Jérôme - Lettres - A RUFIN. INFIRMITES DE SAINT JEROME. — ELOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.

A RUFIN. INFIRMITES DE SAINT JEROME. — ELOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.


Lettre écrite du désert, en 375.

Je sais aujourd'hui par ma propre expérience, mon très cher Rufin, ce que j'avais déjà appris par les saintes Ecritures : " que Dieu donne quelquefois plus qu'on ne lui demande, et qu'il accorde souvent ce due l'oeil n'a point vu, ce due l'oreille n'a point entendu et ce que le coeur de l'homme ne saurait comprendre. " Car moi qui n'avais d'autre désir que de correspondre avec vous, afin de jouir, du moins en idée, du plaisir de vous voir, j'ai la,joie d'apprendre que vous êtes entré dans les déserts de l'Egypte pour y visiter les saints moines qui les habitent, et pour y voir de nombreuses familles de solitaires qui mènent sur la terre une vie céleste. Oh ! si par une grâce particulière de notre Seigneur (468) Jésus-Christ je pouvais être transporté comme le furent autrefois Philippe lorsqu'il baptisa l'eunuque de la reine Candace, et Abacuc lorsqu'il porta à manger à Daniel; avec quelle tendresse vous embrasserais-je! avec quelle ardeur baiserais-je cette bouche qui autrefois a reçu avec moi les impressions de l'erreur, et qui a repris aussi avec moi le goût de la vérité! Mais parce que je ne mérite pas que Dieu fasse un tel miracle en ma faveur, non pas tant pour vous approcher d'ici que pour me transporter où vous îles, et que d'ailleurs mon corps, qui en santé est toujours faible et, languissant, est maintenant tout-à-fait ruiné par mes fréquentes maladies, je vous envoie cette lettre en ma place, comme une chaîne que l'amitié même a formée pour vous jusqu'ici.

Notre frère Héliodore est le premier qui m'a appris votre arrivée, et qui par cette heureuse nouvelle m'a comblé d'une joie que je ne m'attendais pas à goûter. J'avais de la peine à y croire, tant je doutais qu'elle fût véritable; car, outre qu'il ne la savait que par ouï-dire, elle était si extraordinaire qu'elle ne me paraissait pas croyable. Dans le temps que, partagé entre le doute et l'espérance, je balançais encore à y ajouter foi, elle me fut confirmée par un homme qui la présentait comme certaine ; c'était un solitaire d'Alexandrie, que le peuple de cette grande ville avait envoyé en Egypte pour distribuer des aumônes à ces saints confesseurs, déjà martyrs d'affection.

Je vous avoue que je ne sus encore à quoi m'en tenir ; car cet homme ne savait ni de quel pays vous étiez, ni comment on vous appelait. Néanmoins, comme il me confirmait une nouvelle que j'avais apprise d'ailleurs, son témoignage ne laissait pas de me la rendre plus croyable. Enfin je sus la vérité à fond, et une infinité de gens qui revenaient d'Egypte m'assurèrent que Rufin était dans le désert de Nitrie, et qu'il était allé visiter le bienheureux Macaire. Je sentis alors toutes mes incertitudes s'évanouir; mais en même temps j'eus un chagrin de me voir malade. Sans mes infirmités, qui m'arrêtaient ici malgré moi, je serais allé vous trouver aussitôt, sans craindre ni les chaleurs excessives de l'été, ni les périls ordinaires de la navigation. Croyez-moi, mon frère, il n'est point, de pilote battu par la tempête qui regarde le port avec autant d'inquiétude, point de terre brûlée par les ardeurs du soleil qui désire la pluie avec autant d'ardeur, point de mure assise sur le rivage de la mer qui attende le retour de son fils avec autant d'impatience que j'ai d'empressement de vous voir.

Quand un coup fatal et imprévu nous eut arrachés l'un à l'autre, et rompu par cette cruelle séparation les liens qui nous unissaient ensemble, " alors la pluie obscurcit l'air, et je ne vis partout que le ciel et la terre." Après avoir parcouru, avec des peines et des fatigues incroyables, la Thrace, le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce et les brûlants climats de la Cilicie, enfin, ne sachant plus où aller, et errant cà et là, je suis entré dans la Syrie comme dans un port très propre à me mettre, après tant de fatigues, à l'abri des tempêtes. J'ai souffert dans cette solitude toutes les maladies possibles, et j'ai eu le malheur de perdre un oeil ; car Innocentius, autre moi-même, m'a été enlevé tout à coup par une fièvre violente. Il ne me reste plus que notre cher Evagre, pour lequel mes infirmités continuelles sont un surcroît de peines et de chagrins. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur de sainte Mélania; il avait effacé par la pureté et l'innocence de ses moeurs la tache de la servitude, mais il a rouvert par sa mort une plaie qui n'était pas encore bien fermée. Au reste, puisque l'apôtre saint Paul nous défend de pleurer les morts, et que d'ailleurs la joie que me donne la bonne nouvelle de votre arrivée a modéré l'excès de ma douleur, je vous écris ceci pour vous l'apprendre si vous ne le savez pas, ou pour vous faire part de ma joie si vous le savez déjà.

