Chrysostome sur Gn 1100

ONZIÈME HOMÉLIE  Qu'il faut estimer la vertu, imiter les saints, qui, étant de même nature que nous, l'ont pratiquée excellemment : la négligence sera sans excuse.

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ANALYSE

1.- 2. Dans cette homélie, prononcée un des deux jours de la semaine où l'on ne jeûnait pas; c'est-à-dire le samedi ou le dimanche, saint Chrysostome interrompt l'explication de la Genèse, et traité un sujet tout moral : l'estime de la vertu et l'imitation des saints. — 3.- 4. Il prouve à ses auditeurs que le jeûne et l'audition de la parole sainte ne sont utiles qu'autant qu'on y joint la pratique des vertus chrétiennes, et que l'essentiel est de dompter ses passions. — 5.– 6. Il leur propose ensuite l'exemple de saint Paul qui, quoique recommandable par tant de vertus, ne laissait pas que de se rendre chaque jour plus parfait. — 7. Et il termine en les exhortant à se rendre, comme l'Apôtre, des temples dignes de recevoir l'Esprit-Saint.

1101 1. Je vous ai entretenus, ces jours derniers, de matières profondes qui ont peut-être fatigué votre esprit et votre attention; c'est pourquoi je veux aujourd'hui traiter un sujet plus facile, car, si le corps abattu par le jeûne, a besoin de quelque soulagement, pour reprendre avec une nouvelle ardeur cet exercice de pénitence, l'âme réclame elle-même quelque relâche et quelque repos. Sans doute il ne s'agit point ici de tenir toujours l'esprit bandé ou toujours relâché, mais de savoir tour à tour le distraire et le rendre attentif; c'est le véritable moyen de conserver les forces de l'âme et de réprimer les révoltes de la chair : car un travail trop assidu engendre l'ennui et le dégoût, et un repos trop prolongé conduit à la paresse ; l'expérience nous le dit assez, et pour l'âme et pour le corps, en sorte qu'il faut de la modération en toutes choses.

Tel est encore l'enseignement que Dieu nous donne par les créatures qu'il a faites pour notre usage : ainsi, pour ne parler que du jour et de la nuit, c'est-à-dire de la lumière et des ténèbres, il a destiné les jours au travail de l'homme, et-la nuit à son repos; aussi a-t-il fixé à l'un et à l'autre, des bornes et des limites qui nous en doublent l'utilité; et d'abord, le jour est le temps du travail, le Psalmiste nous le dit: l'homme sort alors pour faire son ouvrage et travailler jusqu'au soir. (
Ps 103,23) C'est avec raison qu'il dit: jusqu'au soir, car les ténèbres qui surviennent, assoupissent l'homme, et font succéder le repos au travail; alors, en effet, la nuit, comme une tendre nourrice, calme l'activité de nos sens, et elle verse sur nos membres fatigués le repos et le sommeil; mais, dès que les heures de la nuit se sont écoulées, les premiers rayons du jour réveillent l'homme; ses sens, qui ont repris une vigueur nouvelle, se raniment aux clartés du soleil, et lui-même reprend ses travaux accoutumés avec plus d'ardeur et de facilité. Nous observons la même sagesse dans le cours périodique des saisons

le printemps succède à l'hiver et l'automne à l'été, et ce changement de saison et de température est pour nos corps un véritable repos. Un froid trop intense les gêlerait, et les chaleurs trop excessives les énerveraient; mais l'automne nous dispose insensiblement à l'hiver et le printemps à l'été.

J'ajoute même que l'homme sensé et judicieux qui étudiera la nature à ce point de vue, y découvrira aisément un ordre admirable; aussi avouera-t-il que rien dans la création n'a été fait sans raison et au hasard. Les plantes que produit la terre nous en offrent un bel exemple, car la terre ne les enfante pas toutes à une époque unique, de même que tous les temps ne sont pas propres à la culture; mais le laboureur connaît les diverses saisons que la (60) sagesse divine a marquées pour les divers travaux des champs : il sait quand il doit semer le blé, planter les arbres et confier au sein de la terre les racines de la vigne; il sait également quand il doit mettre la faucille dans la moisson, dépouiller la vigne de son fruit, et recueillir les baies de l'olivier; qui n'admirerait donc ici sa science et son expérience !

Si de la terre ferme nous nous élançons sur l'Océan, quelles merveilles nouvelles ! Le pilote distingue les vents favorables pour lever l'ancre, quitter le port et traverser les mers, et c'est principalement en lui que se révèle ce don d'intelligence que Dieu a départi à l'homme : car les courriers ne connaissent pas mieux les relais et les hôtelleries que les pilotes les ports et les rivages. Aussi la sainte Ecriture, parlant de la divine sagesse, dit-elle avec un vif sentiment d'admiration: le Seigneur a tracé à l'homme usa chemin sur les mers, et une route assurée au milieu des flots. (Sg 14,3) Quelle intelligence humaine pourrait comprendre toutes ces merveilles ! Nous trouvons encore ce même ordre et cette même variété dans les aliments qui forment la base de notre nourriture : car le Seigneur nous les diversifie selon les saisons et les époques de l'année, et de son côté, la terre, comme une bonne nourrice, ne manque point de nous prodiguer ses bienfaits aux temps précis que Dieu lui a marqués.

1102 2. Mais je craindrais de trop m'étendre sur ces détails, et il vaut mieux les abandonner à vos réflexions. Donnez une occasion au sage, dit l'auteur des Proverbes, et il deviendra plus sage encore. (Pr 9,9) Au reste, ce n'est point seulement dans les aliments dé l’homme, mais encore dans ceux des animaux, et dans une multitude d'autres phénomènes que nous pouvons reconnaître l'ineffable sagesse du Seigneur, admirer sa souveraine bonté et proclamer le bel ordre et l'harmonie de l'univers. Le carême lui-même nous offre cet admirable tempérament de sévérité et de douceur. Sur les routes publiques, les voyageurs fatigués trouvent des stations et des hôtelleries où ils peuvent se délasser et reprendre ensuite leur voyage; les rivages de la mer offrent également aux nautoniers des ports tranquilles, où ils peuvent se reposer d'une longue navigation et des secousses de la tempête, et puis achever heureusement leur course. C'est ainsi que ceux qui ont commencé le jeûne du carême rencontrent aussi des stations et des hôtelleries, des rivages et des ports hospitaliers car le Seigneur nous dispense du jeûne deux jours de la semaine, afin que le corps se remette de ses fatigues, que l'âme se repose de ses préoccupations, et que nous puissions ensuite poursuivre gaiement le cours de nos exercices.

