Chrysostome sur Gn 2800

VINGT-HUITIÈME HOMÉLIE  Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien, qu'à lui : « Je vais faire alliance avec vous

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et avec votre race après vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêtes de la terre. » (
Gn 9,9-19).

ANALYSE.

1. Le passage qu'on vient de lire est une nouvelle preuve de la bonté de Dieu et de sa bienveillants pour les hommes. — 2. Dieu voulant affranchir les hommes de la crainte du déluge, dit : J'établirai mon alliance avec vous, etc. Il ne se contente pas d'un signe de promesse, il ajoute un signe destiné à la rappeler : Je mets mon arc, etc. — 3. Cette promesse, Dieu ne la fait pas seulement à quelques hommes, mais à tous, à nous qui vivons si longtemps après comme aux générations qui suivirent de près le déluge; donc nouvelle marque de la bonté de Dieu envers nous, et par conséquent nouveau motif pour nous d'être reconnaissants et vertueux. — 4. Cham était le père de Chaman. Ces mots ne sont pas ajoutés sans raison. — 5. Comme les trois fils de Noé ont suffi pour peupler toute la terre, ainsi les onze apôtres l’ont pu convertir à la foi de Jésus-Christ. — 6. Exhortations. Ne s'appliquer qu’à Dieu seul.

2801 1. Nous vous avons exposé hier la bénédiction que le Seigneur accorda à Noé, après sa sortie de l'arche, après son sacrifice, ses offrandes d'actions de grâces, après que l'homme juste eut montré sa piété et sa sagesse ; nous n'avons pas pu nous avancer plus loin, parcourir toute la lecture d'hier, vous montrer la bonté de Dieu, le souci qu'il fit voir en faveur de l'homme juste. Notre discours ayant été fort long, nous l'avons résumé en peu de paroles, de peur d'accabler votre mémoire, et de compromettre, par des explications nouvelles, le résultat des précédentes réflexions. En effet, nous ne voulons pas uniquement vous tenir de longs discours ; nous ne désirons vous faire entendre que ce qu'il vous est possible de vous rappeler, de méditer avec fruit, d'emporter dans vos demeures, avec avantage pour vous. Car, si nous devions, nous, de notre côté, faire de trop longs discours, et vous, de votre côté, les entendre sans rien recueillir de nos paroles, à quoi bon? Comme c'est pour vous servir que nous acceptons la fatigue, nous nous croirons suffisamment payé de retour, s'il nous est donné de voir vos progrès, votre soin fidèle à conserver la parole, votre application à la retenir dans vos pensées, à la méditer, à la ruminer sans cesse ; le souvenir gardé par vous, des réflexions déjà faites, vous permettra de recueillir plus facilement les réflexions qui vont suivre, et ainsi, avec le temps, vous deviendrez en état d'instruire vous-mêmes les autres. Car voilà l'unique pensée de nos veilles, notre unique désir; c'est que, tous tant que vous êtes, vous possédiez l'instruction parfaite; c'est que vous n'ignoriez rien de ce que la divine Ecriture vous tient en réserve. La connaissance de l'Ecriture, si nous voulons pratiquer la sagesse, tenir nos âmes en éveil, nous donnera, pour la meilleure conduite de la vie, les plus précieuses ressources, et nous rendra plus ardents au travail, aux fatigues de la vertu. Quand nous apprenons que chacun de ces hommes justes, gui ont acquis, par leurs vertus, l'intimité dans le sein de Dieu; que chacun d'eux, après avoir traversé les épreuves et les afflictions qui ont rempli sa vie tout entière, a obtenu, par sa patience à toute épreuve, par l'heureuse disposition de son âme, les récompenses du Seigneur; comment ne serions-nous pas, nous aussi, pleins d'ardeur pour suivre le chemin par eux suivi, pour mériter les récompenses par eux reçues (186) en partage? Voilà pourquoi je vous conjure de faire, chaque jour, quelque nouvelle acquisition de vertu, d'augmenter votre édification en Dieu, de conserver ce qui déjà s'élève, d'affermir l'édifice, de faire la garde avec soin, de vite ajouter ce qu'il faut pour l'élever plus encore, afin d'atteindre, le plus promptement possible, à la cime de la