Chrysostome sur Gn 1807


DIX-NEUVIÈME HOMÉLIE  « Caïn se retira de devant la face de Dieu et habita dans la terre de Naïd, en face de la région d'Eden. »

1900
(
Gn 4,8-16)

ANALYSE.
L'âme subjuguée par le péché n'entend même plus les exhortations qui la rappellent à la vertu; ce n'est pas un effet de son impuissance; non, l'âme est libre et elle reste libre, même sous le joug du péché, de suivre les inspirations de Dieu qui veut bien l'aider, mais non la forcer. — 2. Dieu est si bon qu'il daigna encore interroger Caïn après son crime, il l'interrogeait pour l'exciter an repentir, et trouver moyen de lui faire miséricorde. — 3. Caïn après sa réponse arrogante et impie, fut maudit de Dieu. Différence entre cette malédiction et celle que Dieu prononça après le péché d'Adam ; celle-ci frappe la terre, celle-là le pécheur Caïn lui-même. — 4. La pénitence et la confession sont inutiles quand on y a recours hors du temps convenable. — 5. Que signifient les sept vengeances réservées à celui qui tuera Caïn ? — 6. Exhortation.

1901 1. Comme il y a des blessures incurables qui ne cèdent ni aux remèdes énergiques ni à ceux qui ont pour effet d'adoucir; de même quand une âme est une fois devenue captive du démon, qu'elle s'est livrée à quelque péché et qu'elle ne veut plus même comprendre son intérêt, alors on a beau lui prodiguer les instructions et les conseils, c'est peine perdue, et elle ne retire pas plus d'utilité de l'exhortation que si le sens de l'ouïe était mort en elle, ce qui arrive non pas faute de pouvoir, mais faute de vouloir. C'est en quoi les vices de la volonté diffèrent des infirmités du corps. Car pour ce qui est du corps les affections qui viennent de la nature sont la plupart du temps inguérissables; il en est tout autrement de la volonté libre. Si mauvais que l'on soit, on peut, si l'on veut, changer et devenir bon, et l'on peut également, quoique bon, glisser au mal si l'on se néglige.

Après avoir fait notre nature capable de se déterminer elle-même, le Dieu auteur de toutes choses, qui est la bonté par essence, ne néglige rien pour nous amener au bien, et comme il connaît les sentiments les plus intimes, les pensées les plus secrètes qui s'agitent au fond de nos coeurs, il nous exhorte, il nous conseille, il prévient nos mauvais desseins. Ce n'est pas qu'il emploie la contrainte, mais il use de remèdes appropriés aux maux de chacun, et ensuite il abandonne le tout à la décision du malade.

Telle est la conduite qu'il a tenue particulièrement à l'égard de Caïn. Voyez néanmoins dans quel abîme de malice celui-ci est tombé, malgré les efforts d'une providence si attentive ! Il devait, puisqu'il avait conscience du crime qu'il méditait, s'appliquer uniquement à corriger la perversité de sa pensée; mais non, dominé par une sorte d'ivresse, à la blessure qu'a déjà reçue son âme il en apporté une seconde; quant au remède qui lui était appliqué d'une main si douce, il ne le supporte pas, mais il se hâte d'exécuter le meurtre dont il a conçu le noir dessein; il s'y prend par la ruse et l'astuce, il trouve des paroles trompeuses pour faire tomber son frère dans le piège. Telle est la férocité de l'homme qui tourne au mal. Grand et respectable quand son effort tend au bien, cet animal raisonnable devient aussi bassement cruel que les bêtes féroces lorsque c'est vers le mal que se dirige son énergie. Sa (114) douceur et sa raison naturelles se changent en férocité et en brutalité, tellement qu'il l'emporte à cet égard sur les bêtes mêmes des forêts.

Mais voyons le récit. Et Caïn dit à son frère : sortons dans la campagne (
Gn 4,8). Paroles fraternelles destinées à voiler un projet homicide. Que fais-tu, Caïn? Ne sais-tu pas à qui tu parles? Oublies-tu que c'est à ton frère que s'adresse cette parole? Ne réfléchis-tu pas qu'il est sorti du même sein que toi? Ta conscience n'est-elle pas frappée de ce qu'il y a d'abominable dans ton dessein? Ne crains-tu pas le juge infaillible? Est-ce que tu ne frissonnes pas à la seule pensée de ton entreprise ? Quel est ton but en entraînant ton frère dans la campagne, en l'arrachant des bras paternels? Pourquoi veux-tu le priver du secours de son père? Qu'y a-t-il de nouveau pour que tu emmènes ton frère dans la campagne, pour que tu fasses ce que tu n'as pas l'habitude de faire, pour que, sous prétexte de lui témoigner l'amitié d'un frère, tu te disposes à le traiter avec la cruauté d'un implacable ennemi? D'où te vient cette fureur? Pourquoi cette rage ? Soit, ta conscience est aveuglée, les sentiments que l'on a pour un frère, tu les as étouffés, tu as fait taire la voix de la nature; mais pourquoi déclarer la guerre à celui qui ne t'a point fait de mal? Et tes parents? qu'as-tu à leur reprocher pour leur infliger, de propos délibéré, un deuil qui accablera désormais leur existence, pour étaler le premier sous leurs yeux l'affreux spectacle de la mort, et d'une mort violente? Est-ce ainsi que tu les récompenses de t'avoir élevé? Quel artifice du diable t'a donc poussé à cette action? Tu ne peux pas même dire que la bienveillance du souverain Maître à l'égard de ton frère ait inspiré à celui-ci du dédain pour toi. Est-ce que pour prévenir les emportements de ton homicide nature, le Seigneur n'a pas soumis ce frère à ton autorité? N'a-t-il pas dit : En toi sera son recours, et tu seras son maître ? Gn 4,7 Ces paroles en effet marquent la soumission d'Abel à Caïn. Quelques interprètes les entendent du sacrifice offert à Dieu, qui aurait dit à Caïn : le retour ( e apostrophe peut signifier également recours et retour) de lui, c'est-à-dire de ton sacrifice, sera vers toi, et tu seras maître de lui, c'est-à-dire tu en jouiras. Je livre ces deux interprétations à votre intelligence, et je vous laisse libres de choisir celle qui vous semblera plus convenable. Quant à moi, j'incline pour la première.

Et il arriva, comme ils étaient dans la campagne, que Caïn s'éleva contre son frère Abel et le tua Gn 4,8. Effroyable attentat ! horrible forfait ! abominable action ! péché impardonnable ! dessein conçu dans une âme féroce ! Il s'éleva contre son frère Abel et le tua. O main scélérate ! ô bras criminel ; ou plutôt ce n'est pas la main qu'il faut appeler scélérate, mais la pensée dont la main ne fut que l'instrument. Disons donc, ô pensée téméraire, misérable et criminelle ! disons tout ce que nous voudrons, car nous n'en dirons jamais assez. Comment cette main ne s'engourdit-elle pas ? Comment, soutint-elle le fer, porta-t-elle le coup ? Comment l'âme du meurtrier ne s'envola-t-elle pas loin de son corps ? Comment eut-elle la force d'exécuter un si horrible attentat ? Comment ne fléchit-elle pas, et ne changea-t-elle pas son dessein ? Comment étouffa-t-elle la voix de la nature ? Comment, avant d'exécuter, ne considéra-t-elle pas les conséquences de l'exécution? Comment, après le meurtre, le meurtrier eût-il le coeur de voir le corps de son frère palpiter sur le sol ? Comment put-il soutenir la vue d'un corps mort, étendu par terre, sans sentir se dénouer en lui les liens de la vie ? Si nous qui vivons tant de siècles après, qui chaque jour voyons des mourants, nous sommes si émus par le spectacle d'une mort même naturelle, et cela quand il s'agit d'hommes qui ne nous sont rien, que nous sentons nos forces nous abandonner, que notre haine la plus forte ne survit pas au trépas d'un ennemi ; combien Caïn n'avait-il pas plus de raison pour que la vie s'éteignît dans son coeur, pour que son âme s'enfuît pour toujours loin de son corps, lui qui voyait celui qui venait de lui parler, ce frère qui avait la même mère et le même père que lui, celui qui avait été porté dans le même sein, celui pour qui Dieu avait témoigné une bienveillance particulière, lui qui le voyait tout à coup privé de vie et de mouvement et ne faisant plus que palpiter sur le sol où il était étendu ?