Mais aujourd'hui se rencontre un de ces jours de relâche; nous vous en conjurons, mes chers frères, conservez avec soin les fruits que vous avez déjà retirés du jeûne. Demain, après avoir pris de nouvelles forces, vous augmenterez ces trésors spirituels, vous ferez dans ce saint négoce des gains abondants, en sorte qu'au jour du Seigneur, votre navire, chargé d'une riche cargaison, entrera à pleines voiles dans le port de la grande solennité : car toutes les oeuvres du Seigneur, comme le marque l'Ecriture, et comme l'expérience nous le révèle, portent le sceau d'une souveraine sagesse, et d'une éminente utilité, et c'est ainsi que dans toute notre conduite rien ne doit être l'effet de la légèreté ou de l'irréflexion; toutes nos actions, au contraire, doivent tendre à l'avantage et au succès de notre salut. Dans le monde on n'entreprend guère d'affaires. si d'abord on ne prévoit qu'elles seront lucratives; et n'est-il pas bien juste que nous imitions cette prudence? C'est pourquoi il ne suffit pas que les semaines du carême s'écoulent; mais il est nécessaire que chacun examine sa conscience, et qu'il se rende compte de ce qu'il a fait de bien dans la semaine présente et dans celle qui a précédé; il appréciera ainsi les progrès qu'il a faits dans la vertu, et reconnaîtra les vices dont il se sera corrigé.

Ces règles de conduite et ce soin de notre salut peuvent seuls nous rendre utiles le jeûne et l'abstinence. Eh ! combien peu faisons-nous en comparaison du zèle que déploient les marchands pour augmenter leurs richesses : car vous n'en trouverez aucun qui ne travaille avec une. continuelle assiduité, qui ne cherche à grossir chaque jour son gain, et qui jamais paraisse satisfait; aussi plus son commerce devient lucratif, et plus s'accroissent ses soins et son zèle; mais si les hommes montrent tant d'activité dans des choses où le succès est incertain, et où le gain est souvent dangereux pour le salut, que ne devons-nous point faire dans ce négoce spirituel, où le profit correspond toujours au travail, et où nous sommes assurés de recueillir d'ineffables récompenses (61) et d'immenses avantages ! Sur la terre rien de moins stable et rien de plus incertain que la possession des richesses; et, d'abord, de quelle utilité nous sont elles à la mort, puisqu'elles demeurent en deçà du tombeau? Mais sans nous accompagner, elles ne laissent pas que d'être la matière d'un rigoureux jugement. Souvent encore il arrive que, même avant la mort et après mille travaux, mille peines et mille fatigues, l'adversité, comme un ouragan subit, les engloutit entièrement, en,sorte que d'un état d'opulence on tombe dans une extrême indigence; chaque jour nous en voyons de tristes exemples ; mais, dans ce négoce spirituel, nul revers semblable n'est à craindre, notre gain est assuré et certain, et plus nous aurons travaillé à la grossir, plus aussi nous en recevrons de joie et de consolation.

1103 3. C'est pourquoi, tandis que nous en avons, le temps et la facilité, apportez du moins, je vous en conjure, dans l'acquisition des richesses spirituelles, le même zèle que tant d'autres déploient pour des trésors périssables. Bien plus, nous ne devons jamais nous relâcher dans notre activité, lors même que déjà nous aurions fait quelque profit, et que, par notre vigilance, nous aurions surmonté quelque défaut. Car c'est à ce prix que mous goûterons les solides plaisirs que procure le bon témoignage de la conscience. Ce que je vous demande donc, ce n'est pas de vous borner à venir ici chaque jour, pour y entendre la parole sainte, ni même à jeûner tout le carême; et en effet si ces fréquents entretiens, et si ce jeûne ne servent à votre avantage spirituel, loin de vous être utiles, ils vous deviendront le sujet d'une plus sévère condamnation. Ce sera justice, puisque malgré tous nos soins, vous serez demeurés, par rapport au salut, dans le même état d'indifférence. Ainsi l'homme colère et irascible doit devenir doux et pacifique, l'envieux charitable, l'avare désintéressé dans l'amour insensé des richesses, généreux dans ses aumônes et prodigue de ses biens envers les pauvres; ainsi encore le voluptueux doit se montrer chaste et réservé, l'ambitieux s'accoutumer à mépriser la vaine gloire du monde, et à ne rechercher que la gloire solide du salut, et celui gui négligeait envers ses frères les devoirs de la charité doit s'exciter lui-même à ne point paraître inférieur aux publicains : Car, dit Jésus-Christ, si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous de plus? les publicains ne le font-ils pas aussi ? (Mt 5,46) C'est pourquoi il doit arriver à cette disposition de coeur qu'il accueille ses ennemis d'un bienveillant regard, et qu'il leur témoigne une tendre charité.

Si nous nous laissons toujours dominer par ces passions, et mille autres qui naissent en nous, et cela lorsque nous venons ici chaque jour, et que nous ajoutons à la vertu du jeûne, les secours de l'instruction et de la doctrine, quelles seront notre excuse et notre défense? Car, dites-le moi, si vous voyiez votre enfant fréquenter assidûment l'école, et après plusieurs années ne faire aucun progrès, seriez-vous toujours patient et indifférent ? Vous châtiriez l'enfant, et vous blâmeriez le maître. Mais qu'on vous prouve ensuite que celui-ci a rempli tous ses devoirs, et qu'il n'a rien omis à l'égard de votre enfant, dont il ne faut accuser que la paresse et l'indolence, et soudain vous tournerez vers ce dernier toute votre indignation, et vous ne condamnerez plus le maître.