vertu, à la glorification que Dieu attend de nous, à l'édification de l'Eglise, à la gloire de Jésus-Christ. Quand je vois le désir insatiable que vous montrez pour l'enseignement spirituel, je m'empresse, chaque jour, quelle que soit mon indigence, de vous servir la nourriture de l'Ecriture sainte, les pensées que la grâce de Dieu, par sa bonté particulière, et dans votre intérêt, daigne me suggérer; je ne me lasse pas de les offrir à votre attention. Eh bien ! donc, aujourd'hui encore, nous voulons vous montrer, mes très-chers frères, l'excès de la bonté que Dieu témoigne à notre nature; nous vous exposerons les propres paroles adressées par Dieu même à Noé: Dieu dit encore à Noé et à ses enfants (Gn 9,8). C'est après l'avoir béni, ainsi que ses enfants avec lui, c'est après lui avoir dit: Croissez et multipliez (Gn 9,7); après avoir remis entre ses mains l'empire sur tous les êtres dépourvus de raison; après lui avoir donné le pouvoir de se nourrir des légumes de la terre, de s'en servir pour tous ses besoins; après avoir interdit de manger la chair mêlée avec le sang; c'est alors que toujours plein de sollicitude, et pour l'homme juste, et pour ceux qui viendront après lui, le Seigneur nous comble encore de ses bienfaits, et qu'aux marques d'intérêt déjà prodiguées, il ajoute de nouvelles et plus grandes faveurs. Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien qu'à lui: Je vais faire alliance avec vous et avec votre race après vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêtes de la terre, qui sont avec vous, et qui sont sorties de l'arche; et j'établirai mon alliance avec vous; et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute la terre. (Gn 9,8-11) Il est vraisemblable que ce juste était encore plein d'angoisses, de terreur, dans un profond abattement; à la plus faible pluie qui serait survenue, affligé, stupéfait, il aurait pu croire qu'une nouvelle tempête, pareille à l'autre, allait envelopper le monde. Aussi Dieu veut lui rendre la confiance et le rassurer, ainsi que tous ses descendants. Le Seigneur, plein de bonté, voyait bien que le moindre accident pourrait troubler son âme; l'expérience des malheurs passés est d'un grand poids pour inspirer la terreur; c'est pourquoi, comme il était vraisemblable que cet homme bienheureux serait, dans l'avenir, frappé de crainte à la moindre pluie, Dieu, dans sa bonté, le rassure, l'affranchit de toute crainte, lui rend la parfaite sécurité, la douce confiance, et lui promet de ne plus infliger désormais pareil châtiment.

2802 2. Vous savez d'ailleurs que, même avant la bénédiction, Dieu avait donné cette promesse; vous avez entendu les paroles : Je ne répandrai plus ma malédiction sur la terre. (Gn 8,21) Quand même la malice des hommes viendrait à s'accroître, je ne soumettrai plus à un tel châtiment la race des hommes. Dieu montre son ineffable bonté, il renouvelle ici sa promesse, afin que le juste ait confiance et ne pense pas en lui-même qu'autrefois Dieu avait béni notre race, l'avait fait se multiplier, et l'a frappée ensuite d'une destruction universelle. Dieu donc veut bannir de l'âme du juste tout ce tumulte de pensées, il veut le rendre certain que rien de semblable ne se verra plus. De même, dit-il, que si j'ai fait pleuvoir le déluge, c'est par un effet de ma miséricorde pour arrêter la malignité, pour en prévenir les progrès ; de même, aujourd'hui, par la même miséricorde, je promets que je ne recourrai plus dans l'avenir au même châtiment ; je veux que vous viviez présentement sans crainte. De là, ces paroles : J’établirai mon alliance (Gn 9,9), c'est-à-dire, je fais un pacte. Dans les affaires de la vie ordinaire, une promesse amène un pacte qui donne toute sécurité. C'est ainsi que la bonté du Seigneur s'exprime : J'établirai mon alliance avec vous. Et c'est avec raison qu'il dit : J'établirai (Gn 9,9), ce qui veut dire: Voici que je répare le malheur causé par le péché; et : J'établirai mon alliance avec vous, et avec votre race après vous (Gn 9,9); voyez la clémence