Chrysostome sur Gn 1300

TREIZIÈME HOMÉLIE « Or le Seigneur Dieu avait dans Éden, vers l'Orient, un jardin de délices, et il y plaça l'homme qu'il avait formé. »

1300
(
Gn 2,8-17)

ANALYSE.

1. Saint Chrysostome se réjouit de l'empressement de ses auditeurs, et leur promet d'y répondre par un zèle nouveau. — 2. Il reprend ensuite brièvement le récit de la formation de l'homme; et réfute en passant l'erreur de ceux qui regardaient l’âme comme une partie de la divinité. — 3. Abordant les paroles de son texte, il dit que le mot planté qu'emploie l'Écriture, exprime qu'à l'ordre du Seigneur là terre produisit les différents arbres du jardin de délices; et il ajoute que Moïse en détermine le lieu pour confondre par avance les fables de quelques hérétiques. — 4. Le Seigneur y plaça l'homme afin qu'il jouit de toutes ses beautés et de tous ses agréments, et il lui défendit de toucher au fruit de l'arbre de vie, pour éprouver son obéissance, et lui rappeler sa dépendance.

1301 1. Votre empressement et votre ardeur, votre attention et votre concours me ravissent d'admiration ; aussi, malgré le sentiment de ma faiblesse, je me propose de dresser chaque jour pour vous la table d'un festin spirituel. Sans doute cette table sera pauvre et frugale; mais j'ai confiance en votre zèle, et je sais que vous écouterez ma parole avec plus de joie que l'on n'en témoigne pour un repas grossier et matériel. Ne voyons-nous pas en effet que l'appétit des convives supplée à la frugalité de la table et à la pauvreté de l'hôte, en sorte qu'un maigre repas est mangé avec grand plaisir; tout au contraire, si on n'apporte qu'un faible appétit à un somptueux festin, la variété et l'abondance des mets deviennent inutiles, parce que personne ne peut en user pleinement? Mais ici, par la grâce de Dieu, vous vous approchez de cette table spirituelle pleins de ferveur et d'une pieuse avidité, et de mon côté je ne suis pas moins empressé à vous distribuer la parole sainte, parce que je sais que vous l'entendez avec une oreille bien disposée.

Le laboureur qui a trouvé un champ gras et fertile, le cultive avec le plus grand soin; il travaille le sol, le laboure et en arrache les épines ; il l'ensemence ensuite largement, et, tout rempli de confiance et d'espoir, il attend chaque jour le développement du grain qu'il a confié à une terre féconde. Cependant, il base ses calculs sur la fertilité du sol, et s'apprête à recueillir le centuple de ce qu'il a semé. C'est .ainsi qu'en voyant chaque jour votre ferveur s'accroître, votre empressement s'augmenter (71) et votre zèle se développer, je conçois les meilleures espérances; aussi, suis-je animé d'une ardeur nouvelle pour vous instruire, afin d'avancer quelque peu votre perfection, la gloire de Dieu et l'honneur de l'Eglise. Mais rappelons d'abord, s'il vous plaît, le sujet de notre dernier entretien, et puis nous passerons à l'explication du passage qui vient d'être lu. Voici donc ce que je vous disais, et ce que je vous développais en terminant notre dernière conférence; il est nécessaire d'y revenir brièvement : et Dieu forma l'homme du limon de la terre; et il répandit sur son visage un souffle de vie, et l'homme devint vivant et animé.

Or, je vous faisais observer, comme je le fais encore en ce moment, et comme je ne cesserai de le dire, que Dieu a donné à l'homme des marques d'une bonté extrême; il s'est occupé de notre salut avec un soin tout particulier, et il a comblé l'homme des plus grands honneurs. Bien plus, sa parole et ses actes ont déclaré hautement qu'à ses yeux l'homme était au-dessus de toutes les autres créatures: aussi, ne sera-t-il pas inutile de revenir sur ce sujet; car de même que les aromates rendent plus de parfum, selon qu'on les pétrit davantage, nos saintes Ecritures offrent à nos méditations profondes et multipliées, des trésors nouveaux, et elles présentent à notre piété des richesses immenses. Et Dieu forma l'homme du limon de la terre. Remarquez ici, je vous prie, combien ce langage diffère de celui que Dieu employa pour produire les autres créatures. Il dit, selon Moïse : Que la lumière soit, et la lumière fut; que le firmament soit, que les eaux se réunissent, que des corps lumineux soient, que la terre produise les plantes, que les eaux produisent les animaux qui nagent, et que la terre enfante les animaux vivants. C'est ainsi qu'une seule parole tira du néant toutes les créatures; mais s'agit-il de l'homme, Moïse dit : Et Dieu forma l'homme; cette expression, qui se proportionne à notre faiblesse, désigne également le mode de notre création et sa supériorité sur les créations antérieures. Car, pour parler un langage tout humain, elle-nous montre le Seigneur formant de ses propres mains le corps de l'homme; aussi, le bienheureux Job a-t-il dit:Vos mains m'ont formé et elles ont façonné mon corps. (
Jb 10,8) Nul doute que si Dieu eût commandé à la terre de produire l'homme, celle-ci n'eût exécuté cet ordre, mais il a voulu que le mode même de notre création nous fût une leçon d'humilité, et que ce souvenir nous retînt dans la dépendance qui convient à notre nature. Voilà pourquoi Moïse décrit si explicitement cette création, et nous dit que Dieu forma l'homme du limon de la terre.

1302 2. Mais observez aussi combien ce mode de création nous est honorable; car Dieu ne prit pas seulement de la terre pour en former l'homme, mais du limon, de la poussière, tout ce qu'il y a de plus vil; et c'est ce limon et cette poussière qui, à son ordre, devint le corps de l'homme. Sa parole avait précédemment tiré la terre du néant, et, alors il voulut qu'un peu de limon se changeât en le corps de l'homme. Aussi, est-ce avec délices que je répète cette exclamation du Psalmiste : Qui racontera la puissance du Seigneur, et qui publiera toutes les louanges qui lui sont dues ? (Ps 105,2) Et en effet, à quel degré d'honneur n'a-t-il pas élevé l'homme formé du limon de la terre ! et de quels bienfaits ne le comble-t-il pas tout aussitôt, lui donnant ainsi des témoignages d'une bonté toute spéciale! Car, dit l'Ecriture : Dieu répandit sur le visage de l'homme un souffle de vie; et il devint vivant et animé.