Appliquez-vous cette parabole. La vocation divine m'a appelé au ministère de la parole sainte, et, comme mes fils spirituels; je vous réunis ici. chaque jour pour vous distribuer une salutaire instruction. Au reste, ce ne sont point mes propres pensées que je vous développe et que je cherche à vous inculquer, mais c'est lot doctrine que le Seigneur nous a révélée dans ses divines Ecritures. Et si maintenant malgré tous mes soins, et tout mon zèle pour vous faire chaque jour avancer dans la voie de la vérité, vous persévérez dans vos erreurs et vos vices, pensez quelle sera ma douleur, et, sans employer un terme plus dur, quelle sera votre propre condamnation ! sans doute je serai à l'abri de tout reproche, puisque je n'aurai rien négligé pour assurer vos progrès dans la vertu, et néanmoins, comme je désire beaucoup votre salut, je ne pourrai que m'attrister profondément de votre lâcheté. Eh ! quel est le maître qui, voyant son disciple ne retirer aucun fruit de ses leçons, ne s'afflige et ne gémit amèrement, parce qu'il sent que sa peine et ses soins sont perdus?

1104 4. Mon intention, en vous parlant ainsi, n'est point de vous contrister, et je ne veux que réveiller votre ardeur, afin que vous ne fatiguiez pas inutilement votre corps par un jeûne rigoureux, et que vous n'acheviez pas infructueusement le cours de cette sainte quarantaine. Mais pourquoi limiter notre zèle au (62) carême, puisqu'il ne devrait pas y avoir,un seul jour dans toute notre existence où nous ne fissions quelque profit spirituel par la prière, la compassion, l'aumône et autres pratiques de la piété? Et en effet, le grand apôtre à qui le Seigneur avait découvert des secrets que nul autre jusqu'aujourd'hui n'a connus, écrivait aux Corinthiens : Je meurs chaque jour pour votre gloire. (1Co 15,31) Il nous révélait ainsi que dans son désir de procurer l'avancement spirituel des fidèles, il s'exposait. à de si grands périls que chaque jour il affrontait la mort. Mais cet héroïsme est au-dessus de la nature qui ne nous permet de mourir qu'une seule fois; et cependant l'Apôtre bravait généreusement- mille morts, quoique le Seigneur dans sa bonté lui conservât une vie nécessaire au salut de ses frères. Or si Paul, élevé au faîte des vertus et de la sainteté, et qui était moins un homme qu'un ange, s'efforçait chaque jour d'avancer dans la piété, de combattre pour la vérité, et de braver mille périls pour la justice: et s'il se faisait un devoir de grossir chaque jour ses richesses spirituelles et de ne jamais se .reposer, comment excuser notre lâcheté? hélas ! nous sommes dénués de vertus et enclins à une multitude de vices, dont un seul suffirait à notre perte éternelle, et encore nous n'apportons aucun zèle à l'oeuvre de notre conversion.

Dois-je ajouter que presque toujours le même homme est sujet à plusieurs défauts, et qu'il est à la fois colère et intempérant, avare, jaloux et violent? Mais s'il ne veut ni se corriger de ces vices, ni s'exercer aux vertus opposées, quelle espérance peut-il avoir de son salut ! Au reste, je ne cesserai point de vous répéter ces maximes, afin que chacun de mes auditeurs y trouve un remède à ses maux, et qu'il éloigne les affections mauvaises qui troublent son âme. Alors il pourra s'appliquer avec zèle à la pratique des vertus chrétiennes. Car il est inutile que le médecin entreprenne le traitement d'un malade qui repousse ses soins, et qui, impatient et exaspéré par la douleur, rejette tous les remèdes qu'on lui présente. Quel homme sensé accuserait alors le médecin comme n'ayant point rempli son devoir et le rendrait responsable de ce quç le malade né guérirait pas? C'est ainsi que je vous présente la doctrine sainte comme un remède spirituel, mais votre devoir est de le prendre, quelque amer qu'il soit, afin qu'il vous devienne réellement utile et qu'il vous rétablisse dans une santé parfaite. Quels immenses avantages vous en retirerez ; et, moi-même, combien je me réjouirai de voir ceux qui étaient faibles et malades recouvrer leurs forces et leur vigueur !

Je vous en conjure donc, que désormais chacun d'entre vous s'applique à déraciner son défaut dominant et qu'il se serve de quelque pieuse pensée comme d'un glaive spirituel pour le couper et l'extirper. Car Dieu nous a donné la raison, et, si nous voulons un peu la seconder, elle peut facilement étouffer tous nos vices. De plus, l'Esprit-Saint nous a laissé dans l'Ecriture la vie et les exemples des suints qui, étant hommes comme nous, n'ont point laissé de s'illustrer par la pratique de toutes les vertus. Comment. leur exemple ne nous, empêcherait-il pas d'être lâches et négligents dans la pratique de ces mêmes vertus?

1105 5. L'apôtre saint Paul était-il d'une autre nature élue nous? Je l'avoue, je l'aime passionnément, et c'est pourquoi son nom se place si souvent sur mes lèvres. Je le considère donc comme le modèle achevé de la plus haute perfection, et, quand je contemple ses vertus, j'admire en lui la mortification entière de toutes les passions, l'excellence du courage et la ferveur de l'amour divin. Hélas ! me dis-je, Paul réunit en lui et fait briller toutes les vertus; et moi, je n'ai pas le courage d'opérer le moindre bien. Eh ! qui nous arrachera aux supplices inévitables de l'enfer ? L'Apôtre, homme comme nous et sujet aux mêmes faiblesses, vivait en des temps bien difficiles, et chaque jour il était persécuté, battu et publiquement maltraité par ceux qui s'opposaient à la prédication de l‘Evangile. Souvent même ses ennemis pensaient qu'il avait expiré sous leurs coups et ils le laissaient comme mort. Ah ! où trouver parmi nos chrétiens mous et énervés ces grands exemples de fermeté ? Au reste, ce n'est pas de ma bouche, mais de la sienne qu'il vous faut apprendre quelles furent ses oeuvres éclatantes et son courage pour la diffusion du christianisme.