1902 Mais voyons encore, après un si noir forfait, après un si impardonnable attentat, voyons de quelle condescendance, de quelle bonté use envers le coupable le souverain Seigneur de toutes choses. Et Dieu dit à Caïn Gn 4,9. Quelle preuve de bonté déjà d'adresser la parole à celui qui venait de commettre un tel crime ! Si nous repoussons comme odieux nos parents que le crime a déshonorés, c'est une raison de (115) plus pour admirer le Dieu bon lorsqu'il use d'une si grande patience. Car Dieu c'est un médecin, c'est un père très-tendre : comme médecin il apporte tous ses soins à la guérison de ceux qui souffrent : comme père tendre il cherche à ramener à leur félicité première ceux de ses enfants qui sont déchus par leur faute des privilèges de leur naissance. Il veut donc en raison de son immense bonté témoigner de la bienveillance à ce grand coupable, et il lui dit: Où est ton frère Abel ? Gn 4,9 Etonnante, et infinie patience de Dieu ! S'il interroge, ce n'est pas qu'il l'ignore : il avait déjà interrogé le père après sa faute, rien ne s'opposait à ce qu'il en usât de même avec le fils. En voyant Adam qui se cachait à cause de la honte que lui donnait sa nudité, il lui demanda: Où es-tu? (Gn 3,9) Il n'ignorait pas où il était, mais il voulait, en l'excitant à la confiance, l'amener à effacer son péché par l'aveu qu'il en ferait. Telle est sa conduite ordinaire: il provoque et exige d'abord la confession des péchés, puis il en accorde le pardon; c'est pourquoi il interroge maintenant Caïn, et lui dit : Où est ton frère Abel ? Il feint d'ignorer, ce Maître miséricordieux; il essaie d'amener par ses questions le coupable à l'aveu de son péché, afin qu'il puisse ainsi obtenir son pardon et trouver miséricorde. Où est ton frère Abel ?

Que répond cet homme sans coeur, sans entrailles, ce téméraire, cet impudent ? Il devait bien penser que Dieu n'ignorait rien quoiqu'il interrogeât, qu'il voulait provoquer une confession, en même temps que nous apprendre qu'il ne faut condamner personne avant de l'avoir entendu et convaincu; il devait se souvenir du conseil de Dieu, qui avait essayé d'empêcher ce crime; de Dieu qui voyant d'avance ses coupables desseins, avait tenté d'en prévenir l'exécution; il devait faire toutes ces réflexions et ne pas pousser plus loin sa criminelle folie; il devait dire ce qu'il avait fait, montrer sa plaie au médecin, et recevoir de lui des remèdes pour sa guérison : mais au contraire il aggrave encore sa plaie, il rend sa blessure plus profonde. Il répondit: je ne sais. Quelle impudente réponse ! Celui à qui tu parles est-il un homme, pour que tu essayes de le tromper ? Ne sais-tu pas, homme misérable, quel est Celui avec qui tu parles ? Ne vois-tu pas que c'est par bonté qu'il t'interroge, qu'il cherche une occasion de faire éclater sa miséricorde, qu'il veut faire pour toi tout ce qui dépend de lui, afin qu'au jour de la condamnation tu n'aies plus aucune excuse à présenter, puisque tu auras couru de toi-même au-devant du châtiment ?

Et il répondit : je ne sais. Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? Gn 4,9 Remarquez ici avec moi la force d'une conscience accusatrice, voyez comment, poussé par cette conscience, il ne se borne pas à dire : Je ne sais, mais il ajoute : est-ce que je suis le gardien de mon frère? Parole par laquelle il se condamne, peu s'en faut, expressément. Oui, certainement, si l'on voulait avec toi procéder à la rigueur, on te dirait que, selon la loi de la nature, tu étais obligé d'être le gardien du salut de ton frère. C'est en effet une loi de la nature que ceux qui sont nés du même sein se doivent mutuellement garder et défendre. Si tu ne voulais pas remplir ce devoir, ni être le gardien de ton frère, pourquoi es-tu devenu son meurtrier? pourquoi as-tu tué celui qui ne l’avait point fait de mal? Croyais-tu donc qu'il ne se trouverait aucun témoin pour te convaincre? Mais attends, et tu verras s'élever un accusateur dans celui-même que tu as tué; oui, ce frère mort et étendu par terre va t'accuser à haute voix, toi qui vis, toi qui marches.

Et Dieu dit: pourquoi as-tu fait cela? Gn 4,10 Que de choses dans cette brève parole ! Pourquoi as-tu fait cela, commis cet abominable forfait, cette action exécrable, ce crime inexpiable, cette oeuvre d'une incroyable folie, ce meurtre, péché nouveau, inouï, et pour la première fois introduit par ta main dans la vie des hommes? Pourquoi as-tu commis ce grand, cet affreux péché, le plus grief qui se puisse commettre? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi Gn 4,10. Penses-tu que je sois comme les hommes qui n'entendent d'autre voix que celle dont la langue est l'organe? Je suis Dieu, et j'entends la voix du sang que le meurtre a versé; j'entends les plaintes du malheureux terrassé par l'homicide. Vois-tu à quelle distance porte la voix de ce sang ! elle monte de la terre jusqu'au ciel, elle traverse même les régions célestes, arrive plus haut que les puissances d'en-haut, jusqu'au trône du grand Roi, où elle accuse en gémissant ton parricide. La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. Ce n'est pas un étranger, un ennemi que ta main a frappé; c'est ton frère, ton frère qui ne t'avait nullement offensé. Peut-être la bienveillance que je lui (116) ai montrée a-t-elle été la cause de sa mort, et ne pouvant t'en prendre à moi, tu as fait retomber sur lui le poids de ta colère. C'est pourquoi je t'infligerai un châtiment qui ne laissera pas tomber ton crime dans l'oubli, un châtiment qui servira d'exemple et de leçon à tous les hommes à venir. Et maintenant, puisque tu as fait cela, puisque tu as exécuté ton mauvais dessein, et que l'excès de l'envie t'a précipité dans le meurtre : Tu seras maudit sur la terre Gn 4,11.