Votre ami Tonosus, ou plutôt le mien, et pour parler plus juste notre ami commun, monte maintenant au ciel par cette échelle mystérieuse que Jacob vit en songe durant son sommeil; il porte sa croix sans penser au lendemain et sans regarder en arrière. Il sème avec larmes afin de recueillir avec joie, et il élève dans sa retraite ce serpent mystérieux que Moïse éleva autrefois clans le désert. Après ce bel exemple d'une vertu, non pas imaginaire, mais véritable, que les Grecs et les Latins cessent de nous vanter les vertus chimériques de leurs prétendus héros. Voici un jeune homme élevé avec nous dans les sciences et les arts, distingué parmi ses égaux par son rang et par ses richesses, qui abandonne sa mère, ses soeurs (469) et un frère chéri, pour se retirer dans une île, inhabitée, affreuse par sa solitude, environnée de rochers escarpés et de récifs redoutables aux navigateurs; il y est néanmoins comme un nouvel habitant du paradis. Là, dans ce vaste désert, pas un laboureur, pas un solitaire; il n'a pas même avec lui le petit Onésime que vous avez connu, qui par ses caresses lui rappelait un frère. C'est là que seul (si toutefois c'est être seul que d'être toujours avec Jésus-Christ) il contemple cette gloire de Dieu que les apôtres même ne purent voir que dans un lieu isolé. Sans doute, il n'y voit point ces grandes villes flanquées de tours, mais aussi il est devenu habitant d'une nouvelle cité. Tout son corps est couvert d'un rude cilice : mais c'est l'état le plus convenable pour aller clans les nuées au-devant de Jésus-Christ. Il n'a point le plaisir d'y voir les frais Euripes des riches du monde; mais il boit dans le sein même du Seigneur une eau vive et salutaire. Jetez pour un moment les yeux sur son désert, mon cher ami, et tournez de ce côté-là toutes vos pensées; témoin de ses travaux et de ses combats, vous pouvez plus aisément célébrer ses victoires.

Autour de cette île mugit une mer toujours furieuse, et les flots se brisent contre les rochers avec un bruit épouvantable qui retentit au loin. La terre stérile et nue n'y montre aucune verdure, et la campagne desséchée et sans arbres n'y offre point d'ombre. Partout ce ne sont que des rochers escarpés, qui forment une espèce de prison qu'on ne saurait envisager sans horreur. Là, Bonosus, tranquille, intrépide et armé de l'Apôtre, tantôt écoute Dieu dans de saintes lectures, et tantôt lui parle dans de ferventes prières ; peut-être même qu'enfermé dans son île il voit une partie de ce que saint Jean vit dans celle de Patmos. De quels artifices pensez-vous que le démon se sert pour le séduire? combien de piéges ne lui tend-il pas pour le surprendre? Peut-être qu'employant contre lui les mêmes ruses dont il se servit autrefois contre le Fils de Dieu, il tâchera de lui persuader de rompre son jeûne; mais on lui a déjà répondu que " l'homme ne vit pas seulement de pain. " Peut-être étalera-t-il à ses yeux les richesses et la gloire du siècle; mais on lui dira : " Ceux qui veulent devenir riches tombent dans les tentations. " Et avec saint Paul : " Je mets toute ma gloire en Jésus-Christ. " Il accablera par les maladies un corps déjà épuisé par le jeûne ; mais on le repoussera avec ces paroles de l'Apôtre : " Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort. " Et ailleurs : " La vertu se perfectionne dans la faiblesse. " Il le menacera de le faire mourir, mais on lui répondra: " Je souhaite de me voir dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ. " Il lancera contre lui des traits enflammés; mais on les recevra avec le bouclier de la foi. Enfin le démon fera tous ses efforts pour le vaincre; mais Jésus-Christ le prendra sous sa protection.