Lorsque les calomnies des faux apôtres l'obligèrent à raconter ses propres,vertus, il ne le fil qu'avec la plus grande répugnance; et, bien loin de s'y prêter complaisamment, il n'avait de hardiesse que pour se nommer un blasphémateur et un persécuteur. Mais, enfin, contraint de parler pour fermer la bouche à (63) de vils imposteurs et pour consoler un peu ses disciples, il s'exprime ainsi : Quant aux avantages qu'ils osent s'attribuer, je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi qu'eux. Quelle leçon dans ces paroles ! L'Apôtre appelle la louange qu'il va se donner une hardiesse et une imprudence; et il nous apprend ainsi que, sans une pressante nécessité, il ne faut jamais divulguer nos bonnes oeuvres, si toutefois nous en avons fait quelqu'une : Quant aux avantages qu'ils s'attribuent, je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi qu'eux, c'est-à-dire, je cède à la nécessité et je consens à faire acte de hardiesse et d'imprudence. Sont-ils Hébreux ? je le suis aussi; sont-ils Israélites? je le suis aussi; sont-ils de la race d'Abraham ? j'en suis aussi. Ils se glorifient, dit-il, et ils s'enorgueillissent de ces avantages, mais je n'en suis point dépourvu, je les possède comme eux. Il ajoute ensuite : Sont-ils ministres de Jésus-Christ? quand je devrais passer pour imprudent, je le suis plus qu'eux. (
2Co 2,21-23)

1106 6. Ah ! voyez ici, mon cher frère, combien est grande la vertu de l'Apôtre; déjà il avait qualifié. et d'imprudentes les louanges qu'il s'était données par nécessité, mais peu content de ce premier acte d'humilité, il le renouvelle au moment où il va prouver qu'il surpasse infiniment ses détracteurs. C'est pourquoi, de craince qu'on ne pense que l'orgueil le fait parler, il veut de nouveau se taxer lui-même d'imprudence. C'est comme s'il disait : Je sais bien que mes paroles en choqueront plusieurs et qu'elles paraîtront étranges dans ma bouche, mais je suis véritablement contraint de parler; veuillez donc excuser mon imprudence. Ah ! que nous sommes éloignés d'imiter même l'apparence de cette modestie ! Si, malgré tous les péchés dont nous sommes chargés, il nous arrivé de faire le moindre bien, nous ne pouvons le tenir caché,dans le trésor de notre coeur, mais nous le divulguons pour obtenir un peu de gloire auprès des hommes; et, par notre imprudente vanité, nous nous privons des récompensés célestes. Ce n'est pas ainsi qu'agissait l'Apôtre : il avoue d'abord qu'il est imprudent en disant qu'il est plus qu'eux ministres de Jésus-Christ; et puis il aborde les vertus et les mérites que ne pouvaient montrer ces faux apôtres.

Eh ! faut-il s'en étonner? Ils ne savaient que combattre la vérité, s'opposer aux progrès de l'Evangile et corrompre les esprits simples et faciles. C'est pourquoi, après avoir dit: Je suis plus qu'eux ministres de Jésus-Christ, il énumère les éclatantes preuves de sa vertu et de son courage. J'ai essuyé, dit-il, plus de travaux, j'ai reçu plus de coups, et je me suis vu plus souvent comme mort. (
2Co 11,23) Que dites-vous, ô grand Apôtre ! Et cette dernière parole n'est-elle pas un vrai paradoxe? Car, est-il possible de mourir plusieurs fois? Oui, cela est possible, me répondez-vous; non, en réalité, mais par le désir et la résolution. Puis il nous apprend comment il a bravé mille fois la mort pour la prédication de l'Evangile, et comment, pour l'utilité des fidèles, le Seigneur en a délivré son invincible athlète. Je me suis vu souvent comme mort, j'ai reçu des juifs, jusqu'à cinq fois, trente-neuf coups de fouet, j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai fait naufrage une fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer; souvent,j'ai été, dans les voyages, en péril sur les fleuves, en péril parmi les voleurs et au milieu des miens, en péril parmi les païens et parmi les faux frères, en péril dans les villes, dans les déserts et sur la mer. (2Co 11,24-26)

Ne passons point légèrement sur ces diverses circonstances, car chacune nous révèle comme un abîme de souffrances. Et, en effet, l'Apôtre ne dit pas, seulement qu'il a été une fois en péril dans un seul voyage, mais que plusieurs fois il a couru mille dangers sur les fleuves, et que toujours il,y a déployé la plus grande fermeté. Enfin, il conclut son récit par ces paroles : J'ai été dans les travaux et les chagrins, souvent dans les veilles, dans la faim et la soif, dans les jeûnes, dans le froid et la nudité, et, en outre, j'ai les maux qui me viennent du dehors. (2Co 11,27)

1107 7. Sondez donc, si vous le pouvez, ce second abîme de souffrances, car en disant . en outre, j'ai les maux qui me viennent du dehors, Îl nous fait entendre que ses tribulations ont été plus grandes et plus nombreuses qu'il ne l'avoue. Cependant il veut bien nous révéler quelques-unes des adversités et des conspirations auxquelles il a été exposé, en nous parlant de l'accablement quotidien où le retenait Ia sollicitude de toutes les églises. Ce zèle seul serait bien suffisant pour nous faire comprendre tout l'héroïsme de sa vertu ; car j'ai, dit-il, la sollicitude, non d'une, de deux, ou de trois églises, mais de toutes celles qui sont (64) répandues dans le monde entier. Ainsi les soins et la sollicitude de l'Apôtre embrassaient, comme les rayons du soleil, l'immensité de l'univers.

Quel coeur large ! et quelle grande âme ! Mais les paroles suivantes effacent tout le reste par leur sublimité : Qui est faible, dit-il, sans que je m'affaiblisse avec lui, et qui est scandalisé sans que je brûle ? (
2Co 2,29) Ah ! quelle tendresse de père pour ses enfants ! quelle charité ! quelle vigilance et quelle inquiétude ! Le coeur d'une mère souffre-t-il autant près du lit où les ardeurs de la fièvre retiennent son fils, que celui de Paul qui s'affaiblissait avec tout chrétien faible, n'importe en quel lieu il habitât, et qui brûlait avec tout fidèle qui était scandalisé ? Et en effet, considérez la force et l'énergie de l'expression; il ne dit pas : qui est scandalisé sans que je m'attriste, mais, sans que je brûle; il nous indique ainsi toute la vivacité de sa douleur; c'était comme un feu ardent qui le dévorait; telle était sa compassion pour tous ceux qui étaient scandalisés.