du Seigneur ! ce n'est pas avec vous seulement que je fais un pacte, mais avec ceux qui viendront après vous, et je dis que ce pacte sera ferme et durable. Et ensuite, pour montrer sa munificence : Et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques, et toutes les bêtes de la terre qui sont avec vous et qui sont sorties de l'arche; et j'établirai mon alliance (187) avec vous, et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura plus â l'avenir de déluge pour faire périr toute la terre (Gn 9,10-11). Avez-vous bien compris jusqu'où s'étend ce pacte? Avez-vous bien compris tout ce qu'il y a, dans cette promesse, d'ineffable libéralité? Considérez comme Dieu étend encore une fois sa bonté jusque sur les êtres dépourvus de raison, sur les bêtes sauvages! et ce n'est pas sans motif : je l'ai dit souvent, je le redis encore, les animaux ont été créés à cause de l'homme : voilà pourquoi ils ont leur part des bienfaits accordés à l'homme. Maintenant le pacte semble confondre l'homme et les animaux, mais il n'en est pas ainsi, car cette promesse est une consolation qui ne s'adresse qu'à l'homme, pour qu'il sache en quel degré d'honneur il est maintenu, puisque, non-seulement on le comble de bienfaits; mais encore, en considération de lui, la libéralité du Seigneur s'étend sur les animaux : Et toute chair qui a vie, dit Dieu, ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute la terre (Gn 9,11). Voyez-vous comment, une fois, deux fois, à mainte reprise, Dieu promet de ne plus renouveler la destruction universelle ? C'est pour bannir de l'esprit de l'homme juste les inquiétudes qui le troubleraient; c'est pour lui donner bon espoir dans l'avenir. Ensuite, ne s'arrêtant plus à sa propre nature, mais s'accommodant à notre infirmité, Dieu rend visible la promesse que ses paroles avaient exprimée. Il montre une fois de plus comment il sait s'accommoder à notre infirmité, il donne un signe à jamais durable pour affranchir la race des hommes d'une insupportable terreur : quand même des pluies fréquentes se précipiteraient sur la terre, quelle que soit la violence des tempêtes; quelle que soit l'étendue des inondations, il ne veut pas que nous ressentions de crainte, mais que nous ayons confiance en regardant le signe qu'il nous donne : Et le Seigneur Dieu dit à Noé: Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les animaux vivants qui sont avec vous (Gn 9,12). Voyez quel insigne honneur il daigne faire au juste ! il conclut avec lui un pacte, comme un homme parlant à un autre homme, et il lui dit : Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les animaux vivants qui sont avec vous, pour toutes les générations (Gn 9,12). Voyez-vous bien comment le signe qu'il va donner s'étend à toutes les générations ? Il ne donne pas ce signe seulement pour tous les êtres vivants sans distinction, mais il le constitue perpétuel, durable, tant que subsistera le monde. Quel est donc ce signe? Je mets mon arc dans les nuées, et il sera le signe de l'alliance entre moi et la terre. Voici qu'après la promesse verbale, je donne ce signe visible, l'arc-en-ciel, (que quelques-uns disent produit par les rayons du soleil rencontrant les nuages). Si ma parole, dit-il, ne suffit pas, voici que je donne mon signe, qui répond que je n'infligerai plus un pareil châtiment. A la vue de ce signe, soyez affranchis de toute crainte : Et lorsque j'aurai couvert le ciel de nuages, mon arc paraîtra dans les nuées et je me souviendrai de l'alliance qui est entre moi et vous, et toute âme qui vit dans toute chair. (Gn 9,14-15) Que dites-vous, ô bienheureux prophète ? Je me souviendrai, dit-il, de mon alliance (Gn 9,15), c'est-à-dire de mon pacte, de mon engagement, de ma promesse. Ce n'est pas que Dieu ait besoin d'un signe pour se souvenir, mais c'est afin que nous, à la vue de ce signe, nous ne concevions pas de tristes soupçons; c'est afin que nous nous rappelions aussitôt la divine promesse, que nous ayons la confiance que nous ne souffrirons rien qui ressemble au déluge.