1903 Voyez-vous, mon cher auditeur, comme cette malédiction diffère de celle d'Adam? Ne passez pas négligemment, mais par la grandeur de la malédiction comprenez l'énormité du crime. Combien ce péché était plus grief que la prévarication du premier homme, vous pouvez en juger par la différence de la malédiction. Dieu avait dit à Adam : La terre est maudite en tes oeuvres (Gn 3,17), répandant la malédiction sur la terre et épargnant l'homme par bonté; mais ici, comme l'oeuvre est d'une grièveté mortelle, qu'il s'agit d'un forfait, d'une iniquité monstrueuse et impardonnable, c'est Caïn lui-même qui est frappé de malédiction

Et maintenant te voilà maudit sur la terre. Il avait à peu près fait la même chose que le serpent, il avait comme lui servi d'instrument à la pensée du diable, comme lui employé la ruse pour introduire la mort dans le monde, puisqu'il avait trompé son frère pour le faire sortir dans la campagne, et qu'ayant armé sa main, il l'avait tué. Aussi Dieu qui avait maudit le serpent : Tu seras maudit parmi les bêtes de la terre, Dieu maudit de même Caïn, dont l’oeuvre ressemblait à celle du serpent. Le diable était tourmenté par l'envie; il ne pouvait voir sans un dépit amer les immenses bienfaits dont Dieu avait comblé l'homme dès le premier jour de sa vie, c'est pourquoi il ourdit une traîne artificieuse qui introduisit la mort dans le monde. De même Caïn regarda d'un oeil envieux et jaloux la bienveillance particulière de Dieu pour Abel, et de l'envie il passa au meurtre. Voilà pourquoi Dieu lui dit : Tu seras maudit sur la terre. Tu seras en abomination à cette même terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Oui, elle te repoussera avec horreur, cette terre, parce qu'elle s'indigne d'avoir été arrosée d'un tel sang, souillée d'un tel forfait, outragée par ta main homicide.

Ensuite la sainte Ecriture, interprétant la malédiction, ajoute : Quand tu l'auras cultivée, elle ne donnera pas son fruit Gn 4,12. Terrible châtiment et qui dénote une grande indignation en celui qui l'inflige. Tu supporteras le poids du travail, tu emploieras tout ce que tu as de force à cultiver cette terre souillée de ce sang, et tu ne recueilleras aucun fruit de tes pénibles travaux ; quelle que soit la peine que tu endures, elle ne produira rien. Là ne se bornera pas ton châtiment, mais tu iras gémissant et tremblant par toute la terre. Quel plus grand supplice de toujours gémir et trembler ! Puisque tu ne t'es pas servi comme il fallait de la force de ton corps et de la vigueur de tes membres, voici que je t'impose la peine d'une agitation et d'un tremblement continuel, non-seulement afin que tu aies toi-même un perpétuel avertissement et un impérissable souvenir de ton crime, mais encore afin que tous ceux qui te verront soient instruits par la seule vue, afin que ton seul aspect soit comme une voix puissante qui avertisse les spectateurs de s'abstenir du crime, s'ils veulent éviter le châtiment, afin que la punition qui pèsera sur toi enseigne aux hommes à ne plus souiller la terre du sang de leurs frères. Et pour mieux atteindre ce but, je ne te ferai pas mourir trop tôt, de peur que ton forfait ne tombe dans l'oubli, mais je ferai en sorte que tu traînes une vie plus pénible que la mort, afin que tu saches quel est ton crime.

Et Caïn dit au Seigneur : Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission Gn 4,13. Voilà une parole qui, si nous sommes attentifs, nous fournira un enseignement très-important et très-utile à notre salut. Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission. La confession est complète. Mon péché est si grand, dit-il, qu'il n'est pas possible que j'en reçoive le pardon. Il s'est donc confessé, et confessé entièrement? Oui, mais sans aucun profit, car il l'a fait d'une manière intempestive. Il aurait fallu le faire en temps convenable, alors que le Juge était disposé à la miséricorde. Souvenez-vous de ce que je vous disais naguère, que dans ce terrible dernier jour, et devant le Tribunal où il ne sera fait aucune acception des personnes, chacun de nous sentira un vif repentir de ses péchés, lorsqu'il aura devant ses yeux les supplices et les châtiments désormais inévitables de l'enfer, mais ce sera un repentir inutile, parce qu'il (117) ne se produira pas dans un temps convenable.

Lorsqu'elle précède la peine, la pénitence vient en son temps, et sa vertu est immense. C'est pourquoi, je vous en conjure, tandis que cet admirable remède conserve encore son efficacité, hâtez-vous d'en profiter; appliquons-nous le traitement de la pénitence pendant que nous sommes en cette vie, et persuadons-nous bien qu'il ne nous servira de rien de nous repentir après que la tragédie de ce monde sera jouée et lorsque le temps des luttes sera passé.

1904 Revenons à notre sujet. C'est lorsque le Seigneur lui demandait : Où est ton frère Abel? que Caïn devait confesser son péché, se prosterner, prier, implorer miséricorde. Mais alors il a refusé le remède, et maintenant, après la sentence prononcée, quand tout est fini, quand la voix du sang versé a fait entendre hautement une accablante accusation, il se confesse, mais confession tardive et inutile, contre laquelle s'élève la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Pr 18,77) Caïn lui-même, s'il avait prévenu la réprimande, eût été jugé digne de quelque pitié, tant est grande la divine miséricorde. Il n'y a pas de péché, si énorme qu'il soit, qui surpasse la charité de Dieu pour les hommes, pourvu que nous fassions pénitence au temps qu'il faut et que nous implorions notre pardon.

Et Caïn dit: Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission Gn 4,13. Confession suffisante, mais intempestive. Caïn dit encore : Si vous me chassez aujourd'hui de dessus la terre, j'irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre ; et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera Gn 4,14. Paroles qui excitent la pitié ! malheureusement elles viennent trop tard, et le défaut d'opportunité leur ôte toute valeur : Si vous me chassez, dit-il, de dessus la terre, j'irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre; et il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera. Puisque vous m'avez rendu exécrable à la terre, puisque vous me repoussez vous-même, que vous me livrez à un châtiment si sévère, qu'il doit me faire gémir et trembler, rien n'empêchera désormais, qu'étant en cet état, et dénué de tout secours de votre part, je ne sois tué par le premier qui me rencontrera. Je serai facile à vaincre pour le premier venu qui voudra m'ôter la vie. Je n'ai pas la force de résister par moi-même avec ces membres perclus et agités par un continuel tremblement; de plus, on saura que vous m'avez privé de votre secours, et ce motif déterminera à me donner la mort ceux qui en auraient le désir.

Que répond le Maître miséricordieux et bon? Et le Seigneur Dieu lui dit : il n'en sera pas ainsi. Ne crois pas qu'il en advienne ainsi. Il ne sera permis à personne de te tuer, en eût-on la volonté; mais je prolongerai ta vie pour augmenter ta peine, je te laisserai pour instruire, exemple vivant, les générations futures; ton aspect rendra sage, et personne, en te voyant, n'aura le désir d'imiter ta conduite. Et le Seigneur dit : non, il n'en sera pas ainsi, quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances Gn 4,15.

Peut-être suis-je long, peut-être vous ai-je fatigués, matériellement du moins? Mais que voulez-vous ? Votre vive attention, l'espèce d'avidité avec laquelle vous recevez la nourriture de la parole sainte, en sont la cause; c'est là ce qui m'encourage à poursuivre mon explication jusqu'au bout suivant mes forces. Que veut dire cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ? Mais me voici encore retenu par la crainte d'entasser tant de choses dans vos mémoires, que les dernières ne vous fassent oublier les premières ; je ne voudrais cependant pas être fastidieux. Mais, s'il vous reste encore un peu de courage, prenez patience, j'achève l'explication des versets que j'ai récités, et je finis. Et le Seigneur Dieu lui dit: il n'en sera pas ainsi. Quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances. Et le Seigneur Dieu mit un signe sur Caïn de peur que personne ne le tuât, venant à le rencontrer Gn 4,15. Tu crains que l'on ne te tue? Aie confiance, cela ne sera pas. Et quiconque le fera, attirera sur sa tête sept châtiments. C'est pourquoi je te marque d'un signe, de peur que personne en te tuant sans te connaître n'encoure cette terrible punition.