Mais je m'aperçois que cet entretien se prolonge indéfiniment, quoique j'eusse résolu d'être court, afin de ne pas vous aggraver la fatigue du jeûne. C'est que mon sujet m'a conduit à parler des éminentes vertus de l'Apôtre ; et alors mes paroles ont coulé comme un fleuve impétueux. Je termine donc en vous priant, mes chers frères, de vous souvenir souvent de saint Paul, et surtout de ne pas oublier qu'il était homme comme nous, et soumis aux mêmes faiblesses. Il exerçait, en outre, un métier vil et peu relevé, celui de faire des tentes, et passait une partie de sa vie dans les boutiques : et cependant, parce qu'il le voulut sincèrement, il posséda toutes les vertus et devint le temple de l'Esprit-Saint, qui le remplit de la plénitude de ses grâces. Et nous aussi, si nous voulons taire ce qui dépend de nous, nous pouvons obtenir les mêmes avantages. Car notre Dieu est généreux, et il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils parviennent à la connaissance de la vérité. (1Tm 2,4) Il ne nous reste donc qu'à nous rendre dignes de ses bontés, et à embrasser avec zèle, quoique un peu tard, la pratique des vertus chrétiennes. Nous devons également travailler à dompter nos passions, afin que nous devenions, comme l'Apôtre, les temples de l'Esprit-Saint. Puissions-nous y parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur. et l'empire, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



DOUZIÈME HOMÉLIE

1200
Sur ces paroles : « Ceci est le livre de la création du ciel et de la verre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre. » (
Gn 2,4-7)

ANALYSE.

1.- 2. Dans cette homélie saint Chrysostome reprend l'explication de la Genèse, et, de nouveau, développe sommairement l'histoire de la création. — 3. Il explique ensuite comment la terre demeure suspendue au-dessus des eaux, et il y reconnaît un acte de cette puissance divine, qui préserva de la flamme les trois jeunes Hébreux et qui dessécha la mer Rouge pour laisser passer les Hébreux. — 4. Il revient ensuite à son sujet, et traite de la formation de l'homme. — 5. Notre corps, dit-il, formé de limon et de poussière, nous doit inspirer une sincère humilité, et notre âme, créée à l'image de Dieu, mérite que nous lui conservions sa noblesse, en la maintenant toujours pure, et toujours sainte. — Nous pouvons y parvenir, si nous voulons imiter le zèle et les vertus de saint Jean-Baptiste et de saint Paul.

1201 1. Je viens aujourd'hui remplir ma promesse, et reprendre la suite de nos précédents entretiens. Vous savez bien que telle avait toujours été mon intention, et que je me disposais à le faire, lorsque le soin de votre salut m'a obligé de traiter un sujet plus approprié à vos besoins. Et en effet, quelques-uns de nos frères prenaient occasion de leur faiblesse pour s'absenter de nos conférences spirituelles, et ils altéraient ainsi les joies de nos pieuses réunions. Je me suis donc efforcé de les ramener au bercail, par mes avis et mes exhortations, en sorte que désormais ils ne se séparent plus du troupeau de Jésus-Christ. Unis à nous par le nom et la qualité de chrétiens, ils étaient en réalité attachés aux Juifs, qui sont encore assis dans l'ombre et les ténèbres, quoique le Soleil de justice luise sur le monde. J'ai également engagé les catéchumènes qui assistent à nos réunions à se rendre dignes de la grâce du baptême, et je les conjure de secouer toute somnolence et toute paresse, afin que, par de vifs désirs et un grand empressement, ils se disposent à recevoir le don royal de la régénération. C'est ainsi qu'ils mériteront d'arriver jusqu'au Dieu qui nous accorde la rémission de nos péchés, et qui y ajoute libéralement les plus précieuses faveurs.

Je me suis encore appliqué avec un soin tout spécial à instruire ceux qui erraient touchant la célébration de la Pâque, et qui se font un grand tort en considérant ces erreurs comme peu importantes. J'ai donc placé l'appareil sur, la blessure, et j'ai prémuni nos catéchumènes contre cette fausse doctrine. Maintenant il ne me reste plus qu'à vous offrir le festin accoutumé de nos instructions. Certes je n'eusse pu, sans être vraiment répréhensible, négliger le salut de mes frères, et pour ne pas interrompre la suite de mes explications, mépriser leur faiblesse, et laisser passer le moment favorable de les reprendre. Mais aujourd'hui j'ai satisfait, selon la mesure de mes forces, à toute l'étendue de mon devoir : je leur ai distribué la parole de la doctrine; je leur ai fait connaître le trésor de la vérité, et j'ai ainsi jeté dans leurs coeurs la bonne semence. Il convient donc que j'aborde l'explication du passage de la Genèse que l'on vient de nous lire : cette explication ne pourra que vous être utile, et vous en rapporterez dans vos maisons quelques heureux fruits.

Or, voici ce passage : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre, et, toutes les plantes des champs, quand il n'y (66) en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n'en produisait point; car Dieu n'avait point encore répandu la pluie sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour la cultiver. Mais il s'élevait de la terre une source qui en arrosait la surface. (
Gn 2,4-6) Considérez ici, je vous le demande la sagesse admirable de l'écrivain sacré, ou plutôt celle de l'Esprit-Saint qui l'inspirait; car d'abord, il nous a raconté séparément chaque partie de la création, il nous a décrit les oeuvres des six jours, la formation de l'homme et le pouvoir que Dieu lui donna sur toutes les créatures, et maintenant il résume tout son récit en ces mots : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés.

Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt d'examiner pourquoi l'Écriture appelle la Genèse le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu'il comprenne tant d'autres choses. Et en effet ce livre qui raconte les vertus des anciens justes, nous instruit aussi de plusieurs points de doctrine, et en particulier de la bonté de Dieu, et de son indulgence envers le premier homme et tous ses descendants. Il traite également d'un grand nombre d'autres sujets qu'il est inutile de spécifier ici. Mais ne vous en étonnez pas, mon cher frère; car habituellement l'Écriture sainte n'entre point dans de minutieux détails. Elle se contente d'exposer sommairement les principaux faits, et abandonne le reste au zèle et aux recherches de ses lecteurs. Le passage qu'on vient de lire, en est une preuve frappante. Car après nous avoir précédemment raconté en détail toutes les oeuvres des six jours, elle n'en parle plus que pour dire en général: ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre.