Je vous remercie, seigneur Jésus, de m'avoir donné un homme qui puisse prier pour moi au grand jour du jugement. Vous savez (car vous pénétrez les secrets de nos coeurs, et avec ces yeux qui virent autrefois un prophète enfermé dans le ventre d’une baleine, vous découvrez tout ce qui s'y passe), vous savez, dis-je, que nous avons été, lui et moi, nourris du même lait, et élevés ensemble depuis nos plus tendres années jusqu'à l’âge de l'adolescence; que les mêmes personnes nous ont portés dans leurs bras; qu'après avoir fini nos études à Rome, et lorsque sur les bords demi-barbares du Rhin nous n'avions qu'une même table et un même toit, je commentai le premier à m'attacher à votre service. Souvenez-vous, je vous prie, que ce guerrier qui combat aujourd'hui si vaillamment pour votre gloire a commencé avec moi à porter les armes. Vous nous avez promis, Seigneur, et je compte sur votre parole, que " celui qui enseignera les autres, mais qui ne pratiquera pas, sera le dernier dans le royaume du ciel; mais que celui qui enseignera, et qui pratiquera, sera très grand dans le royaume du ciel. " Que Bonosus jouisse de la récompense due à sa vertu; que, revêtu de cette robe précieuse qu'il a méritée par un continuel martyre, il marche à la suite de l'Agneau (car il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, et parmi les étoiles l'une est plus éclatante que l'autre). Quant à moi, Seigneur, je vous demande de pouvoir être aux pieds de vos saints. S'il a accompli ce que j'ai seulement souhaité de faire, accordez-moi le pardon que mérite ma faiblesse, et à lui la récompense due à son zèle.

Peut-être ai-je passé ici les bornes d'une lettre; mais c'est ma coutume, quand une fois (470) je suis sur les louanges de notre ami Bonosus. Pour revenir clone à ce que je vous ai dit d'abord, mon cher Rufin, ne perdez point le souvenir d'un ami absent, puisqu'un véritable ami se cherche, se trouve et se conserve si difficilement. Prenne plaisir qui voudra à se laisser éblouir par l'éclat de l'or et à voir dans de pompeuses cérémonies briller ce précieux métal sur de magnifiques équipages; la charité ne s'achète point, et l'amitié n'a point de prix. Un ami qui peut cesser d'aimer ne fut jamais un véritable ami. Adieu en Jésus-Christ.











A HELIODORE, POUR L’ENGAGER A FUIR LE MONDE ET A REVENIR DANS LE DESERT.


Lettre écrite du désert, en 374

Vous qui connaissez toute mon amitié pour vous, vous savez avec quelle ardeur je vous ai conjuré de rester avec moi dans la solitude, et cette lettre que vous voyez presque effacée par mes larmes témoigne aussi avec quelle douleur, quels regrets et duels soupirs je vous y ai suivi lors de votre départ. Mais, comme un petit enfant qui nous flatte, vous parvîntes si bien à adoucir par vos caresses le mépris due vous faisiez de mes prières, que je ne sus à quoi me déterminer. C'ar, aurais-je gardé le silence? Mais le moyen de pouvoir dissimuler par une modération affectée, ce que je souhaitais avec tant d'ardeur? Aurais-,je redoublé mes importunités et mes prières? Mais vous ne vouliez pas m'écouter, parce que votre amitié n'était pas égale à la mienne. Mon amitié dédaignée n'avait qu'une chose à faire, elle le fait ; elle cherche au loin celui qu'elle n'a pu retenir. Ainsi que vous l'aviez demandé en partant, je vous avais promis de vous écrire à mon entrée dans le désert, pour vous engager à y venir vous-même. Hâtez-vous donc, et ne pensez plus aux incommodités que nous y avons souffertes ; le désert aime ceux qui sont dépouillés de toutes choses. Les difficultés que nous y avons rencontrées lors de notre premier voyage ne doivent point vous étonner. Puisque vous croyez en Jésus-Christ, vous devez aussi croire en ses paroles lorsqu'il dit: " Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné. Ne prenez ni besace ni bâton; celui-là est assez riche, qui est pauvre avec; Jésus-Christ. "

Mais que fais-je ? je vous prie. encore sans y penser. Que toutes ces prières cessent ; une amitié blessée comme la mienne l'a été, doit plutôt se mettre en colère ; et peut-être qu'après avoir méprisé mes prières, vous serez sensible à mes reproches. Soldat efféminé, que faites-vous dans la maison de votre père? Où sont les remparts, où sont les tranchées, où sont ces hivers passés sous la tente? Voilà la trompette qui sonne dans le ciel ; voilà ce puissant roi qui parait en armes, et qui, marchant sur les nuées, vient pour conquérir toute la terre. Il sort de sa bouche, dit, l'Apocalypse, une épée à deux tranchants qui taille en pièces tout ce qu'elle rencontre; et vous croyez passer d'une couche efféminée au champ de bataille, et de l'ombre à la plus grande ardeur du soleil. Vous vous trompez; un corps habitué à la tunique ne saurait supporter le poids d'une cuirasse; une tète couverte légèrement ne saurait souffrir le casque, et le poignée d'un glaive semble trop dure à une main faible et délicate.