Mais ici, quelques- insensés qui ne suivent que leurs propres raisonnements, qui n'ont aucunes pensées dignes de Dieu, et qui né comprennent point la condescendance du langage de l'Ecriture, osent affirmer que notre âme est une portion de la divinité. O démence ! ô folie! combien sont nombreuses les voies de perdition que le démon ouvre devant ses sectateurs ! Car, voyez par quels chemins différents ils courent tous à leur perte. Les uns s'appuient sur ce mot : Dieu répandit un souffle, et ils en concluent que nos âmes sont une portion de la divinité; et les autres disent même qu'après la mort l'âme passe dans le corps des plus vils animaux. Quelle doctrine extravagante et dangereuse ! c'est que leur raison, obscurcie par d'épaisses ténèbres, ne peut comprendre le sens de l'Ecriture; aussi, semblables à des aveugles, ils tombent tous dans différents précipices; car les uns élèvent l'âme au-dessus de sa dignité, et les autres l'abaissent au-dessous.

S'ils veulent donner à Dieu une bouche parce que l'Ecriture dit qu'il répandit un souffle de vie sur le visage de l'homme, il faut donc également qu'ils lui donnent des mains puisque la même Ecriture dit qu'il forma l'homme. Mais il vaut mieux taire de pareilles extravagances (72) que s'exposer soi-même à tenir un langage insensé; évitons donc de suivre ces hérétiques dans les sentiers multipliés de leurs erreurs et attachons-nous à l'Écriture qui s'explique par elle-même; seulement la simplicité de ses expressions ne doit point nous arrêter, parce que cette simplicité n'a pour cause que la faiblesse de notre intelligence. Eh ! comment l'oreille de l'homme pourrait-elle recueillir la parole de Dieu, si cette parole ne s'accommodait à son infirmité? Convaincus de notre impuissance et de la véracité de Dieu, nous ne devons interpréter l'Écriture que dans un sens qui soit digne de lui; c'est pourquoi il faut écarter de Dieu toute idée de membres et de formes corporelles, et ne rien imaginer qui le déshonorerait; car, il est un être simple, immatériel, et qui ne tombe point sous les sens; et si nous lui donnons un corps et des membres, nous nous engagerons soudain dans les erreurs grossières du paganisme.

Quand vous lisez donc dans l'Écriture que Dieu forma l'homme, élevez-vous jusqu'à l'idée de cette puissance créatrice qui avait dit précédemment que la lumière soit. Et lorsque vous lisez encore que Dieu répandit surie visage de l'homme un souffle de vie, pensez également que ce même Dieu qui avait créé les anges, intelligences spirituelles, voulut unir au corps de l'homme, formé du limon de la terre, une âme raisonnable qui fit mouvoir les membres de ce corps. Et en effet, on peut dire que ce corps, l'oeuvre par excellence du Seigneur ; gisait sur la terre comme un instrument qui a besoin d'être touché. Oui, il était comme une lyre qui attend une main habile ; et l'âme, en imprimant à ces membres un mouvement harmonieux, leur fait rendre des sons qui sont agréables au Créateur. Et Dieu répandit sur le visage de l'homme un souffle de vie; et l'homme devint vivant et animé. Que signifie cette parole : il répandit un souffle de vie ? Elle nous apprend que Dieu unit au corps de l'homme une âme vivante qui lui communiqua la vie et le mouvement, et qui se servit des membres de ce même corps pour exercer ses propres facultés.

1303 3. Mais je reviens encore sur la différence qui existe entre la création des animaux et celle de cet être raisonnable que nous appelons l'homme. Au sujet des premiers, Dieu avait dit : que les eaux produisent les animaux qui nagent; et soudain les eaux enfantèrent les poissons. Et de même il avait dit : que la terre produise des animaux vivants; mais il n'en est pas ainsi de l'homme. D'abord son corps fut formé du limon de la terre, et il reçut ensuite une âme raisonnable qui lui donna la vie et le mouvement. Aussi Moïse dit-il en parlant des animaux : leur vie est dans le sang. (Lv 17,11) Notre âme au contraire est une substance spirituelle et immortelle, et elle surpasse le corps de tout l'intervalle qui sépare une pure intelligence d'un corps brut et grossier. Mais peut-être me ferez-vous cette question : si l'âme est plus noble que le corps, pourquoi a-t-il été créé le premier, et l'âme la dernière? Eh ! ne voyez-vous pas, mon cher frère, que ce même ordre a été suivi dans la création ? Car le Seigneur fit d'abord le ciel et la terre, le soleil et la lune, lés animaux et toutes les autres créatures, et il forma ensuite l'homme qui devait leur commander. C'est ainsi que dans la création de l'homme, le corps a été formé le premier et l'âme la dernière, quoiqu'elle soit plus noble et plus excellente.

Observez encore que les animaux, étant destinés au service de l'homme, devaient être créés avant lui, pour qu'il pût tout d'abord les employer. Et de même le corps fut formé avant l'âme, afin que dès l'instant où elle existerait, par un acte de l'ineffable sagesse du Seigneur, elle pût agir au moyen du corps. Et Dieu, dit l'Écriture, planta un jardin de délices, dans Eden, vers l'Orient, et il y plaça l'homme qu'il avait formé. Oh ! combien le Seigneur se montre-t-il bon et généreux envers l'homme ! il avait créé l'univers pour lui, et voici que dès le premier instant de son existence, il le comble de nouveaux bienfaits. Car c'est pour lui qu'il planta un jardin de délices, dans Eden, vers l'Orient. Mais ici, mon cher frère, si l'on n'interprétait ces paroles dans un sens digne de Dieu, on tomberait dans l'abîme de l'extravagance. Et en effet que diront ceux qui prennent à la lettre et dans un sens humain tout ce que l'Écriture dit de Dieu ? il planta un jardin de délices : eh quoi ! eut-il besoin pour embellir ce jardin de travailler la terre, et d'y employer ses soins et son industrie ? A Dieu ne plaise ! Et cette expression, le Seigneur planta, signifie seulement qu'à son ordre la terre produisit le jardin de délices que l'homme devait habiter. C'est en effet pour l'homme que ce jardin fut planté ; et l'Écriture le marque expressément. Dieu, dit-elle, planta un jardin de délices dans (73) Eden, vers l'Orient, et il y plaça l'homme qu'il avait formé.

