciples abandonnèrent Jésus-Christ, parce que ses paroles leur paraissaient trop dures.

Faut-il donc s'étonner que le zèle avec lequel je me suis déclaré contre le vice, m'ait mal mis avec plusieurs personnes? J'ai entrepris de couper un nez qui sent mauvais; que ceux qui ont les écrouelles craignent pour eux. Je veux rabaisser le caquet de la corneille; qu'elle

(487) comprenne qu'elle n'est qu'une babillarde. Mais n'y a-t-il dans Rome qu'une seule personne à qui on ait coupé le nez et défiguré le visage? Onosius de Ségeste, d'une voix emphatique, pèse gravement comme dans une balance des mots sonores.

Je dis que certaines gens ont eu recours au mensonge, au parjure, au crime, pour s'élever à je ne sais quelles dignités. Que vous importe? Je me ris d'un avocat qui manque de causes, je me moque de sa ridicule éloquence. Pourquoi le trouvez-vous mauvais, vous qui vous distinguez par la vôtre? Je veux m'élever contre la cupidité de quelques prêtres qui n'ont, souci que de l'argent. Pourquoi vous en fâcher, vous qui n'êtes pas riche? Je veux renfermer Vulcain et le brûler à son propre feu ; êtes-vous son hôte ou son voisin pour vous opposer à mon dessein, et pour empêcher qu'on ne mette le feu au temple de cette idole? Je prends plaisir à me moquer des larves, du chat-huant, du hibou et. des monstres du Nil, et vous vous appliquez tout ce que je dis. Dès que j'attaque quelque vice, vous prétendez que c'est vous que j'attaque; vous voulez m'intenter un procès à cette occasion et vous m'accusez d'écrire des satires en prose. Vous croyez-vous joli garçon parce que vous portez un nom qui indique quelque chose d'heureux? N'appelle-t-on pas sacré un bois qui est très sombre? Ne donne-t-on pas aux déesses qui président à la vie le nom de Parques, parce qu'elles n'épargnent personne? aux Furies, celui d'Euménides, parce qu'elles sont impitoyables? aux Ethiopiens, celui d'hommes argentés? Mais puisqu'on ne peut parler contre le vice sans vous mettre de mauvaise humeur, je vous dirai avec Perse : " que le roi et la reine vous désirent pour gendre; que les jeunes filles se disputent votre main, et que les roses naissent en foule sous vos pas! " Cependant, si vous voulez paraître plus beau, j'ai un avis à vous donner; c'est de cacher votre nez et de garder le silence; par ce moyen vous paraîtrez éloquent et joli garçon.







A ASELLA. REFUTATION DES CALOMNIES DE SES ENNEMIS.


Lettre écrite au moment de son départ de Rome, en 385.

Je ne suis pas assez téméraire pour me flatter de pouvoir reconnaître vos bontés. Il n'y a que Dieu qui puisse vous donner une récompense proportionnée à vos mérites. Pour moi, qui suis indigne de l'amitié que vous me témoignez en Jésus-Christ, jamais je n'ai dû croire ni même souhaiter que vous m'en donniez des marques si sensibles. Quoique je passe dans l'esprit de quelques-uns pour un scélérat et pour un homme plongé dans toutes sortes de crimes ( ce qui est encore peu en comparaison de mes péchés), c'est néanmoins bien agir que de juger si favorablement, même ceux qui sont méchants dans votre opinion. Car il est toujours très dangereux de condamner le serviteur d'autrui; et celui qui dénature les bonnes actions des autres obtient difficilement le pardon de sa médisance. Viendra, viendra un jour, un jour où nous gémirons, vous et moi, des tourments auxquels plusieurs seront condamnés.