Ecoutez les paroles de votre roi : " Celui qui n'est pas avec moi est contre moi, et celui qui rie recueille pas avec moi dissipe. " Souvenez-vous du temps où vous vous êtes enrôlé sous le drapeau de Jésus-Christ, et où vous vous êtes enseveli avec lui dans le baptême; alors vous vous êtes obligé par un serment solennel de ne considérer ni père ni mère, lorsqu'il s'agirait de sa gloire. Voici le démon qui s'efforce de tuer le Christ dans votre coeur; voici des armées ennemies qui viennent pour vous ravir la solde que vous aviez reçue en vous enrôlant. Mais quelques caresses que vous fasse votre petit neveu; quoique votre mère, avec ses cheveux épars et ses habits déchirés, vous montre le sein qui vous a nourri ; et que votre père, pour vous empêcher de sortir, se jette à terre sur le seuil de votre porte : passez par-dessus lui avec des yeux secs, volez plutôt que de courir, pour vous ranger sous l'étendard de la croix; car alors, la piété consiste à être insensible.

Oui, oui, il viendra un jour où, après être resté victorieux, vous retournerez en votre patrie, et marcherez la couronne sur la tête dans la Jérusalem céleste. Alors vous jouirez avec saint Paul du droit qui appartient aux habitants de cette cité toute divine ; vous demanderez la même grâce pour ceux qui vous ont mis au monde, et vous la demanderez aussi pour moi (471) qui vous exhorte maintenant à remporter cette victoire.

Je sais quel empêchement vous pouvez alléguer. Je n'ai pas, non plus que vous, un coeur de fer ni des entrailles de bronze ; je n'ai pas été enfanté par un rocher ; je n'ai pas sucé le lait des tigresses d'Hircanie, et j'ai passé par les mêmes épreuves. Je sais que votre sueur, dans l'affliction de son veuvage, vous embrasse pour vous arrêter; que les enfants de vos esclaves qui ont été élevés avec vous vous disent, les larmes aux yeux : " Sous la puissance de quel maître nous laissez-vous en nous abandonnant de la sorte? " Je sais que cette femme qui autrefois vous portait dans ses bras, maintenant courbée par la vieillesse, se joint à votre gouverneur, qui est pour vous un second père, pour vous dire d'une voix lamentable : " Nous voilà sur le bord de notre fosse; tardez encore un peu afin de nous ensevelir. " Votre mère elle-même, vous montrant son sein et les rides de son front, vous fera peut-être ressouvenir des paroles que bégayait votre bouche enfantine alors qu'elle vous nourrissait de son lait. Ils pourront encore vous adresser ces paroles du poète : " Et vous, maintenant, vous soutenez seul votre maison chancelante. " Mais l'amour de Dieu et la crainte de l'enfer peuvent aisément triompher de tous ces obstacles.

Que si vous m'alléguez que l'Ecriture nous ordonne d'obéir à nos parents, je vous répondrai que celui qui les aime plus que Jésus-Christ perd son âme. Lorsque l'ennemi de mon salut tient le glaive pour me tuer, m'amuserai-je à penser aux pleurs de ma mère! et mon père me fera-t-il abandonner le service de Jésus-Christ, à moi qui ne dois pas m'arrêter à l'ensevelir lorsqu'il s'agit des intérêts de Jésus-Christ, pour l'amour duquel je ne dois refuser la sépulture à personne? Quand notre Seigneur parlait du supplice de la croix, saint Pierre lui devint un sujet de scandale par le conseil qu'il lui donna d'avoir plus de soin de sa vie; et quand les fidèles voulaient arrêter saint Paul pour l'empêcher d'aller à Jérusalem où il savait qu'il devait beaucoup souffrir, il leur répondit: " Pourquoi pleurez-vous ainsi inutilement et m'attristez-vous le coeur, puisque je ne suis pas seulement prêt à souffrir la prison, mais aussi la mort pour la confession de notre Sauveur? "