Je remarque aussi que Moïse spécifie le lieu où ce jardin était placé, afin de prévenir les vains discours de ceux qui veulent abuser de notre simplicité. Ils nous affirment que ce jardin était dans le ciel, et non sur la terre, et nous débitent mille autres fables semblables. L'extrême exactitude de l'historien sacré n'a pu les empêcher de s'enorgueillir de leur éloquence, et de leur science toute profane. Aussi osent-ils combattre l’Ecriture, et soutenir que le paradis terrestre n'existait point sur la terre. C'est ainsi qu'ils adoptent un sens tout contraire à celui de l’Ecriture, et qu'ils suivent une route semée d'erreurs en entendant du ciel ce qui est dit de la terre. Mais dans quel abîme ne seraient-ils point tombés, si, par l'inspiration divine, Moïse n'eût employé un langage simple et familier ! Sans doute l’Ecriture interprète elle-même ses enseignements, et ne donne aucune prise à l'erreur ; mais parce que plusieurs la lisent ou l'écoutent bien moins pour y chercher la doctrine du salut que l'agrément de l'esprit, ils préfèrent les interprétations qui les flattent à celles qui les instruiraient. C'est pourquoi je vous conjure de fermer l'oreille à tous ces discours séducteurs, et de n'entendre l’Ecriture que conformément aux saints canons. Ainsi quand elle nous dit que Dieu planta à l'orient d'Eden un jardin de délices, donnez à ce mot, mon cher frère, un sens digne de Dieu, et croyez qu'à l'ordre du Seigneur un jardin se forma dans le lieu que l’Ecriture désigne. Car on ne peut, sans un grand danger pour soi et pour ses auditeurs, préférer ses propres interprétations au sens vrai et réel des divines Ecritures.

1304 4. Et Dieu y plaça l'homme qu'il avait formé. Voyez ici combien le Seigneur honora l'homme dès le premier instant de son existence. Il l'avait créé hors du paradis, mais il l'y introduisit immédiatement, afin d'éveiller en son coeur le sentiment de la reconnaissance, et de lui faire apprécier l'honneur qui lui était accordé. Il plaça donc dans le paradis l'homme qu'il avait formé; ce mot : il plaça, signifie que Dieu commanda à l'homme d'habiter le paradis terrestre, pour qu'il goûtât tous les charmes de ce séjour délicieux, et qu'il s'en montrât reconnaissant envers son bienfaiteur. Et en effet ces bontés du Seigneur étaient toutes gratuites, puisqu'elles prévenaient dans l'homme jusqu'au plus léger mérite. Ainsi ne vous étonnez point de cette expression : il plaça, car l’Ecriture ici, comme toujours, emploie un langage tout humain, afin de se rendre plus accessible et plus utile. C'est ainsi qu'en parlant des étoiles, elle avait dit précédemment que Dieu les plaça dans le ciel. Certes, l'écrivain sacré n'a point voulu nous faire croire que les astres sont attachés fixement à la place qu'ils occupent, puisqu'ils ont chacun leur mouvement de rotation; il s'est proposé seulement de nous enseigner que le Seigneur leur ordonna, de briller dans les espaces célestes, de même qu'il commanda à l'homme d'habiter le paradis terrestre.

Et Dieu, continue l’Ecriture, fit sortir de la terre toute sorte d'arbres beaux à voir, et dont les fruits étaient doux à manger : et au milieu du jardin étaient l'arbre de vie et l'arbre de la science du bien et du mal. (
Gn 2,9) Voici, de la part du Seigneur un nouveau bienfait qui se rapporte tout spécialement à l'homme. Il lui destinait le paradis terrestre pour habitation: aussi fit-il sortir de la terre toutes sortes d'arbres dont l'aspect était agréable à la vue, et le fruit doux au goût. Toutes sortes d'arbres, dit expressément l’Ecriture, qui étaient beaux à voir, c'est-à-dire qui réjouissaient le regard de l'homme, et dont les fruits étaient doux à manger, c'est-à-dire qui lui fournissaient une nourriture délicieuse. Ajoutez encore que le nombre et la variété de ces arbres produisaient pour l'homme des charmes nouveaux; car vous ne sauriez nommer une seule espèce qui ne s'y trouvât pas. Mais si l'habitation de l'homme était si gracieuse, sa vie n'était pas moins admirable. Il vivait sur la terre comme un ange, et quoique revêtu d'un corps il n'en souffrait point les dures nécessités. C'était le roi de la création, portant la pourpre et le diadème; et parmi l'abondance de tous les biens, il coulait dans, le paradis terrestre une douce et libre existence.

Et au milieu du jardin étaient l'arbre de vie, et l'arbre de la science du bien et du mal. Après nous avoir appris qu'à l'ordre du Seigneur, la terre produisit toute sorte d'arbres beaux à la vue et dont les fruits étaient doux au goût, Moïse ajoute : qu'au milieu du jardin étaient l'arbre de vie, et l'arbre de la science du bien et du mal. C'est que le Créateur, dans sa prescience divine, n'ignorait point que par la suite l'homme abuserait de sa liberté et de sa (74) sécurité. Aussi plaça-t-il au milieu du paradis l'arbre de vie, et l'arbre de la science du bien et du mal, parce qu'il se proposait d'en défendre l'usage à l'homme. Et le but de cette défense devait être d'abord de rappeler à l'homme que Dieu lui donnait par bonté et par générosité l'usage de tous les autres arbres, et puis, qu'il était son Maître, non moins que celui de toutes les créatures. La mention de ces deux arbres amène naturellement celle des quatre fleuves qui sortaient d'une seule et même source, et qui se divisant ensuite en quatre branches, arrosaient les diverses contrées du globe, et en marquaient la séparation.