On me dit un infâme, un fourbe, un menteur, un magicien. Lequel vaut mieux ou d'avoir cru cela, ou de l'avoir supposé contre des innocents, ou même de ne l'avoir pas voulu croire touchant des coupables? Quelques-uns me baisaient les mains tandis qu'ils déchiraient ma réputation de la manière la plus impitoyable. Ils me témoignaient de bouche qu'ils prenaient part à mes peines, et dans le fond du coeur ils se réjouissaient de mes disgrâces; mais le Seigneur, qui lisait dans leur âme, se moquait de leur malice et se réservait de me juger un jour avec eux. L'un blâmait ma démarche et mon rire; l'autre remarquait dans les traits de mon visage je ne sais quoi de choquant; mes manières simples et naturelles paraissaient à d'autres affectées. C'est ainsi que, pendant près de trois ans, j'ai été en butte à leurs sarcasmes et à leurs calomnies.

Je me suis trouvé plusieurs fois avec des vierges; j'ai expliqué souvent à quelques-unes l'Ecriture sainte le mieux qu'il m'a été possible. Cette étude nous obligeait d'être souvent ensemble; l'assiduité donnait lieu à la (488) familiarité, et la familiarité faisait naître la confiance. Mais qu'elles-mêmes disent si elles ont remarqué dans ma conduite quelque chose d'indigne d'un chrétien ! Ai-je reçu de l'argent de qui que ce soit? N'ai-je pas toujours rejeté avec mépris tous les présents qu'on a voulu me faire? A-t-on entendu sonner dans mes mains l'or d'autrui? A-t-on remarqué quelque chose d'équivoque dans mes discours ou de passionné dans mes regards ? Mon sexe seul fait tout mon crime ; encore ne me l'objecte-t-on, ce crime, qu'à l'occasion du voyage de Paula et de Melania à Jérusalem. Je pardonne à mes ennemis d'avoir cru celui qui m'a calomnié avec tant d'injustice; mais puisqu' aujourd'hui cet imposteur désavoue tout ce qu'il a inventé contre moi, pourquoi refusent-ils de le croire? C'est le même homme qui, après m'avoir accusé de faux crimes, avoue maintenant que je suis innocent; et certes ce qu'un homme confesse au milieu des tourments, est bien plus croyable que ce qu'il dit en plaisantant. Mais peut-être aime-t-on mieux croire des impostures, parce qu'on trouve plus de plaisir à les entendre et qu'on force même les autres à les publier.

Avant d'avoir connu sainte Paula, tout Rome m'estimait et applaudissait à ma vertu; chacun me jugeait digne du souverain sacerdoce. Le pape Damase, d'heureuse mémoire, faisait le sujet de mes discours; je passais pour un saint, pour un homme véritablement. humble et d'une érudition profonde.

M'a-t-on vu entrer chez quelque femme d'une conduite peu régulière? Me suis-je attaché à la magnificence des habits, à un visage fardé, à l'éclat des pierreries et à l'or? N'y avait-il dans Rome qu'une femme pénitente et mortifiée qui fût capable de me toucher, une femme desséchée par des jeûnes continuels, négligée dans ses habits, devenue presque aveugle à force de pleurer, et qui passait les nuits entières en oraison ? une femme qui n'avait d'autres chansons que les psaumes, d'autre entretien que l’Evangile, d'autre plaisir que la continence, d'autre nourriture que le jeûne; une femme enfin que je n'ai jamais vue manger ? N'y avait-il, encore une fois, que cette femme qui pût avoir de l'attrait pour moi ? Touché de sa chasteté merveilleuse, à peine ai-je commencé à la voir et à lui donner des marques de respect, qu'aussitôt tout mon mérite a disparu, toutes mes vertus se sont évanouies.