Toutes ces subtilités par lesquelles: on s'efforce d'attaquer notre foi sous prétexte de pitié doivent tomber devant ces paroles de l'Evangile : " Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père qui est dans le ciel. " S'ils croient en Jésus-Christ, ne doivent-ils pas m'être favorables, lorsque je me prépare à combattre pour son service? et s'ils n'y croient pas, et s'ils sont comme des morts, alors qu'ils ensevelissent leurs morts. Mais cela est bon, me dites-vous, lorsqu'il s'agit du martyre. Vous vous trompez, mon frère, si vous croyez qu'en quelque temps que ce puisse être un chrétien soit exempt de persécution; car vous n'êtes jamais si près d'y succomber que lorsque vous ne vous en apercevez pas. Notre ennemi, ainsi qu'un lion rugissant, dit saint Pierre, tourne de tous côtés afin d'enlever quelqu'un pour le dévorer; et vous croyez être en sûreté! Il tend des piéges avec les riches pour tuer en secret l'innocent ; il jette les yeux sur le pauvre et l'épie, ainsi qu'un lion dans sa caverne. Et vous, vous dormez à votre aise sous l'ombrage épais et touffu d'un arbre, lorsque vous allez devenir la proie du lion !

L'impureté me sollicite, l'avarice s'efforce de me dominer, la gourmandise veut que je fasse un dieu de mon ventre, pour le mettre à la place de Jésus-Christ. L'amour matériel me presse de chasser le Saint-Esprit qui habite dans mon âme et de violer son temple; enfin cet ennemi, qui a mille noms, qui possède mille moyens de me séduire, me persécute sans cesse; et je serai assez malheureux pour me croire victorieux lorsque je suis vaincu!

Gardez-vous bien, après avoir examiné quelle est l'énormité de tous ces péchés, de croire qu'ils soient moindres que celui de l'idolâtrie; mais écoutez plutôt ces paroles de l'Apôtre : " Sachez et comprenez bien que nul impudique, nul avare et nul trompeur n'aura part au royaume de Dieu, car ils sont esclaves des démons. " Et quoiqu'en général tout ce qui est du démon soit contraire à Dieu, et que tout ce qui appartient à cet esprit impur soit idolâtrie, puisque toutes les idoles lui sont consacrées; le même apôtre ne laisse pas toutefois de le déclarer particulièrement et en termes formels en un autre endroit, lorsqu'il dit : " Mortifiez vos sens; renoncez à toute sorte d'impuretés, de mauvais désirs et d'avarice qui nous mettent dans la dépendance des idoles, et qui attirent la colère de Dieu sur les enfants d'incrédulité. " Car la servitude des idoles ne consiste pas à prendre avec le bout des doigts un peu d'encens et à le jeter dans le feu du sacrifice, ou à répandre un peu de vin d'une coupe. A celui-là qui ose donner le nom de justice à l'acte de vente de notre Seigneur pour trente pièces d'argent, il appartient de nier que l'avarice soit idolâtrie ; il appartient à celui qui, par un commerce infâme avec ces victimes publiques d'impudicité, â profané les membres de Jésus-Christ, cette hostie vivante et agréable à Dieu, de nier qu'il y ait du sacrilège dans cette action brutale; enfin, nier que la fraude soit idolâtrie, cela appartient encore à celui qui est insensible au sort de ceux que nous voyons, dans les Actes des Apôtres, frappés de mort pour s'être réservé une partie du prix de la vente de leur bien.

Considérez, je vous prie, mon frère, qu'il ne vous est permis de rien posséder de tout ce qui vous appartient, puisque notre Seigneur dit " Celui qui ne renoncera pas à tout ce qu'il possède ne peut. être mon disciple. " Pourquoi, chrétien, avez-vous si peu de courage? Ne savez-vous pas que saint Pierre abandonna ses filets, et que saint Mathieu, après avoir quitté sa barque, de publicain devint aussitôt apôtre? Le Fils de l'Homme n'a pas un lieu où reposer sa tête ; et vous avez d'immenses portiques et de magnifiques palais pour vous promener, comme si vous pouviez être co-héritier de Jésus-Christ et en même temps héritier d'une riche succession dans le monde! Considérez ce que signifie ce mot de solitaire qui est votre nom ; et puisqu'il vous oblige à être seul, pourquoi demeurez-vous au milieu de la foule?

Je vous parle ici comme un pilote qui n'ignore pas la fureur des flots, et qui, après avoir fait naufrage et être devenu habile par sa propre expérience, avertit d'une voix tremblante ceux qui sont prêts à s'embarquer de prendre garde au péril qui les menace. Dans ce dangereux détroit, l'impudicité, semblable à Charybde, engloutit notre salut ; et le plaisir sensuel', ainsi qu'un autre Scylla, attire notre pudeur en de funestes naufrages. Ces côtes sont barbares, et le démon, comme un pirate, porte avec ses compagnons quantité de chaînes pour attacher ceux qu'il doit réduire en esclavage. Gardez-vous donc bien de vous y fier, gardez-vous bien de vous croire en sûreté; car, quoique la mer paraisse calme et aussi tranquille qu'un étang, quoiqu'il semble due le vent puisse à peine agiter la superficie de ses eaux, cette surface si unie couvre des montagnes très élevées qui cachent le péril due vous devez craindre et les ennemis qui vous doivent être si redoutables. Préparez donc les cordages, déployez les voiles, et faites le signe de la croix sur vos fronts : ce calme est une véritable tempête.