Mais il est possible qu'ici ceux qui ne veulent parler que d'après leur propre sagesse soutiennent que ces fleuves n'étaient point de véritables fleuves, ni ces eaux de véritables eaux. Laissons-les débiter ces rêveries à des auditeurs qui leur prêtent une oreille trop crédule; et pour nous, repoussons de tels hommes, et n'ajoutons aucune foi à leurs paroles. Car nous devons croire fermement tout ce que contiennent les divines Ecritures, et en nous attachant à leur véritable sens, nous imprimerons dans nos âmes la saine et vraie doctrine. Mais nous devons également régler notre vie sur leurs maximes, en sorte que nos moeurs rendent témoignage à la sainteté de la doctrine, et que la doctrine soit elle-même la règle de nos moeurs. Et en effet il est essentiel, si nous voulons éviter l'enfer et gagner le ciel, que nous brillions de la double auréole d'une foi orthodoxe et d'une conduite irréprochable. Eh ! dites-le-moi, peut-on appeler utile l'arbre élancé qui se couvre de feuilles, et ne se couronne jamais de fruits? Ainsi sont ces chrétiens orthodoxes dans leur foi, et hérétiques dans leur conduite.

D'ailleurs Jésus-Christ ne déclare heureux que celui qui fait et qui enseigne. (Mt 5,19) Car l'enseignement qui repose sur les actions est bien plus sûr et bien plus persuasif que celui qui ne s'appuie que sur de vaines paroles. Et en effet, le silence et l'obscurité n'empêchent point que nos bonnes oeuvres n'édifient nos frères, soit par nos exemples, soit par le récit qui leur en est fait. De plus, nous y trouvons nous-mêmes une source de grâces parce que, selon la mesure de nos forces, nous sommes cause que ceux qui nous voient glorifient le Seigneur. C'est ainsi que les bons exemples d'un chrétien sont autant de langues qui se multiplient comme à l'infini pour remercier et louer le Dieu de l'univers. Car non-seulement les témoins de sa vie l'admirent, et glorifient le Seigneur, mais les étrangers eux-mêmes, quelle que soit la distance des lieux qui les séparent; et les ennemis, non moins que les amis, s'édifient de sa vertu, et vénèrent son éminente sainteté. Telle est en effet la puissance de la vertu, qu'elle ferme la bouche à ses plus opiniâtres contradicteurs ; et de même qu'un oeil faible ne peut supporter l'éclat du soleil, le vice ne saurait sans honte contempler la vertu en face, il est contraint de se cacher, et de s'avouer vaincu. Convaincus de ces vérités, embrassons donc le parti de la vertu, et pour mieux régler notre vie, et assurer notre salut, évitons avec soin jusqu'aux péchés les plus légers dans nos paroles et nos actions; car nous ne tomberons point en des fautes graves, si nous sommes en garde contre les moindres, et, avec le secours de la grâce, nous pourrons, en avançant en âge, avancer aussi en sainteté. C'est ainsi que nous échapperons aux peines de l'enfer, et que nous acquerrons les biens éternels du ciel, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


QUATORZIÈME HOMÉLIE « Et le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait formé, et le plaça dans le jardin de délices pour le cultiver et le garder. »

1400
(
Gn 2,15-19)

ANALYSE. 1. Saint Chrysostome exhorte d'abord ses auditeurs à rechercher les divers sens profonds et mystérieux de l’Ecriture en leur rappelant avec quelle ardeur les plongeurs se livrent à la pèche des perles. — 2. Puis il aborde l'explication de son texte, et observe que cette expression, le Seigneur Dieu, n'indique point, entre le Père et le Fils, comme le pensaient certains hérétiques, quelque différence d'attribut ou de souveraineté. — 3. Il remarque ensuite que le travail fut imposé à l'homme comme un préservatif contre l'oisiveté, mais que ce travail n'était qu'une douce occupation, et non une pratique. — La défense que le Seigneur fit à Adam A manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, avait pour objet d'exercer son obéissance et de le tenir dans la dépendance et la soumission; et quoique la femme ne fùt pas encore créée, Dieu la comprit dans cette défense, afin qu'Adam la lui fît ensuite connaître. — 4. Au sujet de la création de la femme, l'orateur observe qu'ici, comme dans la création de l'homme, Dieu s'adresse à son Fils, et qu'il révèle la dignité de la femme en disant qu'elle fut formée pour être la compagne de l'homme. — 5. Il explique ensuite comment Adam nomma les divers animaux par un acte d'autorité, ainsi qu'un maître nomme ses serviteurs, et termine en priant ses auditeurs de garder le souvenir de ses instructions.

1401 1. Aujourd'hui encore, si vous le trouvez bon, je reprendrai le sujet de notre dernier entretien, et je vous en développerai de nouveau la doctrine spirituelle : car le texte sacré, qui vient d'être lu, renferme de grands mystères, et il est nécessaire, pour en retirer quelque fruit, de les approfondir, et de les étudier avec attention. Les pécheurs qui s'occupent de la pêche des perles, ne les recueillent qu'au prix de grandes fatigues, et en bravant les flots et les abîmes de l'Océan; mais combien plus devons-nous appliquer notre esprit à sonder les profondeurs des saintes Ecritures, et à y chercher les véritables pierres précieuses. Toutefois, ne vous effrayez point, mon cher frère, lorsqu'on vous parle d'abîmes et de profondeurs : car il ne s'agit pas ici d'explorer une mer orageuse. La grâce de l'Esprit-Saint, qui nous dirige par ses divines clartés, facilite notre travail et nous le rend fructueux. Les pêcheurs de perles font rarement fortune, et souvent même cette pêche leur devient funeste et cause leur perte; du moins le plaisir du succès n'en égale jamais les suites fâcheuses, puisque la vue de ce trésor excite contre eux les regards de la cupidité, et arme le bras de l'avarice. Et, en effet, la possession de quelques perles, loin de nous être véritablement utile, ne produit trop souvent que la discorde et la mort, car elle irrite l'avarice et enflamme la cupidité, en sorte qu'elle met en péril la vie même de celui qui a trouvé ce trésor.