1905 Mais il convient que je vous montre plus clairement comment le meurtrier de Caïn se rendra passible de sept châtiments. Soyez attentifs, je vous prie. Comme je l'ai déjà dit souvent à votre charité ces jours passés, si, maintenant que le temps du jeûne nous procure une si grande tranquillité, et qu'il éloigne de nos esprits les pensées qui seraient de nature à les troubler, nous n'étudions pas avec beaucoup de soin les enseignements compris dans les (118) divines Ecritures, dans quel autre temps pourrons-nous le faire? Je vous prie donc, je vous supplie, et, tout prêt à me jeter à vos genoux, je vous conjure d'écouter ce que je vous dis avec un esprit attentif, afin que vous ne vous retiriez pas dans vos maisons sans emporter d'ici quelque chose qui élève vos âmes et les porte vers Dieu.

Que signifie donc cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ?
Gn 4,15 Observons d'abord que dans la sainte Ecriture le nombre sept s'emploie souvent d'une manière indéterminée et signifie plusieurs ou un grand nombre ; par exemple, on lit au premier livre des Rois (1S 2,5) : Celle qui était stérile est devenue mère de sept, c'est-à-dire d'un grand nombre d'enfants. Il y a beaucoup d'exemples d'une semblable acception. Ici l'Ecriture nous fait entrevoir l'énormité du forfait de Caïn, puisqu'elle le considère non comme un péché unique, mais comme constituant sept péchés, pour chacun desquels un châtiment sévère est destiné. Essayons d'énumérer ces péchés. Premièrement, il a porté envie à son frère à cause de la bienveillance que Dieu lui a témoignée, et il n'en eût pas fallu davantage pour le perdre; deuxièmement, c'est à son propre frère qu'il porte envie; troisièmement, il tend un piège; quatrièmement, il commet un meurtre; cinquièmement, c'est son propre frère qu'il tue; sixièmement, il est l'auteur du premier meurtre qui se soit commis; septièmement, il ment à Dieu. Avez-vous suivi cette énumération, ou s'il faut que je la reprenne en vous montrant que chacune de ces circonstances aggravantes méritait par elle-même un grave supplice? Porter envie à celui que Dieu favorise est-ce excusable? Voilà donc déjà une faute impardonnable. Elle s'aggrave encore lorsque c'est à un frère, de qui l'on n'a souffert aucune injustice, que l'on porte envie. Voilà donc encore un péché qui n'est pas des plus petits. C'est une troisième faute de tendre un piège, de tromper, d'entraîner dans la campagne, de fouler aux pieds la nature. Le meurtre forme le quatrième péché. Le cinquième résulte de la circonstance que c'est un frère qui est mis à mort, un frère né du même sein. Introduire dans le monde une nouvelle espèce de péché, voilà le sixième péché. Le septième péché : le meurtrier ose mentir à Dieu qui daigne l'interroger. Voilà pourquoi Dieu dit : celui qui tentera de le tuer prendra sur soi le fardeau de sept vengeances. Ainsi, ne crains pas cela; car voici que je mets sur toi un signe qui te fera reconnaître de quiconque te rencontrera. Ton infirmité sera utile aux générations futures, et ce crime que tu as commis sans témoin, tous l'apprendront en te voyant trembler et gémir; ce tremblement de tout ton corps sera comme une voix entendue de tous, qui dira : que personne ne fasse ce que j'ai fait, de peur que, s'il l'ose, il ne soit frappé d'un semblable châtiment.

1906 Que ces enseignements se gravent dans vos esprits, mes très-chers frères; et qu'ils ne fassent pas seulement que les effleurer en passant. Venir ici chaque jour se nourrir de l'aliment de la parole sainte, c'est très-bien, mais cela ne suffit pas, il ne vous servira de rien d'entendre expliquer la loi de Dieu si vous ne la pratiquez point. Ayant toujours présent à la pensée le péché de Caïn, ses causes et son impardonnable énormité, de Caïn devenu homicide par envie, homicide d'un frère qui ne lui avait fait aucun mal, craignons beaucoup moins de souffrir nous-mêmes du mal que d'en causer aux autres. Le mal ne frappe véritablement que celui qui tente de nuire à son prochain. Afin que vous en soyez convaincus, regardez ici avec moi lequel des deux est le plus malheureux, de celui qui tue ou de celui qui est tué. N'est-il pas évident que c'est le meurtrier? Pourquoi? parce que la louange de celui qui a été tué, est encore aujourd'hui dans toutes les bouches, parce que son nom est toujours prononcé avec admiration, comme celui du premier martyr de la vérité, selon ce que dit le bienheureux Paul: Tout mort qu'il est, Abel parle encore. (He 11,4) Mais le meurtrier, outre qu'il a vécu plus misérablement que tous les hommes, est demeuré odieux à tout le genre humain, et la sainte Ecriture l'offre continuellement à tous les âges comme un exemple terrible de la vengeance et de la malédiction divines. Tel est le parallèle pour cette vie présente et périssable; mais si on voulait le poursuivre jusqu'à l'autre vie où le juste Juge rendra à chacun selon ses oeuvres, quel discours pourrait exprimer tout ce qu'il y aura de bonheur d'une part, de malheur de l'autre. Pour Abel, le royaume des cieux, les tabernacles éternels, les choeurs des patriarches, des prophètes et des apôtres, et la grande assemblée des saints, où il règnera dans les siècles des siècles en compagnie du Roi Jésus-Christ, (119) Fils unique de Dieu et Dieu lui-même; pour Caïn, la géhenne du feu, et des milliers d'autres supplices qui le tourmenteront à jamais; il s'y trouvera en compagnie de tous les meurtriers comme lui; toutefois, la vengeance divine sévira avec plus de rigueur, contre ceux qui, sous l'empire de la loi de grâce, se seront faits esclaves des plus viles passions. Ecoutez, en effet, ce que dit saint Paul : Tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi (Rm 2,12) ; c'est-à-dire subiront une peine plus légère parce qu'ils n'ont pas eu de loi pour les maintenir dans le bien par une sanction menaçante, mais tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi; c'est-à-dire toutes les autres conditions étant égales, ceux qui auront joui du secours de la loi endureront des châtiments plus rigoureux. Et rien de plus juste, puisque ni la loi, ni l'exemple des malheurs des autres ne les auront rendus plus tempérants et plus vertueux. Je vous en conjure donc, profitez du moins, à partir de maintenant, des enseignements des autres pour devenir plus sages; dirigeons enfin notre vie selon la loi du Seigneur, obéissons à ses commandements. Que ni l'envie, ni la jalousie, ni l'amour charnel, ni la gloire, ni les autres avantages misérables de cette vie, ni les grossiers plaisirs de la table, ni aucune autre mauvaise passion ne règne sur les pensées de nos coeurs. Défaisons-nous de toute obscénité, de toute volupté mondaine; disons adieu à tous nos attachements honteux et illicites, et tendons de toutes nos forces vers cette vie bienheureuse, à ces biens ineffables que Dieu a préparés à ceux qui l'aiment; puissions-nous en être trouvés dignes, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, soient au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ? Ainsi soit-il.


VINGTIÈME HOMÉLIE « Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons dans la campagne. »

2000 (Gn 4,16-26)

ANALYSE.
1. L'orateur résume son enseignement sur l'histoire de Cain et d'Abel. — 2. Continuant l'explication du texte, il arrive à Lamech dont il commente la confession. Il fait ressortir le mérite de cette confession à laquelle Lamech s'est soumis par la seule impulsion de sa conscience. — 3. Il prend de là occasion de parler de la confession en général, de sa nécessité, de son efficacité, de sa facilité comme moyen de guérison. — 4. Interprétation du texte concernant la naissance de Seth. — 5. Eloquente exhortation à la pratique de l'aumône.