O envie qui commences par te déchirer toi-même! ô ruses et artifices du démon qui fait à la sainteté une guerre continuelle ! De toutes les femmes de Rome, Paula et Melania sont les seules qui soient devenues la fable de la ville, elles qui, en abandonnant leurs biens et leurs enfants, ont porté devant tout le monde la croix du Sauveur; comme l'étendard de la piété. Si elles allaient au bain, si elles se servaient des parfums les plus exquis, si elles savaient profiter de leurs richesses et de leur veuvage pour vivre avec plus de liberté et pour entretenir leur luxe et leur vanité, alors on les traiterait avec respect, on les appellerait saintes. Mais, dit-on, elles veulent plaire sous le sac et la cendre; elles veulent aller en enfer avec tous leurs jeûnes et toutes leurs mortifications! Comme si elles ne pouvaient, pas se damner avec les autres, en s'attirant par une vie mondaine l'estime et les applaudissements des hommes ! Si c'étaient des païens ou des Juifs qui condamnassent la vie qu'elles mènent, elles auraient du moins la consolation de voir que leur conduite ne déplairait qu'à ceux à qui Jésus-Christ ne plait pas ; mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ce sont des chrétiens qui, au lieu de prendre soin de leurs propres affaires et d'arracher la poutre qui leur crève les yeux, tâchent de découvrir une paille dans l'oeil de leur prochain, déchirent continuellement la réputation de ceux qui ont pris le parti de la piété, et s'imaginent remédier à leurs maux en censurant la conduite de tout le monde et en grossissant le nombre de ceux qui vivent dans le libertinage.

Vous aimez à prendre un bain tous les jours, mais Paula et Melania croient qu'il ne sert qu'à les salir au lieu de les laver. Vous êtes dégoûtés de francolins, et vous faites gloire d'avoir manqué à l'esturgeon; et moi, je ne me nourris que de fèves. Vous prenez plaisir à entendre les bouffonneries d'une troupe de plaisants qui vous environnent; et moi je me plais à voir couler les larmes que répandent Paula et Melania. Vous souhaitez de posséder ce qui appartient aux autres, et elles méprisent ce qu'elles possèdent. Vous aimez les vins mêlés de miel, et elles trouvent l'eau froide plus agréable. Vous croyez perdre tout ce que vous ne possédez pas, tout ce que vous ne mangez (489) pas, tout ce que vous ne dévorez pas dès à présent; pour elles, sûres des promesses de Dieu, elles tournent du côté du ciel toutes les affections de leur coeur. J'admets pour un moment que leur espérance soit chimérique ; que vous importe? elle est fondée, cette espérance, sur l'assurance qu'elles ont de ressusciter un jour.

Quant à nous, nous avons horreur de la vie que vous menez. Soyez gros et gras, à la bonne heure ; moi, je préfère avoir le visage pâle et décharné. Vous vous imaginez que notre genre de vie n'est propre qu'à faire des malheureux; et pourtant nous vous croyons plus malheureux que nous. Nous nous rendons la pareille, et nous nous regardons les uns et les autres comme des insensés.

Je vous écris ceci, Asella, au moment de m'embarquer, et je vous l'écris les larmes aux yeux et le coeur pénétré de douleur. Je rends grâce à mon Dieu de m'avoir jugé digne de la haine du monde. Obtenez-moi de lui de pouvoir retourner de Babylone à Jérusalem, afin qu'affranchi de la domination de Nabuchodonosor, je puisse passer mes jours sous celle de Jésus, fils de Josedech. Qu'un nouvel Esdras vienne me conduire en mon pays! J'étais bien fou de vouloir chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère, et d'abandonner la montagne de Sinaï pour mendier le secours de l'Egypte. J'avais oublié ce que dit l'Evangile, qu'on ne peut sortir de Jérusalem sans tomber aussitôt entre les mains des voleurs qui dépouillent, blessent et tuent tous ceux qu'ils rencontrent. Quoique le prêtre et le lévite me méprisent, je ne serai pas abandonné du charitable Samaritain, je veux dire de celui que les Juifs appelèrent autrefois Samaritain, et possédé du démon; et qui, après avoir rejeté le nom de possédé, ne refusa pas celui de Samaritain, qui, dans la langue hébraïque, signifie "gardien. " Quelques-uns m'accusent de magie; comme je suis serviteur de Jésus-Christ, je reconnais en cela la marque et le caractère de ma foi. Les Juifs ont donné à mon divin maître le nom de magicien, et l'apôtre saint Paul a été traité comme un séducteur. Dieu veuille que je ne sois exposé qu'à des "tentations humaines et ordinaires! " Quelle part ai-je encore eue aux souffrances de Jésus-Christ, moi qui combats sous l'étendard de sa croix? L'on m'a imputé des crimes infâmes, mais je sais qu'on arrive au royaume du ciel " à travers la bonne et la mauvaise réputation. "

Je vous prie de saluer de ma part Paula et Eustochia, qui, malgré les propos de mes ennemis, me seront toujours chères dans le Christ. Saluez aussi notre bonne mère Albina, notre soeur Marcella, Marcellina et sainte Félicité dites-leur que nous comparaîtrons un jour devant le tribunal de Jésus-Christ, où notre conscience paraîtra à nu. Souvenez-vous de moi, ma chère soeur Asella, vous qui êtes l’exemple et l'ornement des vierges, et calmez par vos prières les tempêtes de la mer.