1202 2. Vous voyez donc que Moïse, en ne nommant ici que le ciel et la terre, nous engage à y contempler tout l'ensemble des créatures. Et en effet il les comprend toutes sous cette désignation, tant celles qui sont dans le ciel, que celles qui sont sur la terre. Désormais il ne reprendra plus le détail de la création, et se bornera à la rappeler sommairement. C'est ainsi qu'il nomme la Genèse entière le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu'elle contienne beaucoup d'autres choses. Il veut donc nous apprendre à les découvrir sous ce titre général, puisqu'en effet toutes les créatures qui existent soit dans le ciel, soit sur la terre, sont nécessairement comprises dans ce livre. Au jour, dit l'Écriture, que Dieu fit le ciel et la terre, et toutes les plantes des champs, quand il n'y en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n'en produisait point. Car Dieu n'avait point encore répandu-la pluie sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour la cultiver. Mais il s'élevait de la terre une source qui en arrosait la surface. Ces quelques paroles contiennent un trésor précieux, et je dois vous les expliquer avec beaucoup de circonspection, afin que par le secours de la grâce divine, je puisse vous faire profiter de ces richesses spirituelles.

L'Esprit-Saint qui prévoit toute la suite des siècles, a voulu dès le principe empêcher que la raison humaine ne contredît les dogmes de l'Église, et ne pervertît le véritable sens de l'Écriture. C'est pourquoi il reprend ici tout l'ordre de la création, et nous rappelle d'abord les oeuvres du premier et du second jour; et puis il nous dit comment au troisième la terre, par l'ordre du Seigneur, fit éclore ses diverses productions sans le concours du soleil qui n'existait pas, et sans l'influence de la pluie, ni le travail de l'homme. Car celui-ci n'avait pas encore été formé. Ainsi la répétition de ces détails a pour but de réprimer l'audace de nos imprudents critiques. Relisons donc ce passage : Au jour que Dieu fit le ciel et la terre, et toutes les plantes des champs, quand il n'y en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n'en produisait point. Car Dieu n'avait point encore répandu la pluie. sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour la cultiver: Mais il s'élevait de la terre une source qui en arrosait la surface.

L'Écriture nous révèle donc que soudain, à la parole et à l'ordre du Seigneur, toutes les créatures sortirent du néant, et reçurent l'existence. Alors la terre enfanta les plantes des champs, et sous ce nom sont comprises toutes ses diverses productions; mais au sujet de la pluie, la même Écriture observe que Dieu ne l'avait pas encore répandue sur la terre, c'est-à-dire qu'il ne l'avait pas encore fait tomber du haut du ciel. Enfin elle nous prouve que la terre ne devait point sa fécondité au travail de l'homme, puisqu'il n'y avait point d'homme pour la cultiver. Apprenez, nous dit-elle, et n'oubliez point quelle est l'origine de toutes (67) les productions de la terre, et ne croyez pas qu'elles soient le résultat des soins de l'homme, ni le fruit de ses travaux. La terre les a enfantées à la parole et à l'ordre du Créateur. Concluons donc que pour faire germer les herbes et les plantes, la terre n'a nul besoin du concours des autres éléments, et que le commandement du Créateur lui suffit.

Mais voici un nouveau prodige plus étonnant encore. Le même Dieu dont la parole a communiqué à la terre une si merveilleuse fécondité, et dont la puissance surpasse toute intelligence humaine, a établi au-dessus des eaux la masse immense et le poids énorme du monde. C'est ce que nous apprend le Psalmiste par ces mots : Il a étendu la terre sur les eaux. (
Ps 107,5-6) L'homme peut-il percer ce mystère? Car dans la construction d'un édifice, on creuse d'abord les fondements, et si l'on rencontre quelques veines d'eaux, on les épuise avant que d'asseoir les premières assises du bâtiment. Mais le Créateur agit tout différemment pour montrer son ineffable puissance, et nous prouver qu'à son ordre les éléments produisent des effets contraires à leurs phénomènes habituels.

1203 3. Je m'explique par un exemple, afin que vous compreniez mieux ma pensée, et puis jè reprendrai la suite de mon sujet. Sans doute il est contre la nature des eaux de porter un poids aussi pesant que celui de la terre; et il est contre la nature de-la terre de reposer solidement sur un corps fluide. Mais pourquoi nous en étonner? quelle que soit en effet la créature que vous étudiez avec soin, vous y découvrirez l'action de la puissance immense du Créateur, et vous vous convaincrez qu'il gouverne toutes choses par sa volonté. Voyez le feu : cet élément dévore tout, et il consume aisément les corps les plus durs : le bois, les pierres et le fer. Mais quand Dieu l'ordonne, il ne blesse même pas les corps les plus tendres : et c'est ainsi qu'il respecta les trois jeunes hébreux dans la fournaise ardente. .(Da 3) Mais le prodige s'étendit encore, car cet élément privé de raison se montra envers eux plus obséquieux qu'on ne saurait le dire. Non-seulement il ne toucha pas à leur chevelure, mais il semblait encore les entourer et les presser amicalement; il retint donc son activité naturelle pour ne déployer que sa pleine et entière obéissance aux ordres du Seigneur, et il conserva sains et saufs ces admirables enfants qui marchaient au milieu des flammes avec autant de sécurité que dans une prairie émaillée de fleurs.