Mais les pierres précieuses que renferment nos saintes Ecritures ne nous offrent aucun danger semblable ; si leur prix est au-dessus de toute estimation, la joie de les posséder est inaltérable, et bien supérieure à toutes les joies humaines; c'est ce que nous apprend le Psalmiste quand il s'écrie : Seigneur, vos paroles sont beaucoup plus désirables que l'or et les pierres précieuses. (
Ps 18,11) Mais s'il met ainsi la loi divine en regard des matières les plus estimées, il sait aussi l'apprécier bien au-dessus d'elles en disant que cette loi leur est de beaucoup supérieure : Seigneur, dit-il, vos paroles sont beaucoup plus désirables que l'or et les pierres précieuses. Certes, ce n'est point là, dans la pensée du Psalmiste, une comparaison de parfaite égalité ; mais parce que l'or et les pierreries sont parmi nous les objets les (76) plus estimés, il les indique pour marquer l'excellence de la loi divine, et nous faire connaître que nous devons désirer ces oracles de l'Esprit-Saint avec plus d'ardeur que les hommes ne recherchent l'or et les pierres précieuses. L'Écriture ne compare, en effet, les choses spirituelles aux choses sensibles qu'afin de relever l'utilité et la supériorité de ces dernières; ainsi le Psalmiste ajoute qu'elles sont plus douces que les rayons du miel. Ici encore il ne veut pas établir une comparaison exacte, ni dire que le miel et la loi divine peuvent nous causer un égal plaisir, mais c'est qu'il n'a pu trouver dans la nature d'autres objets plus propres à nous faire comprendre la douceur de cette loi. Il cite donc l'or, les pierreries et le miel pour nous faire mieux apprécier l'excellence des oracles sacrés, et nous apprendre que l'intelligence des dogmes divins apporte plus de joie que la possession de ces trésors périssables.

Dans l'Évangile Jésus-Christ emploie la même méthode; et comme un jour ses apôtres lui demandèrent l'explication de la parabole du bon grain et de l'ivraie, que l'homme ennemi avait semée parmi le froment, il daigna leur en expliquer en détail toutes les parties. Ainsi il leur dit quel était ce champ et ce père de famille qui avait semé le bon grain, ce que signifiait l'ivraie et quel était l'homme ennemi qui l'avait répandue; il leur dit quels étaient les moissonneurs et ce que représentait la moisson, et il termina toutes ses explications par ces mots : Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur père. (Mt 13,43) Sans doute leur éclat surpassera celui de cet astre, et néanmoins le Sauveur dit qu'ils égaleront sa splendeur, parce que la nature n'offre rien de plus brillant que le soleil. Dans ces sortes de comparaisons il faut donc bien moins s'arrêter au terme lui-même que s'en servir pour s'élever, des objets sensibles et matériels, jusqu'à l'éminente supériorité des choses spirituelles. Or, nous ne saurons jamais rechercher celles-ci avec trop d'empressement, car elles découlent de Dieu, et remplissent l'âme d'une joie ineffable: c'est pourquoi prêtez, à mes instructions, une oreille avide et attentive, afin que vous y trouviez les vrais richesses du salut, et que vous rentriez dans vos maisons tout remplis des principes de la sagesse qui est selon Dieu.

1402 2. Ecoutons donc l'explication du passage de la Genèse, qui vient d'être lu, et rejetons toute pensée profane ou indifférente; car l'Écriture est un code descendu du ciel pour notre salut. Quand on donne lecture d'un rescrit impérial, le silence le plus profond s'établit et soudain cesse le moindre bruit et la plus légère agitation ; toutes les oreilles sont attentives et tous sont impatients de connaître les volontés du prince. Celui-là s'exposerait donc à un grand danger, qui même par un léger bruit, interromprait cette lecture; mais l'Église nous commande une crainte bien plus respectueuse et un silence plus profond encore. Nous devons également réprimer le tumulte des pensées profanes et étrangères, si nous voulons bien comprendre ces instructions et mériter, par notre docilité, que le Roi des cieux nous approuve et qu'il nous récompense en nous accordant des grâces nouvelles et plus abondantes.

Mais il est temps d'entendre les instructions, que nous donne l'écrivain sacré, qui parlait bien moins de lui-même que par l'inspiration du Saint-Esprit : Et le Seigneur Dieu, dit-il, prit l'homme (
Gn 2,15) qu'il avait formé; il joint ensemble, dès le commencement de la phrase, les mots : Seigneur Dieu, pour nous indiquer qu'il y a ici un secret et un mystère, et que ces deux termes signifient une seule et même chose. Au reste je ne fais point cette remarque sans motif ; c'est afin qu'entendant l'Apôtre nous dire : Il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, d'où procèdent toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus-Christ par qui toutes choses ont été faites (1Co 8,6), vous ne pensiez point qu'il existe quelque différence entre ces termes, et qu'ils marquent l'un, un caractère de supériorité, et l'autre, un caractère d'infériorité. L'Écriture les emploie donc indifféremment, et elle prévient ainsi toute dispute qui tendrait, par une fausse interprétation, à altérer nos dogmes sacrés. L'examen même du texte que je cite prouve, en effet, que l'Écriture n'attache à ces deux mots aucune signification spéciale et distincte ; car à quelle personne de la Trinité l'hérétique veut-il rapporter cette phrase : Et le Seigneur Dieu prit l’homme ? Au Père seul, soit. Mais écoutez l'Apôtre qui nous dit: Il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, d’où procèdent toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites. Ne voyez-vous pas qu'il nomme le Fils Seigneur ? et pourquoi donc dire que le mot Seigneur signifie quelque chose de plus grand que le mot Dieu ? c'est une absurdité et un affreux blasphème: mais dès que l'on s'écarte des règles d'une saine interprétation de l'Ecriture, et que l'on ne suit que son propre raisonnement, on déraisonne, et l'on soulève contre la vraie doctrine mille disputes inutiles et oiseuses.