A MARCELLA, SUR LES BLASPHEMES CONTRE LE SAINT-ESPRIT.


En 385.

La question que vous me proposez est fort courte, et il est très facile d'y répondre. Si c'est par ce passage de l'Evangile : " Quiconque aura parlé contre le Fils de l'Homme, il lui sera pardonné; mais si quelqu'un a parlé contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni en ce siècle ni dans le siècle futur; " si, dis-je, c'est par ce passage que Novatien conclut qu'il n'y a que les chrétiens seuls qui, en renonçant Jésus-Christ, puissent pécher contre le Saint-Esprit; il est certain que les Juifs, qui blasphémaient le Sauveur, n'étaient point coupables de blasphème. Jésus-Christ les avait comparés à ces vignerons impies qui, après avoir tué les Prophètes, avaient formé le dessein de faire aussi mourir leur maître; et leur salut était tellement désespéré qu'il annonçait n'être venu au monde que pour eux. Il faut donc démontrer par l'ensemble de ce passage, que le blasphème qui ne mérite point de pardon ne concerne pas ceux qui, vaincus par la violence des supplices, renoncent Jésus-Christ; mais ceux qui, découvrant visiblement le doigt de Dieu dans les miracles du Sauveur, ne laissaient pas de les calomnier en les attribuant à la puissance du démon. Aussi la réponse du Fils de Dieu aux pharisiens tend à prouver que le démon ne peut chasser le démon, et que le royaume de ce prince des ténèbres n'est point divisé. En effet, comme le démon est sans cesse appliqué à nuire aux hommes, est-il possible qu'il voulût guérir (490) les maladies et se bannir lui-même des corps qu'il possède? Que Novatien prouve donc que quelqu'un de ceux qui ont été contraints par la violence des tourments de sacrifier aux idoles, ait attribué à Béelzébut prince des démons, et non pas au Fils de Dieu, tous les prodiges dont parle l'Evangile; et alors il pourra soutenir que l'aveu de ce chrétien devant les tribunaux est un blasphème contre le Saint-Esprit, et un blasphème qui jamais ne pourra lui être pardonné.

Mais pressons-le un peu plus, et demandons-lui ce que c'est que " parler contre le Fils de l'Homme et blasphémer contre le Saint-Esprit. " Car je soutiens que, selon son opinion, renier Jésus-Christ dans la persécution, c'est parler contre le Fils de l'homme et non pas blasphémer contre le Saint-Esprit. Lorsqu'un fidèle à qui l'on demande s'il est chrétien, répond qu'il ne l'est pas, il renie Jésus-Christ, c'est-à-dire le Fils de l'Homme, sans offenser le Saint-Esprit. Mais si en renonçant Jésus-Christ on renie en même temps le Saint-Esprit, que cet hérétique nous dise comment, en renonçant le Fils de l'Homme, on ne pèche point contre le Saint-Esprit; ou s'il prétend que par le Saint-Esprit on doit entendre le Père, alors il est certain que celui qui renonce Jésus-Christ ne parle point du Père. Lorsque saint Pierre, étourdi et effrayé par la demande que lui fit une simple servante renia son divin maître, pécha-t-il contre le Fils de l'Homme ou contre le Saint-Esprit ? Si cet hérétique, par une interprétation ridicule, prétend que cet apôtre en disant : " Je ne connais point cet homme, " ne renonça pas Jésus-Christ, mais qu'il nia seulement qu'il fût un simple mortel, c'est faire passer le Sauveur pour un menteur, puisqu'il avait formellement prédit que saint Pierre le renierait, lui Fils de Dieu. Or, si cet apôtre renonça le Fils de Dieu (péché qui lui coûta tant de larmes, et qu'il effaça ensuite en confessant trois fois la Divinité de celui qu'il avait renoncé par trois fois), il est évident que la raison pour laquelle le péché contre le Saint-Esprit ne peut être remis, c'est qu'il renferme un horrible blasphème, en attribuant à la puissance de Béelzébut des miracles où l'on découvre visiblement la vertu de Dieu. Que Novatien donc nous montre un seul chrétien qui, en renonçant Jésus-Christ, fait appelé Béelzébut; et alors je tomberai d'accord avec lui que ce chrétien ne peut obtenir le pardon d'un crime si énorme. Car autre chose est de céder à la violence des tourments et de nier au milieu des supplices qu'on soit chrétien, et autre chose de dire que Jésus-Christ est un démon. Vous pouvez vous en convaincre vous-même, en lisant un peu attentivement toute la suite du passage sur lequel vous m'avez consulté.