2803 3. Avez-vous bien vu tout le soin que prend Dieu de s'accommoder à notre infirmité, sa grande sollicitude pour notre race, la grande miséricorde qu'il nous montre, non qu'il ait vu les hommes convertis, mais parce qu'il veut par tous ces moyens nous enseigner la profondeur de sa bonté? Et il n'y aura plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute chair (Gn 9,15); il n'y aura plus de pluie de ce genre. Il a vu que c'est là ce que redoute la nature humaine; voyez comme tout de suite il la rassure par une promesse, en lui disant : Quand même vous verriez des torrents de pluie, ne concevez pas pour cela des soupçons lugubres, des craintes, car : Il n'y aura plus â l'avenir de déluge pour faire périr toute chair (Gn 9,15); il n'y aura plus de pluie de ce genre désormais; la race des hommes n'éprouvera plus désormais un si terrible effet de la colère : Et mon arc, dit-il, paraîtra dans les nuées, et je le verrai pour me rappeler l'alliance éternelle entre Dieu et toute âme vivante dans toute chair (Gn 9,16). Considérez le choix des expressions dont il se sert pour inspirer à l'homme une confiance ferme et solide : Et je le verrai, dit-il, (188) pour me rappeler mon alliance (Gn 9,16). Est-ce donc la vue qui rappelle en lui le souvenir? Gardons-nous de le penser, loin de vous une idée de ce genre ! Mais c'est afin que quand nous voyons ce signe, nous ayons confiance en la promesse de Dieu, sachant avec certitude qu'il est impossible que Dieu n'accomplisse pas ses promesses. Et Dieu dit à Noé: C'est là le signe de l'alliance que j'ai faite entre moi et toute chair qui est sur la terre. (Gn 9,17) Vous avez reçu, dit-il, ce signe entre moi et toute chair qui est sur la terre. Désormais, plus de confusion dans vos pensées, plus de trouble dans vos âmes; regardez ce signe, ayez vous-même bonne espérance, et que tous ceux qui viendront après vous, en regardant ce signe, soient consolés; que la vue de ce signe leur donne la confiance que désormais tempête pareille n'envahira plus la terre; quoique les péchés des hommes s'accroissent, moi, cependant je remplirai ma promesse, et je ne montrerai plus jamais une telle colère contre tous à la fois. Comprenez-vous combien est grande la bonté du Seigneur? Comprenez-vous comme il sait conformer son langage à notre faiblesse? Comprenez-vous la grandeur de sa providence? Comprenez-vous ce qu'il y a de magnifique dans sa libéralité ? En effet, il n'a pas étendu sa bonté à deux, à trois, à dix générations, si vous voulez; ce qu'il a promis s'étendra tant que subsistera le monde. De là deux raisons de nous corriger: l'une, parce que les hommes du déluge se sont attirés leur châtiment par l'énormité de leurs péchés; l'autre, parce que l'ineffable miséricorde a daigné nous faire une telle promesse. En effet, la reconnaissance est, pour les sages, un lien qui les attache plus fortement au devoir que la crainte des châtiments.

Ne soyons donc pas ingrats : car si, même avant que nous ayons montré quelque vertu, ou plutôt, quand nous avons commis des actions qui méritent de si rigoureux châtiments, Dieu daigne nous accorder de si grands bienfaits; lorsque nous aurons prouvé notre reconnaissance, lorsque nous lui aurons montré notre gratitude pour ses grâces qui nous préviennent, que nous nous serons transformés et que nous serons devenus meilleurs, quels honneurs insignes ne nous ménagera-t-il pas dans sa bienveillance? S'il nous fait tant de bien, malgré notre indignité; si, malgré nos fautes, il nous aime, quand nous aurons rejeté loin de nous la malignité, une fois que nous nous serons mis à la poursuite de la vertu, quels biens n'obtiendrons-nous pas? Voilà pourquoi il nous prévient par ses bienfaits, et, quoique nous soyons des pécheurs, voilà pourquoi il nous pardonne, écarte loin de nous les châtiments tout prêts; c'est pour nous attirer par tous les moyens, par ses bienfaits, par sa patience ; et souvent même, lorsqu'il inflige à quelques hommes des châtiments, c'est pour attirer à lui d'autres hommes ; c'est afin que, corrigés par la crainte, ils puissent éviter l'effet réel de la punition. Comprenez-vous bien cette ingénieuse bonté, comment, dans tout ce que fait le Seigneur, il n'y a qu'un but exclusif, unique, notre salut? Donc, réfléchissons sur ces choses; plus de relâchement, plus d'insouciance pour la vertu, plus de transgression de ses ordres. Dès qu'il nous verra nous convertir, nous reposer, nous arrêter sans avancer d'un seul pas de plus dans le mal, faire quoi que ce soit, un commencement de vertu, lui aussi travaillera avec nous à sa manière, nous rendra tout facile et tout léger; il ne permettra pas que nous ayons le