2001 1. La suite du texte expliqué hier nous fournira encore la matière de l'instruction d'aujourd'hui; nous continuerons à vous entretenir des livres de Moïse, ou plutôt des oracles de l'Esprit-Saint, oracles que la grâce divine nous a communiqués par l'organe de son prophète. Mais pour plus de clarté, il ne sera pas hors de propos de rappeler à votre charité ce que nous avons déjà exposé, et où notre enseignement en est resté ; de la sorte nous pourrons le reprendre où nous l'avons laissé, et l'enchaînement de la doctrine ne sera pas rompu. Nous avons donc traité le sujet d'Abel et de Caïn; nous avons montré (120) par leur histoire, comme par les sacrifices qu'ils offraient au Seigneur, que la connaissance du bien que nous devons faire et du mal que nous devons éviter de faire est inhérente à notre nature ; que l'Ouvrier divin, Celui qui a tout fait, nous a doués du libre arbitre; que c'est la disposition de notre coeur qui nous vaut la condamnation ou la couronne; que ce fut, en effet, la raison pour laquelle le sacrifice d'Abel fut agréé et celui de Caïn rejeté ; que la jalousie que Caïn en conçut le poussa au meurtre de son frère ; qu'après cet exécrable forfait, Dieu le provoqua à faire l'aveu de son péché, que le malade repoussa ce remède divin, qu'il attira enfin sur sa tête le sévère châtiment que vous savez, pour avoir ajouté le mensonge au meurtre; qu'il se priva ainsi de tout secours d'en-haut, devint un exemple capable de retenir dans le devoir ceux qui viendraient après lui; que par la sentence portée contre lui, il instruit tout le genre humain, comme s'il lui disait à haute- voix : que personne parmi vous ne commette le même crime, s'il ne veut éprouver le même châtiment. A ce sujet je vous ai fait remarquer la bonté du Seigneur, qui a voulu, parla peine qu'il a infligée, non-seulement corriger Caïn, mais encore apprendre à tous ceux qui naîtraient après lui, à se garder d'un crime semblable.

Voyons donc maintenant la suite, et considérons ce que raconte aujourd'hui ce bienheureux prophète instruit par la vertu de l'Esprit-Saint. Après qu'il eut entendu sa sentence, Caïn sortit de devant la face de Dieu
Gn 4,16). Que veut dire cette parole : sortit de devant la face de Dieu ? Elle veut dire qu'il fut privé de l'assistance divine à cause de son abominable action. Et il habita dans la terre de Naïd, en face de l'Eden. L'écrivain sacré nous dit le lieu où Caïn fit désormais sa demeure, et il nous enseigne qu'il vécut non loin du paradis, afin qu'il conservât perpétuellement le souvenir et de ce qui était arrivé à son père après sa prévarication et de l'énormité de son propre crime, et du châtiment qui lui avait été infligé, parce qu'il n'avait pas su profiter, pour se conduire sagement, de l'exemple de son père. Le lieu lui-même qu'il habitait, lui rappelait continuellement par son nom à lui et à ses descendants, l'agitation et le tremblement, supplice de sa vie terrestre, car le nom de Naïd est un mot hébreu qui signifie agitation. Dieu l'établit donc là, afin que le lieu lui-même ne cessât Je lui reprocher son crime, comme s'il eût été gravé sur une colonne d'airain.

La sainte Ecriture continue : Et Caïn connut sa femme, et, ayant conçu, elle enfanta Enoch. Puisque les hommes étaient devenus mortels, ils avaient raison de se perpétuer par la procréation des enfants. Mais, me dira peut-être quelqu'un, où Caïn eut-il une femme, puisque, à cet âge du. moins, l'Ecriture ne fait mention d'aucune autre que d'Eve? Ne vous en étonnez point, mon cher auditeur ; nulle part l'Ecriture ne donne exactement la généalogie des femmes; toujours soigneuse d'éviter le superflu, elle ne mentionne individuellement que les hommes et encore pas tous, car souvent elle dit sous une forme abréviative qu'un tel engendra des fils et des filles. Il faut donc croire qu'Eve mit au monde, après Caïn et Abel, une fille que Caïn prit pour femme. Dans ces premiers commencements du monde, la nécessité de propager la race faisait qu'il était permis aux hommes d'épouser leurs soeurs. Nous laissant donc faire ces conjectures, d'ailleurs certaines, la sainte Ecriture se. borne à raconter que Caïn connut sa femme, laquelle ayant conçu, enfanta Enoch. Et il construisit une ville du nom de son fils Enoch. Voyez comme ils deviennent peu à peu ingénieux et avisés. Mortels, ils veulent du moins immortaliser leur mémoire, soit en engendrant des enfants, soit en bâtissant des villes auxquelles ils donnent les noms de leurs enfants. On pourrait dire avec raison que toutes ces choses étaient autant de monuments de leurs péchés et de leur déchéance de cette gloire primitive dont jouissaient Adam et Eve, dans laquelle ils n'avaient nul besoin de toutes ces précautions, puisqu'alors ils étaient dans un état où ne pouvait. les atteindre aucun des accidents contre lesquels ils se prémunissaient maintenant.

A Enoch lui-même naquit Gaïdad, et Gaïdad engendra Maléléel, et Maléléel engendra Mathusala, et Mathusala engendra Lamech. Vous voyez comme l'écrivain sacré passe en courant sur les généalogies, ne mentionnant que les hommes, et laissant les femmes sans les nommer. De même, qu'au sujet de Caïn, il dit qu'il connut sa femme, sans nous dire d'où il l'avait eue; de même encore, à propos de Lamech, il dit : et Lamech épousa deux femmes ; la première se nommait Ada, et la (121) seconde se nommait Sella. Et Ada enfanta Jobel; celui-ci fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et qui nourrissent des troupeaux. Et le nom de son frère fut Jubal : c'est lui qui inventa le psaltérion et la cithare.

2002 2. Remarquez ici l'exactitude de l'Ecriture. Elle nous apprend les noms des enfants de la femme de Lamech, ainsi que leurs occupations : l'un faisait paître des troupeaux, l'autre inventa le psaltérion et la cithare. Sella mit au monde Tobel, qui travailla les métaux, le cuivre et le fer. Ici encore, la sainte Ecriture nous fait connaître de genre d'occupation du fils de Sella; il était forgeron. Remarquez de quelle manière naissent peu à peu les arts utiles à la vie des hommes. Premièrement, Caïn donne le nom de son fils à la ville qu'il fonde. Ensuite les fils de Lamech s'occupent, l'un à nourrir des troupeaux, l'autre à travailler les métaux, le troisième découvre le psaltérion et la cithare. Or, la soeur de Tobel fut Noéma. Voici dans une généalogie le nom d'une fille; c'est une chose nouvelle, mais qui a sa raison, raison secrète et mystérieuse que nous réservons pour un autre temps, afin de ne pas interrompre le fil de notre histoire. Le passage qui suit est en effet très-important, il exige tous nos efforts et le plus sérieux examen pour être bien expliqué et pour nous fournir les plus précieux enseignements.