J'aurais désiré traiter cette question avec plus d'étendue; mais comme la charité ne me permet pas de quitter quelques-uns de nos amis qui sont venus nous voir, et comme d'ailleurs je ne pouvais me dispenser de vous répondre de suite, j'ai été obligé de faire, au lieu d'une longue dissertation, une réponse fort courte qui ressemble moins à une lettre qu'à un petit commentaire.


A MARCELLA. SAINT JEROME L'ENGAGE A VENIR A BETHLEEM.


Son genre de vie. — Habitudes laborieuses des habitants.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 535.

Ambroise (1), aux dépens duquel Origène, qui est notre Chalcentère et notre Adamante (2), composa ce nombre prodigieux de livres qu'il a mis au,jour, dit dans une lettre qu'il lui écrivait d'Athènes, qu'il ne se mettait jamais à table en la compagnie de ce grand homme sans faire lire quelque livre durant le repas, ni au lit sans entendre la lecture de l’Ecriture sainte; et que,jour et nuit la prière succédait à la lecture et la lecture à la prière. Lâches et sensuels que nous sommes, avons-nous jamais rien fait de semblable ? Hélas! après une ou deux heures de lecture nous bâillons d'ennui ; nous nous frottons le front, nous nous plaignons de l'estomac; et, comme si nous avions beaucoup travaillé, nous cherchons à nous délasser dans des occupations toutes mondaines.

(1) Cet Ambroise, comme dit Eusèbe, liv. VI, Hist. eccl., c.15 suivait les erreurs des valentiniens, ou des Marcionites, selon saint Jérôme, lib. de Script. Eccl. Origène le convertit à la religion chrétienne.

(2) Chalcentère, selon l'élymologie grecque, veut dire "qui a des entrailles de fer. " Ammien Marcellin, liv. XXII, donne ce nom à Didyme le grammairien. saint Jérôme est le premier qui l'ait applique à Origène, pour marquer qu'il était infatigable dans le travail. C'est aussi pour cela qu'on l'appelait " Adamantius " c'est-à-dire "qui est de diamant. "

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Je ne dis rien de ces festins qui appesantissent l'esprit; de cette démangeaison qu'on a de faire ou de recevoir des visites; de ces conversations où l'on parle sans aucune retenue, où l'on déchire la réputation des absents, où l'on esquisse le portrait de chacun, où l'on s'attaque et l'on se calomnie les uns les autres. Tout le repas se passe dans ces sortes d'entretiens. Quand les convives se sont retirés, on compte la dépense, et alors, ou l'on entre en fureur comme un lion, ou fon se donne mille mouvements inutiles pour amasser de quoi vivre durant plusieurs années, sans penser à ce que dit l'Evangile : " Insensé! on enlèvera ton âme cette nuit; et à qui restera ce que tu as amassé? " On cherche dans les habits non la nécessité, mais le luxe et la vanité. Trouve-t-on quelque chose à gagner? on est toujours sur pied. A-t-on l'ait quelque perte, comme il arrive ordinairement dans les familles? on se chagrine, on languit : le moindre bénéfice nous transporte de joie, la moindre perte nous accable de tristesse. De là vient que le prophète-roi, voyant qu'un même homme changeait à tout moment de visage, disait à Dieu: " Seigneur, effacez leur image dans votre cité. " Créés à l'image et à la ressemblance d'un Dieu, nous prenons plusieurs formes différentes par le penchant malheureux que nous avons au mal ; et, comme un comédien représente sur le théâtre le personnage tantôt d'un Hercule robuste et vigoureux, tantôt d'une Cybèle faible et chancelante: de même nous, que le monde haïrait si nous n'appartenions pas au monde, nous jouons autant de personnages que nous commettons de crimes différents.