sentiment des fatigues qui accompagnent la vertu. Car, dès que l'âme tend vers bien sa pensée, désormais elle ne peut plus être trompée par les choses visibles; elle court, elle ne voit plus ce qui frappe les yeux de notre corps ; elle distingue d'une manière plus nette qu'elle n'aperçoit les objets soumis à nos yeux, elle se représente ce que ne voient pas les yeux du corps, ce qui n'est pas sujet au changement, ce qui demeure toujours, ce qui est fixe, immuable. Tels sont les yeux de la pensée, continuellement attentifs au spectacle d'en-haut, éclairés par les divins rayons; tout ce qui appartient à la vie présente, c'est un songe; une ombre qui ne les arrête pas; plus de déception possible, plus d'erreur. On voit la richesse, et on s'en rit; on sait que plus infidèle qu'un esclave fugitif, elle passe d'un maître à un autre, ne demeure jamais auprès du même, cause à ceux qui la possèdent des malheurs sans fin, renversant, précipitant, pour ainsi dire, le riche dans l'abîme de la malignité ; à l'aspect de la beauté du corps, l'âme n'arrête pas ses regards; elle pense à ce qu'il y a d'inconstant dans cette beauté qui s'écoule, qu'une maladie soudaine prive tout à coup de ses charmes, que la vieillesse, à défaut de la maladie, transforme en (189) laideur et en difformité, à la mort qui survient tout à coup, anéantissant tout cet éclat du corps. A l'aspect de la gloire et de la puissance, et du superbe parvenu au faîte des dignités, au faîte de la félicité sans bornes, les yeux de l'âme sont plus indifférents encore, parce qu'il n'y a là rien de ferme, rien d'immuable, parce qu'il n'y a là que la vanité qui se glorifie de ce qui passe plus vite que des eaux courantes. Quoi de plus méprisable que la gloire de cette vie, que cette herbe des champs ! Toute la gloire de l'homme, dit le Prophète, est comme l'herbe des champs. (Is 40,6)

2804 4. Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, quelle pénétration acquièrent les yeux de la foi dès que la pensée reste tendue vers Dieu ? Avez-vous bien compris comment nulle des choses visibles ne les peut plus décevoir, comme le jugement devient droit et infaillible? Mais s'il vous paraît bon, reprenons la suite de notre discours, et, après quelques courtes réflexions, mettons un terme à nos paroles, afin que vous puissiez graver dans votre mémoire ce que vous aurez entendu. L'Ecriture, après avoir tout dit au sujet du signe divin, veut encore nous donner d'autres enseignements sur ce qui concerne ce juste et ses fils; le texte dit : Noé avait donc trois fils qui sortirent de l'arche, Sem, Cham et Japhet ; or Cham est le père de Chanaan; ce sont là les trois fils de Noé, et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. (Gn 9,18-19) Il est bon de rechercher pourquoi la divine Ecriture, en mentionnant ces trois fils, ajoute : Or Cham est le père de Chanaan (Gn 9,18). N'allez pas croire, je vous en prie, que ceci ait été ajouté sans dessein ; il n'y a rien dans la divine Ecriture qui soit dit sans une raison quelconque, rien qui ne renferme une utilité cachée. Pourquoi donc l'Ecriture a-t-elle dit : Or Cham est le père de Chanaan (Gn 9,18 ? Elle a voulu, par là, nous marquer l'incontinence de ce Cham, nous indiquer que l'horreur du désastre universel n'a pu le retenir; que la place si étroite qu'ils occupaient tous dans l'arche n'a pas été un obstacle capable de réprimer sa concupiscence, quoique son frère aîné n'eût pas encore de fils. Ce Cham adonné à l'incontinence, dans le temps même d'une si grande colère, au moment même de l'extermination universelle qui saisissait le monde, n'a pas dompté sa nature, n'a pensé qu'à un rapprochement hors de saison, n'a pas su dompter l'intempérance de ses désirs ; tout de suite il a tenu à montrer la perversité de son âme. Aussi, peu de temps après l'outrage de Cham envers celui à qui il devait d'exister, le fils de ce Cham, Chanaan, allait subir la malédiction. Aussi la divine Ecriture n'attend pas pour le désigner, pour révéler le nom de ce fils en même temps que l'incontinence de son père ; c'est afin qu'en le voyant plus tard manifester tant d'ingratitude envers son père, vous sachiez bien que depuis longtemps c'était un pervers, puisque l'épouvantable catastrophe dont il fut témoin n'a pu l'amender. Quoi ! Pour éteindre sa concupiscence ne suffisait-il pas de tant de douleurs ! Eh bien ! non, rien n'a triomphé de cette flamme impure, de ce délire, ni la désolation de l'univers, ni l'excès d'une si affreuse calamité. Celui qui dans un si grand malheur a montré cette folie, ce délire furieux, qui pensait alors à procréer des enfants, dites-moi, quelle excuse lui est-il permis d'invoquer?