Et le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait formé, et il le plaça dans le jardin de délices, pour qu'il le cultivât et qu'il le gardât. (Gn 2,15) Admirez ici les soins de la Providence à l'égard de l'homme : hier, l'écrivain sacré nous disait que Dieu avait planté un jardin de délices, et qu'il y avait placé l'homme pour qu'il y demeurât et qu'il y jouît de ses divers agréments; mais voici qu'aujourd'hui Moïse revient encore sur cette ineffable bonté du Créateur, et il nous dit une seconde fois que le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait formé, et qu'il le plaça dans un jardina de délices; et observez qu'il ne dit pas seulement : et Dieu le plaça dans un jardin, mais : dans un jardin de délices, pour nous faire entendre combien cette demeure était agréable. Après avoir ainsi rapporté que Dieu plaça l'homme dans un jardin de délices, il ajoute afin qu'il le cultivât et qu'il le gardât. C'est ici encore le trait d'une amoureuse Providence. Et en effet, au milieu des délices de ce jardin, où tout réjouissait sa vue et flattait ses sens, l'homme eût pu s'enorgueillir de l'excès de son bonheur; car l'oisiveté enseigne tous les vices. (Qo 33,29) Aussi le Seigneur lui commanda-t-il de cultiver ce jardin et de le garder.

Mais, direz-vous, le paradis terrestre avait-il donc besoin des soins de l'homme? Non sans doute; et cependant, le Seigneur voulut que la garde et la culture de ce jardin offrissent à l’homme une occupation douce et modérée. Supposez-le entièrement oisif, et cette grande oisiveté n'eût pas tardé à le rendre paresseux et négligent. Une occupation douce et facile le maintenait au contraire dans une humble dépendance. Et en effet, ce mot : pour qu'il le cultivât, n'est point mis ici sans motif, et il signifie que l'homme ne devait pas oublier que Dieu était son maître, et qu'il ne lui avait donné la jouissance de ce jardin de délices qu'à la condition d'en avoir soin; car le Seigneur fait toutes choses pour l'utilité de l'homme, soit qu'il le comble de bienfaits, soit qu'il lui donne la liberté d'en abuser. Nous n'existions pas encore, que déjà son immense bonté nous avait préparé les biens ineffables du ciel. C'est ce que nous apprennent ces paroles de Jésus-Christ: Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé avant la création du monde. (Mt 25,34) Mais, à plus forte raison, cette même bonté nous fournit-elle abondamment les biens de la vie présente.

1403 3. Rappelons, en quelques mots, les bienfaits du Seigneur à l'égard de l'homme. D'abord il le tira du néant, et il forma son corps du limon de la terre; il répandit ensuite sur son visage un souffle divin, et lui communiqua ainsi le don inestimable d'une âme spirituelle; enfin, il créa pour lui un jardin de délices, et il l'y plaça. Peu satisfait encore, comme un bon père qui aime son enfant, Dieu semble craindre qu'au sein d'un entier repos et d'une pleine liberté, l'homme, jeune et inexpérimenté, ne s'enfle d'orgueil et de vanité; c'est pourquoi il songe à lui donner une occupation douce et modérée. Le Seigneur commanda donc à Adam de cultiver et de garder le paradis terrestre, afin qu'au milieu des délices de ce séjour et de la sécurité d'un paisible repos, ce double soin le retînt dans les limites d'une humble dépendance. Tels sont les premiers bienfaits que le Seigneur accorde à l'homme immédiatement après sa création; et ceux qui vont suivre n'attesteront pas moins son extrême bonté et sa souveraine bienveillance.

Or, que dit l'Ecriture? Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam. (
Gn 2,16) Ici encore l'écrivain sacré, selon son habitude, joint ces deux mots : Seigneur et Dieu, afin de mieux nous inculquer la vraie doctrine et confondre ceux qui, osant établir entre eux quelque distinction, attribuent l'un de ces noms au Père, et l'autre au Fils. Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam. Quel trait de bonté dans ce seul mot : Dieu fit une recommandations! Qui ne l'admirerait! et quelle parole pourrait dignement l'exprimer! Car voyez comme, dès le principe, Dieu respecte la dignité de l'homme : il ne lui intime ni un ordre absolu, ni un commandement exprès; mais il lui fait une simple recommandation. Comme un ami traite avec son ami d'une affaire importante, ainsi le Seigneur traite avec Adam. On dirait qu'il veut l'engager, par un sentiment d'honneur, à se montrer soumis et obéissant. - 78 - Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam, et il lui dit: mangez de tous les fruits des arbres du paradis; mais ne mangez point du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, car le jour même où vous en mangerez, vous mourrez très certainement. (Gn 2,17) L'observation de ce précepte était bien facile. Mais, comprenez, mon cher frère, combien la paresse est un grand mal : elle rend difficiles les choses les plus aisées; et au contraire, l'ardeur et l'activité rendent aisées les choses les plus difficiles. Eh ! dites-le moi, Dieu pouvait-il faire à l'homme une recommandation plus simple et plus facile, et pouvait-il le combler de plus d'honneur ! Il lui permettait d'habiter le paradis terrestre et de récréer ses regards par la beauté des objets qu'il renfermait. Combien douce et agréable était cette vue, et combien exquis les fruits dont il se nourrissait! Et en effet, quel plaisir de voir la fertilité des arbres fruitiers, la variété des fleurs, la diversité des plantes, le feuillage qui pare les arbres comme d'une belle chevelure, et ces mille autres beautés que renfermait vraisemblablement un jardin que Dieu lui-même avait planté. C'est ce que l'Ecriture nous a précédemment insinué quand elle nous a dit que Dieu fit sortir de la terre toute sorte d'arbres beaux à voir, et dont les fruits étaient doux à manger. Aussi pouvons-nous comprendre combien a été coupable la négligence et l'intempérance de l'homme qui, au sein d'une telle abondance, transgressa le commandement du Seigneur.