Lamech dit à ses femmes, Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l'oreille à mes paroles : j'ai tué un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. On expiera sept fois la mort de Caïn et septante fois sept fois celle de Lamech (
Gn 4,24). Prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention, et rejetant toute pensée séculière et toute distraction, scrutons avec soin ces paroles ; il faut que nous descendions à toute la profondeur que nous pourrons, pour que nous recueillions, sans rien perdre, tout le trésor qui est enfoui dans cet étroit espace. Et Lamech dit à ses femmes Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l'oreille à mes paroles. Et d'abord remarquez combien la punition de Caïn a été utile à Lamech. Il n'attend pas qu'un autre vienne le convaincre de son crime, mais, sans que personne l'accuse, ni lui fasse de reproche, il se découvre lui-même, il avoue ce qu'il a fait, il dévoile à ses femmes la grandeur de son crime, il accomplit presque la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Pr 18,17) Pour la correction des péchés, il n'existe pas de meilleur remède que la confession. C'est quelque chose de plus grave que le péché lui-même, que de le nier après qu'on l'a commis : le fratricide Caïn l'a bien éprouvé, lui qui, interrogé par le Dieu bon, non-seulement n'avoua pas son forfait, mais osa mentir à Dieu, et fut pour cela condamné à traîner une longue et misérable existence sur la terre. Tombé dans le même péché, Lamech a compris que ce qui avait aggravé le châtiment de Caïn, c'était d'avoir nié sa faute; c'est pourquoi il appelle ses femmes, et, sans que personne le contraigne ou témoigne contre lui, il fait lui-même de sa propre bouche la confession de ses péchés, et comparant son crime avec celui de Caïn, il détermine lui-même sa peine.

Voyez-vous la sollicitude de Dieu, comme il se ménage des occasions de montrer sa miséricorde, jusque dans les punitions qu'il inflige, comme les effets de cette miséricorde ne s'arrêtent pas à celui qui- reçoit la punition, mais s'étendent, tels que des remèdes salutaires, à tous ceux qui ont la bonne volonté d'en profiter? Quel autre motif aurait pu amener Lamech à faire cette confession, excepté le souvenir qu'il avait des maux soufferts par Caïn, souvenir qui bouleversait son âme? Il dit donc : Ecoutez ma voix et prêtez l'oreille à mes paroles. C'est comme un tribunal qu'il dresse contre lui-même, et la chose lui paraît si grave qu'il veut qu'on l'écoute avec une profonde attention. Car ces mots : Ecoutez ma voix, prêtez l'oreille à mes discours, équivalent à ceux-ci : Rendez votre esprit attentif, appliquez-vous, écoutez soigneusement ce que je vais dire. Ce ne sont pas des choses indifférentes que celles dont j'ai à vous entretenir, j'ai à vous révéler des faits cachés, des faits que personne ne sait que moi seul, et cet oeil qui ne se ferme jamais; c'est la crainte que me donne ce témoin, qui me presse et me force aujourd'hui à vous découvrir ce que j'ai eu le malheur de faire, et à vous dire à quelle vengeance je me suis exposé par mes oeuvres criminelles ; car j'ai tué un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. Et s'il a été tiré sept vengeances de Caïn, il en sera tiré de Lamech septante fois sept. Grande, et même très-grande parole et qui dénote en cet homme une âme des mieux disposée. Non-seulement il avoue ce (122) qu'il a fait, et dévoile le meurtre qu'il a commis, mais il s'impose une peine en comparant son crime à celui de Caïn. De quel pardon semble-t-il dire, est digne celui qui n'a pas profité de l'exemple d'autrui pour devenir meilleur, celui qui ayant continuellement dans l'esprit le souvenir du châtiment infligé au premier meurtrier, n'a pas laissé néanmoins que de commettre deux meurtres? J'ai tué, dit-il, un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. C'est comme s'il disait : J'ai moins fait de mal à ceux que j'ai tués que je ne m'en suis fait à moi-même. Car j'ai encouru un châtiment inévitable, puisque j'ai commis des crimes trop énormes pour être pardonnés. Si Caïn, pour un seul meurtre, a mérité sept vengeances, j'en ai encouru, moi, septante fois sept. Pourquoi, par quelle raison ? En effet, bien qu'il ait été homicide et même fratricide, cependant il n'avait point devant les yeux l'exemple d'un homme qui eût osé un pareil crime, qui en eût été châtié, qui eût par là attiré sur soi le poids de la colère de Dieu; deux circonstances aggravantes pour moi, puisque j'avais sous les yeux le double exemple du crime et du châtiment, et que je n'en ai pas été meilleur. C'est pourquoi, dusse-je subir septante fois sept vengeances, je n'aurais pas encore suffisamment payé ce que j'ai fait.

2003 3. Voyez-vous, mon cher auditeur, comment Dieu a créé notre volonté libre et maîtresse de ses déterminations; comment, lorsque nous tombons, c'est notre négligence qui en est cause, et comment, lorsque nous voulons être vigilants, nous savons clairement distinguer le devoir? Qui donc, dites-moi, a poussé cet homme à faire une telle confession? Personne, si ce n'est la conscience, cet incorruptible juge. Après que, suivant le penchant de la mauvaise nature, il eut mis à exécution un dessein coupable, aussitôt la conscience se souleva en lui en élevant la voix contre l'énormité des crimes commis et en lui dénonçant de combien de punitions il s'était rendu passible. Tel est le péché avant qu'il soit commis et accompli, il obscurcit le raisonnement et trompe l'esprit. Mais lorsqu'il est consommé, c'est alors que nous en voyons clairement l'absurdité; et ce rapide et absurde plaisir s'envole, nous laissant après lui une douleur durable; il s'envole, emportant avec soi cette noble assurance qui faisait la joie de la conscience, après y avoir substitué la honte dans laquelle reste abîmé le malheureux pécheur. Le Dieu bon nous a attaché cet accusateur intime, avec ordre de ne jamais nous quitter, de crier sans cesse, en nous demandant compte de nos prévarications. Il ne faut, pour s'en convaincre, que consulter l'expérience. Le fornicateur, l'adultère, ont beau n'avoir pas été surpris, ils n'en sont pas plus tranquilles; grâce à cet énergique et infatigable accusateur, ils ont peur des soupçons, ils tremblent pour une ombre, ils craignent ceux qui savent, ceux qui ne savent pas, c'est dans leur âme une tempête- incessante, des flots succédant aux flots. Le sommeil, pour un tel homme, n'a plus de douceur, il n'a plus que des craintes et des terreurs. Rien ne le récrée, rien n'apaise son trouble intérieur: ni la suavité des mets, ni le charme d'une conversation amicale. Après cette mauvaise action, faite cependant sans témoin, il est comme s'il portait partout en lui-même un bourreau qui le flagellerait toujours. Telles sont les peines qu'il endure sans autre juge, sans autre accusateur que lui-même.