Mais ici surgit une autre question ; elle est fameuse, elle circule partout : d'où vient que pour le péché du père, c'est le fils qui subit la malédiction ? Nous ne voulons pas aujourd'hui allonger le discours; nous ajournerons l’explication ; quand nous arriverons au texte auquel elle se rapporte, nous vous donnerons la solution que Dieu nous aura suggérée. Il n'y a rien dans la sainte Ecriture, comme je vous l'ai dit, on ne peut rien trouver qui ne renferme une secrète pensée. En attendant, nous avons expliqué que ce n'est pas sans raison que Moïse a nommé ce fils en disant : Or, Cham est le père de Chanaan. Ce sont là, dit-il, les trois fils de Noé. Et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre (Gn 9,18-19). Sachons nous arrêter, chemin faisant, mes bien-aimés, à cet endroit; voyons ici même, se révéler encore la grandeur de la puissance de Dieu. C'étaient là, dit le texte, les trois fils de Noé, et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre (Gn 9,19). Comment, de trois hommes seulement, a pu sortir une si grande multitude ? Comment ont-ils pu suffire ? Comment un si petit nombre a-t-il pu constituer le monde tout entier? Comment leurs corps se sont-ils conservés? il n'y avait ni médecins, ni médecine, ni aucun soin de ce genre; on n'avait pas encore fondé une seule ville. Après une si grande infortune, après cette existence dans l’arche, (190) qui les avait amaigris, brisés, parce qu'ils y étaient trop pressés, les voilà dans une solitude immense, au milieu d'une dévastation inexprimable ; comment n'ont-ils pas succombé, comment n'ont-ils pas péri ? Ne croyez-vous pas que la frayeur, que la crainte, répondez-moi, je vous en prie, dût ébranler profondément leur pensée, secouer, bouleverser tout leur être ? Ne vous étonnez pas, mes bien-aimés, il y avait un Dieu. Celui qui fait toutes choses, le Dieu Créateur de la nature, il était là qui supprimait tous les obstacles, avec cet ordre : Croissez et multipliez, et remplissez la terre (Gn 9,7); c'est lui qui leur a donné l'accroissement. Quand les Israélites, en Egypte, étaient accablés de travaux, fabriquant des briques avec de l'argile, plus on les écrasait, plus ils croissaient de manière à devenir une grande multitude. (Ex 1, et seq.) Et, ni l'ordre impitoyable et cruel de Pharaon, qui commandait de jeter les enfants mâles dans le fleuve, ni les vexations dont on les tourmentait pour leurs travaux, ne purent diminuer cette foule qui s'accroissait, qui grossissait toujours. C'était la volonté d'en-haut, qui sait tirer toutes choses de leurs contraires.