Représentez-vous l'honneur et la dignité dont le Seigneur environna le premier homme. Il le plaça dans le paradis terrestre et lui dressa une table séparée et particulière, afin qu'il ne pût même soupçonner que le Créateur lui avait destiné la même nourriture qu'aux animaux. Mais il était comme le roi de la nature, et il jouissait dans le paradis terrestre de mille délices; il avait aussi, en sa qualité de maître des animaux, une demeure séparée et une habitation meilleure. Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam et il lui dit : mangez de tous les fruits des arbres du paradis; mais ne mangez point du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, car le jour même où vous en mangerez, vous mourrez certainement. C'est comme s'il lui eût dit : est-ce que je vous impose une obligation grave et difficile? non sans doute, puisque je vous abandonne les fruits de tous les arbres, à l'exception d'un seul; et si je sanctionne ma défense par la menace des plus terribles châtiments, c'est pour que du moins la crainte vous retienne dans l'obéissance. Le Seigneur en usait donc envers le premier homme, comme un maître généreux et magnifique qui nous céderait un superbe palais, à la condition que nous reconnaîtrions son droit de suzeraineté pour une modique redevance; et de même le Seigneur, toujours bon et miséricordieux, permit à Adam l'usage des fruits de tous les arbres, et n'en excepta qu'un seul, afin de lui rappeler qu'il dépendait de Dieu et qu'il devait obéir à tous ses commandements.

1404 4. Mais qui pourrait dignement exprimer, combien fut grande alors la bonté du Seigneur! Adam ne pouvait encore présenter aucun mérite, et quelles faveurs néanmoins ne reçut-il pas ! Car ce n'est ni la moitié des fruits que le Seigneur lui abandonne, ni un grand nombre d'arbres qu'il se réserve, en lui permettant l'usage des autres ; il veut au contraire qu'il mange de tous les fruits des arbres du paradis, et s'il en excepte un seul, c'est uniquement pour que l'homme le reconnaisse comme l'auteur et le principe de tous ces biens. Considérez encore ici quelle fut envers la femme la bonté du Seigneur, et de quels honneurs il la combla. Elle n'existait pas encore, et déjà il la comprenait dans ce commandement : Ne mangez pas de ce fruit, car au jour où vous en mangerez vous mourrez certainement. (Gn 2,17) Ainsi dès le commencement Dieu déclare que l'homme et la femme ne sont qu'un, et que l'homme, selon la parole de l'Apôtre, est le chef de la femme. (Ep 5,23) Il s'adresse donc à tous deux, afin que plus tard, lorsque la femme aura été formée de l'homme, elle reçoive de celui-ci la connaissance de cette défense.

Je n'ignore point les questions que l'on propose d'ordinaire touchant cet arbre, ni les objections de certains hérétiques qui parlent avec une téméraire audace, et qui s'efforcent de rejeter sur Dieu le péché de l'homme. Pourquoi, disent-ils, le Seigneur a-t-il fait cette défense, sachant bien que l'homme ne la respecterait pas? Pourquoi encore a-t-il planté cet arbre dans le paradis? La réponse à ces questions et à beaucoup d'autres m'entraînerait à parler avant le temps de la faute originelle, et il vaut mieux attendre que le récit de Moïse nous y conduise. Quand nous serons donc arrivés à cet endroit de la Genèse, je vous dirai plus à propos ce que m'inspirera la grâce divine pour (79) vous développer le véritable sens de l'Écriture. Vous acquerrez ainsi la vraie connaissance des choses, et vous rendrez à Dieu la gloire qu'il mérite sans lui imputer une faute dont l'homme seul est coupable. C'est pourquoi abordons, si vous le voulez bien, l'explication des versets qui suivent immédiatement.

Et le Seigneur Dieu dit : il n'est pas bon que l'homme soit seul. (Gn 2,18) L'Écriture répète ici cette expression qu'elle a déjà employée : le Seigneur Dieu, afin que nous la retenions bien, et que nous ne préférions pas à ses enseignements-là nos vaines interprétations. Et le Seigneur Dieu dit: il n'est pas bon que l'homme soit seul. Voyez comme le Dieu bon ne cesse d'accumuler sur l'homme bienfaits sur bienfaits, et comme dans sa généreuse libéralité il entoure de nouveaux honneurs cet être doué de raison. Son but est de lui rendre la vie plus douce et plus agréable. Et le Seigneur Dieu dit : il n'est pas bon que l'homme soit seul; faisons-lui une aide semblable à lui. Ici Dieu emploie pour la seconde fois cette expression : faisons. Au moment de créer l'homme, il avait dit : faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; et sur le point de former la femme, il dit également : faisons. Mais à qui adresse-t-il cette parole ? Certes ce n'est point à quelque puissance créée, mais à celui qu'il a engendré, à ce fils unique qui est l'ange du grand conseil et le prince de la paix. Et afin qu'Adam sût que la femme qui allait être formée lui serait égale en dignité, Dieu répète les mêmes termes qu'il avait employés pour sa création, et dit : faisons à l'homme une aide qui lui soit semblable.

Ces deux mots aide et semblable renferment un sens qu'il faut peser mûrement. Je ne veux pas, dit le Seigneur, que l'homme soit seul, et il convient de lui donner une compagne qui le console, et qui lui vienne en aide. Telle est la mission de la femme. Aussi après avoir dit faisons-lui une aide, il ajoute immédiatement : « qui soit semblable à lui. » (Gn 2,18) Or cette dernière parole ne doit point s'entendre des animaux, ni des oiseaux que le Seigneur va amener devant Adam. Et en effet, quoiqu'ils lui soient d'un grand secours dans ses travaux, ils sont privés de raison, et par conséquent bien inférieurs à la femme qui en est douée. Aussi l'écrivain sacré rapporte d'abord cette parole une aide semblable à lui, et puis il ajoute : le Seigneur après avoir formé de la terre tous les animaux de la terre et tous les oiseaux du ciel, les fit venir devant Adam, afin qu'Adam vît comme il les nommerait; et le nom qu'Adam donna à chaque animal est son propre nom (Gn 2,19). Tout ceci ne fut pas fait au hasard, mais en prévision de l'avenir. Car Dieu, qui n'ignorait pas que bientôt l'homme deviendrait prévaricateur, a voulu par là nous montrer de quels trésors de science il l'avait enrichi en le créant. Aussi lorsqu'Adam viola le commandement du Seigneur, gardons-nous bien de penser qu'il pécha par ignorance, tandis qu'il agit sciemment et par malice.