Si cependant le coupable veut profiter des avertissements de sa conscience, recourir à la confession de ses fautes, montrer sa blessure au médecin spirituel qui l'attend pour le guérir et non pour lui faire des reproches, s'il veut recevoir ses remèdes, s'entretenir seul à seul avec lui sans témoin et tout dire sans rien dissimuler, il obtiendra vite et facilement l'absolution de ses péchés. La confession du mal qu'on a fait est l'abolition des péchés commis. Si Lamech n'a pas refusé d'accuser devant ses femmes les meurtres commis par lui; de quel pardon serons-nous dignes, nous, si nous ne voulons pas accuser nos péchés devant Celui qui sait exactement jusqu'à la moindre de nos fautés? Car il n'ignore rien et ce n'est pas pour s'instruire qu'il veut que nous nous confessions, puisqu'il sait toutes choses avant même qu'elles arrivent. Il commande la confession afin que nous ayons nous-mêmes le sentiment de nos fautes, et afin que nous fassions preuve de bonne volonté à son égard. Est-il question en cela de grandes dépenses à faire, de longs voyages à entreprendre? Le traitement à subir est-il pénible et douloureux? Au contraire, la guérison a lieu sans frais, sans douleur et promptement. Le divin Médecin approprie ses remèdes au degré de bonne volonté de celui qui vient à lui pour être guéri de ses blessures. Que celui donc qui veut promptement (123) recouvrer la santé et soigner les plaies de son âme, vienne au médecin, l'âme sobre et vigilante, et dégagée de toutes les préoccupations séculières, qu'il répande d'abondantes larmes, qu'il donne des marques d'une grande assiduité, qu'il apporte une foi ferme et une entière confiance dans la science du médecin, et il ne tardera pas à retrouver sa santé. O médecin dont la bonté efface celle du père le plus tendre ! Est-il rien de moins pénible et de moins dur que les conditions qu'il demande de nous, la contrition du coeur, la componction de l'âme, l'aveu de la faute, une assiduité constante? Et il ne nous fait pas seulement la grâce de guérir nos blessures, mais il en efface jusqu'à la moindre trace. Nous étions auparavant accablés du poids de mille péchés et il nous fait justes. O miséricorde infinie, bonté incomparable! Un pécheur vient, il confesse ses péchés, il en demande pardon, il montre une ferme résolution de ne plus pécher à l'avenir, et le voilà juste. Et pour que vous ne doutiez pas de ce miracle, écoutez cette parole du prophète : Dis tes péchés le premier, afin que tu sois justifié. (
Is 43,26) Il ne dit pas simplement : dis tes péchés, mais il ajoute : le premier; c'est-à-dire, n'attends pas qu'un autre t'accuse et te convainque; préviens l'accusation, hâte-toi de prendre la parole, ferme cette bouche étrangère qui parlerait contre toi.

2004 4. Voyez-vous la clémence du juge ? Devant les tribunaux humains, si un accusé suivait cette conduite ; si, prévenant les preuves, il avouait tout ce qu'il a fait, il s'épargnerait peut-être la question avec ses épreuves et ses tortures, si toutefois il avait affaire à un juge clément; mais la sentence qui condamne au dernier supplice, il ne l'éviterait certainement pas. Quant à notre Dieu, ce charitable médecin de nos âmes, sa bonté est infinie, et sa miséricorde ineffable. Si nous prenons les devants sur notre adversaire, sur le diable qui se fera notre accusateur au. dernier jour et qui l'est déjà dès cette vie, si nous faisons notre confession avant que de comparaître devant le tribunal, si de nous-mêmes nous prenons la parole pour nous accuser, nous exciterons la miséricorde du souverain Juge, au point que non content de nous absoudre de nos fautes, il inscrira encore notre nom parmi ceux des justes.

Lamech n'était instruit par aucune loi positive; il n'avait pas entendu de prophètes, il n'obéissait à aucune exhortation venue du. dehors, il n'avait que sa conscience pour lui faire sentir la gravité de ses fautes, et néanmoins cette voix intérieure suffit pour lui arracher l'aveu et la condamnation de ce qu'il avait fait, et nous serions excusables, nous, de ne pas montrer soigneusement nos blessures au médecin charitable qui n'exige que cela pour les guérir ! Et cette confession, si nous ne la faisions pas maintenant que le temps du jeûne nous en offre l'occasion propice, par le calme qu'il a mis dans nos pensées, par .l'exclusion qu'il a donnée à toute espèce de volupté, quand donc pourrions-nous rentrer en nous-mêmes de manière à mettre ordre aux affaires dé notre conscience ? Soyons donc sobres et vigilants, je vous en conjure, consacrons-nous tout entiers à cette affaire importante, et à force d'assiduité et de soin évitons un châtiment qui sera si sévère, sauvons-nous du feu de l'enfer. C'est maintenant qu'il y faut travailler, maintenant que le temps du jeûne vous offre plus de ressources par les fréquentes instructions que vous recevez.

Or, Adam connut Eve sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m'a suscité une autre postérité à la place d'Abel, que Caïn a tué. Arrêtant la liste généalogique à Lamech, la sainte Ecriture remonte à Adam et à sa femme, et dit : Or, Adam connut sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m'a suscité une autre postérité ci la place d'Abel tué par Caïn. Elle enfanta, est-il écrit, un fils, et elle lui donna le nom de Seth. Non contente d'avoir donné un nom à son nouveau-né, la mère ajoute encore : Dieu m'a suscité une autre postérité ci la place d'Abel tué par Caïn. Remarquez le soin que prend cette mère, par le nom qu'elle donne à son fils, de perpétuer la mémoire de ce crime abominable; c'est afin que les générations futures apprennent le meurtre commis par Caïn, qu'elle dit : au lieu d'Abel tué par Caïn. Parole d'une mère affligée par la douleur, troublée par le souvenir d'un triste événement, parole d'action de grâce pour le fils que Dieu envoie, mais parole qui, dans le nom du nouveau-né, imprime d'une manière. ineffaçable le crime d'un autre fils. Et en vérité, quel deuil amer Caïn n'avait-il pas causé à ses parents, lorsqu'il avait armé sa main contre son frère, lorsqu'il leur avait fait voir cet enfant si tendrement (124) aimé, étendu par terre, mort, privé de mouvement. Adam avait bien entendu prononcer son arrêt : Tu es terre et tu retourneras en terre; et encore : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort; mais jusque là la sentence était demeurée en paroles, et nos premiers parents n'avaient pas encore vu ce que c'était que la mort; Caïn poussé par sa haine contre son frère, et par l'envie qui le rongeait intérieurement, se jeta sur Abel et le tua, et il fit voir à ses parents un horrible spectacle. C'est pourquoi la mère, à qui la naissance d'un nouvel enfant aidait à soulever un peu le poids de son deuil, rend grâce au Seigneur de la consolation qu'il lui accorde, mais en même temps elle veut perpétuer le souvenir du fratricide, punissant ainsi à son tour le coupable d'un nouveau et sévère châtiment.

Voyez-vous quel mal c'est que le péché ; comme il inflige une marque publique de honte et d'infamie à ceux qui le commettent; comme après avoir privé Caïn du secours d'en-haut, il en a fait le jouet du monde ? Voyez-vous comme, par son détestable péché, il est devenu odieux même à ses parents, que la nature cependant incline si fort à la tendresse pour leurs enfants. Fuyons donc, je vous en conjure, ce péché qui nous environne de tant de maux, et embrassons la vertu, qui nous procurera la faveur céleste, et éloignera de nous la punition.

Et il naquit un fils à Seth : et il lui donna le nom d’Enos ; celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur (
Gn 4,26). Remarquez ici de quelle manière les hommes prennent peu à peu l'habitude. de témoigner à Dieu leur reconnaissance dans les noms qu'ils donnent à leurs enfants. Seth eut donc un fils et il le nomma Enos, raconte la sainte Ecriture ; puis pour interpréter le sens de ce nom elle ajoute : Celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. Aussi est-ce par Seth, et par Enos et leurs descendants que le bienheureux Prophète établira sa généalogie; désormais il laisse de côté Caïn et sa descendance depuis Lamech. Caïn a perdu son privilège de naissance, je veux dire son privilège de premier-né : il l'a perdu librement par sa méchanceté, et lui et sa postérité sont exclus de la liste. Au contraire, Seth obtient par sa vertu une prérogative que la nature lui a refusée: les droits de primogéniture lui sont transférés en dépit de la nature, parce que sa volonté s'est tournée vers le bien, et ses descendants sont appelés à l'honneur de former la généalogie des premiers ancêtres de l'humanité. Enos fut ainsi appelé à cause de sa confiance à invoquer le nom du Seigneur Dieu, et ceux qui naîtront de lui porteront le même nom. Ici notre bienheureux Prophète suspend sa narration, et remonte encore une fois à l'origine pour commencer un autre récit.