Mais, me direz-vous, ceux qui demeurent dans les villes ne sauraient-ils donc être chrétiens? Je réponds que vous n'êtes pas dans la même position que les autres. Car écoutez notre Seigneur qui dit : " Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pauvres; puis, venez et suivez-moi. " Or, vous avez promis d'être parfait, puisqu' abandonnant la milice du siècle et renonçant au mariage pour gagner le ciel, vous avez en effet embrassé une vie parfaite. Or, un parfait serviteur de Jésus-Christ ne possède rien que Jésus-Christ ; et s'il possède quelque autre chose, il n'est pas parfait. Que s'il n'est pas parfait après avoir promis à Dieu de l'être, il passe devant lui pour un menteur, et le mensonge tue l'âme de celui qui le profère. Si donc vous êtes parfait, pourquoi désirez-vous les biens de la terre? et si vous n'êtes pas parfait, vous avez trompé notre Seigneur. L'Evangile nous dit d'une voix éclatante : " Vous ne pouvez servir deux maîtres. " Et se trouvera-t-il après cela des personnes assez hardies pour rendre Jésus-Christ menteur, en servant en même temps Dieu et les richesses? Il nous dit si souvent à haute voix: " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. " L'homme accablé sous le poids de l'or s'imaginerait-il pouvoir le suivre? Celui qui fait profession de croire en Jésus-Christ doit imiter ses actions. Que si vous prétendez ne rien posséder, comme je suis certain que vous le direz, pourquoi, si bien préparé pour cette guerre spirituelle, demeurez-vous ainsi inactif? Est-ce que vous croyez pouvoir combattre dans votre pays, quand Jésus-Christ lui-même n'a pu faire des miracles dans le sien? Et pourquoi n'en a-t-il point fait? En (473) voici la raison, appuyée sur l'autorité divine : " Nul prophète n'est honoré dans son pays. " Vous me répondrez peut-être : " Je ne recherche point l'honneur, et je me contente du témoignage de ma propre conscience. " Notre Seigneur ne le recherche point non plus, puisqu'il s'enfuit pour éviter d'être établi roi par les peuples. Mais où il n'y a point d'honneur il y a du mépris, où il y a du mépris il y a des injures à souffrir, où il y a des injures à souffrir il y a de l'indignation, où il y a de l'indignation il n'y a point de repos, où il n'y a point de repos il y a d'ordinaire du découragement. Ce découragement diminue quelque chose de notre ardeur; cette diminution affaiblit d'autant notre action, et l'on ne peut plus dire qu'une chose qui a souffert quelque affaiblissement est parfaite. Tirez la conclusion de ces principes, et vous trouverez qu'un solitaire ne saurait être parfait en restant dans son pays. Or, c'est déjà une imperfection de ne vouloir pas être parfait.