Or, comme nous avons déjà passé la meilleure partie de notre vie dans le trouble et dans l'agitation, et comme nous avons ou essuyé des tempêtes, ou heurté contre des écueils; pourquoi ne pas saisir la première occasion qui se présente de nous retirer dans la solitude, comme dans un port assuré? Là, nous vivons d'un pain grossier, de légumes que nous avons arrosés nous-mêmes, et de lait qui fait les délices de la campagne. Nos repas sont simples, mais ils sont innocents; et en vivant de la sorte, le sommeil n'interrompt point nos oraisons, ni l'excès des viandes nos lectures.

En été, couchés à l'ombre d'un arbre, nous nous en faisons un lieu de retraite; en automne, l'air doux et tempéré qu'on respire, et les feuilles qui jonchent la terre, nous invitent à y prendre notre repos; au printemps, toute la campagne y est couverte de fleurs, et le chant des oiseaux nous l'ait trouver un nouvel agrément dans la psalmodie; en hiver, nous n'avons pas besoin d'acheter du bois; nous veillons et nous dormons chaudement au milieu des frimas et des neiges, et, tout pauvres que nous sommes, nous ne laissons pas de nous bien chauffer. Que Rome donc mette son plaisir et sa vanité dans la multitude de ses habitants, dans la fureur de ses gladiateurs, dans les folies de son cirque, dans la pompe et la magnificence de ses théâtres. Que les solitaires même de cette grande ville se fassent une occupation habituelle de voir les femmes, de se trouver dans leurs assemblées ; pour nous, " nous avons avantage à demeurer attachés à Dieu et à mettre notre espérance dans le Seigneur, " afin de pouvoir dire dans le ciel quelle doit être la récompense de notre pauvreté : " Qu'y a-t-il à désirer pour moi dans le ciel, Seigneur, et qu'ai-je souhaité sur la terre que vous seul? " En effet, nous trouverons dans ce royaume céleste une si grande abondance de biens, que nous nous repentirons d'avoir cherché sur la terre des biens fragiles et périssables.

Mais pour revenir à notre petit bourg de Bethléem et à la demeure de Marie ( car on se fait un plaisir de louer ce qu'on possède ), quelle idée assez grande puis-je vous inspirer de cet endroit où le Sauveur du monde est né, et de cette crèche où il jeta ses premiers cris? Il vaut mieux ne rien dire d'un lieu si saint, que de n'en point dire assez. Où sont ces vastes galeries, ces lambris dorés, ces maisons magnifiques qui ne sont ornées, pour ainsi dire, que des sueurs des malheureux et des travaux des criminels? Où sont ces superbes palais que des citoyens bâtissent, pour procurer à une créature méprisable le plaisir de se promener dans des appartements richement meublés et d'en considérer la beauté plutôt que celle du ciel; comme si le firmament n'était pas le plus agréable de tous les objets et le plus digne d'attirer nos regards? C'est à Bethléem, c'est dans ce petit coin de la terre que le Créateur du ciel a voulu naître; c'est là qu'il a été enveloppé de langes; c'est là que les bergers l'ont (492) vu, que l'étoile l'a fait connaître, que les mages l'ont adoré. Peut-on douter que ce lieu, tout petit qu'il est, ne soit plus saint que le mont Tarpéien, qui n'a été si souvent frappé de la foudre que parce que Dieu l'avait en aversion? Il est vrai que l'Eglise de Rome est sainte, qu'on y voit les tombeaux des Apôtres et des martyrs, que c'est là qu'ils ont prêché l'Evangile et rendu témoignage à Jésus-Christ, et que la gloire du nom chrétien s'élève tous les jours sur les ruines même du paganisme. Mais au reste, la magnificence, la pompe, la grandeur de cette ville; l'envie qu'on a de voir et d'être vu, de faire des politesses et d'en recevoir, de louer et de médire, d'écouter et de parler; cette foule de monde qu'on y trouve tous les jours, tout cela est entièrement contraire à la profession et au repos des solitaires. Car si on reçoit de la société, on est obligé de rompre le silence; si on ne veut voir personne, on passe pour un orgueilleux ; si on veut rendre les visites qu'on a reçues, il faut aller à la porte des grands du monde et entrer dans des antichambres dorées, au milieu d'une foule d'esclaves qui vous critiquent en passant.