Au reste, afin que l'on ne crût pas que ce feu matériel fût dénué de toute action, le Seigneur voulut bien lui conserver son activité. Seulement il la suspendit à l'égard de ses serviteurs qui en triomphèrent, et qui n'en furent nullement atteints. Quant aux soldats qui avaient jeté les jeunes hébreux dans la fournaise, ils connurent combien est grande la puissance du Seigneur, car le feu exerça à leur égard toute sa violence; et le même élément, qui, au dedans de la fournaise, se courbait doucement au-dessus des trois enfants, sévit au dehors et consuma les satellites du tyran. Vous voyez donc comment Dieu change à son gré les propriétés des éléments. C'est qu'il les a créés, et qu'il en dispose selon sa volonté. Voulez-vous encore que je vous montre le même prodige par rapport aux eaux ? Le feu, je l'ai dit, respecta les trois enfants de la fournaise, et ne leur fit aucun mal. oubliant ainsi à leur égard toute sa violence, Mais il dévora leurs bourreaux, et déploya contre eux son inflexible activité; et de même les eaux de la mer submergent les uns, et se retirent devant les autres pour leur laisse: un libre passage. Je fais ici allusion d'un côté à Pharaon et aux Egyptiens, et de l'autre aux Israélites. Ceux-ci, selon l'ordre du Seigneur, et sous la conduite de Moïse, traversèrent la mer Rouge à pied sec; et ceux-là, qui voulurent avec Pharaon s'engager dans la même voie, furent engloutis sous les flots. C'est ainsi que les éléments respectent les serviteurs de Dieu, et que pour eux ils suspendent leur activité naturelle.

Instruisons-nous donc, nous, hommes irascibles et violents, et nous aussi qui, lâchement assujettis à mille autres passions, compromettons le succès de notre salut. Nous avons la raison en partage, et nous ne saurions imiter l'obéissance de ces éléments irraisonnables. Car si le feu, le plus actif et le plus violent de tous, a bien pu respecter des corps tendres et délicats, quelle sera l'excuse de l'homme qui, dédaignant les préceptes divins, refuse de dompter sa colère, et d'étouffer à l'égard de ses frères les sentiments d'un coeur ulcéré. Mais ici, ce qui est vraiment étonnant, c'est que le feu, qui brûle avec tant de violence, suspende son activité, et que l'homme, être (68) raisonnable, doux et bienveillant, agisse contre sa nature, et par sa négligence, imite dans ses moeurs la férocité des bêtes farouches.

Aussi l'Écriture, pour désigner les diverses passions qui dominent en nous, donne-t-elle à l'homme doué de raison le nom de différents animaux. C'est ainsi que, dans son langage, le mot chien indique l'impudence et la violence. Ce sont des chiens muets, et qui ne savent pas aboyer. (Is 56,10) Le cheval représente l'effervescence de la volupté : Ils sont devenus comme des chevaux qui courent et qui hennissent après les cavales : chacun d'eux a poursuivi la femme de son prochain. (Jr 5,8) Quelquefois l'âne marque la grossièreté et la stupidité du pécheur : L'homme est comparé aux animaux qui n'ont aucune raison, et il leur est devenu semblable. (Ps 48,13) Tantôt elle nomme les hommes lions et léopards par allusion à leurs appétits féroces et voraces, et tantôt aspics à cause de leur esprit fourbe et trompeur. Leurs lèvres, dit le Psalmiste, recèlent le venin de l'aspic. (Ps 139,4) Enfin elle les assimile au serpent et à la vipère, en raison du poison caché de leur malignité. Aussi. 1e saint précurseur disait-il aux pharisiens : Serpents, et race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui s'approche ? (Mt 3,7) L'Écriture donne encore aux hommes d'autres noms, afin de caractériser leurs différentes passions, et les rappeler par une honte salutaire au sentiment de leur noblesse. Ah! Puissent-ils ne pas dégénérer de leur origine, et préférer la loi du Seigneur à ces passions criminelles qui les ont entraînés dans le péché !

1204 4. Mais je ne sais comment je me suis écarté de mon sujet. J'y rentre donc, et j'aborde les diverses instructions que renferme le récit de l'écrivain sacré. Après avoir dit : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, il nous raconte en détail la formation de l'homme; sans doute, il nous avait déjà appris que Dieu avait fait l'homme, et qu'il l'avait fait à son image; mais ici il s'exprime plus explicitement : Dieu, dit-il, forma l'homme du limon de la terre, et il répandit sur son visage un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante. (Gn 2,7) Combien ces paroles sont grandes et admirables ! et combien elles surpassent notre intelligence ! et Dieu forma l'homme du limon de la terre. En parlant de toutes les créatures visibles, je vous disais que souvent le Créateur, pour montrer sa toute-puissance, agissait contrairement aux lois de la nature, et nous trouvons la même conduite dans la création de l'homme. C'est ainsi qu'il a établi la terre au-dessus des eaux, ce qu'en dehors de la foi notre raison ne saurait concevoir. C'est ainsi encore qu'à son ordre tous les éléments produisent des effets opposés à leur nature. L'Écriture nous apprend quelque chose de semblable dans la formation de l'homme, en nous disant que Dieu le forma du limon de la terre.

Que dites-vous? quoi ! Dieu a pris un peu de terre, et en a formé l'homme! Oui, il en est ainsi; Moïse nous l'assure; et même il ne se contente pas de dire que Dieu prit de la terre, mais du limon, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus vil et de plus méprisable. Véritablement, on serait tenté de taxer ce récit de fable et de paradoxe; mais dès qu'on se rappelle quel est l'auteur de ces merveilles, on les croit aisément, et l'on adore humblement la puissance du Créateur. Car si vous voulez mesurer les oeuvres divines à la faiblesse de vos pensées, et les scruter curieusement il vous paraîtra bien plus naturel qu'on forme du limon de la terre une brique ou un vase que le corps de l'homme. Vous le voyez donc, pour comprendre toute la sublimité du langage de Moïse, il nous faut le méditer attentivement, et réprimer l'infirmité de la raison. Car, l'oeil de la foi peut seul découvrir ces merveilles, quoique l'historien sacré ait proportionné sa parole à la faiblesse de notre intelligence. Et en effet, lorsqu'il nous dit que Dieu forma l'homme, et qu'il répandit sur lui un esprit de vie, ne semble-t-il pas descendre dans un détail indigne de la majesté divine? mais l'Écriture s'exprime ainsi par condescendance pour notre faiblesse, et elle s'abaisse jusqu'à la petitesse de notre esprit pour l'élever ensuite jusqu'à la sublimité de ses révélations.