1405 5. Le récit de Moïse nous révèle en effet combien était étendue la science du premier homme. Le Seigneur, dit-il, fit venir devant Adam tous les animaux, afin qu'Adam vît comme il les nommerait. Dieu en agit ainsi pour lui donner occasion de faire usage de ses vastes connaissances. Aussi l'Écriture ajouta-t-elle que le nom qu'Adam donna à chaque animal est son propre nom. Mais ici, outre la science d'Adam, nous voyons dans cette imposition du nom une preuve de son domaine sur les animaux. Car c'est ainsi, qu'en signe de son autorité, un maître change le nom de l'esclave qu'il achète. Le Seigneur amena donc à Adam tous les animaux afin qu'il les nomma comme étant leur maître. Ne passez pas légèrement sur ce fait, mon cher frère; mais considérez combien devait être vaste et profonde la science d'Adam pour qu'il donnât un nom propre et convenable aux oiseaux et aux reptiles, aux bêtes féroces et aux animaux domestiques ou sauvages, aux poissons qui vivent dans les eaux et aux insectes que produit la terre. L'Écriture nous dit en effet que le nom qu'Adam donna à chaque animal, est son propre nom. (Gn 2,19)

N'est-ce pas ici un acte formel de puissance et de suprême autorité? Mais observez encore que les lions et les léopards, les vipères et les scorpions, les serpents et tous les monstres s'étant présentés humblement devant Adam pour rendre hommage à son empire, et en recevoir un nom, celui-ci n'en parut nullement effrayé. Evitons donc d'accuser le Dieu qui les a créés, et de proférer contre lui, ou plutôt contre nous-mêmes cet imprudent blasphème: pourquoi Dieu a-t-il créé ces animaux ? Car tous alors, les bêtes féroces comme les animaux domestiques, reconnurent leur dépendance; et Adam, en leur donnant un nom, fit (80) manifestement acte d'autorité. Or ils conservent aujourd'hui encore le nom qu'il leur imposa, et Dieu l'a permis, afin de perpétuer le souvenir des faveurs dont il avait comblé l'homme. Aussi, en voyant que dans le principe les animaux lui étaient soumis, ne pouvons-nous attribuer à une autre cause qu'à son péché l'affaiblissement et presque la ruine de ce souverain domaine.

Et Adam donna leurs noms aux animaux domestiques, aux oiseaux du ciel, et aux bêtes sauvages. Ces paroles nous apprennent, mon cher frère, combien grande était dans Adam la liberté de la volonté, et l'étendue de la science. Ainsi nous ne saurions dire qu'il ne connaissait pas le bien et le mal. Car n'était-il pas profondément instruit et savant celui qui put donner un nom propre et convenable aux animaux domestiques, aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages, sans confondre les espèces, et sans imposer aux animaux domestiques des noms qui eussent convenus aux bêtes sauvages, ou à celles-ci des noms qui eussent convenu aux premiers? Conjecturez de là quelle est la puissance de ce souffle de vie que le,Seigneur répandit dans l'homme, et quelle est la science de cette âme spirituelle qu'il lui donna. Et en effet, l'homme est un animal raisonnable, qui se compose de deux natures, d'une âme spirituelle, et d'un corps matériel. Or celui-ci est, par rapport à l'âme, comme un instrument entre les mains d'un excellent artiste. Mais en considérant l'excellence d'un être si parfait, admirez la sagesse du Créateur. Oui, si la beauté des cieux, quand on y réfléchit attentivement, nous porte à célébrer les louanges d'un Dieu créateur, combien plus encore l'étude de l'homme, doué de raison, comblé d'honneurs dès le premier instant de sa création, et enrichi des dons les plus merveilleux, ne doit-elle pas nous exciter à célébrer par de continuelles louanges l'Auteur de ces merveilles, et à rendre gloire à Dieu selon nos forces !

Je voudrais aborder l'explication des versets suivants, mais je crains d'avoir déjà, par ce long entretien, fatigué votre attention; aussi vaut-il mieux ne pas le prolonger. Car l'important n'est pas que je vous dise beaucoup de choses, mais que vous reteniez ce que je vous dis ; il ne suffit même pas que vous sachiez pour vous seuls le sens des saintes Écritures; mais il faut encore que vous puissiez le faire connaître à vos frères et le leur expliquer. Je vous engage donc à vous entretenir, au sortir de cette assemblée, du sujet que je viens de traiter, et à vous communiquer mutuellement vos souvenirs. Ce sera un excellent moyen de vous rappeler l'ensemble: et le détail de cet entretien, en sorte qu'arrivés dans vos maisons, vous pourrez en méditer la céleste doctrine. D'ailleurs, cette attention à écouter la parole divine, et cette application à la méditer, vous faciliteront les moyens de calmer le tumulte de vos passions, et d'éviter les embûches du démon.

Et en effet, quand cet esprit mauvais voit une âme tout occupée des choses de Dieu, et comme tout absorbée en de saintes pensées, il n'ose s'en approcher, et il s'en éloigne promptement. Car l'action de l'Esprit-Saint en cette âme est un feu qui le met en fuite. Appliquons-nous donc à ce pieux exercice, afin d'en retirer de si précieux avantages, de vaincre l’ennemi de notre salut, et de mériter des grâces plus abondantes. Par là tout nous succédera heureusement, les difficultés s'aplaniront, le mal lui-même se changera en bien, et les, malheurs de la vie présente ne pourront nous attrister. Car si nous nous occupons exclusivement des choses de Dieu, il prendra soin lui-même de notre existence. Sous sa conduite nous traverserons sans naufrage la mer orageuse de ce monde, et sa main nous dirigera heureusement vers le port du salut. C'est à lui seul qu'appartiennent la, gloire et l'empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Gn 1300