Mais, chassé de ce retranchement, vous passerez à l'état de clerc; et vous me demanderez si j'oserai dire quelque chose contre ceux de cette profession qui habitent les villes. Dieu me garde de rien dire au désavantage de ceux qui, succédant aux fonctions des Apôtres, consacrent par la vertu de leurs paroles le corps de Jésus-Christ, nous rendent chrétiens.; qui ayant entre leurs mains les clefs du royaume du ciel, jugent en quelque sorte avant le jour du jugement; et qui avec un coeur pur conservent l'épouse du Seigneur! Mais, comme je l'ai déjà dit, la position des solitaires et celle des clercs sont différentes : les clercs paissent les brebis, et je suis l'une de ces brebis; et moi, comme un arbre stérile, je vois la cognée prête à me couper par la racine si je n'offre mon présent à l'autel, sans que je puisse, pour m'en excuser, alléguer ma pauvreté; puisque le Seigneur a loué dans l'Evangile cette pauvre veuve qui donna les deux seuls deniers qu'elle avait. Il ne m'est pas permis de m'asseoir en la présence d'un prêtre, tandis qu'il lui est permis, si je tombe dans le péché, de me livrer à Satan, pour faire mourir mon corps, afin de faire vivre mon âme au grand jour de notre Seigneur. Ceux qui sous l'ancienne loi manquaient d'obéir aux prêtres étaient mis hors l'enceinte du camp, et y étaient lapidés ou avaient la tête tranchée, afin d'expier par leur sang le mépris qu'ils avaient fait des oints du Seigneur; et maintenant ceux qui n'obéissent pas sont retranchés par le glaive spirituel, ou sont chassés hors de l'Eglise pour être livrés aux démons. Que si des amis pieux vous persuadent par leurs avis d'embrasser un état si saint, je me réjouirai de votre élévation, mais je craindrai pour vous une chute. L'Apôtre, il est vrai, dit que celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre excellente ; mais joignez-y ce qui suit : il doit être irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, chaste, prudent, honnête, hospitalier, capable d'enseigner, point sujet au vice, point violent, mais modeste. Et en expliquant ce qu'il ajoute sur le même sujet, on voit que ceux qui, après les évêques et les prêtres, sont appelés au troisième ordre entre les ecclésiastiques, ne doivent pas veiller avec moins de soin sur eux-mêmes, comme il parait par ces paroles : " Les diacres doivent aussi être chastes, sincères, point sujets au vin, point amateurs de gains illicites; ils doivent porter le témoignage secret de leur foi dans une conscience pure, et il faut qu'ils soient exempts de tous crimes et éprouvés avant d'être admis au ministère. "

Malheur à celui qui ose se trouver au festin des noces sans avoir sa robe nuptiale! car que peut-il entendre, sinon qu'on lui dise à l'instant même : " Mon ami, comment avez-vous la hardiesse d'entrer ici? " Et alors ne sachant que répondre, ne commandera-t-on pas aux serviteurs de l'emporter pieds et mains liés et de le jeter dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents? Malheur à celui qui, ayant enveloppé dans un linge le talent qui lui a été confié, se contente de le conserver, tandis que les autres l'ont profiter l'argent qui leur a été mis entre les mains! Ne sera-t-il pas frappé d'étonnement, lorsque son maître lui dira avec indignation et colère " Mauvais serviteur, pourquoi n'as-tu pas donné mon argent à la banque, afin que je le reçusse avec l'intérêt? c'est-à-dire pourquoi n'as-tu pas remis aux pieds de l'autel la charge que tu n'étais pas digne de porter, puisqu'en gardant cet argent, qui reste improductif par ton insouciance, tu tiens la place d'un autre qui aurait su le faire valoir au double? De même que celui qui s'acquitte bien de son devoir mérite une grande récompense; de même celui qui approche indignement de la coupe du Seigneur (474) se rend coupable de son corps et de son sang. Si vous jetez les yeux sur saint Pierre, jetez-les aussi sur Judas ; si vous considérez saint Etienne, considérez aussi saint Nicolas, contre lequel Jésus-Christ prononce sentence de condamnation dans l'Apocalypse, pour avoir été l'auteur d'une doctrine si infâme et si abominable qu'elle a été la source de l'hérésie qui porte son nom.

Que personne ne s'approche donc des ordres sacrés qu'après s'être bien éprouvé soi-même. La dignité ecclésiastique ne rend pas un homme chrétien. Le centenier Corneille. fut. purifié par le don du Saint-Esprit, étant encore païen. Daniel, n'étant encore qu'un enfant, fut juge des prêtres. Amos en cueillant des figues sauvages dans le désert devint tout à coup prophète. David paissant des troupeaux fut élu roi, et Jésus-Christ aima avec tendresse le plus,jeune de ses disciples. Mettez-vous à la dernière place, afin qu'à l'arrivée d'un inférieur on vous commande de monter plus haut. Car sur qui Dieu prend-il plaisir à se reposer, sinon sur celui qui est humble, paisible, et qui tremble au bruit de sa voix? On exige davantage de celui à qui on a confié davantage; les plus puissants souffriront les plus grands tourments. Et que personne ne se flatte d'être seulement chaste de corps, puisque les hommes rendront compte au ,jour' du jugement des paroles, même inutiles, qu'ils auront proférées; et que, pour avoir dit une injure à son frère, on est réputé coupable d'homicide. II n'est pas aisé de tenir la place de saint Paul, ni d'être élu à la dignité de saint Pierre, qui règnent maintenant avec Jésus-Christ; et il y a su jet de craindre que quelque ange ne vienne déchirer le voile de votre temple, et ôter votre chandelier de sa place. Si vous entreprenez de bâtir une tour, voyez à combien pourra monter la dépense de l'édifice. Le sel une fois corrompu n'est plus bon qu'à être jeté et foulé aux pieds par les pourceaux. Si un solitaire tombe dans le péché, le prêtre priera pour lui; mais qui priera pour le prêtre s'il y tombe?