Et Dieu, prenant du limon, en forma l'homme. Certes, si nous voulons la comprendre, voilà une grande leçon d'humilité. Car, si nous réfléchissons sur l'origine de l'homme l'orgueil le plus superbe s'abaisse soudain, et la pensée de notre néant nous enseigne la modestie et l'humilité. Aussi, est-ce par un effet de- sa providence à l'égard de notre salut que Dieu a inspiré à Moïse ce style et ce langage. Car déjà il avait dit que Dieu (69) avait formé l'homme à son image, et qu'il lui avait donné l'empire sur toutes les créatures visibles. Mais ici, craignant que ce même homme ne s'enflât d'orgueil, et qu'il ne transgressât les limites d'une humble dépendance, s'il ignorait entièrement son origine, l'Ecriture reprend le récit de sa création, et décrit en détail la manière dont il a été formé. Elle lui apprend donc qu'il a été formé de la terre, et de la même matière que les plantes et les animaux, au-dessus desquels il ne s'élevait que par l'âme, substance simple et immatérielle. Mais il tenait cette âme de la bonté divine, et elle était en lui le principe de la raison, et celui de son empire sur toutes les autres créatures. Malgré cette connaissance si explicite de son origine, le premier homme se laissa tromper par le serpent, et il s'imagina que lui, qui avait été formé du limon de la terre, pourrait devenir semblable à Dieu. Mais si Moïse n'eût ajouté à son premier récit des détails aussi précis, dans quelles extravagances ne serions-nous pas tombés !

1205 5. C'est ainsi que l'histoire de notre origine est pour nous une grande leçon d'humilité. Et Dieu, dit l'Ecriture, forma l'homme du limon de la terre; et il répandit sur son visage un souffle de vie. Moïse parlait à des hommes qui n'eussent pu le comprendre, s'il ne se fût servi d'un langage aussi simple et aussi grossier. Il nous apprend donc que cet homme, formé du limon de la terre, reçut de la libéralité divine une âme essentiellement raisonnable, et qu'il devint ainsi un être parfait. Et Dieu, dit-il, répandit sur le visage de l'homme un souffle de vie. C'est ainsi qu'il désigne l'âme qui est dans l'homme, formé du limon de la terre, le principe de la vie, de l'action et du mouvement. Aussi, ajoute-t-il immédiatement: Et l'homme devint vivant et animé; cet homme, dit-il, formé du limon de la terre, reçut un esprit de vie, et devint vivant et animé. Qu'est-ce à dire, vivant et animé? C'est dire que l'homme était maître de ses actions, et qu'en lui les membres du corps étaient soumis à la volonté de l'âme.

Mais je ne sais comment nous avons renversé ce bel ordre. Hélas ! notre malice est si grande que nous forçons notre âme à obéir aux passions de la concupiscence. Cette âme née pour régner et pour commander est donc détrônée de nos propres mains, et nous la courbons sous l'esclavage des plaisirs de la chair, méconnaissant ainsi sa noblesse et son éminente dignité. Car, je vous en prie, reportez vos souvenirs sur la formation de l'homme, et demandez-vous ce qu'il était. avant que Dieu eût répandu sur lui un esprit de vie, et qu'il fût devenu vivant et animé. Il n'était qu'un corps inerte, pesant et inutile. C'est donc uniquement ce souffle de vie que Dieu répandit sur lui, qui l'éleva à l'honneur de devenir un être vivant et animé. Au reste, il est facile de le comprendre, et par ce récit de la Genèse, et par ce qui arrive chaque jour sous nos yeux. Dès que l'âme est séparée du corps, celui-ci devient un objet hideux et repoussant. Que dis-je, hideux et repoussant? il est effrayant, fétide et difforme. Et cependant, lorsque l'âme y réside, ce même corps est beau, agréable et aimable. De plus, il participe à la prudence de l'âme, et exécute ses ordres avec une rare dextérité.

Convaincus de ces vérités et pénétrés du sentiment de la dignité de notre âme, évitons tout ce qui pourrait la déshonorer. Craignons donc de la souiller par le péché, et ne la réduisons pas sous l'esclavage de la chair. Ah ! ce serait être trop cruel et trop inhumain envers une créature si élevée en noblesse et en honneur. C'est par notre âme que, malgré les entraves du corps, nous pouvons, avec une volonté ferme et le secours de la grâce, ressembler aux vertus célestes et immatérielles. Oui, quoique attachés à la terre, nous pouvons vivre en quelque sorte dans le ciel, égaler ces pures intelligences, et même les surpasser. Mais comment y parvenir? Le voici : lorsque dans un corps mortel nous réalisons une vie tout angélique, nous nous élevons devant Dieu à un degré de mérite supérieur à celui des anges, parce qu'au milieu des tristes nécessités du corps, nous conservons intacte la noblesse de notre âme.

Eh ! qui jamais, me direz-vous, est arrivé à cette perfection? je ne m'étonne pas que la chose nous paraisse impossible, tant notre vertu est faible ! mais voulez-vous vous convaincre du contraire, rappelez à votre souvenir les saints qui, depuis l'origine du monde jusqu'aux temps présents, se sont rendus agréables aux yeux du Seigneur. Faut-il nommer ici Jean-Baptiste, l'enfant de la stérilité et l'habitant du désert, ou Paul, le docteur des nations, et cette fouie innombrable d'élus qui étaient de même nature que nous, et sujets (70) aux mêmes infirmités du corps. Leurs exemples vous prouvent que cette haute vertu ne nous est pas impossible, et ils nous animent à profiter pour l'acquérir de toutes les occasions que le Seigneur nous ménage. Et en effet, il connaît notre faiblesse, et le penchant qui nous entraîne vers le mal. C'est pourquoi il nous a laissé dans les saintes Écritures des remèdes aussi efficaces qu'abondants, et il ne dépend que de nous de les appliquer sur nos blessures. De plus, il met sous nos yeux la vie des saints . comme une pressante exhortation à la vertu. Gardons-nous donc de négliger nos devoirs; mais fuyons le péché, et ne nous rendons point indignes des biens ineffables du ciel. Puissions-nous les obtenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'empire et l'honneur, maintenant, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Gn 1100