2805 5. Donc, lorsque Dieu commande, n'exigez pas que les oeuvres s'accomplissent par des moyens humains; plus puissant que la nature, il n'a pas besoin de se servir de la succession lente des choses de la nature; les obstacles mêmes favorisent la réalisation de ses desseins. C'est ainsi que, dans le texte qui nous occupe aujourd'hui, ces trois hommes lui suffisent à remplir le monde entier. C'est de ces trois hommes, dit le texte, qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Avez-vous bien compris la puissance de Dieu ? Avez-vous bien compris comment mille et mille obstacles ne contrarient en rien sa volonté? C'est précisément ce qui est arrivé pour l'établissement de la foi : en dépit de ceux qui l'attaquaient, de la puissance et du nombre de ses ennemis, en dépit des rois, et des tyrans, et des peuples s'insurgeant contre elle, et faisant tout pour éteindre l'étincelle de la foi, les hommes mêmes qui voulaient sa perte, ceux mêmes qui voulaient contrarier ses progrès, ont porté si haut la flamme de la piété, qu'elle a saisi toute la terre, la terre habitée, la terre sans habitants. Allez chez les Indiens, chez les Scythes, aux dernières frontières du monde, aux rives de l'Océan, partout vous trouverez la doctrine du Christ, illuminant toutes les âmes. Etrange merveille ! la Religion a converti même les nations barbares, et leur a enseigné la sagesse; rejetant leurs moeurs antiques, elles se sont tournées vers la piété, et, de même que, par ces trois hommes, le Créateur de l'univers a multiplié la race humaine; de même, dans l'ordre de la foi, par le moyen des onze, de ces pécheurs ignorants et grossiers, qui n'osaient pas même ouvrir la bouche, il a attiré à soi l'univers; et ces ignorants, ces grossiers, ces pécheurs ont fermé la bouche aux philosophes; comme s'ils eussent eu des ailes, ils ont franchi le monde en un instant, semant partout la parole de la vérité, arrachant les épines, arrachant les vieilles moeurs, faisant partout fleurir les lois du Christ; et, ni leur petit nombre, ni leur ignorance, leur grossièreté, ni l'étrange austérité de leur doctrine, ni les vieilles habitudes incrustées dans la race humaine, rien ne leur a fait obstacle; la grâce qui leur frayait les chemins a tout aplani, a rendu toutes leurs oeuvres faciles, et les obstacles mêmes ne faisaient que raviver leur courage. Tantôt frappés de verges, ils se retiraient joyeux, non pas simplement parce qu'on les avait frappés de verges, mais, parce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. (Ac 5,41) Parfois jetés en prison, et puis délivrés par un ange, ils continuaient leur oeuvre, allaient au temple répandre les paroles de la doctrine. (Ac 19); Et, prenant les peuples comme des poissons que l'on pêche, ils les amenaient à la piété; captifs de nouveau, non-seulement la prison ne ralentissait pas leur ardeur, ils montraient encore plus de liberté; au milieu d'un peuple en délire, et qui grinçait des dents, ils étaient là, debout, prononçant ces paroles : Mieux vaut obéir à Dieu que d'obéir aux hommes. (Ac 29) Voyez-vous la grandeur de cette liberté ? Voyez-vous ces pêcheurs sans lettres, dédaignant les fureurs des peuples, consentant à se voir meurtrir, égorger ? Pour vous, mes bien-aimés, gardez-vous, en entendant ces paroles, d'attribuer ces vertus aux hommes; rapportez tout à la divine grâce qui fortifiait leur courage. Il arriva que le bienheureux Pierre redressa un boiteux qui l'était depuis le ventre de sa mère; tous demeuraient dans la stupeur et l'admiration ; il fut le premier à montrer sa sagesse en disant : Pourquoi vous étonnez-vous de ceci, comme si c'était par notre (191) vertu ou par notre puissance que nous eussions fait marcher ce boiteux? Pourquoi, dit-il, êtes-vous ainsi dans la stupeur, et comme terrifiés de ce qui arrive? Est-ce nous qui avons fait cet ouvrage ? Est-ce par notre vertu propre que nous l'avons guéri, que nous l'avons fait marcher? Pourquoi nous regardez-vous ? nous n'avons rien fait que prêter notre langue. Celui qui a tout fait, c'est le Seigneur, c'est le Créateur de la nature, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, que vous regardez comme des patriarches; celui que vous avez livré et renoncé devant Pilate, qui avait jugé qu'il devait être renvoyé absous; voilà celui qui a tout fait, celui que vous avez renoncé, le Saint et le Juste, Vous avez demandé qu'on vous accordât la grâce d'un homme qui était un meurtrier, et, l'Auteur de la vie, vous l'avez condamné; Celui que Dieu a ressuscité d'entre les morts, ce dont nous sommes les témoins, c'est par la foi en son nom que sa puissance a raffermi cet homme que vous voyez et que vous connaissez. C'est la foi qui vient de lui qui a fait la guérison parfaite de cet homme en face de vous tous. (Ac 13,16)