A Bethléem tout est champêtre, et le silence n'y est interrompu que par la psalmodie. De quelque côté qu'on se tourne, on entend le laboureur chanter alleluia, le moissonneur tout en eau psalmodier pour alléger son travail, et le vigneron réciter quelques psaumes de David en taillant sa vigne. Voilà les airs, et, comme on dit communément, les chansons amoureuses que l'on entend ici. Adieu en Jésus-Christ.


A EVAGRE, SUR LES DIACRES ET LES PRETRES.


Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.

Nous lisons dans le prophète Isaïe : " L'imprudent dira des extravagances. " J'apprends qu'un quidam a été assez fou pour préférer les diacres aux prêtres, c'est-à-dire aux évêques. Car lorsque l'apôtre saint Paul enseigne clairement que les prêtres sont les mêmes que les évêques, que veut donc le ministre des tables et des veuves quand il s'élève orgueilleusement au-dessus de ceux qui consacrent par leurs prières le corps et le sang de Jésus-Christ? Voulez-vous une autorité? Ecoutez l'apôtre saint Paul, dans son épître aux Philippiens : " Paul et Timothée, serviteurs de Jésus-Christ, à tous les saints en Jésus-Christ qui sont à Philippes, avec les évêques et les diacres. " En voulez-vous encore une autre? Voici comment saint Paul parle, dans les Actes des Apôtres, aux prêtres d'une seule Eglise : " Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour gouverner l'Eglise de Dieu, qu'il a acquise au prix de son sang. " Mais pour qu'on ne soutienne pas mal à propos qu'il y avait plusieurs évêques dans une seule Eglise, voici un autre endroit qui montre clairement que l'Apôtre ne met aucune différence entre l'évêque et le prêtre: " Je vous ai laissé en Crète, écrit-il à Tite, pour régler tout ce qu'il y a à régler, et pour établir des prêtres en chaque ville, selon l'ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n'aura épousé qu'une femme, dont les enfants seront fidèles, chastes et obéissants. Car il faut que l'évêque soit irréprochable comme le dispensateur de Dieu. " Et dans sa première épître à Timothée : " Ne négligez pas la grâce qui est en vous, qui vous a été donnée, suivant une révélation prophétique, par l'imposition des mains des prêtres. " Saint Pierre, dans sa première épître, dit encore: " Je m'adresse à vous, prêtres, moi, prêtre comme vous, témoin des souffrances de Jésus-Christ, et devant participer à sa gloire, qui sera un jour révélée; paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillez sur sa conduite, non par une nécessité forcée, mais par une affection toujours volontaire et selon Dieu. " Le texte grec a quelque chose encore de plus expressif, car il porte episkopos, qui signifie " surveillant, " d'où est dérivé le nom " d'évêque. " L'autorité de si grands hommes vous parait elle faible, écoutez la trompette évangélique, l'enfant du tonnerre, le disciple que Jésus aima et qui, s'étant reposé sur son sein, y puisa, comme à une source, une doctrine céleste. " Le prêtre à Electa, et à ses enfants, que j'aime dans la vérité; " et, dans une autre épître : " Le prêtre à mon cher Caïus, que j'aime dans la vérité. "