2005 5. Mais ne nous lançons pas dans ce nouveau chapitre, pour ne pas prolonger notre instruction au delà des bornes; à l'exemple de l'auteur sacré, arrêtons-nous à cet endroit, et remettons- à une autre fois, si Dieu le permet, l'explication de la suite. Maintenant je voudrais exhorter votre charité à profiter de plus en plus de notre enseignement, à vous examiner chaque jour, vous demandant à vous-mêmes quel fruit vous avez retiré de telle instruction, quel fruit de telle autre; à ne pas vous contenter de recevoir nos paroles dans vos oreilles sans les faire pénétrer plus loin, mais à leur ouvrir vos coeurs pour qu'elles s'y fixent à demeure, affermies et fortement implantées par la méditation. Je voudrais aussi que; non contents de vous instruire pour vous-mêmes, vous devinssiez des .maîtres pour les autres, pour les avertir et les guider dans le chemin de la vertu, non-seulement par vos paroles, mais surtout par vos exemples. Songez que si vous vouliez, chaque fois que vous venez ici, en remporter quelque fruit, corriger quelque chose des mauvaises passions qui vous tourmentent, songez en combien peu de temps vous pourriez parvenir au faite même de la vertu. En effet, nous n'oublions jamais dans nos instructions de vous inculquer lés principes de la vie parfaite, afin de vous amener à extirper de vos âmes ces passions qui leur donnent la mort, telles que la colère, la jalousie, l'envie. Celles-là supprimées, votre amour déréglé des richesses se corrigera plus aisément, et quand vous l'aurez enfin éteint, il vous sera beaucoup plus facile de vous défaire de vos pensées déshonnêtes, de vos impures imaginations.

La racine de tous les maux, c'est en effet l'amour de l'argent. (
1Tm 6,10) Si donc nous tranchons la racine, si nous l'arrachons entièrement, nous viendrons ensuite facilement à bout des rameaux. Oui, dirai-je à mon tour, la forteresse des maux, la citadelle de tous les péchés, c'est la rage des richesses, et si nous voulions en triompher, nous aurions (125) beau jeu pour nous débarrasser de toutes les funestes passions qui en dépendent. Et ne pensez pas que ce soit une chose bien grande et bien difficile que de mépriser les richesses. Lorsque je considère que tant d'hommes qui, pour une frivole satisfaction à donner à leur vanité, sacrifient de si grosses sommes pour rien, pour gagner la faveur de cette vile multitude, de cette populace en haillons qui encombre les places d'une ville, faveur qui prend fin avec le soir, qui n'attend pas même souvent le soir pour se dissiper, faveur qui produit quelquefois tant de déboires même avant que le jour finisse; lorsque je considère aussi ces autres qui, chez les Gentils, conçoivent une telle passion pour la gloire qu'ils renoncent à tout ce qu'ils possèdent pour l'acquérir, ne se réservant qu'un vieux manteau avec un bâton, qu'ils se résignent à passer ainsi toute leur vie, à supporter toute cette peine et cette misère parce qu'ils espèrent s'acquérir ainsi un peu de renommée chez les hommes; lorsque je réfléchis à ces choses, je ne sais plus sur quelle excuse, sur quel pardon nous pouvons compter, nous qui n'avons pas le courage de nous imposer les plus légers sacrifices pour accomplir les commandements de Dieu, pour acquérir une immortelle et impérissable gloire. Oui, nous faisons moins que ces hommes, et cependant quelle différence entre les récompenses à conquérir ! Eux, c'est pour le gain d'une vaine renommée parmi les hommes leurs semblables qu'ils font ces grands sacrifices, au lieu que nous c'est pour notre Maître, pour Celui de qui nous tenons tout, pour Celui qui nous promet encore d'ineffables biens, que nous ne voulons pas même donner la plus petite aumône à un pauvre !

Et de quels yeux regarderons-nous notre Juge après avoir négligé un commandement si facile? Je ne vous demande pas de renoncer à tous vos biens. Jouissez largement de votre abondance, et lorsque vos besoins seront satisfaits, employez à un usage nécessaire ce que vous avez de superflu et d'inutile; distribuez-le, ce superflu, à ceux qui souffrent de la faim, à ceux qui grelottent de froid, et, par leur moyen, envoyez-le dans votre patrie où vous irez bientôt le retrouver. Ces malheureux vous serviront beaucoup au transport de vos richesses dans l'autre monde; et quand vous y arriverez, vous les retrouverez parfaitement conservées, en sorte que vous vivrez dans l'abondance, grâce à ces biens ainsi transportés, et même multipliés par la bonté de Dieu. Est-ce donc là une chose bien difficile, bien laborieuse, bien épineuse? Ce transport s'effectue sans bête de somme, sans escorte, sans aucun appareil. Nul voleur ne fréquente cette route et ne peut dérober ce que vous expédiez ainsi. Ce que vous mettez dans les mains des pauvres, vous le déposez en lieu sûr; puisque vous le déposez dans la main de Dieu. Elle conservera votre dépôt intact, cette main divine et lorsque vous entrerez dans votre patrie elle vous le rendra; elle vous le rendra avec des éloges, avec des couronnes, avec la plénitude d'un bonheur sans limites comme sans déclin. Ainsi donc versez, versez vos richesses et vos épargnes dans le sein des pauvres; semons tandis qu'il en est temps, afin que nous moissonnions quand la saison sera venue; ne laissons point passer le temps opportun, notre négligence serait suivie de regrets inutiles.

Si Dieu vous a départi les biens de ce monde plus largement qu'à d'autres, est-ce donc pour qu'employant à votre seul usage une partie de ce qu'il vous donne, vous entassiez le reste dans vos coffres et dans vos greniers? Non, il n'en est pas ainsi; mais selon la parole de l'Apôtre, il veut que votre abondance subvienne à l'indigence de vos frères. (2Co 8,14) Et peut-être usez-vous de ces biens plus qu'il n'est permis, dépensant votre argent en voluptés, en vêtements, en luxe de toutes sortes, en esclaves, en bêtes de toutes espèces? Le pauvre ne demande rien de tout cela; ce qu'il attend de vous, c'est que vous apaisiez sa faim, que vous lui donniez le pain de chaque jour, que vous lui procuriez les autres choses nécessaires pour qu'il vive, qu'il ne périsse pas, et vous ne daignez pas le faire ! et cependant vous devriez songer que là plupart du temps, subitement enlevé, vous abandonnez tout ce que vous avez amassé, parfois à des étrangers, à des ennemis; et vous, que vous reste-t-il ? vos péchés que vous avez commis pour amasser ces biens, voilà tout ce que vous emportez avec vous. Et que direz-vous en ce jour terrible ? comment vous excuserez-vous d'avoir traité avec tant de négligence l'affaire de votre salut? Ainsi écoutez mes conseils, et pendant qu'il en est encore temps, distribuez vos richesses superflues aux pauvres, c'est le moyen d'assurer votre salut en l'autre monde et d'obtenir, en échange de vos biens périssables, des biens immortels que je vous souhaite à tous, (126) par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, .avec qui soient, au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. JEANNIN.



Chrysostome sur Gn 1807