2806 6. Voyez la pleine liberté, la grande et ineffable puissance de la grâce descendue d'en-haut, la plus claire manifestation de la résurrection, dans le libre langage de ce bienheureux. Quel plus grand miracle pourrait-on demander ici ? L'homme faible d'autrefois, celui qui, avant que Jésus fût mis en croix, n'était pas capable de supporter les menaces d'une servante, résiste aujourd'hui, avec cette fermeté que vous admirez, à tout le peuple des Juifs; avec cette entière assurance, seul, contre toute cette multitude furieuse; et il lui tient tête, et il lui fait entendre des paroles qui ne peuvent qu'exaspérer sa fureur. Voyez-vous, mes bien-aimés, ici encore, une nouvelle preuve de la vérité de ce que j'ai dit en commençant? Quiconque est embrasé de l'amour de Dieu, méprise dès lors tout ce qui tombe sous les yeux de la chair; armé d'autres yeux, des yeux de la foi, il ne voit plus que les biens invisibles; il n'a plus de pensée que pour les biens invisibles; il va et vient sur la terre, comme s'il n'était qu'un citoyen du ciel; quoi qu'il fasse, aucune des choses humaines ne l'arrête dans sa libre course à la poursuite de la vertu. Qui possède en soi cet amour, n'a plus de regards pour les splendeurs de la vie présente : difficultés, aspérités du chemin, peu lui importe; toujours il vole, il s'élance vers sa patrie. Et de même que les coureurs de la terre, dans leur élan rapide, ne voient aucun des objets qu'ils rencontrent, quelque nombreux que soient les accidents de la route, et qu'uniquement appliqués à leur course, ils dépassent facilement tous les objets, se hâtant d'atteindre au but qui leur est proposé; ainsi celui qui se hâte d'accomplir 1a course de la vertu, qui brûle de monter de la terre au ciel, laisse au-dessous de lui tous les objets visibles, uniquement appliqué à sa course, ne s'arrêtant jamais, ne se laissant jamais distraire, quoi que puissent voir les yeux de son corps, tant qu'il n'est pas parvenu à gravir jusqu'à la cime. A cet ardent courage, les objets terribles de la vie présente paraissent vils et méprisables; qui porte en soi un tel coeur, ne craint ni glaive, ni précipices, ni dents des bêtes féroces, ni tortures, ni licteurs, ni quoi que ce soit de sinistre, dans la vie présente. A la vue des charbons et de la braise des supplices, il croit voir des prairies, des jardins délicieux, et il poursuit sa course; à la vue des autres tortures, il ne faiblit pas, il ne recule pas; l'amour des biens à venir a transformé son âme, c'est par hasard et sans aucune conséquence qu'il a sur lui ce corps, comme on a un manteau, tant il est supérieur aux impressions du corps, tant la grâce d'en-haut, faisant la garde autour de son âme, la préserve de toute atteinte, la rend insensible aux douleurs de la chair.

Aussi, je vous en prie, pour qu'il nous soit facile de supporter les labeurs de la vertu, soyons remplis de l'amour de Dieu, appliquons à Dieu toute notre pensée; que rien, dans la vie présente, ne retarde la course qui nous emporte vers lui; pensons, pensons toujours à la jouissance des biens à venir; toutes les douleurs de la vie présente, supportons-les dans la douceur de la résignation; il ne faut pas que le mépris des hommes nous attriste, que l'indigence nous accable, que les maladies du corps énervent notre âme, que le dédain, que les outrages de la foule ralentissent notre zèle pour la vertu parfaite; secouons toute cette poussière; faisons-nous une âme généreuse et sublime; montrons toujours et partout la vraie force et le vrai courage ; et, comme hier je vous en conjurais, mes frères, empressons-nous de nous réconcilier avec nos ennemis; bannissons de nos âmes toutes les haines; à la concupiscence, qui pourrait nous (192) troubler, sachons nous soustraire; à la fureur, à la colère qui nous aiguillonnent, à ces tourbillonnantes tempêtes, opposons le frein de l'enseignement spirituel, la voix de nos cantiques, qui nous montrent tout ce qu'ont de pernicieux les passions humaines. L'homme, dit le Sage dans ses Proverbes, l'homme sujet d la colère ne possède pas l'honnêteté; ailleurs encore : Celui qui s'irrite contre son frère sera condamné par le jugement aux tourments du feu. (
Mt 5,22) Si le désir des richesses envahit notre âme, appliquons-nous à nous soustraire aux ravages de cette passion funeste; extirpons cette racine de tous les vices; mettons-nous avec ardeur à corriger en nous tout ce qui nous égare nous trouble, afin que nous étant montrés purs de tous ces vices, ardents à la pratique des bonnes oeuvres, nous puissions, au,jour redoutable du jugement, mériter la miséricorde du Seigneur, par la grâce, pleine de compassion et d'indulgence, du Fils unique de Dieu, à qui appartient, ainsi qu'au Père et au Saint Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Gn 2800