Que si dans la suite on en a choisi un pour l'élever au-dessus des autres, cela ne s'est l'ait que contre les schismes qui auraient immanquablement déchiré l'Eglise de Jésus-Christ. (493) En effet, nous voyons que dans l'église d'Alexandrie, depuis l'évangéliste saint Marc jusqu'au temps des évêques Héraclas et Denis, les prêtres en choisissaient un parmi eux qu'ils mettaient sur un siège plus élevé, et auquel ils donnaient le nom " d'évêque;" à peu près comme une armée élit un général, ou comme les diacres choisissent le plus capable d'entre eux, en lui donnant le nom " d'archidiacre. " En effet, que fait l'évêque que le prêtre ne fasse aussi, l'ordination? Il ne faut pas s'imaginer que l'Eglise romaine soit une Eglise différente de l'église universelle. Les Gaulois, les Bretons, les Africains, les Persans, les Indiens, tout l'Orient et tous les peuples barbares n'adorent qu'un même Jésus-Christ et ont une même règle de vérité. Si c'est l'autorité que l'on recherche, l'univers est plus grand qu'une seule ville. Un évêque, de quelque ville du monde qu'il soit évêque, de Rome ou de Guebio, de Constantinople ou de Reggio, d'Alexandrie ou de Tunis, porte partout le même caractère ; c'est la même dignité et le même sacerdoce. Riche ou pauvre, il ne devient ni plus considérable par ses richesses, ni plus méprisable par sa pauvreté. Tous les évêques sont les successeurs des Apôtres.

Mais, me direz-vous, d'où vient donc qu'à Home on n'ordonne point un prêtre, si un diacre ne rend témoignage en sa faveur? Pourquoi m'opposer la coutume d'une seule Eglise?Pourquoi me faire une loi d'un usage particulier, qui est une cause de présomption et d'orgueil? 'l'out ce qui est rare est vivement recherché. On fait plus de cas du thym dans les Indes que du poivre, parce qu'il n'y est pas si commun. Le petit nombre a fait estimer les diacres, et le grand nombre de prêtres les a rendus méprisables. Au reste, dans l'Eglise de Rome même, les diacres se tiennent debout pendant que les prêtres sont assis; quoique, par un abus qui s'est insensiblement glissé, j'y aie vu un diacre s'asseoir au rang des prêtres, en l'absence de l'évêque, et même donner la bénédiction de la table en leur présence. Mais que ceux qui agissent ainsi apprennent qu'ils font mal ; qu'ils écoutent les Apôtres : " Il n'est pas bon que nous quittions la prédication de la parole de Dieu pour avoir soin des tables; " qu' ils apprennent pourquoi les diacres ont été établis dans l'Eglise; qu'ils lisent les Actes des Apôtres, et qu'ils se souviennent de leur ordre. Le nom du prêtre marque l'âge, et celui de l'évêque la dignité. Delà vient que, dans les épîtres à Timothée et à Tite, il n'est parlé que de l'ordination des évêques et des diacres, sans aucune mention des prêtres, parce que les prêtres sont compris sous le nom d'évêque. Veut-on élever quelqu'un? on le tire d'un rang intérieur pour un rang supérieur. Si l'on prétend que le prêtre est au-dessous du diacre, qu'on le fasse passer de la prêtrise au diaconat, comme d'un ordre inférieur à un ordre supérieur. Mais puisque l'on passe du diaconat au sacerdoce, il faut qu'on avoue que le prêtre est au-dessus du diacre par sa dignité et par son caractère, quoique peut-être le diacre soit au-dessus du prêtre par ses revenus et par ses richesses. Et afin que nous sachions que les traditions apostoliques sont fondées sur l'Ancien-Testament, les évêques, les prêtres et les diacres sont maintenant dans l'Eglise ce qu'Aaron, ses enfants et les lévites étaient autrefois dans l'ancienne loi.



Jérôme - Lettres - A MARCELLA. EXAMEN DE LA VERSION D’AQUILA. — SOUHAITS POUR LA SANTE d’ALBINA.