Or, puisque ce discours est venu jusqu'ici, malgré tant d'obstacles, et que mon faible esquif après avoir passé au milieu de tant de récifs est arrivé en pleine mer, il faut que je déploie les voiles, et qu'après être sorti de ces questions si difficiles a démêler, j'imite les cris de joie des pilotes en chantant : O désert, que les fleurs de Jésus-Christ remplissent d'un émail si agréable ! ô solitude qui produit des pierres précieuses, avec lesquelles la ville du grand roi est bâtie! ô pays inhabité, où Dieu habite plus qu'en aucun autre ! que faites-vous, mon cher frère, dans le monde? L'ombre des maisons vous couvrira-t-elle encore longtemps? Jusqu'à quand demeurerez-vous emprisonné dans ces villes toutes noires de fumée? Croyez-moi ; je vois je ne sais quelle lumière que vous ne voyez point, et en me déchargeant du fardeau pénible de ce corps, je prends plaisir à me transporter dans un air plus pur. La pauvreté vous fait-elle peur? Mais Jésus-Christ nomme les pauvres bienheureux. Redoutez-vous le travail? mais nul athlète n'est couronné qu'après avoir été couvert de sueur et de poussière. Etes-vous en peine de votre nourriture? mais la foi ne redoute pas la faim. Craignez-vous de meurtrir votre corps affaibli par des jeunes en couchant sur la terre? mais notre Seigneur y est avec vous. Une tête malpropre et des cheveux en désordre vous inspirent-ils du dégoût, de l'horreur? mais Jésus-Christ est votre tête. La vaste étendue du désert vous épouvante-t-elle? mais promenez-vous en esprit dans le paradis; et toutes les fois que vous vous y élèverez par vos pensées, vous ne serez plus dans le désert. Vous fâchez-vous de ce que, faute de pain, votre peau se sèche et devient rude? mais celui qui une fois a été purifié parla grâce de Jésus-Christ dans l'eau du baptême n'a plus besoin de se laver, et l'Apôtre vous dit en un mot pour ré. pondre à toutes vos difficultés : " Les souffrances de ce siècle ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous attend et dont nous jouirons dans l'autre. " C'est bien chercher vos aises, mon cher frère, que de vouloir goûter les plaisirs ici-bas avec les personnes du siècle, et régner ensuite là-haut avec Jésus-Christ. Il viendra ce grand jour où nos corps, à présent mortels et corruptibles, seront incorruptibles et immortels. Bienheureux le serviteur que le maître trouvera veillant! Vous vous réjouirez lorsque la terre et toutes les nations trembleront au bruit de cette trompette terrible. Et quand Jésus-Christ viendra pour juger le monde, quand les pécheurs jetteront des cris effroyables, quand tous les peuples, en se frappant la poitrine, se plaindront (475) les uns aux autres dans l'horreur de leur misère; quand ceux qui étaient autrefois les plus puissants d'entre les rois se verront, sans suite et sans gardes, exposés aux yeux de tout le monde et pourront à peine respirer; quand le fabuleux Jupiter, au lieu de lancer la foudre, sera véritablement enseveli avec toute sa race dans les flammes éternelles; quand cet insensé Platon paraîtra avec ses disciples malheureux, et que tous les arguments d'Aristote seront inutiles ; vous, au contraire, tout simple et tout pauvre, vous serez dans les ris et dans la joie, et vous direz : " Voici mon Dieu qui a été crucifié; voici mon Dieu qui, étant né dans une étable, a été revêtu de langes et a jeté des cris comme les autres enfants; voici le fils d'un charpentier et d'une Vierge qui gagnait sa vie avec son travail; voici celui qui, étant Dieu, s'est enfui en Egypte dans les bras de sa mère, pour éviter la fureur d'un homme; voici celui qui a été vêtu de pourpre, qui a été couronné d'épines, qui a été pris pour un magicien, pour un Samaritain et pour un démoniaque. Considère, Juif, les mains que tu as attachées à une croix; regarde, Romain, le côté que tu as percé: et voyez tous deux si c'est le même corps que vous disiez avoir été enlevé de nuit par ses disciples.

Mon extrême affection pour vous, mon cher frère, m'a engagé à vous écrire ceci, afin que vous jouissiez un jour du bonheur pour la possession duquel vous entreprenez des travaux qui vous semblent maintenant si rudes et si difficiles.



Jérôme - Lettres - A RUFIN. INFIRMITES DE SAINT JEROME. — ELOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.